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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Le XIXème siècle est bien une période de progression pour la reconnaissance des droits de l'enfant, c'est indéniable, et reconnu de tous. Seulement ce cheminement est assez tortueux lorsque l'on prend la peine de s'y intéresser dans le détail. Les différents acteurs de la société française ont autant de prises de position sur la question, aussi la réponse à la problématique se doit d'être nuancée.

Sur le papier, tout est pourtant clair, ou presque. Bien que le code pénal ne donne pas de définition précise des crimes que sont le viol et l'attentat a la pudeur, les contours ont été affinés au fil des années et des procès. Grâce a l'apport de la jurisprudence, le cadre juridique est en théorie assez solide pour mener une répression aussi sévère qu'efficace. Mais c'est sans compter sur le jury, qu'on peut qualifier de bourgeois, qui prend des libertés vis-à-vis des textes. Cette relative autonomie a pour conséquence une explosion du nombre d'acquittements, en réponse a une répression pénale jugée trop sévère.

A partir de là, la machine judiciaire s'emballe et se détourne petit a petit de son objectif initial, a savoir faire diminuer le nombre de crimes sexuels sur enfants par le moyen d'une grande sévérité. Il est vrai que le début du siècle semble voir se développer cet attentat si particulier, mais difficile de savoir si des éléments connexes - propension plus importante à la dénonciation - n'ont pas pu influer sur cette progression. Toujours est-il que les conséquences sont en défaveur du jeune enfant, qui voit la reconnaissance de son statut de victime diminuer d'autant que grandit l'impunité de son agresseur.

L'institution judiciaire se voit dans l'obligation de réagir sous peine de voir sa légitimité entachée par la multiplication de ces acquittements scandaleux. Alors qu'en parallèle elle réforme le code pénal afin de mieux répondre aux spécificités de l'attentat sur enfant - lois de 1832 et 1863 afin de lutter contre l'obligation de violence de l'acte pour le réprimer en tant que crime -, elle cherche un moyen de rétablir sinon son autorité, tout du moins la sévérité apparente qui s'y raccroche. Comme l'a dit Montesquieu, « La cause de tous les relâchements tient de l'impunité des crimes, non de la modération des peines ». Un système visant à faire décroître coûte que coûte la proportion de relaxes est

mis en place petit a petit, se perfectionnant a chaque étape. Il s'efforce de satisfaire un peu tout le monde - philosophes, politiques, juristes, jurés et enfin plaignants - grâce à l'introduction de la correctionnalisation.

L'utilité de celle-ci ne tarde pas à être démontrée : les acquittements sont en baisse constante, mais en contrepartie les peines prononcées sont moins sévères et contrastent avec l'intransigeance affichée par le code pénal. Pour alimenter ces procédés de correctionnalisation, la justice va pour la première fois s'intéresser a la victime. Seulement, malheureusement serait-on tentés de dire, cet attachement nouveau à la personne de l'enfant agressé n'est pas forcément pour lui rendre service. On va chercher à rassembler des éléments établissant ses habitudes et sa moralité, ce qui donne fortement l'impression que le tribunal ne juge plus seulement l'accusé. Bien évidemment il ne s'agit pas de parler d'une « chasse aux sorcières » orchestrée par les théoriciens de l'enfance perverse, mais de semblables enquêtes illustrent la suspicion suscitée par les jeunes victimes. Nous ne sommes donc plus en présence d'un mais de deux suspects, qu'on ne range toutefois pas dans la même catégorie. Le jury a donc entre les mains une somme d'informations toujours plus étendue, ce qui lui permet de diversifier les motifs ayant déterminé la sentence. Quitte à rendre les verdicts parfois incompréhensibles, perpétuant la tradition de l'acquittement scandaleux. Albert Bataille, célèbre chroniqueur judiciaire des dernières décennies du XIXème siècle, écrit encore en 1885 : « Il y a longtemps que j'ai cassé de m'indigner contre le jury : je le crois capable de tout »1030.

Afin de raisonner celui-ci, l'institution judiciaire diversifie encore les sources d'informations, et fait pour cela appel à la science, dont les progrès effectués au cours du siècle suscitent bien des convoitises. Le rôle de la médecine légale, bien que restant entravé lors du procès - le médecin n'est cité a comparaître qu'en tant que simple témoin -, prend de l'importance au fil des décennies, sans toutefois devenir systématique, même à la fin du siècle. Les juges et les juristes lui prêtent beaucoup de vertus pour en finir avec les approximations des sources orales. Le légiste Alexandre Lacassagne, citant Francis Bacon, abonde en ce sens : « Les preuves sont un antidote contre le poison des

1030 Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1884, Paris, Dentu, 1885, p. 262. Cité dans Frédéric CHAUVAUD, « D'Albert Bataille a Geo London. La chronique judiciaire et l'indignation, 1880-1939 », p. 79- 103, p. 103, in Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Christian DELPORTE (dir.), L'indignation : Histoire d'une émotion politique et morale. XIXème-XXème siècles, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008.

témoignages »1031. Seulement, les particularités propres a l'attentat perpétré sur un jeune enfant compliquent la mission de l'expertise. Les traces recherchées ne sont pas simples à authentifier, car elles se confondent parfois avec des symptômes et maladies sans origine criminelle - vulvite, clitoris anormalement développé. Une fois de plus, la suspicion s'empare des adultes, et la science a priori entièrement objective se trouve influencée par le concept d'enfant pervers.

Et que dire de la psychiatrie ? Celle-ci est intégralement consacrée a l'absolution de l'accusé, et bien que les cas concluant à l'irresponsabilité totale soient extrêmement rares, beaucoup permettent d'accorder des circonstances atténuantes. Bien qu'un homme de science aussi éminent qu'Ambroise Tardieu ait tenté d'orienter la discipline vers l'étude de la victime et des conséquences psychiques de l'attentat, jamais de tels examens se pratiqués dans le cadre de l'instruction1032. Ainsi, ces observations vont toujours dans le sens de la défense, quand elles pourraient, pratiquées sur les enfants, amener les juges à prononcer des circonstances aggravantes, lorsqu'il y a eu un grand traumatisme, par exemple. Malgré tout, les magistrats semblent se tenir en dehors de ces débats médicaux, et ne retiennent dans le compte-rendu que les éléments à charge.

Malheureusement le jury populaire semble moins réceptif que ces derniers aux conclusions avancées dans le rapport d'examen. En outre étant imprégné lui aussi des thèses hostiles a l'enfance, il doit porter une attention toute particulière aux signes évoquant une dépravation précoce de la victime. On peut même dire qu'il préfère statuer en dernier lieu a partir des renseignements établis par les forces de l'ordre, plutôt que de placer sa confiance dans le médecin légiste. En outre, « les accusations d'attentat a la pudeur seront d'autant moins acceptées par le jury que l'âge des victimes se rapprochera le plus de treize ans », remarque, lucide, un procureur rouennais1033. Ainsi, les jurés statuent volontiers sur la personne de l'enfant agressé, et non sur les faits eux-mêmes. Sur ce point l'accusé et la victime sont à peu près au même niveau, puisque la trace même de l'attentat semble s'effacer au fur et a mesure que les renseignements sur le passé de l'un ou de l'autre protagoniste sont ajoutés au dossier d'instruction. Ce qui fait

1031 LACASSAGNE (1906), p. 339.

1032 Les premières observations de ce genre apparaissent en 1960. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 431.). 1033 AN BB 20/282, dossier 1, Eure, 1er trimestre, 1865. Cité dans AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 175.

dire à Ambroise-Rendu qu' « au sein de procédures marquées par la suspicion, la plaignante est un problème plus qu'une solution *
·
·
·+ »1034.

Avec une telle culpabilisation de la victime, comment encourager les dénonciations ? L'isolement de l'enfant abusé est un réel frein a la répression des crimes sexuels commis sur sa personne. En effet l'agression est avant tout un rapport de force entre deux individus que tout oppose, et donc propice a tomber dans l'oubli. Tous les enfants ne sont pas assez peureux et honteux pour cacher indéfiniment les actes qu'ils ont subis. Certains font même preuve de promptitude à la dénonciation, peut-être sont-ce là les plus matures. Toujours est-il que la majorité rencontre de réelles difficultés a s'exprimer sur le sujet, sans doute à cause des interdits moraux qui pèsent sur la société toute entière. Comment réguler les moeurs d'un pays quand celui-ci est imprégné d'une gêne, d'une pudeur a toute épreuve a l'égard de sa jeunesse ?

L'équation est, il est vrai, difficile a résoudre. Mettre des mots sur des actes implique d'en reconnaître l'existence, et surtout d'en tirer les conséquences. L'éducation des enfants sur le point sensible qu'est la sexualité relève finalement beaucoup plus de la nonéducation. Filles et garçons sont très souvent livrés à eux-mêmes sur cette question, et l'empirisme apparaît comme la meilleure solution pour se faire un jugement. Peut-être est-ce de cette constatation que découle la méfiance rencontrée par une partie de la population vis-à-vis des témoignages d'enfants au sujet des moeurs. Ce qui est sûr, c'est que le jury ne leur passe aucun écart de conduite, hormis dans les affaires relevant de la relation incestueuse.

L'enfant abusé est donc victime a plusieurs niveaux : son statut en fait a priori une cible facile ce qui débouche en premier lieu sur son agression. Il est ensuite sujet à l'incompréhension des adultes qui l'entourent, voire au mépris et à la suspicion. Enfin, humiliation ultime, sa plainte peut ne pas aboutir, et faire retomber un peu plus sur sa personne le voile de honte qui caractérise les victimes de crimes sexuels.

Alors, que faire ? Dénoncer c'est prendre de multiples risques : être a l'origine de la
dislocation de la communauté - au sens restreint de la famille ou au sens large du
quartier ou du village - ou en être la risée, voire le souffre-douleur. C'est être a jamais

1034 Ibid., p. 178.

marqué du sceau de l'infamie, car elle traînera dans sa vie sociale et familiale le fardeau d'être associée a un crime que la pudeur réprime. Ambroise-Rendu remarque que l'agression sexuelle a pour effet « d'associer la victime et l'agresseur dans la même réprobation morale et sociale »1035. Mais se taire et c'est donner raison a son agresseur, et peut-être l'inciter a recommencer a la prochaine occasion. L'enfant est confronté à une multitude de choix qui auront une influence certaine sur son existence à venir. Lui comme ses parents n'ont cure de la vision universelle de l'institution judiciaire, qui entend faire de chaque procès un exemple pour la population, toutes proportions gardées, bien entendu. De toutes manières, on n'accorde pas un grand intérêt a de telles actions en justice : « avant les années 1880, seuls les grands procès pour meurtre et viol ou les affaires plus modestes impliquant quelque notabilité mobilisent réellement les journalistes », avance Ambroise-Rendu1036. Toujours à la fin du siècle, dans la catégorie des crimes et la hiérarchie imaginaire qui lui est liée, celui de sang l'emporte largement par rapport au viol1037.

Là encore, peut-être est-ce une conséquence du respect à la pudeur qui enveloppe la grande majorité de la population. Sur ce point le monde des adultes compte bien rester cloisonné et laisser en dehors des enfants qui n'ont pas l'âge de telles turpitudes. Afin de ne surtout pas les amener dans la voie de la corruption, on préfère se taire devant des faits que le code pénal considère pourtant comme graves. C'est d'ailleurs sur ce point que se constitue le décalage considérable qui existe entre la pensée des promoteurs du code pénal et celle de l'opinion publique. Montesquieu a écrit que « Les moeurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pu, ou n'ont pas voulu établir ». Ce point de vue est partagé par une bonne partie de la population, qui conteste la nécessaire publicité de tels actes, qui ne regardent pas la puissance publique, qui plus est puisqu'ils n'ont pas entraîné de séquelles inquiétantes sur la jeune victime.

La plupart du temps les attouchements ne sont pas vus comme des faits très graves
puisqu'ils ne sont pas irréversibles, au contraire du viol1038. En outre, les deux tiers des

1035 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 165. 1036 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 489-490.

1037 VIGARELLO (1998), p. 204.

1038 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 130.

affaires ne comportent aucune tentative d'introduction du membre viril1039. En conséquence de quoi on ne prête pas de trop mauvaises intentions a l'attoucheur, ce qui atténue une fois encore sa culpabilité.

La réalité n'est d'ailleurs pas si différente, puisqu'une majeure partie des agresseurs ne fait pas usage de la force, et fait marche arrière aux premiers cris ou pleurs de l'enfant. Les carences sexuelles qui touchent une fraction importante des prévenus sont plus à mêmes d'amener de la brutalité dans les approches et dans l'acte en lui-même. Pour l'autre partie, l'illusion d'un consentement est le moteur de l'agression, qui se fait par conséquent bien plus douce et attentionnée. Il ne faut pas croire qu'une telle approche éveille la miséricorde des magistrats, mais en revanche elle a un impact certain sur l'attitude des proches de l'enfant, voire sur la victime elle-même.

En toute logique, toutes ces agressions ne laissent pas d'empreinte visuellement appréciable sur le corps de la petite victime. La plupart du temps même, par sa rapidité d'exécution et le peu de violence qui y est associé, la seule trace laissée par l'attentat est d'ordre psychique. Mais puisque l'on pense, sans doute a tort pour la majorité des cas, que l'immaturité et les années vont faire oublier a l'enfant les outrages subis, on ne s'en soucie guère. Seule la dépravation précoce consécutive a l'agression préoccupe grandement les juges, qui y voient une menace pour la morale sociale. De toutes manières on ne fait pas grand cas des états d'âme des petites victimes, bien qu'il faille nuancer tout de même. Nombreux sont les enfants rudoyés par leurs parents qui ne s'en occupent presque pas. C'est peut-être cette situation qui attire le plus l'attention, comme l'exprime Vigarello, pour qui a la fin du siècle « l'enfance maltraitée l'emporte sur l'enfance violée »1040.

L'indignation populaire est donc versatile du fait de l'originalité inhérente a chaque affaire, mais on peut dire qu'il n'apparaît pas choquant que la justice considère des viols ou tentatives comme des attentats à la pudeur. Ce déclassement dans les termes entretient « la conviction que ces crimes sont plus ou moins avortés, gestes inclassables, graves bien sûr, mais en partie déjoués, manquant d'aboutissement tout en restant parmi

1039 TARDIEU (1995), p. 51.

1040 VIGARELLO (1998), p. 204. Les grandes lois des dernières décennies, surtout celles de 1898, ne concernent que cet aspect de la protection a l'enfance.

les plus répulsifs », note Vigarello1041. On aurait tort de n'attribuer qu'aux hommes de semblables propos : bien que plus attentives aux enfants et aux histoires de moeurs, dont elles sont en quelque sorte les gardiennes, elles ne font pas non plus preuve d'une grande mansuétude a l'égard des plus jeunes. L'approche est d'ailleurs similaire a la ville comme à la campagne, ce qui ressort sur les affaires elles-mêmes. Contrairement à ce qu'affirment les ministres de la Justice successifs, l'attentat a la pudeur sur enfant n'est pas un crime a caractère urbain. Le plus grand nombre d'affaires jugées - qui est du reste très relatif - dans les villes d'Indre-et-Loire est à mettre au crédit des différences liées aux métiers ou a l'organisation de l'habitat. On ne peut souscrire a l'idée que les habitants des communes urbaines soient réellement plus « évolués » au sujet de la défense des intérêts de l'enfance.

Les mentalités, qu'elles touchent a la sexualité, a l'enfance ou plus généralement à l'ensemble du sexe faible, semblent être a l'origine des difficultés a régler le problème des agressions sexuelles sur les jeunes filles et garçons. La société, influencée par la morale bourgeoise et l'Église, qui cherche à éloigner ses membres de toute préoccupation liée à la sexualité non-reproductive, nourrit des tabous qui nuisent à la résorption du problème. Difficile de régler la question en évitant de discuter de ce qui en est a l'origine. Cet obstacle est d'autant plus malaisé a surmonter lorsqu'il implique des enfants. Tout doit être mis en oeuvre afin d'éviter qu'ils n'en apprennent trop le sujet, aussi ils sont comme des oies blanches attendant innocemment de se faire manger. Et puisque la grande majorité des victimes est de sexe féminin, il est nécessaire de souligner la misogynie qui imprègne la société1042. Sans cesse associées à la reproduction et donc au sexe, elles sont considérées comme des tentatrices quand les hommes ne font que céder à ces sollicitations. Inutile de décrire les répercutions qu'une telle philosophie peut avoir sur la bonne marche de la société.

On voit là toute l'importance pour un historien d'aborder le problème en premier lieu du
point de vue des mentalités. Examiner ces comportements avec le recul lié à une étude

1041 Ibid., p. 145. C'est l'absence d'accomplissement sexuel et de risque d'enfantement qui est selon l'auteur responsable de ce mélange des termes.

1042 Deux philosophes de l'époque illustrent bien cette mentalité dans leurs textes : Auguste Compte déclare que la Nature a fait don de l'intellect a l'homme seulement. Pierre-Joseph Proudhon établit pour sa part une dualité entre fonctions de reproduction et de production, qu'il réserve aux individus mâles. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 355.).

générale de la pensée du XIXème siècle permet d'éviter de nombreux contre-sens, conséquences de pratiques judiciaires et de statistiques assez complexes. Un procès est avant toute chose un jugement, aussi doit-on explorer en parallèle les mécanismes de la réflexion humaine de la fin du siècle.

En définitive, celle-ci est constituée de contrastes plus ou moins conséquents entre les différents corps de métiers et donc de pensée qui constituent la société tourangelle. Les plus bienveillants a l'égard des enfants abusés sont sans conteste les services de l'État - forces de l'ordre et magistrats, ainsi que les juristes a l'origine des lois pénales. Bien entendu il existe des exceptions, et il ne faut pas penser qu'ils sont totalement étrangers au climat de suspicion qui entoure les jeunes victimes. Mais eux se montrent a l'écoute, bien que ce soit dans les faits leur premier outil de travail, ce qui relativise cette attention toute particulière accordée a la parole de l'enfant. Malgré ce bémol, nombreux sont ceux qui appuient l'accusation non pas en accablant l'accusé, mais en mettant en avant la sincérité apparente de la victime, et les conséquences physiques sur sa personne1043.

Plus mesurés sont les gens ordinaires qui composent l'essentiel de la société urbaine et rurale. Sans forcément se désintéresser du sujet, ils le prennent en quelque sorte comme un aléa des relations entre les sexes. La pudeur génère un silence gêné qu'on pense être par respect pour l'enfant, alors que ce n'est qu'un moyen de se décharger de ses responsabilités. En outre on ne s'apitoie guère sur le sort de la malheureuse victime, sans doute parce que la plupart du temps elle ne garde de son agression aucune séquelle visible.

A l'opposé de ces positions figure la médecine légale. Bien que n'étant pas fondamentalement hostile aux enfants abusés, elle ne fait pas preuve d'une parfaite objectivité dans ses conclusions. Consciente de ses progrès et du rôle croissant qu'elle est appelée à jouer dans le processus judiciaire, elle tente d'orienter la décision finale du jury. Mais dénaturée par le concept d'enfant pervers qu'elle n'a de cesse de promouvoir, elle se détourne de la rigueur scientifique. Elle cherche inlassablement a s'approcher de la vérité et pour cela crée ex nihio ou presque des symptômes pour amener la preuve

1043 L'historien Frédéric Chauvaud est d'un autre avis : il avance que « très rares sont les membres de la société judiciaire a s'apitoyer sur les victimes, *...+ les tribunaliers s'en désintéressent ». (CHAUVAUD, in AMBROISE-RENDU, DELPORTE (dir.) (2008), p. 91.).

d'attouchements, y compris d'onanisme. En résumé, elle est en décalage avec le reste de la population - sauf sur la question de l'enfant pervers, et encore. Pour elle, les penchants les plus graves sont la masturbation et l'inversion, alors que pour le citoyen moyen ce sont la pédophilie et la bestialité, note Anne-Marie Sohn1044.

En guise de conclusion on peut rejoindre le point de vue exprimé dans sa thèse par Frédéric Chauvaud, lequel soutient qu'à partir des années 1870 la systématisation des sanctions transformerait (( des comportements qui n'émeuvent guère la société rurale » en infractions pénales, et non l'inverse1045. Nous pouvons même, au vu des affaires composant notre corpus départemental, étendre cette opinion aux zones urbaines, qui ne diffèrent pas vraiment des rurales sur ce point. De l'importance de la législation, n'en déplaise à Montesquieu qui prétend que (( plus d'États ont péri parce qu'on a violé les moeurs que parce qu'on a violé les lois ».

Ces dernières sont peut-être - il serait hasardeux de l'affirmer - également a l'origine d'une nouvelle perception de l'enfant. Au fil des décennies on lui porte de plus en plus d'attentions et on le considère comme un être à part. Pour preuve au début du siècle la sortie de l'enfance se fait autour de six ou sept ans, celle-ci étant repoussée à douze ou treize cent ans plus tard1046.

Quel héritage cette époque nous a-t-elle légué ? Celui d'un code pénal très sévère vis-à-vis des agresseurs d'enfants, les textes repoussant continuellement les limites de la répression. L'enfant est bien mieux protégé et pas seulement dans l'optique pénale. Peutêtre sa parole est-elle trop bien considérée d'ailleurs, mais ceci est un autre problème et un autre débat. D'un point de vue plus général, ce portrait du XIXème siècle finissant laisse l'impression d'un décalage flagrant du point de vue des mentalités, qu'il serait facile de critiquer. Nous espérons ne pas en avoir donné l'impression tout au long de ce texte.

1044 SOHN (1996), p. 38.

1045 Frédéric CHAUVAUD, Les passions villageoises au XIXème siècle. Les émotions rurales dans les pays de Beauce, du Hurepois et du Mantois, Paris, Publisud, 1995, p. 82. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 121.

1046 FREDJ (2009), p. 35. A compter des années 1850 on voit naître le concept de (( premier âge », et à la fin du siècle la catégorie de l'adolescence fait son apparition.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille