A - 2 : La marche des imams de Guédiawaye dans la
banlieue de Dakar
Chronologiquement, les Imams (dignitaire religieux musulman,
qui dans une mosquée dirige les prières) de Guédiawaye
dans la banlieue de Dakar, ont été les premiers à
organiser une marche de protestation contre la vie chère, mais aussi et
surtout contre les factures d'électricité trop
élevées. En fait, confrontée à une pénurie
de combustible pour alimenter ses centrales et partant fournir
régulièrement de l'électricité à tous les
abonnés, la Société nationale d'électricité
(SENELEC), en était réduite à multiplier les coupures et
les délestages. Ce système lui permettait d'alimenter tour
à tour les différentes parties de la ville hormis certaines zones
jugées sensibles comme le palais présidentiel et ses abords. Le
problème à l'origine de cette manifestation c'est qu'en plus
d'une distribution très erratique pour ne pas dire trop rare, la SENELEC
a non seulement augmenté le tarif de l'électricité de 17 %
mais elle a procédé, en plus, à une double facturation qui
consiste à envoyer aux consommateurs deux fois la même facture
pour la même période. A cela s'ajoute le fait que les multiples
coupures d'électricité endommagent les appareils
électroménagers des familles. Pour exprimer leur
exaspération face à cette situation et au mutisme des pouvoirs
publics, des imams ont donc pris, à Guédiawaye dans la banlieue
de Dakar, la tête d'une forte mobilisation. Ils ont été
soutenus par des centaines de personnes qui vivent les mêmes
difficultés. Dans le mémorandum écrit à cet effet,
le collectif des imams et chefs de quartiers estiment qu'en agissant de la
sorte, la SENELEC fait montre d'une « volonté
délibérée et cynique de résorber son déficit
de trésorerie chronique sur le dos des ménages déjà
durement éprouvés par l'effritement implacable, et chaque jour
plus affirmé, de leur pouvoir d'achat »8. Au cours de
cette marche de protestation, les populations
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se sont directement adressées au chef de l'Etat
lui-même par le biais de banderoles et de slogans comme : «
Gorgui (le vieux, surnom donné à Wade) faut pas
déconner sinon on va déconner )), « we are tired help
please )) ou encore « surfacturation des factures : ça suffit
)). Certains manifestants ont tout simplement apporté avec eux des
bougies et des lampes à pétrole pour rappeler qu'à cause
des délestages, ils en étaient réduits à
s'éclairer avec ces moyens qu'ils croyaient appartenir au
passé.
Une marée humaine dont l'effectif n'a été
communiqué ni par la police ni par les organisateurs eux-mêmes, a
ainsi emprunté les principales artères de la ville de
Guédiawaye pour se retrouver à la préfecture où les
dirigeants de la manifestation (imams et chefs de quartiers) ont
été reçu par les autorités. Ils en ont
profité pour exiger le « remboursement par la SENELEC des sommes
indûment perçues depuis le 1er août 2008, la fourniture
permanente de l'électricité sur toute l'étendue du
territoire national et la fin des délestages, le dédommagement
conséquent et diligent des ménages victimes de
détériorations d'appareils ménagers et autres )). Ils ont
également lancé un appel en direction des pouvoirs publics pour
qu'ils prétent une attention particulière « sur la gestion
de ce dossier très sensible qui peut être une source potentielle
de troubles à l'ordre public ))9. Invité à
cette manifestation Momar Ndao dira : « Cette marche est un message
d'alerte très fort lancé aux autorités, nous leur
demandons de se réveiller. Sinon le réveil des populations peut
faire mal ))10.
A propos de cette marche, un quotidien
sénégalais (Sud Quotidien) titrait à sa Une le
lendemain « Sénégal-Marche des populations de
Guédiawaye contre la vie chère : Une marée humaine
assoiffée de révolte )). Que les populations aient
été sur le point de déclencher une révolte est
8 - Astou Winnie BEYE dans Le Qotidien du 11
décembre 2008
9 - Idem
10 - Idem
difficile à dire. Toujours est-il qu'elles ont
affirmé qu'elles ne paieraient les factures du mois d'octobre que si
la SENELEC revenait à un mode de facturation normal, le ministre de
l'Energie, Samuel Sarr ayant reconnu lui-
même que sur un total de 720 000 factures, 159 000 soit
environ 22 % comportaient des anomalies.
Sources : Pressafrik et Le Matin Vendredi 19
Décembre 2008 photos de la marche des imams à Guédiawaye
dans la région de Dakar
Cette marche dirigée par des imams a, bien entendu,
suscité beaucoup de commentaires. Certains estimaient que les imams
étant des consommateurs comme toutes les autres composantes de la
population, avaient, eux aussi, le droit d'exprimer leur mécontentement
par des moyens pacifiques. D'autres par contre - plus à cheval sur les
dogmes religieux ? - estimaient qu'en tant que guide religieux, l'imam ne
devait pas s'immiscer, de cette façon, dans le débat social. Qui
a tort, qui a raison ? Je ne saurai sans doute pas trancher ce débat,
mais les manifestant ont sans doute pensé qu'ils avaient raison.
Toujours est-il que des imams ont dirigé une marche de protestation et
ce fait est, en soi, un événement inédit au
Sénégal. Le fait que des « vieux » retraités
pour la plupart et de surcroît des guides religieux choisis le plus
souvent pour leur probité morale, leur érudition dans le domaine
de l'islam et l'exemplarité de conduite sociale, aient
décidé de faire fi des risques de répression (qui depuis
2000se sont multipliés) pour organiser et mener une marche de
protestation est pour le moins assez singulier. Et à ce titre, il permet
de mesurer la profondeur du mécontentement social et surtout de montrer
que les imams comptent bien se servir des pouvoirs que leur confèrent
leur position sociale et leurs responsabilités religieuses pour
dénoncer la dégradation des conditions de vie des populations et
peut être en exiger la prise en charge par les autorités
publiques.
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Dans tous les cas, la marche de protestation des imams qui, il
est important de le préciser, a donné lieu à une forte
mobilisation de la population n'a connu aucun débordement, surement
grace à l'appel au calme qu'ils ont lancé, malgré la
présence des forces de l'ordre, pose plusieurs interrogations :
sommes-nous entrain d'assister à la radicalisation de toutes les franges
de la population, même de celles dont personne n'entend qu'elles
expriment leur courroux par des marches de protestation ? Pourquoi cette marche
n'a pas été dispersée par les forces de l'ordre comme
c'est le cas pour beaucoup d'autres ? Faut-il croire que les pouvoirs publics
craignent la réaction des populations s'ils s'en prenaient à ces
notables ? Pourquoi est-ce que se sont des imams de la banlieue et non ceux des
quartiers huppés de Dakar comme le Point E et les Almadies ? Faut-il
croire qu'il y a des entités socio spatiales qui vivent les coupures
d'électricité et la vie chère de manière
différente ? Une chose est sure, c'est que si les habitants des
quartiers riches de Dakar ont les moyens de se payer des groupes
électrogènes pour pallier toute défaillance dans la
distribution de l'électricité, on ne les a pas entendu se
plaindre de quelque surfacturation ou erreur de facturation que se soit. Est-ce
une manifestation de l'approfondissement des inégalités sociales
? En tout état de cause cette réaction des imams face aux
pratiques de la SENELEC, au renchérissement du coût de la vie et
de la baisse du pouvoir d'achat des ménages, montre l'effritement de
certaines valeurs comme le massla (wolof) (propension a toujours
cherché le compromis quelque soit le problème et l'enjeu pour ne
heurter la sensibilité d'aucune des parties concernées),
fondatrices de la stabilité du pays.
Cependant, si les imams ont manifesté leur courroux
dans le calme, ce n'est pas le cas d'autres manifestations comme celle qui
s'est déroulée à Kédougou en décembre 2008.
Voyons ce qu'il en est.
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