C - Relations entre islam confrérique et pouvoir
politique : assiste-t-on à l'émergence d'une confrérie
d'Etat et quelles pourraient en étre les conséquences pour la
stabilité du pays ?
La population du Sénégal est composée
à 94% de musulmans répartis essentiellement dans quatre grandes
confréries : 15 % d'adeptes de la khadriyya, 36 % de disciples
de la Mouridiyya, 54 % appartiennent à la confrérie
Tidjaniyya. Il existe d'autres confréries moins influentes
comme la Layéniyya, les moustarshidinn. Environ 5% des
sénégalais sont chrétiens (principalement des catholiques
mais aussi des protestants, des Témoins de Jéhovah...) et 1%
d'animistes et d'adeptes de religions traditionnelles localisés pour la
plupart au Sud-Est de la région de Tambacounda, et/ou d'athées.
Dans cette configuration, il aurait été aisé de craindre
que les fortes minorités soient victimes de discriminations ou de toutes
autres formes de tracasseries liées à leur appartenance
religieuse. En fait, il n'en n'est rien. Si de telles pratiques ont cours dans
certains pays d'Afrique (Nigéria), au Sénégal ce n'est pas
le cas, loin s'en faut. En effet, dans ce pays les différentes
composantes vivent dans une symbiose quasi parfaite. Pour
preuve, à Joal ville native de l'ancien
président de la République Léopold Sédar Senghor
existe un cimetière, où sont enterrés catholiques et
musulmans.
En outre le dialogue islamo-chrétien n'est pas qu'un
concept vide de sens. Bien au contraire, les représentants des
différentes confessions religieuses se retrouvent souvent pour
échanger sur ce qui les rapproche et discuter de ce qui pourrait
constituer des différences et voir comment les aplanir. Chrétiens
comme musulmans, au Sénégal restent préoccupés par
la préservation de la paix sociale. L'actuel archevêque de Dakar,
le cardinal Théodore Adrien Sarr, a invité le 24 Décembre
dernier tous les acteurs sociaux à la concertation. Il disait : «
Nous invitons tous les acteurs à un dialogue social vrai pour conjuguer
les visions, les efforts et les forces afin de réduire les souffrances
et la pauvreté. Là où la force domine, que nous tentions
la paix du dialogue (...) C'est la seule voie pour apaiser les tensions et
préserver la paix sociale »37.
Par ailleurs, le mariage interreligieux, méme s'il
connaît encore dans certaines localités des réticences, est
très fréquent et participe, à sa façon, à la
construction et à la pérennisation de la paix sociale et de la
stabilité du pays. Il n'est pas rare de voir dans une méme
famille, des frères, soeurs, oncles, tantes et cousins, pratiquer des
religions différentes et vivre en parfaite harmonie.
Mais, quoiqu'on en dise, les confréries religieuses au
Sénégal restent rivales. Qu'elle soit latente ou « sourde
» comme d'aucun le prétendent, la rivalité n'en est pas
moins réelle. En effet, c'est à qui réussira le magal,
le siaara, le gamou, bref le pèlerinage (en wolof) le mieux
organisé, le plus médiatique et qui aura mobilisé le plus
de foules. De même, elles ne se privent pas de faire étalage de
leurs richesses et de leurs prestiges, étant entendu que les guides
religieux ou marabouts sont considérés comme les
dépositaires de l'avoir, du pouvoir et du savoir. Dans les villes
(Dakar, Thiès et Diourbel) qui abritent leurs sièges
-appelée villes saintes- ce sont de
37- Agence de Presse Sénégalaise, Mercredi 24
décembre 2008
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somptueuses mosquées qui y sont construites.
Malgré les particularités qui les distinguent, elles partagent,
en revanche, un ensemble de pratiques cultuelles basées sur le coran et
la suna.
Mais, si les guides religieux, chrétiens comme
musulmans, ont toujours été préoccupés par la
préservation de la paix sociale, qu'est-ce qui explique la recrudescence
de leurs appels à la concorde nationale ces dernières
années ? Pendant les nombreuses années (1960-2000) au cours
desquelles ils ont dirigés le Sénégal, Léopold S.
Senghor et Abdou Diouf ont su se tenir à équidistance des milieux
religieux. Et même si certains marabouts ont, à un moment ou
à un autre, donné des consignes de vote en leur faveur, jamais
ils n'ont lancé autant d'appels à cultiver la paix sociale depuis
2000. Une chose est sure, les relations entre le régime actuel et
certains milieux religieux sont différentes de ce qu'elles
étaient. En effet, dès 2001, le sociologue Malick Ndiaye
écrivait : « ~le nouveau pouvoir est à l'origine d'une
réorganisation religieuse du Sénégal dans le sens de
l'émergence d'une confrérie d'Etat avec ses conséquences
immédiates, notamment l'intolérance confrérique, y compris
dans le domaine politique, par l'exigence proclamée par Ousseynou Fall
qu'il soit mis un terme au principe de l'admission de tous à toutes les
fonctions sans égard aux croyances religieuses »38.
En réalité Abdoulaye Wade se dit fervent
talibé (disciple) mouride. A ce titre, il a fait, à
l'instar de tous les talibés, allégeance à son
marabout. Mais là où cette relation à son guide spirituel
pose problème c'est dans son comportement en tant que chef d'Etat
vis-à-vis de son marabout. Mais depuis son élection Wade fait
fréquemment le voyage vers Touba, et en utilisant les moyens de l'Etat,
ceux-là dont il peut profiter du fait de son statut. Il se rend dans
cette ville non pas seulement en tant que disciple, mais aussi et surtout en
tant que Président de la République du Sénégal.
Président de la République, une institution respectable et
respectée.
38 - les deux composantes de la fracture sociale, dans
Walfadjri du 16 juillet 2001, cité par Almamy Wane dans «
Le Sénégal entre deux naufrages ? Le Joola et
l'alternance »
Dans ce contexte, le fait de se présenter devant le
marabout, et de s'asseoir par terre alors que des fauteuils lui sont
proposés, pose problème. Surtout que le Sénégal
compte plusieurs confréries auxquelles le président Wade ne rend
pas de visite méme à l'occasion de grandes
cérémonies commémoratives de chacune d'elles, que ce soit
à Dakar, à Tambacounda ou dans toute autre région du pays.
Si l'expression et les manifestations de son attachement voire de sa soumission
vis-à-vis de son marabout, peuvent servir ses visées et ses vues
politiques, elles peuvent, en revanche, être lourdes de
conséquences pour la nation. En effet, elle pose les jalons d'un
favoritisme confrérique et donc de l'exclusion de certaines d'entre
elles. En abandonnant ainsi sa posture de vigie de la nation, pour se
vêtir de sa simple tunique de talibé, Wade crée
une nouvelle forme de relations entre pouvoir et guide religieux.
D'ailleurs, l'on peut légitimement se demander si cette
collision entre les politiques et les religieux ne pourrait pas
déboucher sur le désir de ces derniers d'avoir plus d'influence
sur la scène politique, sociale et économique. En fait, forts du
soutien indéfectible du chef de l'Etat et de son souhait
déjà affirmé de vouloir supprimer de la Constitution le
terme de laïcité, les mourides pourraient se prendre à
réver d'une islamisation des institutions sénégalaises.
Une situation qui ne manquera pas de susciter de très fortes
convoitises. Car si, comme c'est le cas à Thiès par exemple, il
est possible que deux mosquées soient construites face à face
à cause de rivalités confrériques (mouride et tidjane)
dans un quartier populaire, il est aisé d'imaginer quelle sera la nature
des conflits et querelles que le contrôle d'une République
islamique ne manqueront pas de susciter. Et, si en plus les minorités
chrétiennes et autres réclament leur appartenance à la
nation et donc au territoire sénégalais, il est certain que les
crispations que cette situation risque d'engendrer pourraient influer
négativement sur la stabilité du pays. En effet, si la
tolérance, la cohabitation et la convivialité ethniques et
religieuses ont forgé le modèle sociopolitique
sénégalais, rien n'indique que la «
ségrégation » confrérique qui prend de plus en plus
d'ampleur ne puisse le remettre durablement en cause.
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En outre, la dégradation croissante des conditions de
vie des masses populaires pourrait être un terreau fertile pour le
développement d'un fondamentalisme islamique. Si le verrou
constitutionnel de la laïcité venait à sauter, l'influence
des marabouts qui, le plus souvent disposent de moyens financiers très
importants, pourrait peut-être trouver un réceptacle très
favorable à un discours qui aurait pour thème le rejet de la
différence religieuse auprès de populations qui leur sont
totalement dévouées. Aussi, la tentative d'inscrire le marabout
de Touba, Serigne Saliou Mbacké, sur les listes de son parti politique
lors des élections locales de 2003 montre clairement jusqu'où est
allée la collusion entre le religieux et le temporel sous le
magistère de Wade et quelle interprétation pourrait en être
faite de la part des disciples de la mouridiyya.
La connivence entre Wade et la confrérie mouride peut
être, si l'on n'y prend garde, source de chaos social pour le
Sénégal. Car, si elle est en soi un calcul politique qui peut lui
être bénéfique, elle peut, en revanche, créer les
prémices d'affrontements entre confréries et peut-être
entre différentes confessions religieuses.
En méme temps que l'on craint l'émergence d'une
confrérie étatique et donc une discrimination entre celles-ci, un
autre foyer de probables tensions susceptibles de constituer une menace pour la
stabilité du pays s'est fait jour. Il s'agit de l'implication des
militaires et paramilitaires dans la compétition politique. Voyons en
quoi elle le serait.
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