1.4. Remarques sur la carrière
Pour terminer cette analyse des résultats, il nous
semble intéressant de revenir sur les carrières des enfants. Nous
pouvons en effet en tirer quelques remarques spécifiques à notre
enquête, par rapport au départ dans la rue, à la sortie, et
quelques propos concernant les étapes intermédiaires. Pour
certaines, ces remarques ne sont qu'embryonnaires et il serait
intéressant de les développer plus en détails, par exemple
à l'occasion de recherches futures.
Nous l'avons dit dans un premier temps, lors du commentaire
sur les résultats obtenus, l'arrivée dans la rue, pour ces
enfants, est immédiate. Cela ne veut pas dire que l'enfant n'a pas
connaissance du milieu de la rue. D'après les propos recueillis,
certains connaissent plus ou moins bien d'autres enfants en situation de rue,
mais n'ont jamais fugué de chez eux. L'arrivée forcée,
c'est à dire que l'on a mis l'enfant en situation de rue ; il n'y est
donc pas allé de lui-même. C'est le cas de tous les talibés
mendiants qui ont été confiés à un daara, ou
à d'autres personnes en situation de rue, comme les Baay Fall. Nous
considérons donc qu'un enfant qui fugue un daara, dans lequel il
était talibé mendiant, marque une évolution de sa
carrière dans la rue. Le début de sa carrière dans la rue
a pris effet au moment de son arrivée dans le daara, en situation de
talibé mendiant. La fuite du daara constitue donc un changement de
situation, mais la rue reste, de manière différente,
prédominante chez l'enfant. Cette régularité peut
être mis en perspective avec le fait que toutes les sorties de la rue,
dans les histoires que nous avons écoutées, sont des sorties de
type active (voir les types de sorties page 16). En effet beaucoup de ces
enfants disposent d'un projet (ou à défaut d'une intention, plus
ou moins bien définie) d'après-rue dès le début de
leur carrière. Cet élément nous semble être le socle
fondamental sur lequel va se construire, aux côtés d'autres
facteurs (la sociabilité, les repères identitaires,
etc114), le cheminement vers la fin de la carrière. Ces
sorties actives, marquées par la faible appropriation symbolique de la
rue, sont peut-être la trace d'une socialisation familiale restée
prédominante chez ces enfants. En effet, les arrivées
immédiates ne permettent pas une socialisation de la rue avancée
avant le départ. Cela implique que le bilan famille-rue que l'enfant
peut dresser au moment de son départ - si bilan il y a - ne se fait
qu'en grande partie sous l'influence de la socialisation familiale. C'est
également un des éléments qui influence le fait que ces
enfants se tournent rapidement vers une recherche de sortie de la rue.
114Voir le système des facteurs d'influences de la
carrière page 16.
Nous l'avons déjà soulevé plus haut, la
sortie de la rue de Tarik nous pose question. Nous l'avons à la fois
classée comme étant une sortie active et une sortie par
épuisement des ressources. D'abord, la sortie est active car c'est un
réel projet d'après-rue qui germe chez Tarik lorsqu'il est encore
au daara. Ce projet prend forme progressivement, influencé notamment par
les rencontres et les apprentissages qu'il peut faire à
l'extérieur de son école coranique. C'est enfin en prenant appui
sur un de ses contacts qu'il va quitter le daara et devenir indépendant
(avec un travail, un logement, etc). C'est en ce sens que sa sortie est une
sortie active, mais elle l'est dans une situation particulière. En
effet, comme il le dit lors de l'entretien, tous les talibés sont
amenés à quitter un jour ou l'autre le daara.
... il y a un âge limite, si tu as bien appris le
Coran, si tu es âgé. Parce qu il y a des daaras où il n'y a
pas d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer
de contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille.
Au bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te
laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout,
si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui
ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et
bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le
Coran.
- Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux
partir tout seul ? - Oui, si tu veux tu peux partir.
- Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va
venir te chercher...
- Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous
on a eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien
appris. Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On
était très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on
comprenait tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis,
où c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait
confiance, il savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à
présent c'est pas assez... ». Bon nous on a décidé de
partir jeune, mais y'en a qui sont restés. Après, moi j'ai eu
d'autres idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de
partir quoi.
La fin de la présence au daara peut donc se faire
à l'issue de l'apprentissage, lorsque le marabout décide que
celui- ci est arrivé à son terme, et non par le départ sur
la seule décision du talibé. La situation de Tarik est donc
ambiguë car à la fois il est porteur d'un projet de sortie, et
à la fois, ce projet ne se met réellement en place qu'à
partir du moment où sont marabout lui a donné l'autorisation de
quitter le daara, car il a terminé son apprentissage. La manière
dont Tarik a quitté son daara n'est pas complètement claire dans
ses propos, mais la question mérite d'être posée pour le
cas plus global des talibés mendiants quittant leur condition. Sont-ils
dans un cas de sortie active ou de sortie par épuisement des ressources
(c'est à dire, dans leurs cas particuliers, parce qu'ils sont
arrivés à la fin d'un apprentissage qui déterminait une
présence dans la rue) ? Cette question
nécessite une analyse détaillée du
fonctionnement des daaras, qui, comme nous l'avons vu
précédemment (voir page 30), constituent une catégorie
très hétérogène, et des cursus d'apprentissages qui
y sont mis en oeuvre afin de replacer ces sorties du daara dans leurs
contextes.
La carrière de l'enfant évolue en passant d'une
étape à une autre. Nous remarquons que ce sont souvent des
événements importants aux yeux de l'enfant qui sont en jeu lors
d'une évolution de la carrière. Ils marquent donc un avant et un
après dans le parcours de l'enfant en situation de rue. Citons quelques
exemple, comme celui de Cheikh, dont le départ de Touba est
marqué par proximité du grand Magal et qui va alors quitter la
ville vers Saint-Louis, de peur d'y croiser sa famille. Ahmed, dont
l'arrivée dans la rue est dûe à l'apparition et au
comportement de son père. Sa sortie de la rue a pour origine le
départ de son ami, qui était alors sa principale attache au
village. Le départ de Tarik de son daara s'est construit
progressivement, mais il semble que ce soit à la suite d'une maladie
qu'il a finalement mis fin à sa carrière.
Notre recherche se concentrait plus particulièrement
sur le passage particulier de la rue à l'aprèsrue : la fin de la
carrière. Nous nous sommes donc penchés sur les étapes
comme, la rue refusée et la sortie de la rue. Nous manquons cependant
d'information quant aux étapes précédentes, et
particulièrement la rue observée/ludique et la rue
assumée. Si ces éléments transparaissent dans les parcours
des enfants, il nous a été difficile de les mesurer
clairement.
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