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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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Chapitre III : l'évolution de la situation française au XIXème siècle

Les processus liés au code pénal et a l'expertise judiciaire ne sont pas sortis ex nihio de l'esprit de leurs promoteurs. Bien sûr, il y a une part philosophique et sociologique dans ces évolutions. Toutefois puisqu'il n'y a jamais de fumée sans feu, la rapidité avec laquelle se développe la répression pénale des crimes sexuels sur enfants entre 1810 et 1863 montre que les juristes et les parlementaires ont travaillé dans une situation d'urgence. Alors, le contexte criminel dans lequel s'inscrivent les réformes pénales est-il celui d'un phénomène nouveau, ou seulement celui d'une manifestation qu'on commence a prendre en compte justement depuis les prises de position philosophiques ? Notre objectif n'est pas d'en juger mais de constater dans les chiffres l'accroissement des jugements pour crimes sexuels sur enfants depuis le début du siècle.

Une forte hausse de la criminalité sexuelle

La progression des crimes, ou plutôt devrait-on dire de leur dénonciation, ne peut être étudiée véritablement qu'à partir de l'année 1825, qui voit naître le premier volume du Compte général adressé à la personne du roi Charles X257. Il a pour objectif de matérialiser chaque année dans les chiffres la situation judiciaire du royaume, au moyen d'une série de tableaux statistiques illustrant avec force détails l'état de la justice dans les cours d'assises, correctionnelles et de simple police258. Selon son rédacteur, il a également pour but d'amener des perfectionnements de la législation259. Dans l'édition de 1826 il assure que « lorsque ces tableaux auront été dressés pendant plusieurs années, il sera utile de rechercher, pour les combattre, les causes qui excitent si puissamment au crime *
·
·+ »260. En 1829 il écrit que le Compte général offre une plus large publicité à la justice répressive et excite l'émulation entre les magistrats261. Il n'avait peut-être pas pensé que près de

257 Dans les faits, le premier volume annuel du Compte général ne paraît qu'en 1827, mais il prend alors en compte les chiffres de l'année 1825. Par la suite, ce décalage est d'une a trois années selon le contexte.

258 Dans l'édition de 1880, p. VII, le rédacteur en vante une nouvelle fois les mérites et en décrit l'utilité :

« *...+ Il n'est pas une plainte, une dénonciation ou un procès-verbal dont les suites n'y soient mentionnées *~+ »

259Compte général, année 1825 (1827), p. X.

260Compte général, année 1826 (1827), p. VII.

261Compte général, année 1829 (1830), p. III.

deux siècles plus tard, ces tableaux seraient très utiles pour interpréter les évolutions pénales et judiciaires.

L'introduction de chaque nouvelle version est rédigée par le garde des Sceaux qui dresse un rapide bilan de la situation de l'an passé, ainsi que de l'évolution sur les dernières années. Pour cette première édition, il est intéressant de relever que le rédacteur note que « la prospérité de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, affaiblirons les causes les plus ordinaires des crimes, en répandant partout l'aisance et la lumière *
·
·
·+ »262. Quant a savoir si cela aurait une quelconque incidence sur les affaires de moeurs qui excluent a priori les crimes crapuleux, cela reste une autre histoire.

Afin d'expliciter notre méthode de travail, dressons un rapide tableau de cette année 1825 pour laquelle le Compte général dénombre un total de 1547 crimes contre les personnes jugés aux assises. Ils sont décrits par le garde des Sceaux comme « *...+ les plus graves par leurs conséquences et les plus funestes a l'ordre social »263. Parmi ceux-ci on recense pas moins de 171 viols et attentats à la pudeur, auxquels il faut ajouter 95 qui ont été commis sur des mineurs de moins de quinze ans, ces derniers représentant un peu plus de 6% du total des crimes contre les personnes. Le taux d'acquittement est de quasiment la moitié pour la première catégorie, et d'un peu plus du quart pour la seconde, ce qui dénote déjà d'une différence entre les crimes sur adulte et sur enfant. Néanmoins une précision de taille s'impose : étant donné que les viols et les attentats à la pudeur sont confondus dans une même catégorie, il se pourrait par exemple que la proportion d'acquittements pour viol soit bien plus grande que celle pour attentat, et influe ainsi sur le pourcentage global.

Plus intéressante est la comparaison entre les jugements rendus et les peines prévues par le code pénal de 1810. Pour cette première édition de 1825 nous ne prenons en compte que les viols sur mineurs de moins de quinze ans pour la raison déjà évoquée plus haut. Devant nos yeux, dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité, et cinquante-deux à temps. Beaucoup plus surprenant, la présence de six prévenus condamnés à de la réclusion, et de trois qui ont seulement écopé d'une peine d'emprisonnement, soit des sanctions non-prévues par le code pénal, et qui ne peuvent être expliquées que par la

262Compte général, année 1825 (1827), p. VI. 263Compte général, année 1840 (1842), p. II.

correctionnalisation, les circonstances atténuantes ne faisant leur apparition que sept ans plus tard. Voilà pour les données au niveau national.

A l'échelle locale on ne dénombre qu'un seul cas de viol ou attentat a la pudeur, et son auteur en a d'ailleurs été disculpé. Quant aux viols sur mineurs de moins de quinze ans, on n'en compte aucun sur cette période. Difficile donc d'établir ne serait-ce qu'un semblant de conclusion. Voyons quelles sont les évolutions pour le demi-siècle à venir264.

En 1825, les crimes sexuels sur adultes étaient presque deux fois plus nombreux que ceux sur enfant, mais la situation ne tarde pas a s'inverser, dès l'année suivante, mais d'une façon générale les deux catégories restent assez proches jusqu'au début des années 1830. Alors que globalement le nombre de crimes sur adulte augmente régulièrement jusqu'au Second Empire, sous lequel il commence a décroître, le crime sur enfant de moins de quinze ans se développe exponentiellement. Il quadruple en vingt ans entre 1825 et 1845 puis de nouveau entre 1845 et 1865, et connaît son pic l'année suivante avec pas moins de 883 cas recensés265. Les révisions pénales de 1832 et 1863 y sont pour beaucoup, élargissant les faits incriminés, mais surtout favorisant la multiplication des dénonciations. Les victimes et leurs proches, sachant qu'elles n'ont plus a faire preuve de la violence, voient leur tâche facilitée266.

Pourtant, il ne serait pas tout à fait juste de considérer la révision pénale de 1832 comme la première reconnaissance de la spécificité du crime sexuel sur enfant. Le garde des Sceaux se fait le défenseur de cette théorie lors du vote de cette loi, face à un député qui dénonce l'inertie de la justice267 :

« Le code pénal punissait l'attentat à la pudeur commis avec violence ; mais lorsqu'il s'agissait d'un
attentat commis envers un enfant, il n'est pas vrai de dire qu'il y eüt impunité, alors même qu'il n'y
avait pas de violence réelle, parce que l'enfant n'était jamais considéré comme ayant donné son

264 Notre étude s'est faite a partir du Compte général, de 1825 à 1870 avec des intervalles de cinq années. Précisons que nous avons dû prendre en compte l'année 1851, la précédente faisant défaut, et que nous n'avons pas été jusqu'à 1875 car dans ce dernier volume les tableaux ne recensaient plus les mêmes données.

265On note tout de même une légère diminution de ce type d'infraction dans la première partie des années 1850, puis à la fin de cette même décennie, une autre baisse plus importante cette fois mais qui ne dure que deux années : 1859 et 1860. La suite est moins glorieuse mais peut être expliquée en partie par l'annexion en 1860 des duché de Savoie et comté de Nice, et à la création de trois nouveaux départements qui s'ensuivit.

266 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 179.

267 CHAUVEAU (1832), p. 291.

consentement, et les jurés se montraient très sévères contre le coupable d'un tel attentat, alors même qu'ils supposaient qu'il y avait consentement de la part de l'enfant. »

En quelque sorte, le jury se livre déjà à une sorte de requalification pénale des faits, procédé que nous aborderons plus en détail dans la prochaine partie. Dans les dernières années du règne de Napoléon III, il diminue fortement avant de remonter dans des proportions quasi-identiques a l'amorce de la décennie suivante, se stabilisant ensuite avec environ 750 à 850 cas annuels, malgré la perte de trois départements en 1870 qui disparaissent par conséquent des données.

Cependant, il faut attendre le rapport de 1836 pour voir pour la première fois le garde des Sceaux mentionner directement les crimes qui nous intéressent particulièrement. Celui-ci se félicite de la baisse globale du nombre de crimes sur des personnes, mais cite expressément les viols et attentats à la pudeur, signe que leur situation est préoccupante pour la chancellerie268. Et effectivement, ils sont passés de 357 cas à 315, mais ce qui est significatif c'est que la part des crimes sur adulte a légèrement augmenté, et donc c'est celle sur enfant qui a fortement diminué. Mais l'accalmie est de courte durée puisque l'année suivante ils repartent a la hausse, mouvement signalé une nouvelle fois dès l'introduction. Cette fois le rédacteur se fait plus précis et parle des crimes sur les enfants en particulier269. Nous avons donc une gradation qui s'exprime ici dans l'esprit du ministre, l'augmentation des crimes sexuels étant passés sous silence pendant onze ans, avant d'être évoqués et même l'année suivante distingués en deux classes. Par la suite le rédacteur y fait régulièrement allusion dans le préambule270. Le champ lexical qui est associé a l'analyse de son évolution ne cache pas la déception annuelle du rédacteur devant des chiffres de plus en plus mauvais271. Alors qu'il fait a l'empereur son compterendu pour 1851 et qu'il constate une nouvelle fois l'augmentation de ce nombre, il se

268Compte général, année 1836 (1838), p. IV.
269Compte général, année 1837 (1839), p. VI.

270 On y trouve des références pour les années 1838, 1839, 1840, 1841. A compter de l'année 1843, l'organisation de l'introduction du Compte général est révisé, aussi cela entraîne presque sûrement une analyse annuelle des viols et attentats à la pudeur.

271 On retrouve notamment pour qualifier cette évolution les adjectifs suivants : « malheureuse » (1844 et 1874), « affligeante » (1849), « déplorable » (1851, 1852 et 1860), « douloureuse » (1864 et 1873),

« grave » (1866).

risque à remettre en cause le code pénal, outrepassant son rôle habituel de commentateur272 :

« A voir ce débordement d'immoralité, on se demande si nos lois pénales en cette matière sont bien assez sévères et si elles protègent suffisamment la société, si gravement atteinte par ces crimes odieux, qui trop souvent se commettent dans l'intérieur même du foyer domestique. »

Outre la référence implicite a l'inceste qui fait sa première apparition dans le récit annuel du ministre, on remarque combien son discours a changé depuis l'époque oü il vantait les mérites du code de 1832 qui assouplissait la justice et la rendait plus clémente - bien sûr, en presque vingt ans, les rédacteurs se sont succédés et celui qui parle sous l'empire n'est pas celui qui faisait de même sous la monarchie de Juillet. Au moindre coup d'arrêt a cette progression, comme c'est le cas pour 1853 et 1860, il ne peut s'empêcher d'applaudir cette diminution. Mais le plus souvent il se montre fataliste, comme en 1858 où il note que « l'augmentation extraordinaire de cette espèce de crimes *...+ ne saurait être attribuée qu'à un progrès bien affligeant dans la dépravation des moeurs »273. L'introduction de l'année suivante ne dit pas le contraire, constatant que pour la première fois les viols et attentats à la pudeur constituent plus de la moitié de la somme globale des crimes contre les personnes. Le ministre illustre une nouvelle fois l'urgence de la situation : « Cette effrayante progression appelle toute la sollicitude de la magistrature et du jury »274. Il invite les jurés a plus de responsabilité eut égard a l'étique de la justice et a ses objectifs. On peut également y voir une critique à peine voilée du mouvement de correctionnalisation qui donne l'image d'une justice peu sévère.

La loi qui modifie le code pénal en 1863 a eu un impact dès la même année sur le nombre de crimes sexuels sur les enfants en étendant la diversité des gestes incriminés, comme en témoigne la plume du garde des Sceaux : « Cette augmentation ne doit peut-être pas inquiéter, si l'on réfléchit que les dispositions de la loi du 13 mai, en étendant jusqu'à la treizième année la protection spéciale accordée a l'enfance, ont dû déterminer le renvoi devant les assisses d'un plus grand nombre d'attentats a la pudeur sans violence »275.

272Compte général, année 1851 (1853), p. IX.

273Compte général, année 1858 (1860), p. VII.

274Compte général, année 1859 (1860), p. VII.

275Compte général, année 1863 (1865), p. VI. Le renforcement de la criminalisation de l'attentat a la pudeur même sans violence par un ascendant a aussi eu un rôle dans cette évolution. Néanmoins le rédacteur du rapport de 1865 ne se fait pas d'illusions, cette infraction étant peu répandue, elle n'a pas un impact significatif sur les chiffres. Celui de 1880 affirme que même le relèvement de onze à treize ans en dessous

Mais il faut bien noter qu'il n'a pas l'air très sûr de son affirmation, et les faits lui donnent raison les années suivantes. Il ne faudrait pas conclure trop rapidement à une augmentation de la violence car les dénonciations se sont également faites plus nombreuses276. L'intérêt de la justice pour ces faits n'est jamais démenti, et en 1876 le Compte général dresse un portrait de l'évolution des crimes et délits sur enfant pour le demi-siècle passé. Clôturons ce chapitre consacré a l'évolution nationale de ceux-ci en citant le rapport pour l'année 1880 qui annonce que le nombre de viols et attentats sur enfants a été multiplié par six depuis l'apparition de ces statistiques en 1825. Ce chiffre est tellement considérable, pour reprendre les termes du ministre, que dans le but de mieux les comprendre il fait une analyse plus détaillée de « ces nombreux crimes qui démoralisent l'enfance et corrompent la famille »277.

Le rédacteur commence par rechercher des particularités au niveau régional, et au vu des statistiques présentées, elles ont une forte incidence sur les résultats globaux. On apprend que la région la plus touchée par cette criminalité est le nord du pays, et que la moins touchée est le centre278. Il est temps d'évoquer en quelques lignes l'évolution de ce type de crime a l'échelle locale, et ce depuis 1825279.

Tout d'abord, il faut savoir que l'Indre-et-Loire est un département qui compte légèrement plus d'accusés que la moyenne nationale280. Du point de vue de l'évolution chiffrée, il apparaît que la tendance est sensiblement la même qu'au niveau du pays dans sa totalité281. La première décennie compte environ un cas annuel, mais à partir de la seconde moitié des années 1830 la tendance est à la hausse avec plus de deux cas et

duquel le crime sans violence est puni n'a pas eu une influence majeure sur cette évolution. Il va même plus loin en soutenant que la baisse des décennies 1865-1870 et 1871-1875 n'est a imputer qu'aux évènements politiques et militaires de 1870 et 1871 qui ont entraîné un nombre moindre de poursuites pénales.

276 VIGARELLO (1998), p. 173.

277Compte général, année 1880 (1882), p. IX. Pour la période 1826-1830, on en dénombrait chaque année en moyenne 136, contre 791 sur la dernière, à savoir 1876-1880.

278 Dans les départements du nord de la France on dénombre quatorze accusations pour 100 000 habitants, contre huit dans les départements centraux. Toutefois puisqu'aucune indication supplémentaire n'est donnée pour ce tableau, il nous est impossible de savoir véritablement si le département qui nous concerne est compris dans la région « centre ~. S'il s'avérait qu'il a été compris dans la zone « Nord-Ouest », il serait alors dans la région médiane.

279 Notre étude s'arrête malheureusement en 1873, car l'année suivante les tableaux du Compte général ont changé et ne permettent plus de recueillir ces chiffres par département.

280 La moyenne du pays s'élève à douze accusés pour 100 000 habitants, le département est à treize.

281 Nous n'avons pas fait, comme pour l'échelle nationale, de brève comparaison avec les crimes sexuels commis sur des adultes, car les chiffres sont si bas qu'ils sont peu significatifs.

demi par an jusqu'au début de la décennie suivante oü ce taux retombe a 1,75. Le phénomène ne prend véritablement de l'ampleur qu'au milieu des années 1840 : près de quatre affaires annuelles puis un peu plus les cinq années suivantes. Les débuts du Second empire ne sont pas très encourageants mais de moindre portée comparé à la suite : cinq cas en moyenne de 1856 à 1860, puis plus de six et demi sur la première moitié des années 1860, avec notamment un pic à quatorze cas en 1862, à la veille de la réforme du code pénal. La décennie suivante se stabilise autour de cinq procès par an282. Outre la tendance générale que nous venons de décrire, il faut considérer que les années se suivent mais ne se ressemblent pas forcément. Ainsi nos deux points culminants, à savoir 1858 et 1862 avec respectivement onze et quatorze affaires jugées, sont suivis de deux années creuses avec seulement un et deux cas.

N'oublions pas les attentats sans violence, qui bien que définis pénalement dès 1832, n'apparaissent dans le Compte général qu'en 1855, malgré leur proportion de plus en plus élevée283. A la fin des années 1850 ils représentent à peine la moitié du total des crimes sexuels commis sur des enfants, et sont pour la première fois mentionnés dans l'introduction du Compte général en 1858, le garde des Sceaux s'inquiétant de leur progression284. Deux décennies plus tard ils en regroupent les deux tiers. Dans la seconde moitié des années 1850, on en dénombre chaque année en moyenne 312, puis environ 372 les cinq années suivantes, puis ce chiffre monte encore à 463, redescend avec l'avènement de la république a 417 puis suit la courbe inverse a la fin des années 1870, à une moyenne de 506 cas annuels. Son pic est atteint en 1875 avec 520 cas recensés. En vingt ans le nombre de ces crimes a progressé de plus de 60%, alors que dans le même temps la part des crimes avec violence a baissée, suivant la courbe des agressions sur adultes. Voici le panorama de la criminalité sexuelle sur les enfants : elle devient au fil du temps moins violente, selon les chiffres de la chancellerie. Pourtant, un mouvement qui a pris toujours plus d'ampleur au fil du siècle peut facilement expliquer cette évolution : la correctionnalisation.

282 Ces chiffres s'arrêtent en 1873, les tableaux statistiques des années suivantes ne recensant plus ce phénomène.

283 Nous ne prenons ici en compte que les attentats sans circonstances aggravantes comme la qualité d'ascendant. Ces chiffres ne sont pas détaillés par département.

284Compte général, année 1858 (1860), p. VII.

La correctionnalisation, un mal pour un bien

A l'origine de celle-ci se trouve l'indignation. Indignation des foules peut-être, indignation des magistrats sûrement, face à la multiplication au début du XIXème siècle de ce qu'on surnomme les « acquittements scandaleux ». Et les mots ne sont pas trop forts pour dénigrer le jury populaire responsable de tous ces maux. Celui-ci a été introduit à la Révolution pour garantir l'indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir, mais ses trop conséquentes prérogatives se sont retournées contre l'esprit d'intégrité qu'elle devait défendre. Le serment prononcé en début d'audience par les jurés leur commande pourtant de ne trancher qu'en leur âme et conscience. Il stipule de « n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection »285. C'est donc très tôt que les États de droit prennent conscience du danger que représente un jury qui a tendance à prendre des libertés avec la loi286.

Ce dernier n'existe que pour la plus haute juridiction, la cour d'assises, chargée d'examiner les crimes. Il est composé de douze juges, dont trois professionnels - le président et deux assesseurs. Pour les questions les plus importantes telles que la culpabilité ou le refus de circonstances atténuantes, il faut un minimum de sept voix287. Les jurés populaires sont donc en position de force, mais il ne faudrait pas non plus, selon Louis Gruel, les voir omnipotents. Malgré leur infériorité numérique, les juges ont de nombreux atouts pour se faire entendre mais surtout convaincre : prestige de la fonction, expérience et formation leur assurent un pouvoir qui peut contrebalancer le nombre288.

Mais il faut reconnaître que la composition de ce groupe n'est pas anodine, bien qu'issue d'un tirage au sort. En 1933 un historien a écrit une thèse sur le jury « populaire », qui ne l'est pas tant que cela. L'auteur note que « certains écrits officiels marquent avec netteté le désir de faire d'une classe unique et assez étroitement limitée la source essentielle des jurés. Les citadins seraient préférés aux campagnards, les riches aux pauvres, les

285 Louis GRUEL, Pardons et châtiments. Les jurés français face aux violences criminelles, Paris, Nathan, 1991, p. 8.

286 Ibid., p. 5.

287Compte général, année 1880 (1882), p. XXXVII. Cette règle a pourtant beaucoup évolué au cours du siècle. La majorité requise a été de sept voix (1821-1831) puis huit (1831-1835), ensuite de nouveau sept (1835-1848) puis neuf (1848) avant de revenir à huit (1848-1853) et depuis 1853, sept voix.

288GRUEL (1991), p. 7-8.

intellectuels aux manuels »289. Dans une affaire de 1887 et désignée par le hasard parmi celles composant notre corpus, nous avons dressé la liste les trente-six jurés et des quatre remplaçants tirés au sort. Nous n'avons pas moins de vingt-quatre propriétaires, quatre négociantes, deux maires, deux fabricants de chaussures, deux courtiers en vins, un serrurier, un liquidateur, un médecin, un photographe, un rentier ainsi qu'un directeur de succursale. Il est aisé de remarquer l'absence de tout ouvrier ou petit paysan, et même d'employé. Cependant ne crée pas forcément d'inégalités de jugement, comme l'écrit Louis Gruel : « Ils [les jurés] sont peu enclins à accorder un traitement de faveur à ceux qui jouissent d'une préséance statutaire ou d'un privilège de fortune »290. Il le faut donc pas considérer le jury comme fondamentalement subjectif, tel un groupe défendant les intérêts d'une seule frange de la population.

Mais revenons aux faits et aux raisons qui poussent ce jury a acquitter bien plus qu'il ne condamne. Le problème prend sa source dans le code pénal édicté en 1810 et qui est pour l'immense majorité des jurés bien trop sévère. Effectivement les crimes sexuels et particulièrement ceux commis sur les enfants sont réprimés très lourdement, avec des peines allant de cinq ans de travaux forcés à la perpétuité. La tentative, qui dans le code pénal est assimilée au crime lui-même, est si contestée que les juges d'instruction hésitent a la qualifier ainsi, de peur d'entraîner a coup sûr un acquittement291. Non seulement les crimes sexuels ne sont pas vus par la population comme étant d'une extrême gravité, mais bien souvent l'accusé attire, par le poids du châtiment auquel il s'expose, une certaine compassion. Précisons toutefois que les relaxes sont bien plus nombreuses dans les affaires de moeurs sur adultes que sur enfants. Si la magistrature possède de nombreux griefs envers les jurés, ce n'est donc pas a cause de leur capacité a condamner des innocents - quoique parfois elle s'exprime de façon marginale. C'est bien d'être réguliers dans l'inapplication de la loi en acquittant des coupables292. Sans doute raisonnent-ils également à la manière de Voltaire qui couche sur le papier, dans son célèbre conte Zadig ou la Destinée, la pensée suivante : « *...+ Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». La jurisprudence tente d'y mettre

289 Cité dans GRUEL (1991), p. 27.

290 Ibid., p. 6.

291 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 138.

292 GRUEL (1991), p. 17.

un frein, un arrêt de 1812 stipulant qu'un acquittement prononcé en assises ne dispense pas de poursuites en correctionnelle293. Le rédacteur du premier Compte général ne s'y trompe pas lorsqu'il déplore le fait qu' « en général, la répression est moins forte pour les crimes contre les personnes que pour les crimes contre les propriétés »294. Sous la monarchie de Juillet, les présidents d'assises reprochent encore aux jurés de ne réprimer avec sévérité que les violations de propriétés295. Toutefois il serait injuste de n'attribuer ce rythme soutenu des acquittements qu'à cet apitoiement du jury. Le rédacteur du Compte général de 1826 précise que plus les cours éprouvent de retard dans les jugements, plus le taux d'acquittement est fort296. A l'origine de ces longueurs, la complexité de l'affaire, le nombre de témoins, l'éparpillement de ceux-ci, etc. Le ministre y ajoute un dernier motif, justifiant ces acquittements par la détention trop longue d'innocents injustement soupçonnés. La détention préventive semble donc être un motif de relaxe297.

Dans la pratique, l'acquittement scandaleux reste difficilement contrôlable. Les légistes et magistrats vont donc créer plus ou moins officiellement des artifices judiciaires afin de trouver un remède à cette pratique qui nuit à la qualité première de la répression, à savoir instruire les foules sur les limites à respecter. En cela ils obéissent aux recommandations effectuées une poignée de décennies plus tôt par le célèbre juriste et philosophe italien Beccaria. « Les peines doivent être modérées. Ce n'est pas la rigueur de la peine qui fait reculer le criminel, mais la certitude d'un châtiment auquel il n'échappera pas », préconise-t-il. Ces astuces, qu'on regroupe habituellement sous le terme de correctionnalisation, sont au nombre de trois, mais elles ont un but commun : contourner le code pénal afin d'atténuer les condamnations. Sur ces trois ramifications, deux restent a l'échelle des assises, une autre descend au niveau du tribunal correctionnel. Dans l'ordre chronologique, ce sont la déqualification, la correctionnalisation des peines en

293 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 136.

294Compte général, année 1825 (1827), p. VIII. Dans l'édition de 1880, le rédacteur fait la même constatation : « Le jury a été de tout temps plus enclin à rejeter les accusations de crimes contre les personnes que celles de crimes contre les propriétés, évidemment parce que dans les premières les accusés ont obéi à des mobiles personnels et spontanés, tandis que dans les secondes les accusés sont le plus souvent (six fois sur dix) des récidivistes endurcis faisant courir à la société les plus graves dangers. »

295 GRUEL (1991), p. 26.

296Compte général, année 1826 (1827), p. VI. Dès 1828 il évoque une amélioration de la célérité des jugements.

297 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 197.

assises par l'attribution de circonstances atténuantes, et le déclassement de faits criminels en délits jugés en tribunal correctionnel298. Laissons au garde des Sceaux le soin de définir la déqualification et le déclassement : « Les accusations sont modifiées, devant les cours d'assises, de deux manières : ou les jurés écartent les circonstances aggravantes, sans lesquelles le fait conserve encore assez de gravité pour être réputé crime ; ou leur déclaration lui enlève ce caractère même »299. Pour la deuxième branche, l'attribution de circonstances atténuantes a l'accusé peut permettre au jury de prononcer une peine d'emprisonnement, en lieu et place des travaux forcés ou de la réclusion prévus pour les jugements en assises. Bien que cela paraisse illogique, nous allons examiner, pour des raisons chronologiques donc, la première puis la troisième branche avant de revenir à la deuxième.

Pour les faits qui restent jugés en cour criminelle, de nombreux viols ou tentatives sont déqualifiés, ce qui signifie que pour éloigner le bruit que ferait un nouvel acquittement, les juges vont changer leur dénomination en attentat à la pudeur, même dans les cas où la pénétration a été prouvée300. Le mouvement était déjà apparu avant la réforme de 1832 pour certaines infractions, mais pour les crimes sexuels il a fallu attendre cette refonte du code pénal car auparavant les viol et attentat à la pudeur étaient confondus dans un même article. Avec cette révision ils le sont toujours, mais on les a distingués dans deux paragraphes et les peines encourues ont été différenciées : travaux forcés pour le viol, réclusion pour l'attentat a la pudeur. Selon Gruel, la déqualification concernait un quart des accusés avant la réforme pénale301, son adoption permet à ce chiffre de se stabiliser302. En 1836 le garde des Sceaux n'hésite pas a critiquer l'ancien système pénal, et donc la déqualification, pour mieux promouvoir la réforme du code qui vient d'être faite303 :

<< Dans les années qui ont précédé 1832, pour échapper à l'inflexibilité de l'ancien Code pénal, on avait
recours à la fausse et dangereuse doctrine de l'omnipotence du jury, et trop souvent il arrivait que, par

298 Dans les textes, la troisième méthode est nommée également correctionnalisation. C'est pour plus de clarté que nous lui en avons donné un différent.

299Compté général, année 1837 (1839), p. VI.

300 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 147.

301 GRUEL (1991), p. 25.

302Compte général, année 1837 (1839), p. VI. Le rédacteur mentionne un chiffre avoisinant les 26%. Sur le total des accusations requalifiées, plus de deux cas sur trois perdent leur qualité de crime et deviennent de simples délits.

303Compte général, année 1834 (1836), p. VI.

l'exclusion arbitraire d'une circonstance aggravante, le crime se trouvait transformé en délit, sans respect pour la vérité, dans la seule vue de modifier la sévérité de la peine. »

Afin de relier théorie et pratique, et d'illustrer ces propos qui peuvent rester un peu obscurs, prenons un exemple tiré de notre corpus, puisque les méthodes employées dans la première moitié du siècle restent les mêmes dans les décennies qui suivent. Marie, quinze ans, accuse un jeune homme d'une vingtaine d'années de l'avoir violentée puis violée dans un champ304. Bien que l'accusé soit jugé pour attentat a la pudeur avec violence, le réquisitoire définitif mentionne une accusation de viol. Celui-ci engage déjà à la prudence puisqu'il mentionne les articles 2 et 332 du code pénal, ce qui signifie qu'il n'exclut pas une requalification future en tentative de viol. Finalement c'est sous la dénomination d'attentat qu'il est jugé, signe que l'enquête a relevé des circonstances propres a minimiser le crime. C'est en théorie l'inverse qui aurait cependant dû découler de l'instruction attendu qu'outre des faits de violence manifestes - l'accusé a traîné sa victime par les pieds et lui a frappé sur les mains quand elle tentait de s'accrocher aux arbres sur son passage - l'indélicat garçon était aidé dans son entreprise par un non moins inélégant compagnon, qui est d'ailleurs inculpé de complicité de viol. Si l'on s'en tient aux charges du procès, l'accusé risque en théorie - s'il ne lui est pas accordé de circonstances atténuantes - un minimum de cinq années de réclusion, et s'il est prouvé qu'il a été assisté dans son crime par son compère, les travaux forcés a perpétuité.

Sachant que la jeune fille a dépassé les treize ans qui lui confère une plus grande protection, c'est a elle de prouver qu'elle n'était pas consentante par le biais de traces de violence physique. Le juge aurait donc dû au cours de l'instruction demander l'avis d'un expert médical, qui plus est puisque la victime a évoqué cette résistance dans son interrogatoire. Toujours est-il qu'il ne l'a pas fait, sans doute a-t-il été effrayé par la possibilité d'enfermer un jeune homme pour le reste de sa vie. Quelle que soient ses raisons, la conséquence est tragique pour la victime : son agresseur est acquitté. Cet exemple met en lumière la difficulté d'avoir un avis tranché sur les magistrats. Le jury populaire n'est peut-être pas l'unique responsable des acquittements scandaleux.

En 1835 et 1836, deux nouvelles lois vont dans le sens de l'atténuation des peines par la
déqualification - bien qu'ici la méthode est un tant soit peu différente -, elles permettent

304 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.

au président de décomposer la question unique portant sur la culpabilité en plusieurs éléments : âge de la victime, ascendance etc. Le jury peut alors répondre par la négative à une sous-question305. Celles-ci, quand elles amènent à se prononcer sur une circonstance aggravante prévue par l'article 333 du code pénal, sont rarement retenues. Cette pratique existe toujours à la fin du siècle et en trouve des traces dans notre corpus, parfois sous une forme a peine croyable. Dans le procès Desouches, les jurés n'ont pas peur du ridicule, eux qui doivent répondre de la culpabilité de ce père accusé d'attentats à la pudeur sans violence sur sa fille306. Devinant peut-être une propension à l'acquittement chez les jurés, le président a tenté de s'en prémunir en séparant en deux chefs d'accusation des faits pourtant similaires, distinction faite sur la base d'une date sortie de la déposition de la victime. Mais comme le veut la (( tradition », il a dissocié les circonstances aggravantes - ici, la qualité d'ascendant du prévenu - de la question principale portant sur les faits. Et, contre toute logique, pour le premier fait la circonstance aggravante (( fille légitime de » a été refusée, alors que pour le second chef d'accusation, cette même qualité a été acceptée !

Il existe en parallèle à cette première forme d'aménagement pénal une seconde que nous appelons déclassement, appellation héritée du déplacement de faits criminels en délits. Ainsi, le procès n'a pas lieu en assises, oü la confiance dans le jury populaire n'est pas a son plus haut niveau, mais au tribunal correctionnel, qui a l'immense avantage de n'être composé que de jurés professionnels n'ayant pas la faculté d'acquitter a tort et a travers. Dans le cas d'agression sexuelle, c'est souvent l'attentat a la pudeur qui se retrouve requalifié en outrage public à la pudeur afin de changer de juridiction. Mais on y trouve également des viols et tentatives, quand ils n'ont pu être suffisamment démontrés. Puisqu'un acquittement en assises permet cependant d'organiser un procès ultérieur en correctionnelle, les magistrats peuvent, par le biais des questions subsidiaires, effectuer un raccourci qui permet d'éviter un second jugement. Dans l'affaire Pineau, le chef d'accusation d'attentat avec violence a été rejeté par le jury sans doute à cause de l'examen médical qui n'a relevé aucun signe de violence - la victime étant âgée de treize ans, cette circonstance est rendue obligatoire pour condamner l'acte307. Afin de ne pas

305 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 151.

306 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

307 ADI&L, 2U, 708, affaire Pineau.

accoucher d'un nouvel acquittement, une nouvelle question a été posée. La qualification d'outrage a la pudeur a été retenue, ce qui a permis une condamnation, certes faible, à quinze mois de prison et seize francs d'amende.

De même, les magistrats affichent une forte tendance au déclassement lorsque la relation entre l'accusé et sa victime paraît ambigüe, signe sur lequel le jury se serait empressé de sauter pour justifier un acquittement308. Pour éviter cette mesure, il faut que la victime prouve qu'elle a crié, appelé a l'aide ou s'est défendue309. Une nouvelle fois, la victime semble bel et bien être la réelle source d'attention du jury, si bien qu'on a la sensation qu'elle-même se trouve sur le banc des accusés. Seulement les peines encourues descendent elles aussi d'un étage : l'accusé ne risque plus que de trois mois a un an d'emprisonnement, chiffre qui monte a deux ans lors de la réforme de 1863. Sous la monarchie de Juillet, la correctionnalisation est aménagée de façon légale310. Mais elle ne fait qu'officialiser une pratique déjà très répandue au milieu des années 1820, principalement en ce qui concerne les crimes sexuels sur adultes.

La pratique rentrant dans les moeurs judiciaires, les chiffres ne tardent pas a évoluer eux aussi. Et si l'augmentation est forte pour les crimes sexuels, elle est vertigineuse pour les délits du même genre. Dans la seconde moitié des années 1820 on en dénombre 294 en moyenne par an, sachant que 1825 n'en compte encore que 231. L'augmentation commence à se faire plus importante à la fin de la décennie suivante mais reste linéaire jusqu'au milieu du siècle. C'est ensuite que sa situation se complique sérieusement, puisqu'on dépasse les 1400 cas annuels au début du Second empire. Cinq ans plus tard on est déjà à près de 2000 affaires par an, chiffre qui est allègrement surmonté dans les années 1860 où la tendance se stabilise à environ 2500 procès311. Le pic se situe en 1862 avec pas moins de 2713 délits recensés. Ils ont été multipliés par dix en un demi-siècle. Et ce constat est pris très au sérieux par l'institution judiciaire, qui bien qu'en distinguant la finalité, attribue aux délits et aux crimes sexuels une origine commune : « *...+ Le lien est bien plus étroit ou la pente plus glissante des moindres dépravations aux aberrations les

308 GRUEL (1991), p. 64.

309 Ibid.

310 Ibid., p. 24. Dans le Compte général de 1880, p. IX, le garde des Sceaux dit qu'elle ne remonte guère audelà de 1848.

311 Une fois de plus le Compte général changeant ses tableaux, notre décompte n'a pu aller au-delà de l'année 1869.

plus monstrueuses de l'instinct sexuel *
·
·
·+ »312. Parler d'inflation des crimes sexuels sur enfants est un doux euphémisme quand on sait qu'en 1870, la moitié des affaires de moeurs jugées en correctionnelle sont en fait des attentats ou des viols313. Si bien que de temps à autre, cette fuite en avant entraîne sinon une réticence tout au moins une prudence de la part du garde des Sceaux, même s'il en reconnaît les avantages : « Sans désapprouver ce mode de procéder, inspiré par une sage prévoyance, *...+ je ne cesse de recommander aux magistrats d'en user avec une grande réserve »314. En 1889, il ne semble pourtant pas assumer l'importance de telles pratiques, lui qui se fend d'un curieux « *...+ ce système de correctionnalisation n'est évidemment appliqué qu'aux affaires de peu d'importance »315. Certes, celui-ci a touché principalement les crimes contre la propriété, qui ont été entre 1825 et 1899 réduits de plus de moitié, quand ceux commis sur des personnes n'ont baissé que d'un quart environ.

La dernière phase du mouvement de correctionnalisation est née en 1824 avec l'apparition des circonstances atténuantes, qui permettent de prononcer une peine inférieure à celle prescrite par le code pénal316. C'est le début du phénomène d'individualisation des peines. Le juge s'efforce de séparer la personne de l'accusé de son crime et le juré fait l'inverse, il le replace dans son histoire et son contexte317. Le nouveau code pénal a donc une conséquence paradoxale : alors qu'il tente d'isoler la victime et d'en faire un être différent de par son âge, dans les faits c'est bien plus l'accusé qui retient l'attention du jury, via la question des circonstances atténuantes. Le procédé suit la même évolution que la déqualification, ce n'est qu'en 1832 et de la révision du code pénal qu'il s'étend a toute affaire criminelle. Cette même année, afin d'en faciliter l'utilisation, on accorde aux jurés la possibilité de décider eux-mêmes des circonstances atténuantes à appliquer. Ils n'ont même pas l'obligation de se justifier318. Peu à peu, ce système se substitue à la correctionnalisation pour imposer une réduction de peine319. Et on le comprend aisément puisque cette démarche permet aux jurés de prononcer une

312Compte général, année 1895 (1897), p. XIII. 313 VIGARELLO (1998), p. 188.

314Compte général, année 1859 (1860), p. VII. 315Compte général, année 1889 (1893), p. VI.

316 GRUEL (1991), p. 23.

317 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 182.

318 LAINGUI, LEBIGRE (1979), p. 135.

319 Ibid., p. 25.

peine non en matière criminelle mais en matière correctionnelle. Une sorte de raccourci, donc.

Le garde des sceaux énumère plusieurs motifs susceptibles d'entraîner l'attribution de circonstances atténuantes : « la provocation ou les torts de la victime, le peu de gravité des blessures, l'état d'ivresse du coupable, etc. p320. Et il ne tarde pas a s'attirer les louanges du garde des Sceaux, qui note dès 1832 que la révision du code pénal a été bien accueillie par la magistrature dans l'optique de la lutte contre les acquittements scandaleux, et qui n'hésite pas a en faire de même deux ans plus tard321 :

« [...] Les jurés usent avec un sage discernement du nouveau droit qui leur est attribué de déclarer spontanément l'existence de circonstances atténuantes. Sürs de trouver dans une loi plus douce [...] le moyen de proportionner la peine à la gravité du délit, ils n'hésitent plus à exprimer leur conviction toute entière. Ainsi, la justice n'aura plus à gémir sur des acquittements contraires à l'évidence des charges, et auxquels l'énormité du châtiment servait de prétexte ou d'excuse. »

« Pour remédier à ce mal [les acquittements arbitraires], le législateur s'est adressé à la conscience du jury. Il a pensé que l'on obtiendrait des jurés l'expression sincère et complète de leur conviction sur les circonstances aggravantes du crime, s'il leur était permis de manifester aussi l'impression produite par des circonstances atténuantes et d'opérer ainsi l'atténuation forcée de la peine. »

Dans son rapport de 1834, le rédacteur du Compte général se félicite que « *...+ la répression [ait+ gagné en certitudes ce qu'elle a perdu en sévérité *
·
·+ p322. En 1880, il en dit encore du bien : « Ne vaut-il pas mieux, dans l'intérêt de la société, assurer une répression, si légère qu'elle soit, que d'aller au devant d'un acquittement possible *...+ ? p323.

C'est donc au début des années 1830 qu'est traduite dans les chiffres l'introduction des circonstances atténuantes. Alors qu'en 1825 seule une condamnation en assises sur vingtcinq donnait lieu a une peine d'emprisonnement, ce chiffre passe cinq ans plus tard a plus d'un sur quatre. Il évolue progressivement jusqu'à atteindre 62% en 1870. En ce qui concerne les attentats commis sans violence, l'atténuation des peines est encore plus forte puisque dès leur apparition dans le code pénal elles concentrent plus de la moitié des peines prononcées, et culminent en 1865 a près de 78%. L'importance croissante de

320Compte général, année 1880 (1882), p. IX.

321Compte général, année 1831 (1832), p. IV. Ainsi que Compte général, année 1834 (1836), p. VI. Dans l'édition de 1880, p. IX, le ministre répète que « la correctionnalisation extra-légale est faite, en tout temps, avec beaucoup de discernement et de tact. p

322Compte général, année 1834 (1836), p. VI. 323Compte général, année 1880 (1882), p. IX.

du mouvement est telle qu'en guise de bilan, le garde des Sceaux estime que les procès en correctionnelle sont bien plus représentatifs que ceux d'assises de la criminalité générale du pays, car « il n'existe plus entre ces deux ordres d'infractions qu'une démarcation purement fictive »324.

Nous sommes forcés de reconnaître que cette réforme a effectivement influencé le jury puisque dans le même temps les acquittements ont connu une forte baisse. Au début de la monarchie de Juillet, et donc avant la loi de 1832, leur nombre était très élevé puisqu'en 1830 ils sont plus de 40% dans les verdicts. Leur proportion baisse régulièrement et a la fin du Second empire ils ne concernent plus qu'un jugement sur cinq environ. Toutefois on remarque qu'ils restent plus nombreux dans les cas d'attentats commis sans violence. De nombreux faits restent exclus de ces statistiques, faute d'avoir su convaincre le ministère public d'engager des poursuites, car le code d'instruction criminelle de 1808 ne prévoit pas qu'en matière de crimes celui-ci soit tenu de le faire obligatoirement325. Les classements sans suite sont d'ailleurs bien plus nombreux dans les affaires de crime contre les personnes que dans celles contre la propriété. En 1879, 595 faits sont restés sans procès, mais surtout parmi ceux-ci 72 l'ont été faute d'avoir pu identifier l'agresseur.

Finalement, difficile d'avoir un autre point de vue que celui énoncé par le garde des Sceaux au lendemain de la réforme de 1832. Face a une multitude d'acquittements qui mettent en péril l'objectif de la justice, l'atténuation des dispositions du code pénal semble inévitable, pour deux raisons principalement. La première concerne un des héritages les plus réputés d'une justice issue de la Révolution, a savoir le jury populaire. Il représente l'opposition a la loi d'Ancien régime et a la mainmise du pouvoir sur la justice. Le remettre en cause c'est donc revenir en arrière. Second point, la nécessité de réprimer des faits en constance augmentation, et qui ne peuvent rester impunis sous peine de voir l'ordre moral « bourgeois » remis en question. Et pour cela, le poids de la peine passe après la condamnation, même si l'effet dissuasif s'en trouve quelque peu atténué.

324Compté général, année 1900 (1902), p. XLI.

325 Jean-Louis HALPÉRIN, « La défense de la victime en France aux XIXème et XXème siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Les victimes, des oubliées de l'Histoire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 59-66, p. 61.

Mais quelle en est la conséquence sur le nombre de ces crimes ? Elle est ambivalente, serait-on tentés de dire. D'une part, la correctionnalisation - au sens large - a effectivement permis de réprimer un plus grand nombre de faits en diminuant sensiblement les acquittements. Mais elle n'a pu enrayer la progression des agressions sexuelles sur les enfants, en constante augmentation, sous quelque forme que ce soit. On ne peut pas vraiment accabler le jury, dont les décisions sont en adéquation avec les moeurs de leur époque. Celles-ci, justement, évoluent au fil du siècle et a l'aube de ses deux dernières décennies, elles sont réglées par un arsenal législatif à son apogée, et qui compte bien y mettre de l'ordre.

Situations générale et locale à la fin du siècle

Nous rentrons a présent dans l'étude de la période attachée a notre corpus, qui porte l'héritage des multiples orientations pénales et judiciaires qui ont jalonné le siècle. Comme pour la partie précédente nous allons évoquer la situation de la France, mais elle laissera logiquement sa prédominance au département qui nous intéresse plus particulièrement, l'Indre-et-Loire.

En 1895, le Compte général dresse un classement des départements les plus touchés par le phénomène des crimes sexuels pour enfants326. Outre qu'on pourrait une nouvelle fois souligner la gravité que revêt ce problème pour la chancellerie voire les hommes d'État, cette hiérarchie se révèle riche en enseignements, notamment du point de vue de la répartition entre secteurs ruraux et urbains. La France métropolitaine compte alors quatre-vingt-six départements, et on n'est pas étonnés, au vu de sa place déjà élevée en ce qui concerne les crimes en général, de retrouver les Tourangeaux dans la partie haute du classement, plus précisément en dix-septième place. Le document fait état d'une moyenne annuelle nationale de 7,61 crimes pour 100 000 habitants, l'Indre-et-Loire dépassant de deux points et demi ce niveau. Plus intéressant est de comparer ce département avec ses voisins, et là on se rend compte que d'aucune manière on ne peut parler d'un « comportement régional ~, d'une approche particulière de la population comme de la magistrature face aux crimes sexuels. En effet les départements limitrophes n'offrent pas d'homogénéité face au crime, loin de là. L'Indre est d'ailleurs celui oü on

326 Calculé à partir des données des cinq dernières années (1891-1895).

dénombre le moins d'infractions de ce genre, avec seulement un peu plus de deux par an. Quant à la Vienne, elle est également bien au-dessous de la moyenne, avec trois crimes et demi a l'année. La Sarthe est a six et demi, puis le Rubicon est franchi avec le Maine-etLoire, déjà à 8,28. Seul département à devancer l'Indre-et-Loire dans ce triste classement, le Loir-et-Cher, qui occupe la troisième marche du podium avec pas moins de 14,26 viols et attentats à la pudeur sur enfants par an327.

On peut tirer plusieurs enseignements d'une telle classification, que nous développerons plus en détail dans la partie suivante. D'une part, que l'urbanisme n'apparaît pas comme un facteur décisif de la violence sexuelle. Deux départements pourtant diamétralement opposés dans le classement ci-dessus - Indre et Loir-et-Cher - ont pourtant des préfectures d'importance comparable : Châteauroux compte en 1891 environ 24 000 habitants, quand à Blois on en dénombre un millier de moins. En conséquence de quoi nous pouvons tirer une seconde conclusion : la différence se fait peut-être à plusieurs niveaux postérieurs au crime. On pense a la dénonciation, a l'honneur, aux traditions familiales, et on ne peut pas exclure non plus des habitudes judiciaires distinctes, le garde des Sceaux lui-même les souligne régulièrement.

Le pays connaît à la fin du siècle une baisse notable mais non linéaire des crimes sexuels sur enfants, qu'ils soient violents ou non328. En toute logique la situation est la même au niveau local, et l'augmentation constatée a l'échelle nationale au début des années 1890 se traduit dans le département par une légère hausse également, vite effacée par l'évolution inverse de la seconde moitié de la décennie329. Ce qui semble différencier au premier abord les deux entités, c'est la proportion de crimes violents qui est d'un tiers au niveau local contre a peine un quart pour l'Indre-et-Loire.

Il est intéressant de noter qu'il faut attendre les deux dernières décennies du siècle pour
voir apparaître, tout au moins dans les chiffres, les limites du système de
correctionnalisation. Après plusieurs décennies de baisse, les acquittements se font de

327 Bien sûr, il s'agit ici d'un classement établi sur une base proportionnelle. Le même classement en données réelles est tout à fait différent, car le Loir-et-Cher n'est pas dans les dix premiers.

328 La baisse est toutefois plus importante en ce qui concerne les viol et attentat avec violence : on en compte 247 en 1880 et 143 en 1899, contre, les mêmes années, 429 et 293 pour les attentats sans violence. Il faut également signaler une diminution du nombre de crimes sexuels non poursuivis.

329 Bien sûr, l'échantillon étant quantitativement bien moins étendu qu'à l'échelle de la France entière, il faut surtout tenir compte de la tendance générale.

nouveau plus nombreux. Pour les théoriciens que sont Chauveau et Hélie, la loi de 1863 sur les attentats a la pudeur sans violence n'y est pas étrangère. « Plus on approche de l'âge nubile et plus il y a lieu de craindre que la volonté ne vienne contredire la présomption de contrainte morale qui est l'élément du délit »330. En France ce mouvement concerne principalement les viols et attentats avec violence, a l'échelle du département le constat est inverse, mais il faut le nuancer car les acquittements ne concernent que peu de cas, tout juste 15%. Pour ce qui est des attentats non violents, ils restent stables en Indre-et-Loire, aux alentours d'un acquittement pour quatre prévenus331.

Au vu de la hausse de ces derniers, on pourrait croire à un ralentissement du mouvement d'atténuation des peines par l'attribution de circonstances atténuantes, pourtant il n'en est rien. Si la hausse est très légère dans le cas d'attentats sans violence - elle concerne déjà plus de quatre condamnations sur cinq en 1880 -, elle est plus nette dans le cas de crimes violents, passant d'une peine sur trois a plus d'une sur deux. En Indre-et-Loire, pas plus de clémence du jury qu'ailleurs, le taux de peine correctionnelle reste statique, aux alentours de 80% pour les attentats sans violence332. Alors que le siècle se termine, le garde des Sceaux donne une conclusion peut-être teintée d'amertume sur la correctionnalisation. Alors qu'il évoque la baisse du nombre de travaux en cour d'assises, il écrit que ce progrès est « plus apparent peut-être que réel »333.

Quant aux déclassements de crimes sexuels en délits traduits au tribunal correctionnel, ils augmentent encore à la fin du siècle. Les outrages publics à la pudeur sont plus de 2200 au début des années 1880, leur accroissement les porte à plus de 2500 à la fin des années 1890334.

-o-o-o-

En résumé, la situation du pays comme de l'Indre-et-Loire est ambivalente pour la période 1880-1899. D'une part, la baisse du nombre de crimes sexuels tend a valider la

330 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 29.

331 Toutefois une seule période quinquennale a échappé à cette norme : pour 1885-1889, ce taux est tombé à un pour dix, il est vrai sur un échantillon moindre de procès.

332 De par la faiblesse représentative de l'échantillon, il est impossible de dégager une évolution correcte. 333Compté général, année 1896 (1899), p. V.

334 La période 1891-1895 reste la plus féconde en délits de ce genre, avec plus de 2600 cas annuels.

politique menée depuis soixante-dix ans par les légistes et magistrats. Mais on peut s'interroger sur le nombre réel de ces crimes puisque dans le même temps celui des délits sexuels est en augmentation. La problématique n'est d'ailleurs pas nouvelle. D'autre part, et comme le soulignent souvent les gardes des Sceaux successifs, il faut replacer ces évolutions dans leur contexte. Il faut prendre en compte la croissance de la population, l'industrialisation en tant que facteur de forte densité urbaine, mais également les progrès des moyens dont disposent les institutions judiciaires et les forces de l'ordre. Les innovations médicales et techniques - télégraphe, chemin de fer - ont permis une meilleure précision des faits et une plus grande célérité pour résoudre les affaires.

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