Introduction
Lorsque l'on aborde la réflexion éthique en
médecine néonatale, on pense généralement aux
dilemmes suscités par les situations les plus cruciales : Interventions
aux limites de la viabilité, décision d'abstention ou
d'arrêt de soin. Dans la pratique quotidienne de cette discipline, on
constate qu'elle n'est pas confinée à cela mais qu'elle est une
réflexion de tous les instants. Elle impose un questionnement sur les
devoirs à l'égard des patients, la cohésion et la
cohérence des équipes, le souci de concilier les contraintes
socioculturelles et médicales.
Nous avons voulu par ce travail décrire notre
expérience de la confrontation de notre savoir médical avec un
milieu socioculturel qui nous était en partie inconnu.
Nous décrirons pour cela le cheminement qui nous a
amené à partir d'un groupe de réflexion au sein du service
de réanimation néonatale du CHU de Pointe à Pitre,
à créer une association dont la finalité est de structurer
notre démarche, la faire partager par tous les soignants et s'enrichir
de compétences et de points de vue extérieurs au monde
médical. De ces discussions et des échanges de nos
expériences est apparue la spécificité de l'environnement
socioculturel Guadeloupéen.
Nous rapportons également les résultats de deux
études réalisées par questionnaire aux parents et aux
soignants
permettant de mieux comprendre la place des croyances et des
rites dans la pratique médicale.
Après une présentation de la Guadeloupe dans son
contexte historique géographique et socioculturel, nous avons par ce
travail, voulu faire le point sur l'importance de l'éthique en
médecine néonatale et répondre à 3 questions :
> Quelle est l'importance des rites et des croyances
chez les parents Guadeloupéens confrontés
à une pathologie grave à la naissance de leur enfant ?
> Y a-t-il une opposition entre la médecine
officielle et les interprétations ou soins prodigués faisant
appel à la culture traditionnelle ?
> Comment gérer les situations où
manifestement l'attitude parentale peut gêner la prise en charge
médicale classique ?
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Anthropologie médicale
Fondée sur l'observation des comportements humains,
l'anthropologie révèle en effet une grande variété
dans la manière dont les hommes, d'une société à
l'autre, et même au sein d'une même société, se
représente la maladie.
Le principal apport de l'anthropologie n'est pas d'accumuler
des connaissances sur les autres mais plus, d'adopter une attitude de
distanciation par rapport à son propre environnement culturel.
Avec l'expérience, les soignants acquièrent un
savoir relationnel précieux bénéfique aux patients. Je
donnerai pour exemple, l'attitude que l'on peut avoir vis-à-vis des
situations de pathologies graves potentiellement mortelles. Quelles sont les
attitudes à adopter ? Quels sont les mots à ne pas dire car
certains peuvent avoir un impact important qui perdure à très
long terme, des attitudes vis-à-vis du toucher et de l'odorat par
exemple peuvent choquer les patients. Les parents qui nous présentent
leur enfant et à qui on passe la main sur la tête peuvent mal
percevoir ce geste interprété comme la tentative de lui prendre
son intelligence. De même certains pensent que couper les cheveux de leur
enfant, ce qui peut arriver lors du soin pour poser une voie veineuse sur le
cuir chevelu, risque de le rendre idiot.
Autre exemple, on devra éviter d'accueillir des parents
avec un « bonjour ! » alors que leur enfant vient de
décéder.
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Les ethnologues de l'aire caraïbe témoignent de
modèles de salutations dont la forme est directement liée
à la peur de la sorcellerie ; Jean Benoist (1)dans « L'archipel
inachevé 1972 » dira qu'à Sainte-Rose, une commune de
Basse Terre, « un adulte qui voudra complimenter une mère sur
la beauté ou l'intelligence de son enfant devra éviter d'exprimer
directement sa pensée, dira plutôt son contraire, afin
d'écarter la possibilité qu'un esprit jaloux, se saisissant de la
parole prononcée, attire la malchance sur l'enfant et afin qu'il ne soit
pas suspect lui-même d'hostilité déguisée.
»
Ce savoir est à revaloriser car une mauvaise attitude
peut finir par devenir préjudiciable à la relation,
soignant-soigné. Cette démarche qui consiste de passer de
l'attitude de jugement par rapport à une croyance ou un rite à
l'observation et l'écoute est difficile à acquérir. Elle
est surtout déstabilisante pour le soignant car elle remet en cause ses
certitudes et sa suprématie. Didier Sicard (2) déclarait à
un colloque intitulé : Pratiques soignantes, éthique et
sociétés : impasses, alternatives et aspects interculturels,
« Le témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion que je lui
propose, remet-il en question ma maîtrise médicale, ou blesse-t-il
mon altruisme ? La réponse n'est pas forcément du
côté de la prise en compte de l'Autre !, elle est plutôt
dans le rejet d'une altérité singulière bousculant mes
certitudes médicales alors qu'elle devrait peut être se situer du
côté de la souffrance
d'une décision de notre Humanité
brisée dans son unité indistincte. »
Cette difficulté est encore accentuée chez les
infirmières de part leur proximité des malades et de leurs
conditions de travail notamment dans les situations où le pronostic est
très défavorable et que le décès ne survient pas
rapidement. Si la cohésion de l'équipe n'est pas assurée
et que l'information ne circule pas correctement entre ses membres, certains
soignants peuvent ne pas comprendre la finalité des soins assurés
alors que le pronostic vital a été jugé comme compromis.
Ils ne peuvent parfois pas comprendre certains parents qui, malgré les
informations médicales données, se mettent à faire part de
croyances et de la mise en place de rites qui paraissent dérisoires.
Mais il faut distinguer le savoir et la croyance. Cette dernière est
nécessaire pour adhérer à la connaissance.
Pour Jean-Noël Dumont, philosophe, « la croyance
est toujours la rencontre d'une liberté et d'un abandon, c'est se mettre
en gage donc s'engager et ouvrir un espace de confiance sans soupçon ni
crainte. »
Nous avions eu à maintes reprises dans le service, le
sentiment que les soignants non seulement infirmières mais aussi
médecins avaient le souhait de hâter certaines décisions
médicales en raison de lésions neurologiques graves. Quand on
essaye de savoir la raison on retrouve comme réponse, la hantise de la
souffrance des parents,
l'idée de l'inutilité des soins apportés
et la peur que les parents s'attachent à leur enfant et qu'ils se
mettent à espérer une guérison.
Les parents ont dans ses situations, bien compris la
gravité de la pathologie mais ils mettent en place des mécanismes
pour surmonter cette souffrance. Ils parlent de destin et de volonté
divine, ils font appel à leur foi et à leur famille. Tant que la
décision d'arrêt de soin n'est pas décidée par les
soignants et n'a pas été envisagé avec les parents, ils
peuvent faire appel à diverses croyances pour expliquer et mettre en
place des traitements issus de la tradition.
Pour les soignants, ils se doivent d'écouter et
d'observer les patients et leurs représentants mais également
s'interroger sur le bien fondé de leurs propres modèles et
habitudes professionnelles. Ils ne doivent pas considérer comme
marginaux tous les aspects symboliques qui accompagnent le soin tant du
côté du soignant que du soigné.
Nous décrirons une partie de ces croyances et rites en
Guadeloupe.
Concepts de représentation et de causes de la
maladie
Dans chaque société humaine il existe une
conception du corps et des perturbations qui peuvent l'atteindre. La maladie
est le résultat d'une action qui peut être extérieure,
naturelle voire surnaturelle. Il en découlera un schéma
thérapeutique que nous aborderons dans le paragraphe suivant.
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Nous allons tout d'abord décrire de façon
schématique cette conception en Guadeloupe en donnant quelques exemples.
Il existe en Guadeloupe, une conception humorale du corps reposant sur le
principe de la circulation des fluides et sur celui de classification des
éléments de l'univers selon la qualité chaud ou froid.
S'y ajoute une vision mécaniste du corps. La
cohésion interne du corps pouvant être ébranlée par
le déplacement d'un ou de plusieurs éléments de
l'organisme. Ceci peut survenir à la suite d'un choc ou d'un effort
physique.
Le « bouket » (boule de chair ou os situé au
niveau du plexus solaire à l'extrémité du sternum) peut
tomber ou s'enfoncer provoquant l'ouverture de « l'estonmak » (partie
pectorale comprenant le coeur et les poumons) et parfois l'écartement
des côtes et engendrant une maladie appelée « Blès
»).
Le corps est également soumis aux influences du monde
surnaturel. Là interviennent les tensions sociales et on retrouve la
jalousie déclenchée par une réussite sociale. L'individu
jaloux fait appel au voyant « gadédzafé » qui envoie
une maladie à l'individu jalousé (3)
On observe alors que, en plus des causes données par le
médecin (hypertension artérielle, intoxications, infection,
anomalies génétiques etc.) expliquant la survenue de la
pathologie, se glissent des théories étiologiques telles la
mauvaise relation avec son entourage, des causes religieuses (destin,
volonté ou punition divine, la
malédiction transgénérationnelle etc.)
mais également le « quimbois », la jalousie etc.
La maladie apparaît tantôt comme une agression
exogène, tantôt comme une punition. Dans cette perspective, la
santé devient alors un sujet d'interprétation morale et
religieuse (4).
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