L'enquête des juridictions pénales internationales.( Télécharger le fichier original )par José Tasoki Manzele Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Docteur en droit 2011 |
Paragraphe II. La neutralisation des enquêtes du Procureur de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité : les enjeux de l'article 16 du Statut de Rome.
L'article 16 du Statut de Rome est libellé de la manière suivante : « Aucune enquête ni aucune poursuite ne peuvent être engagées ni menées en vertu du présent Statut pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait une demande en ce sens à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies ; la demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes conditions ». Les signes des enjeux.- La disposition de l'article 16 du Statut de Rome est consacrée au « sursis à enquêter ou à poursuivre ». Il se trouve que le législateur du Statut de Rome n'a pas trouvé d'utilité ou d'opportunité de la ranger dans le chapitre V qui porte sur l'enquête et les poursuites. L'article 16 loge étonnamment dans le deuxième chapitre du Statut de Rome, rubrique qui se rapporte à la question de compétence, de recevabilité et du droit applicable. La distance qui sépare les deux rubriques (chapitre II et chapitre V)802(*) est telle que l'on peut conclure que le législateur de Rome a agi de manière délibérée en insérant l'article 16 dans le chapitre consacré à la compétence, à la recevabilité et au droit applicable. Pourtant, il n'existe en effet aucun rapport direct entre la question posée dans l'article 16 et le chapitre dans lequel cette disposition est abritée. Seulement, il nous revient que la disposition de l'article 16, pour le moins en position litigieuse, est précédée de l'article 15 qui donne pouvoir au Procureur d'ouvrir une enquête de sa propre initiative au vu de renseignements en sa possession et dont il vérifie par ailleurs le sérieux. Aux termes de cette dernière disposition, c'est-à-dire l'article 15 du Statut de Rome, la décision du Procureur est avalisée par la Chambre préliminaire dont l'ordonnance d'autorisation provisoire intervient en amont de l'examen sur la compétence et la recevabilité de l'affaire803(*). L'on comprend donc qu'au travers de ces deux dispositions, le législateur de Rome a entendu soumettre toutes les initiatives du Procureur aussi bien au contrôle du juge (la Chambre préliminaire)804(*) qu'à celui du Conseil de sécurité805(*), qui peut chaque fois intervenir tôt -pendant l'examen préliminaire sur la compétence et la recevabilité-, pour étouffer dans l'oeuf (ab ovo) les initiatives du Procureur. Ces deux remparts de taille806(*) traduisent en effet l'idée originelle qui a prévalu pendant les travaux préparatoires de Rome : la méfiance à l'égard d'un Procureur auquel sont accordés des pouvoirs discrétionnaires et exorbitants807(*). Nouvelle dans la sphère judiciaire internationale, la disposition de l'article 16 présente une situation radicale. En reconnaissant au Conseil de sécurité un rôle prédominant en raison du but du maintien de la paix et de la sécurité internationales808(*), l'article 16 lui confère le pouvoir de bloquer pendant une année, avec possibilité de renouvellement, les enquêtes ou les poursuites du Procureur. Cette disposition présente un contenu dont l'application est soumise à l'observance de quelques conditions cumulatives (A), que le Conseil de sécurité n'a pas suivies dans ses deux précédents historiques (B). A. Les conditions d'application de l'article 16 du Statut de Rome Il ressort de l'intelligence de la disposition de l'article 16 que le Conseil de sécurité ne peut solliciter de la Cour pénale internationale le sursis à enquêter ou à poursuivre que lorsque les conditions suivantes sont réunies : L'existence préalable d'une activité d'enquête ou de poursuite.- Considéré comme une suite logique de l'article 15 du Statut de Rome, l'article 16 ne peut s'appliquer que lorsqu'il est démontré que le Procureur a décidé d'ouvrir une enquête et qu'il l'a déjà effectivement entamée. En d'autres termes, l'intervention du Conseil de sécurité ne peut sortir du néant. La requête en vue du sursis provient du Conseil de sécurité lui-même.- Il s'agit d'une demande formulée par le Conseil de sécurité par voie de résolution, qu'il adresse par ailleurs à la Cour pénale internationale. La motivation de la résolution du Conseil de sécurité.- La requête du Conseil de sécurité doit être suffisamment motivée sur fond du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Il appartient en effet au Conseil de sécurité seul de procéder à la constatation d'une menace à la paix et à la sécurité internationales809(*), en démontrant dans sa résolution que la continuation par le Procureur de l'enquête ou de poursuites menacerait ou risquerait de menacer la paix et la sécurité internationales.
B. Le Conseil de sécurité n'a pas observé dans ses précédents historiques les conditions de l'article 16 du Statut de Rome La prime à la capacité de nuisance.- Dix jours seulement après l'entrée en vigueur du Statut de Rome, alors que la Cour pénale internationale n'a pas encore commencé ses activités judiciaires, le Conseil de sécurité vote une résolution810(*) qu'il adresse à la Cour pénale internationale en ces termes : « (...) Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, demande, conformément à l'article 16 du Statut de Rome, que, s'il survenait une affaire concernant des responsables ou des personnels en activité ou d'anciens responsables ou personnels d'un État contributeur qui n'est pas partie au Statut de Rome à raison d'actes ou d'omissions liés à des opérations établies ou autorisées par l'Organisation des Nations Unies, la Cour pénale internationale, pendant une période de 12 mois commençant le 1er juillet 2002, n'engage ni ne mène aucune enquête ou aucune poursuite, sauf si le Conseil de sécurité en décide autrement (...) ». Tout en demandant aux Etats Membres des Nations Unies de ne prendre aucune mesure qui soit contraire à sa résolution 1422, le Conseil de sécurité exprime son intention de renouveler, dans les mêmes conditions, aussi longtemps que cela sera nécessaire, la demande de sursis à enquêter ou à poursuivre qu'il vient de formuler. Cette promesse fut réalisée douze mois après dans la résolution 1487 (2003) du 12 juin 2003, laquelle a repris mot pour mot celle de 2002. C'est que deux ans durant, à partir du néant et sans justification aucune, le Conseil de sécurité a tenu en état la Cour pénale internationale. Il a interdit au Procureur d'enquêter ou de poursuivre si jamais il survenait une affaire concernant des responsables ou des personnels en activité ou d'anciens responsables ou personnels d'un Etat contributeur qui n'est pas Partie au Statut de Rome à raison d'actes ou d'omissions liés à des opérations établies ou autorisées par l'Organisation des Nations Unies. Initiées par les Etats-Unis d'Amérique, les résolutions 1422 et 1487 ont eu pour vocation d'accorder aux contingents américains en opérations militaires des Nations Unies une prime à la capacité de nuisance. Forcément, les Etats se trouvant dans la même situation que les Etats-Unis d'Amérique devraient tirer profit de ces résolutions811(*). Des précédents historiques fâcheux.- Eu égard aux conditions précédemment exposées, il nous revient de constater que le Conseil de sécurité a recouru à l'article 16 du Statut de Rome sans qu'à la base le Procureur n'ait engagé ou mené ni enquête ni poursuites à l'égard de contingents militaires américains ou autres812(*). C'est dire combien l'émotion a prévalu dans la votation par le Conseil de sécurité des résolutions 1422 et 1487, qui n'ont pas été épargnées de critiques813(*) et qui constituent aujourd'hui des précédents historiques fâcheux et regrettables814(*). Depuis lors, le Conseil de sécurité n'a plus recouru à la disposition de l'article 16 du Statut de Rome815(*). Cette accalmie n'est pas en elle-même suffisante pour rassurer les défenseurs d'une justice équitable, juste et indépendante, car la disposition de l'article 16 comporte en elle-même le germe de ses propres critiques. L'article 16 s'est en effet « (...) avéré surtout un espace ouvert à des manipulations politiques de toute sorte à des fins d'intérêts particuliers (...) »816(*). Solution proposée : « Kompetenz-Kompetenz ».- S'il est admis que le Conseil de sécurité peut formuler une demande de sursis, il doit être entendu qu'il appartient à la Cour pénale internationale de donner suite à une telle requête, et non faire de la demande du Conseil de sécurité une requête qui se transforme automatiquement en injonction ou en directive. Ceci revient à dire qu'il y aurait lieu de reconnaître à la Cour pénale internationale « la compétence de la compétence »817(*), c'est-à-dire la possibilité de contrôler la légalité de la demande de sursis formulée par le Conseil de sécurité818(*). Dans ce cas, la Cour pénale internationale s'emploiera à vérifier si les conditions posées par l'article 16 sont réunies avant de surseoir à statuer. Plutôt que de laisser la Cour pénale internationale subir la décision du Conseil de sécurité, cette proposition a l'avantage de lui permettre d'avoir en dernier la parole dans l'application de la procédure de l'article 16 du Statut de Rome. Le sursis à enquêter devant les juridictions ad hoc.- Une hypothèse d'école ? Par ailleurs et parallèlement à la procédure de l'article 16 du Statut de Rome, l'on est en droit de se poser la question de savoir si, d'hypothèse, le Conseil de sécurité des Nations Unies peut agir de la sorte en ce qui concerne les juridictions ad hoc. En d'autres termes, peut-on imaginer une disposition similaire à l'article 16 du Statut de Rome dans le domaine des juridictions ad hoc ? Si, a priori et telle que posée, la question relève d'hypothèse d'école, elle ne présenterait aucune pertinence ni d'intérêt sur le plan scientifique. Néanmoins, elle ne manquerait pas de chatouiller, tant et si bien qu'entant qu'organe subsidiaire des Nations Unies, une juridiction ad hoc est créée par le Conseil de sécurité dont elle relève. Le Conseil de sécurité peut vraisemblablement modifier son mandat et sa composition, lui donner des directives d'ensemble, recevoir ses rapports et accepter ou rejeter ses recommandations819(*). A partir de cette considération, l'on imaginerait une certaine aptitude dans le chef du Conseil de sécurité à ordonner un sursis à enquêter ou à poursuivre. Cependant, un doute demeure toujours quant à la motivation d'une telle décision par rapport au Statut et au Règlement de procédure de preuve. Ces instruments juridiques n'ont prévu aucune disposition susceptible de légitimer la décision du Conseil de sécurité. * 802 Entre les deux chapitres s'intercalent 31 dispositions, dont 12 consacrées aux principes généraux du droit pénal (chapitre III) et 19 à la composition et à l'administration de la Cour (chapitre IV). * 803 Voir infra, 2ème partie, titre I, chapitre II, section II, §1. * 804 Art. 15, §§ 3-5, Statut de Rome. * 805 KOLB Robert, « Droit institutionnel : les juridictions compétentes pour les poursuites pénales », KOLB Robert (dir.), op. cit., p. 254. Pour cet auteur, le but de l'article 16 du statut de Rome est d'assurer que l'action de la Cour pénale internationale n'échappera pas complètement au contrôle des Cinq Puissances dotées du droit de veto au sein du Conseil de sécurité. * 806 L'un est judiciaire (le juge) et l'autre est politique (le Conseil de sécurité). * 807 COTE Luc, op. cit., p. 134. * 808 PORCHIA Ornella, « Les relations entre la Cour pénale internationale et l'Organisation des Nations Unies », CHIAVARO Mario (dir.), op.cit., p. 121.
* 809 CONDORELLI Luigi et VILLALPANDA Santiago, op. cit., p. 230 ; DAILLIER Patrick, FORTEAU Mathias et PELLET Alain, op. cit., p. 1099. * 810 Résolution 1422(2002), 12 juillet 2002, Doc. N.U. S/RES/1422 (2002). * 811 Il s'agit d'autres Etats contributeurs non parties au Statut de Rome mais aussi d'Etats parties au Statut de Rome dont les ressortissants seraient placés sous le commandement d'un Etat contributeur qui n'est pas partie au Statut de Rome. Lire dans ce sens COULEE Frédérique, « Sur un Etat tiers bien peu discret : les Etats-Unis confrontés au statut de la Cour pénale internationale », Annuaire Français de Droit international, XLIX, 2003, pp. 53-54. * 812 COULEE Frédérique, « Sur un Etat tiers bien peu discret : les Etats-Unis confrontés au statut de la Cour pénale internationale », Annuaire Français de Droit international, op. cit., p. 55 ; ASCENSIO Hervé et MAISON Rafaëlle, « L'activité des juridictions pénales internationales (2003-2004) », Annuaire Français de Droit International, L-2004, p. 429 : « (...) Là où la neutralisation de la compétence de la Cour réalisée par la résolution 1422 apparaît cependant contestable, c'est en raison de sa relative généralité et de l'inversion du principe et de l'exception qu'elle opère pour un ensemble de situations abstraitement défini (...) ».
* 813 Lettre du Secrétaire général des Nations Unies adressées à Colin POWELL le 3 juillet 2002 : « The United States has put forward a proposal invoking the procedure laid down in Article 16 of the Rome Statute of the ICC. This provision means that the Security Council can intervene to prevent the Prosecutor of the ICC to proceed with a particular case. The article, which is meant for a completely different situation, is now proposed to be used by the Security Council for a blanket resolution, preventing the Prosecutor from pursuing cases against personnel in peacekeeping missions (...)»; Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Résolution 1336 (2003) [1] menaces qui pèsent sur la Cour pénale internationale, 23 juin 2003, §7; Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme du Conseil économique et social des Nations Unies, Résolution 2002/4, 13 août 2002: «(...) Déplore vivement l'immunité de principe accordée en vertu de la résolution 1422 (2002) du 12 juillet 2002 du Conseil de sécurité aux ressortissants d'Etats parties ou non au statut qui participent à des opérations décidées ou autorisées par le Conseil de sécurité en vue de maintenir ou de rétablir la paix et la sécurité internationales (...) » ; Parlement européen, Résolution (2002)0449, 26 septembre 2002. Lire avec intérêt FERNANDEZ Julian, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l'égard de la Cour pénale internationale, Paris, Pedone, 2010, pp. 464 et s.
* 814 CONDORELLI Luigi et VILLALPANDO Santiago, op.cit., p. 232. Ces deux auteurs s'expriment en ces termes : « (...) De très sérieux doutes surgissent quant à la conformité de ces résolutions avec le statut et la Charte (...) Le fait est que lesdites résolutions impliquent clairement une interprétation exorbitante de l'article 16, permettant au politique d'empiéter sur le judiciaire dans une mesure allant bien au-delà de ce qui serait conforme à la ratio de cette disposition (...) En effet, contrairement aux conditions imposées par le Chapitre VII de la Charte, le Conseil n'y a pas du tout fait valoir que la mesure adoptée (le sursis à enquêter ou à poursuivre pour la Cour) répondait aux intérêts relatifs au maintien de la paix et de la sécurité internationales dans une situation précisément identifiée (...) ».
* 815 FERNANDEZ Julian, op. cit., pp. 466 et 471. L'auteur relève que les révélations des graves violations contre le droit humanitaire qui auraient été commises dans le camp d'Abu Ghraïb par des ressortissants américains ont eu un retentissement tel que les Etats-Unis ne pouvaient plus faire adopter une protection que les autres membres du Conseil de sécurité n'étaient plus en mesure d'accepter. Le symbole était trop fort pour que la pression américaine triomphe des resisitances des membres du Conseil. Il s'agit là d'un motif de plus, qui a ajouté aux multiples critiques adressées aux deux résolutions du Conseil de sécurité (voir ci-dessus, p. 189, notes 810 et 811).
* 816 KOLB Robert, « Droit institutionnel : les juridictions compétentes pour les poursuites pénales », KOLB Robert (dir.), op. cit., p. 255. * 817 CONDORELLI Luigi et VILLALPANDO Santiago, «Referral and Deferral by the Security Council», CASSESE Antonio, GAETA Paola, JONES John R.W.D. (eds.), op. cit., pp. 640 et s. * 818 L'article 19, §1 reconnaît à la Cour le pouvoir de s'assurer qu'elle est compétente pour connaître de toute affaire portée devant elle. * 819 REUTER Paul, « Les organes subsidiaires des organisations internationales », Hommage d'une génération de juristes au Président BASDEVANT, Paris, Pedone, 1958, p. 228 ; COT Jean-Pierre et PELLET Alain (dir.), op. cit., p. 584. |
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