CONCLUSION GÉNÉRALE
Le XIXème siècle est bien une période de
progression pour la reconnaissance des droits de l'enfant, c'est
indéniable, et reconnu de tous. Seulement ce cheminement est assez
tortueux lorsque l'on prend la peine de s'y intéresser dans le
détail. Les différents acteurs de la société
française ont autant de prises de position sur la question, aussi la
réponse à la problématique se doit d'être
nuancée.
Sur le papier, tout est pourtant clair, ou presque. Bien que
le code pénal ne donne pas de définition précise des
crimes que sont le viol et l'attentat a la pudeur, les contours ont
été affinés au fil des années et des procès.
Grâce a l'apport de la jurisprudence, le cadre juridique est en
théorie assez solide pour mener une répression aussi
sévère qu'efficace. Mais c'est sans compter sur le jury, qu'on
peut qualifier de bourgeois, qui prend des libertés vis-à-vis des
textes. Cette relative autonomie a pour conséquence une explosion du
nombre d'acquittements, en réponse a une répression pénale
jugée trop sévère.
A partir de là, la machine judiciaire s'emballe et se
détourne petit a petit de son objectif initial, a savoir faire diminuer
le nombre de crimes sexuels sur enfants par le moyen d'une grande
sévérité. Il est vrai que le début du siècle
semble voir se développer cet attentat si particulier, mais difficile de
savoir si des éléments connexes - propension plus importante
à la dénonciation - n'ont pas pu influer sur cette progression.
Toujours est-il que les conséquences sont en défaveur du jeune
enfant, qui voit la reconnaissance de son statut de victime diminuer d'autant
que grandit l'impunité de son agresseur.
L'institution judiciaire se voit dans l'obligation de
réagir sous peine de voir sa légitimité entachée
par la multiplication de ces acquittements scandaleux. Alors qu'en
parallèle elle réforme le code pénal afin de mieux
répondre aux spécificités de l'attentat sur enfant - lois
de 1832 et 1863 afin de lutter contre l'obligation de violence de l'acte pour
le réprimer en tant que crime -, elle cherche un moyen de
rétablir sinon son autorité, tout du moins la
sévérité apparente qui s'y raccroche. Comme l'a dit
Montesquieu, « La cause de tous les relâchements tient de
l'impunité des crimes, non de la modération des peines ». Un
système visant à faire décroître coûte que
coûte la proportion de relaxes est
mis en place petit a petit, se perfectionnant a chaque
étape. Il s'efforce de satisfaire un peu tout le monde - philosophes,
politiques, juristes, jurés et enfin plaignants - grâce à
l'introduction de la correctionnalisation.
L'utilité de celle-ci ne tarde pas à être
démontrée : les acquittements sont en baisse constante, mais en
contrepartie les peines prononcées sont moins sévères et
contrastent avec l'intransigeance affichée par le code pénal.
Pour alimenter ces procédés de correctionnalisation, la justice
va pour la première fois s'intéresser a la victime. Seulement,
malheureusement serait-on tentés de dire, cet attachement nouveau
à la personne de l'enfant agressé n'est pas forcément pour
lui rendre service. On va chercher à rassembler des
éléments établissant ses habitudes et sa moralité,
ce qui donne fortement l'impression que le tribunal ne juge plus seulement
l'accusé. Bien évidemment il ne s'agit pas de parler d'une «
chasse aux sorcières » orchestrée par les théoriciens
de l'enfance perverse, mais de semblables enquêtes illustrent la
suspicion suscitée par les jeunes victimes. Nous ne sommes donc plus en
présence d'un mais de deux suspects, qu'on ne range toutefois pas dans
la même catégorie. Le jury a donc entre les mains une somme
d'informations toujours plus étendue, ce qui lui permet de diversifier
les motifs ayant déterminé la sentence. Quitte à rendre
les verdicts parfois incompréhensibles, perpétuant la tradition
de l'acquittement scandaleux. Albert Bataille, célèbre
chroniqueur judiciaire des dernières décennies du XIXème
siècle, écrit encore en 1885 : « Il y a longtemps que j'ai
cassé de m'indigner contre le jury : je le crois capable de tout
»1030.
Afin de raisonner celui-ci, l'institution judiciaire
diversifie encore les sources d'informations, et fait pour cela appel à
la science, dont les progrès effectués au cours du siècle
suscitent bien des convoitises. Le rôle de la médecine
légale, bien que restant entravé lors du procès - le
médecin n'est cité a comparaître qu'en tant que simple
témoin -, prend de l'importance au fil des décennies, sans
toutefois devenir systématique, même à la fin du
siècle. Les juges et les juristes lui prêtent beaucoup de vertus
pour en finir avec les approximations des sources orales. Le légiste
Alexandre Lacassagne, citant Francis Bacon, abonde en ce sens : « Les
preuves sont un antidote contre le poison des
1030 Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de
1884, Paris, Dentu, 1885, p. 262. Cité dans Frédéric
CHAUVAUD, « D'Albert Bataille a Geo London. La chronique judiciaire et
l'indignation, 1880-1939 », p. 79- 103, p. 103, in Anne-Claude
AMBROISE-RENDU, Christian DELPORTE (dir.), L'indignation : Histoire d'une
émotion politique et morale.
XIXème-XXème siècles, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2008.
témoignages »1031. Seulement, les
particularités propres a l'attentat perpétré sur un jeune
enfant compliquent la mission de l'expertise. Les traces recherchées ne
sont pas simples à authentifier, car elles se confondent parfois avec
des symptômes et maladies sans origine criminelle - vulvite, clitoris
anormalement développé. Une fois de plus, la suspicion s'empare
des adultes, et la science a priori entièrement objective se trouve
influencée par le concept d'enfant pervers.
Et que dire de la psychiatrie ? Celle-ci est
intégralement consacrée a l'absolution de l'accusé, et
bien que les cas concluant à l'irresponsabilité totale soient
extrêmement rares, beaucoup permettent d'accorder des circonstances
atténuantes. Bien qu'un homme de science aussi éminent
qu'Ambroise Tardieu ait tenté d'orienter la discipline vers
l'étude de la victime et des conséquences psychiques de
l'attentat, jamais de tels examens se pratiqués dans le cadre de
l'instruction1032. Ainsi, ces observations vont toujours dans le
sens de la défense, quand elles pourraient, pratiquées sur les
enfants, amener les juges à prononcer des circonstances aggravantes,
lorsqu'il y a eu un grand traumatisme, par exemple. Malgré tout, les
magistrats semblent se tenir en dehors de ces débats médicaux, et
ne retiennent dans le compte-rendu que les éléments à
charge.
Malheureusement le jury populaire semble moins réceptif
que ces derniers aux conclusions avancées dans le rapport d'examen. En
outre étant imprégné lui aussi des thèses hostiles
a l'enfance, il doit porter une attention toute particulière aux signes
évoquant une dépravation précoce de la victime. On peut
même dire qu'il préfère statuer en dernier lieu a partir
des renseignements établis par les forces de l'ordre, plutôt que
de placer sa confiance dans le médecin légiste. En outre, «
les accusations d'attentat a la pudeur seront d'autant moins acceptées
par le jury que l'âge des victimes se rapprochera le plus de treize ans
», remarque, lucide, un procureur rouennais1033. Ainsi, les
jurés statuent volontiers sur la personne de l'enfant agressé, et
non sur les faits eux-mêmes. Sur ce point l'accusé et la victime
sont à peu près au même niveau, puisque la trace même
de l'attentat semble s'effacer au fur et a mesure que les renseignements sur le
passé de l'un ou de l'autre protagoniste sont ajoutés au dossier
d'instruction. Ce qui fait
1031 LACASSAGNE (1906), p. 339.
1032 Les premières observations de ce genre apparaissent
en 1960. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 431.). 1033 AN BB 20/282, dossier
1, Eure, 1er trimestre, 1865. Cité dans AMBROISE-RENDU,
Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 175.
dire à Ambroise-Rendu qu' « au sein de
procédures marquées par la suspicion, la plaignante est un
problème plus qu'une solution * · · ·+
»1034.
Avec une telle culpabilisation de la victime, comment
encourager les dénonciations ? L'isolement de l'enfant abusé est
un réel frein a la répression des crimes sexuels commis sur sa
personne. En effet l'agression est avant tout un rapport de force entre deux
individus que tout oppose, et donc propice a tomber dans l'oubli. Tous les
enfants ne sont pas assez peureux et honteux pour cacher indéfiniment
les actes qu'ils ont subis. Certains font même preuve de promptitude
à la dénonciation, peut-être sont-ce là les plus
matures. Toujours est-il que la majorité rencontre de réelles
difficultés a s'exprimer sur le sujet, sans doute à cause des
interdits moraux qui pèsent sur la société toute
entière. Comment réguler les moeurs d'un pays quand celui-ci est
imprégné d'une gêne, d'une pudeur a toute épreuve a
l'égard de sa jeunesse ?
L'équation est, il est vrai, difficile a
résoudre. Mettre des mots sur des actes implique d'en reconnaître
l'existence, et surtout d'en tirer les conséquences. L'éducation
des enfants sur le point sensible qu'est la sexualité relève
finalement beaucoup plus de la nonéducation. Filles et garçons
sont très souvent livrés à eux-mêmes sur cette
question, et l'empirisme apparaît comme la meilleure solution pour se
faire un jugement. Peut-être est-ce de cette constatation que
découle la méfiance rencontrée par une partie de la
population vis-à-vis des témoignages d'enfants au sujet des
moeurs. Ce qui est sûr, c'est que le jury ne leur passe aucun
écart de conduite, hormis dans les affaires relevant de la relation
incestueuse.
L'enfant abusé est donc victime a plusieurs niveaux :
son statut en fait a priori une cible facile ce qui débouche en premier
lieu sur son agression. Il est ensuite sujet à l'incompréhension
des adultes qui l'entourent, voire au mépris et à la suspicion.
Enfin, humiliation ultime, sa plainte peut ne pas aboutir, et faire retomber un
peu plus sur sa personne le voile de honte qui caractérise les victimes
de crimes sexuels.
Alors, que faire ? Dénoncer c'est prendre de multiples
risques : être a l'origine de la dislocation de la communauté -
au sens restreint de la famille ou au sens large du quartier ou du village -
ou en être la risée, voire le souffre-douleur. C'est être a
jamais
1034 Ibid., p. 178.
marqué du sceau de l'infamie, car elle traînera
dans sa vie sociale et familiale le fardeau d'être associée a un
crime que la pudeur réprime. Ambroise-Rendu remarque que l'agression
sexuelle a pour effet « d'associer la victime et l'agresseur dans la
même réprobation morale et sociale »1035. Mais se
taire et c'est donner raison a son agresseur, et peut-être l'inciter a
recommencer a la prochaine occasion. L'enfant est confronté à une
multitude de choix qui auront une influence certaine sur son existence à
venir. Lui comme ses parents n'ont cure de la vision universelle de
l'institution judiciaire, qui entend faire de chaque procès un exemple
pour la population, toutes proportions gardées, bien entendu. De toutes
manières, on n'accorde pas un grand intérêt a de telles
actions en justice : « avant les années 1880, seuls les grands
procès pour meurtre et viol ou les affaires plus modestes impliquant
quelque notabilité mobilisent réellement les journalistes »,
avance Ambroise-Rendu1036. Toujours à la fin du
siècle, dans la catégorie des crimes et la hiérarchie
imaginaire qui lui est liée, celui de sang l'emporte largement par
rapport au viol1037.
Là encore, peut-être est-ce une
conséquence du respect à la pudeur qui enveloppe la grande
majorité de la population. Sur ce point le monde des adultes compte bien
rester cloisonné et laisser en dehors des enfants qui n'ont pas
l'âge de telles turpitudes. Afin de ne surtout pas les amener dans la
voie de la corruption, on préfère se taire devant des faits que
le code pénal considère pourtant comme graves. C'est d'ailleurs
sur ce point que se constitue le décalage considérable qui existe
entre la pensée des promoteurs du code pénal et celle de
l'opinion publique. Montesquieu a écrit que « Les moeurs et les
manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou
n'ont pu, ou n'ont pas voulu établir ». Ce point de vue est
partagé par une bonne partie de la population, qui conteste la
nécessaire publicité de tels actes, qui ne regardent pas la
puissance publique, qui plus est puisqu'ils n'ont pas entraîné de
séquelles inquiétantes sur la jeune victime.
La plupart du temps les attouchements ne sont pas vus comme des
faits très graves puisqu'ils ne sont pas irréversibles, au
contraire du viol1038. En outre, les deux tiers des
1035 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 165. 1036 AMBROISE-RENDU
(inédit), p. 489-490.
1037 VIGARELLO (1998), p. 204.
1038 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 130.
affaires ne comportent aucune tentative d'introduction du
membre viril1039. En conséquence de quoi on ne prête
pas de trop mauvaises intentions a l'attoucheur, ce qui atténue une fois
encore sa culpabilité.
La réalité n'est d'ailleurs pas si
différente, puisqu'une majeure partie des agresseurs ne fait pas usage
de la force, et fait marche arrière aux premiers cris ou pleurs de
l'enfant. Les carences sexuelles qui touchent une fraction importante des
prévenus sont plus à mêmes d'amener de la brutalité
dans les approches et dans l'acte en lui-même. Pour l'autre partie,
l'illusion d'un consentement est le moteur de l'agression, qui se fait par
conséquent bien plus douce et attentionnée. Il ne faut pas croire
qu'une telle approche éveille la miséricorde des magistrats, mais
en revanche elle a un impact certain sur l'attitude des proches de l'enfant,
voire sur la victime elle-même.
En toute logique, toutes ces agressions ne laissent pas
d'empreinte visuellement appréciable sur le corps de la petite victime.
La plupart du temps même, par sa rapidité d'exécution et le
peu de violence qui y est associé, la seule trace laissée par
l'attentat est d'ordre psychique. Mais puisque l'on pense, sans doute a tort
pour la majorité des cas, que l'immaturité et les années
vont faire oublier a l'enfant les outrages subis, on ne s'en soucie
guère. Seule la dépravation précoce consécutive a
l'agression préoccupe grandement les juges, qui y voient une menace pour
la morale sociale. De toutes manières on ne fait pas grand cas des
états d'âme des petites victimes, bien qu'il faille nuancer tout
de même. Nombreux sont les enfants rudoyés par leurs parents qui
ne s'en occupent presque pas. C'est peut-être cette situation qui attire
le plus l'attention, comme l'exprime Vigarello, pour qui a la fin du
siècle « l'enfance maltraitée l'emporte sur l'enfance
violée »1040.
L'indignation populaire est donc versatile du fait de
l'originalité inhérente a chaque affaire, mais on peut dire qu'il
n'apparaît pas choquant que la justice considère des viols ou
tentatives comme des attentats à la pudeur. Ce déclassement dans
les termes entretient « la conviction que ces crimes sont plus ou moins
avortés, gestes inclassables, graves bien sûr, mais en partie
déjoués, manquant d'aboutissement tout en restant parmi
1039 TARDIEU (1995), p. 51.
1040 VIGARELLO (1998), p. 204. Les grandes lois des
dernières décennies, surtout celles de 1898, ne concernent que
cet aspect de la protection a l'enfance.
les plus répulsifs », note
Vigarello1041. On aurait tort de n'attribuer qu'aux hommes de
semblables propos : bien que plus attentives aux enfants et aux histoires de
moeurs, dont elles sont en quelque sorte les gardiennes, elles ne font pas non
plus preuve d'une grande mansuétude a l'égard des plus jeunes.
L'approche est d'ailleurs similaire a la ville comme à la campagne, ce
qui ressort sur les affaires elles-mêmes. Contrairement à ce
qu'affirment les ministres de la Justice successifs, l'attentat a la pudeur sur
enfant n'est pas un crime a caractère urbain. Le plus grand nombre
d'affaires jugées - qui est du reste très relatif - dans les
villes d'Indre-et-Loire est à mettre au crédit des
différences liées aux métiers ou a l'organisation de
l'habitat. On ne peut souscrire a l'idée que les habitants des communes
urbaines soient réellement plus « évolués » au
sujet de la défense des intérêts de l'enfance.
Les mentalités, qu'elles touchent a la
sexualité, a l'enfance ou plus généralement à
l'ensemble du sexe faible, semblent être a l'origine des
difficultés a régler le problème des agressions sexuelles
sur les jeunes filles et garçons. La société,
influencée par la morale bourgeoise et l'Église, qui cherche
à éloigner ses membres de toute préoccupation liée
à la sexualité non-reproductive, nourrit des tabous qui nuisent
à la résorption du problème. Difficile de régler la
question en évitant de discuter de ce qui en est a l'origine. Cet
obstacle est d'autant plus malaisé a surmonter lorsqu'il implique des
enfants. Tout doit être mis en oeuvre afin d'éviter qu'ils n'en
apprennent trop le sujet, aussi ils sont comme des oies blanches attendant
innocemment de se faire manger. Et puisque la grande majorité des
victimes est de sexe féminin, il est nécessaire de souligner la
misogynie qui imprègne la société1042. Sans
cesse associées à la reproduction et donc au sexe, elles sont
considérées comme des tentatrices quand les hommes ne font que
céder à ces sollicitations. Inutile de décrire les
répercutions qu'une telle philosophie peut avoir sur la bonne marche de
la société.
On voit là toute l'importance pour un historien
d'aborder le problème en premier lieu du point de vue des
mentalités. Examiner ces comportements avec le recul lié à
une étude
1041 Ibid., p. 145. C'est l'absence d'accomplissement sexuel et
de risque d'enfantement qui est selon l'auteur responsable de ce mélange
des termes.
1042 Deux philosophes de l'époque illustrent bien cette
mentalité dans leurs textes : Auguste Compte déclare que la
Nature a fait don de l'intellect a l'homme seulement. Pierre-Joseph Proudhon
établit pour sa part une dualité entre fonctions de reproduction
et de production, qu'il réserve aux individus mâles. (BARJOT,
CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 355.).
générale de la pensée du
XIXème siècle permet d'éviter de nombreux
contre-sens, conséquences de pratiques judiciaires et de statistiques
assez complexes. Un procès est avant toute chose un jugement, aussi
doit-on explorer en parallèle les mécanismes de la
réflexion humaine de la fin du siècle.
En définitive, celle-ci est constituée de
contrastes plus ou moins conséquents entre les différents corps
de métiers et donc de pensée qui constituent la
société tourangelle. Les plus bienveillants a l'égard des
enfants abusés sont sans conteste les services de l'État - forces
de l'ordre et magistrats, ainsi que les juristes a l'origine des lois
pénales. Bien entendu il existe des exceptions, et il ne faut pas penser
qu'ils sont totalement étrangers au climat de suspicion qui entoure les
jeunes victimes. Mais eux se montrent a l'écoute, bien que ce soit dans
les faits leur premier outil de travail, ce qui relativise cette attention
toute particulière accordée a la parole de l'enfant.
Malgré ce bémol, nombreux sont ceux qui appuient l'accusation non
pas en accablant l'accusé, mais en mettant en avant la
sincérité apparente de la victime, et les conséquences
physiques sur sa personne1043.
Plus mesurés sont les gens ordinaires qui composent
l'essentiel de la société urbaine et rurale. Sans
forcément se désintéresser du sujet, ils le prennent en
quelque sorte comme un aléa des relations entre les sexes. La pudeur
génère un silence gêné qu'on pense être par
respect pour l'enfant, alors que ce n'est qu'un moyen de se décharger de
ses responsabilités. En outre on ne s'apitoie guère sur le sort
de la malheureuse victime, sans doute parce que la plupart du temps elle ne
garde de son agression aucune séquelle visible.
A l'opposé de ces positions figure la médecine
légale. Bien que n'étant pas fondamentalement hostile aux enfants
abusés, elle ne fait pas preuve d'une parfaite objectivité dans
ses conclusions. Consciente de ses progrès et du rôle croissant
qu'elle est appelée à jouer dans le processus judiciaire, elle
tente d'orienter la décision finale du jury. Mais
dénaturée par le concept d'enfant pervers qu'elle n'a de cesse de
promouvoir, elle se détourne de la rigueur scientifique. Elle cherche
inlassablement a s'approcher de la vérité et pour cela
crée ex nihio ou presque des symptômes pour amener la
preuve
1043 L'historien Frédéric Chauvaud est d'un
autre avis : il avance que « très rares sont les membres de la
société judiciaire a s'apitoyer sur les victimes, *...+ les
tribunaliers s'en désintéressent ». (CHAUVAUD, in
AMBROISE-RENDU, DELPORTE (dir.) (2008), p. 91.).
d'attouchements, y compris d'onanisme. En
résumé, elle est en décalage avec le reste de la
population - sauf sur la question de l'enfant pervers, et encore. Pour elle,
les penchants les plus graves sont la masturbation et l'inversion, alors que
pour le citoyen moyen ce sont la pédophilie et la bestialité,
note Anne-Marie Sohn1044.
En guise de conclusion on peut rejoindre le point de vue
exprimé dans sa thèse par Frédéric Chauvaud, lequel
soutient qu'à partir des années 1870 la systématisation
des sanctions transformerait (( des comportements qui n'émeuvent
guère la société rurale » en infractions
pénales, et non l'inverse1045. Nous pouvons même, au vu
des affaires composant notre corpus départemental, étendre cette
opinion aux zones urbaines, qui ne diffèrent pas vraiment des rurales
sur ce point. De l'importance de la législation, n'en déplaise
à Montesquieu qui prétend que (( plus d'États ont
péri parce qu'on a violé les moeurs que parce qu'on a
violé les lois ».
Ces dernières sont peut-être - il serait
hasardeux de l'affirmer - également a l'origine d'une nouvelle
perception de l'enfant. Au fil des décennies on lui porte de plus en
plus d'attentions et on le considère comme un être à part.
Pour preuve au début du siècle la sortie de l'enfance se fait
autour de six ou sept ans, celle-ci étant repoussée à
douze ou treize cent ans plus tard1046.
Quel héritage cette époque nous a-t-elle
légué ? Celui d'un code pénal très
sévère vis-à-vis des agresseurs d'enfants, les textes
repoussant continuellement les limites de la répression. L'enfant est
bien mieux protégé et pas seulement dans l'optique pénale.
Peutêtre sa parole est-elle trop bien considérée
d'ailleurs, mais ceci est un autre problème et un autre débat.
D'un point de vue plus général, ce portrait du
XIXème siècle finissant laisse l'impression d'un
décalage flagrant du point de vue des mentalités, qu'il serait
facile de critiquer. Nous espérons ne pas en avoir donné
l'impression tout au long de ce texte.
1044 SOHN (1996), p. 38.
1045 Frédéric CHAUVAUD, Les passions
villageoises au XIXème siècle. Les émotions
rurales dans les pays de Beauce, du Hurepois et du Mantois, Paris,
Publisud, 1995, p. 82. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p.
121.
1046 FREDJ (2009), p. 35. A compter des années 1850 on
voit naître le concept de (( premier âge », et à la fin
du siècle la catégorie de l'adolescence fait son apparition.
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