Conclusion
Quelque soit la part de réalité, de
représentations voire de surestimation de l'exemplarité et de la
maturité du modèle sociopolitique sénégalais le
postulat qui fait de l'Etat du Sénégal l'exemple de
démocratie en Afrique est de plus en plus contesté. Abraham
Ehemba dit à ce sujet : « On exagère franchement le niveau
de notre démocratie. Nous avons cette propension à nous croire le
nombril de l'Afrique (...) Et pourtant... il suffit de nous débarrasser
un peu des enflures d'un « sénégalo-centrisme » pour
regarder de près nos fragilités économiques, nos
déficits et déficiences démocratiques ; nos anomies
politico-démocratiques sont encore réelles, à certains
endroits, béantes » (Ehemba, 2006). En effet, on peut affirmer au
terme de cette recherche que, depuis 2000 et malgré les apparences et
des représentations très ancrées, les principes de bonne
gouvernance et de transparence dans la gestion des affaires publiques, qui sont
l'apanage de tout Etat démocratique, sont foulés au pied les uns
après les autres au point que la stabilité du pays ne tienne plus
qu'à une étincelle qui mettrait le feu aux poudres. D'autant plus
que si pendant longtemps, les jeunes ont été
considérés comme la seule sinon la principale menace, les foyers
de tensions se sont multipliés ces dernières années. La
personnalisation du pouvoir avec toutes les dérives et les conflits
qu'elle engendre, ainsi que la pauvreté qui, à la faveur de la
récente crise économique va grandissant et concerne des effectifs
de population de plus en plus croissants, constituent aujourd'hui de grandes
menaces sur la stabilité du pays.
Comme nous l'avons signalé, la contestation sociale
n'est plus seulement l'affaire de l'opposition, des élèves, des
étudiants et des syndicats. Le mécontentement social, politique
et économique auquel toutes les franges de la population du
Sénégal sont confrontées a bel et bien engendré de
nouveaux comportements. La détermination avec laquelle les populations,
à la faveur de la crise économique et de ses avatars organisent,
mènent les mouvements de protestation et occupent les rues qui depuis
semblent être leur principal espace d'expression, tranche d'avec ce
qu'elle était avant 2000. Si avant cette échéance
électorale l'opposition par la capacité de mobilisation
de Wade, avec les étudiants, était à
l'origine de presque toutes les violentes manifestations politiques et
sociales, aujourd'hui celles-ci sont le fait de multiples et divers acteurs
sociaux, politiques et même religieux. En effet, même interdites
pour motif de troubles à l'ordre public par les autorités (ce qui
est d'ailleurs de plus en plus souvent le cas), les marches de protestations,
rassemblent des centaines de personnes issues des différents coins des
centres villes prétes à affronter les forces de l'ordre. Et
même si l'attitude des autorités publiques consiste à
chercher à justifier les violences sociales et politiques par
l'intervention de pays étrangers malveillants et/ou de mercenaires
à la solde de l'opposition, de nouveaux acteurs et de nouveaux
territoires se sont joints aux manifestations sociales qu'elles soient
pacifiques ou non. Des zones rurales aux centres urbains, des sphères
laïques aux milieux religieux (imams de Dakar), des jeunes aux vieux, le
mécontentement social va grandissant et les formes de protestation et
d'expression du mal vivre des populations se sont radicalisées. C'est
dans ce sens qu'il faut comprendre les émeutes de Kédougou ancien
département de la région de Tambacounda et la marche de
protestation des imams et chefs de quartiers de la banlieue de Dakar entre
autres. « Président, faut pas déconner sinon on va
déconner » telle était entre autres les mises en garde
adressées au chef de l'Etat dans l'une de ces manifestations.
Si les mises en garde sont adressées directement au
chef de l'Etat, c'est surtout parce que les populations ont le sentiment que
c'est lui qui décide de tout et qui est le plus à même de
trouver des solutions à leurs problèmes. Aussi, à la
faveur de la crise économique et du renchérissement du coût
de la vie qui ont fortement affecté et affaibli le pouvoir d'achat des
populations aggravant du même coup leur pauvreté, celles-ci se
sont tournées vers celui par qui elles espéraient
l'avènement du changement dans tous les domaines. Pour ce faire,
plusieurs programmes ont été mis en oeuvre pour pallier les
insuffisances de l'agriculture, réduire la très forte
dépendance des centres urbains (Dakar en particulier) aux importations
de riz et de blé et enfin, par la promotion de l'emploi des jeunes de la
banlieue dakaroise, de juguler ou tout au moins d'atténuer les effets de
la pauvreté et
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de la paupérisation croissante. Mais pour l'heure, ces
différents programmes posent plus de problèmes qu'ils
prétendent en résoudre. Tandis que les paysans dénoncent
une vague de spoliation de leurs terres suite à ce que la presse nomme
la « boulimie foncière du régime wadien », les jeunes
des autres régions du Sénégal hormis Dakar s'estiment
victimes d'exclusion et de discrimination socio spatiale.
En fait les interrogations que se posent les populations c'est
entre autres : comment l'Etat peut-il prétendre résoudre les
problèmes de l'agriculture et de la dépendance alimentaire sans
les paysans ? Et comment les autorités publiques pensent-elles juguler
le chômage des jeunes en ne ciblant que ceux de la banlieue de Dakar
alors que dans les autres régions, Tambacounda par exemple, du fait de
l'inexistence d'un tissu industriel et de la faiblesse du secteur informel, les
jeunes y sont souvent plus exposés aux problèmes de la
pauvreté ? L'exemple de la violente manifestation de Kédougou qui
avait servi aux jeunes de cette localité de tribune pour interpeller les
autorités publiques sur le chômage endémique qui y
sévit. Aussi, confrontées à une situation de
pauvreté qui s'aggrave de jour en jour et ayant en face d'elles un
régime qui de par les politiques et les programmes qu'il met en oeuvre,
ne semble pas en mesure de faire face à une crise multiforme et à
ces retombées.
Si pendant quelques années l'émigration en
direction de l'Europe et des Etats-Unis d'Amérique a été
pour nombre de nombreux jeunes le seul moyen de s'extirper de la
dégradation de leurs conditions de vie et de l'absence de perspectives
d'avenir, la crise économique mondiale a amené ces pays à
renforcer les mesures pour endiguer les flux migratoires. Ce faisant, les
jeunes sont de plus en plus contraints de rester au pays et de faire face au
chômage, à la pauvreté, aux inégalités
sociales et à la non prise en charge par les pouvoirs publics des
problèmes auxquels la jeunesse est confrontée d'autant que le
secteur informel, malgré sa capacité de création
d'emplois, ne parvient pas à influer positivement sur
l'amélioration de leurs conditions de vie. La recrudescence de la
violence (40 meurtres entre décembre 2008 et mai 2009) dans les grands
centres urbains comme Dakar
est, pour de nombreux observateurs imputables à cet
état de fait. Une situation qui, avec la paupérisation des
campagnes où les systèmes agricoles sont complètement
déstructurés, favorise l'exode rural des jeunes, ne peut que
prendre des proportions de plus en plus inquiétantes.
Du coup le mécontentement social prend de l'ampleur et
de plus en plus de voix s'élèvent pour tirer la sonnette d'alarme
sur les risques de conflits et de troubles sociaux que les frustrations des
populations face à l'incapacité et aux agissements des pouvoirs
publics pourraient engendrer. Alors que certains parlent de nouvelle Casamance
dans les zones où la spoliation foncière se pose avec plus
d'acuité, d'autres n'hésitent tout simplement pas à parler
de risque de guerre civile en comparant la situation du pays à celle de
la Côte d'Ivoire avant la crise qui y sévit depuis plusieurs
années. Si la comparaison peut paraître quelque peu
exagérée, elle laisse entrevoir néanmoins l'ampleur des
conflits de pouvoirs et des inégalités sociales dans les
différentes régions du pays en particulier à Dakar et
à Tambacounda et entre elles.
En effet, entre 2000 et 2009, la majorité
présidentielle a multiplié les actes politiques et les calculs
politiciens qui ont favorisé le clientélisme politique, à
instaurer le népotisme étatique, l'exercice quasi monarchique du
pouvoir, le piétement de l'éthique politique et
démocratique, des luttes de pouvoirs avec les médias
privés et l'opposition et une collusion entre pouvoir et
confrérie religieuse au détriment d'une lutte véritable
contre la pauvreté et ses effets.
La très grande proximité du chef de l'Etat avec
le siège et les responsables de la confrérie mouride, si elle est
politiquement intéressée et « machiavéliquement
exploitée par le PDS »57 a engendré des
frustrations au niveau des autres confréries et confessions religieuses
autant qu'elle accroît les pouvoirs et l'influence de Touba et de son
marabout. Ce dernier use de plus en plus de son influente protection pour
intervenir en faveur de certains hommes politiques que Cissé kane Ndao
appelle des « transhumants
57 : Cissé Kane Ndao Walfadjri du 20 mai 2005
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confrériques » pour l'obtention d'un poste de
responsabilité ou pour sa conservation. Cette immixtion du religieux sur
la scène politique et sur la gestion des affaires publiques
ajoutée à la puissance économique de la mouridiya favorise
l'émergence de voix qui s'élèvent pour réclamer une
plus grande islamisation de la société sénégalaise,
de ses institutions et de ses codes en particulier celui de la famille,
inspiré du modèle français, qui à leur avis,
devrait être plus conforme aux préceptes du coran. Une situation
qui sonne le glas d'une pacifique cohabitation interreligieuse et
inter-confrérique en méme temps qu'elle crée les
fondements d'une défiance dont on ne saurait prévoir la violence
des luttes d'influence et des conflits pour le contrôle du pouvoir d'une
probable République islamique. D'autant que l'extension des
réseaux religieux radicaux qui, par leur prosélytisme, leur
puissance financière et leur forte capacité de mobilisation
semblent chercher à pallier le « déclin de l'Etat comme
acteur central »58 surtout en Afrique subsaharienne.
La collusion entre le religieux et le temporel, la mal
gouvernance, la situation de la démocratie et les difficultés
socio économiques rencontrées par les populations qu'elles soient
de Dakar, de Tambacounda où de toute autre région du
Sénégal sont fortement médiatisées par les organes
de presse privés du fait de l'accaparement des médias publics
dont les programmes (partiaux, partisans et partiels) ont essentiellement pour
objectif de véhiculer une image aussi luisante que possible du chef de
l'Etat et du Sénégal. Mais, en ayant favorisé
l'émergence d'une presse privée qui est moins enclin à se
faire son chantre et qui cherche plutôt à privilégier la
diffusion d'une information « juste » qu'elle soit favorable ou non
aux pouvoirs publics et à son image, le président Wade,
considérant que celle-ci l'avait trahi, a instaurer un climat de fortes
tensions entre les deux entités. En effet, les relations entre les
médias privés et le régime de Wade sont si tendues qu'on
s'est imaginé que ces derniers pourraient, du fait des brimades et de la
violence dont ils sont victimes, bénéficier de la sympathie
58 - Rawane Mbaye cité par Bakary Sambe dans « Cheikh
El Hadji Malick Sy et l'islamisation du Sénégal (partie 2/2)
» novembre 2007
de la population qui par un soulèvement populaire
chercherait à les défendre, ou bien d'une alliance avec des
forces d'une opposition quelque peu radicaliste pour mettre un terme à
toutes ces tracasseries. Le fait est que, autant les populations que
l'opposition ont profité et continuent de profiter du foisonnement de
médias privés (presse écrite, radio,
télévision) pour avoir les moyens d'exprimer librement leur
colère, leur mécontentement leur mal vivre et le rejet du
régime en place. Aussi, il est aisé de supposer qu'elles ne
resteront pas spectatrices de la remise en cause de la liberté et de
l'embrigadement de la presse, de la liberté d'expression, mais aussi et
surtout de la liberté après l'expression. Dans tous les cas, les
luttes de pouvoir entre presse et autorités publiques se sont
multipliées depuis 2000 et la défiance entre les
différents acteurs qui s'accroît de jour en jour fait peser
beaucoup d'incertitudes sur la stabilité du pays.
Sur le plan politique, alors que l'opposition continue de
convier la coalition présidentielle à un dialogue où, de
concert, un diagnostic sera fait sur les problèmes sociaux, politiques
et économiques du pays, cette dernière se contente pour l'heure
de « déterrer les cadavres » du régime socialiste (voir
en annexe quelques extraits de la lettre réponse de Wade). Mais, en
ayant remporté les dernières élections locales et
régionales dans la partie Nord et Quest du pays (dont Dakar en
particulier) qui concentre plus de 70 % de la population, l'opposition n'entend
pas rester aphone. Bien au contraire. A la faveur des assises nationales qui
lui ont permis de faire un profond diagnostic du mal vivre des populations et
de la mal gouvernance érigée en principe de gestion, celle-ci
entend profiter de sa nouvelle légitimité pour continuer à
dénoncer les « dérives » du régime en place.
Aussi, ce que l'on craint, c'est que, du fait de l'absence de dialogue et de
concertation entre les différents responsables politiques, la
radicalisation des positions et les luttes de pouvoir entre les deux camps ne
se muent progressivement en confrontation et pire en affrontement partisan. Une
situation qui pourrait participer à une déstabilisation durable
du pays.
Par ailleurs, outre la personnalisation du pouvoir
dénoncée vigoureusement par la presse privée, on
prête de plus en plus au président
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Wade des intentions de sa dévolution monarchique. Il se
susurre qu'il veut se faire succéder par son fils Karim d'où les
responsabilités croissantes qui lui sont confiées depuis 2000.
Apparu sur la scène publique et politique à la faveur de
l'élection de son père, Karim Wade a rapidement gravi les
échelons passant de conseiller à la présidence à
ministre en passant par la direction de l'ANOCI. Différentes
responsabilités qui selon les observateurs permettent à Karim
d'être initier à la gestion des affaires publiques pour
peut-être un jour lui succéder à la tête de l'Etat.
C'est dans ce sens, semble-t-il, qu'il faut interpréter sa
récente inscription sur les listes des candidats du PDS lors des
dernières élections locales municipales et régionales
alors que celui-ci avait créé un mouvement politique
parallèle au parti de son père et nommé «
génération du concret ». Toutefois, la cuisante
défaite de la majorité présidentielle lors des
élections de mars 2009 a semblé sonné, pour le
président Wade comme un désaveux ou tout au moins une mise en
garde quant à cette intention de « monarchiser » la gestion du
pouvoir en foulant au pied les principes de la démocratie qui veulent
que le peuple décident de qui doit le gouverner. Mais, même si le
président sénégalais Abdoulaye Wade, 82 ans, se
défend de promouvoir son fils Karim pour lui succéder, il a
relancé les spéculations et controverses en lui confiant un
ministère de premier plan. En devenant ministre d'Etat chargé de
la Coopération internationale, de l'aménagement du territoire,
des transports aériens et des infrastructures, Karim Wade, 40 ans, est
devenu le premier fils d'un président de la République à
faire partie d'un gouvernement au Sénégal.
En définitive, l'on peut affirmer que dans son histoire
récente, le Sénégal n'a jamais été aussi
proche de l'implosion sociale. Car comme nous l'avons évoqué et
montré, alors que les foyers de tensions sociales se multiplient, que
les populations envahissent les rues pour exprimer leur mal vivre et leurs
souffrances, les pouvoirs publics se claquemurent dans une logique où la
satisfaction des besoins des populations occupe la portion congrue. D'autant
que Wade et son gouvernement avaient été considérés
comme capables de prendre en charge l'amélioration des conditions de
vie
des sénégalais quelque soit leur appartenance
politique, sociale, religieuse et leur région de provenance.
Cependant, s'il reste vrai que la situation sociale est
tendue, s'il reste vrai que les manifestations et les violences sociales se
multiplient, il me semble qu'il existe encore au Sénégal un
certains nombre de « freins » socioculturels qui font que la
contestation sociale ne va pas au-delà des marches de protestation. Il
s'agit entre autres du métissage interethnique et interreligieux. En
effet, les crispations ethniques et les divergences religieuses, méme si
elles existent, on peut tout de méme affirmer qu'elles sont encore
fortement inhibées et occultées par une intégration
sociospatiale qui interdit toute forme d'embrasement social. La région
de Dakar qui semble la plus exposée est celle où quelque soit
leur appartenance ethnique et religieuse, les individus se sentent uniquement
sénégalais. Par ailleurs, même si, ils ont tendance
à disparaître, le fatalisme et la propension des
Sénégalais à toujours chercher le compromis (massla en
wolof) sont également, à mon avis, des valeurs qui
permettent, pour le moment, d'endiguer les risques et les menaces qui
pèsent sur la stabilité du pays. En outre, il me semble qu'il
manque aux sénégalais ce potentiel révolutionnaire qui
transforme tout mécontentement social en une vague de violence
déstabilisatrice de toute forme de stabilité sociale. Mais pour
combien de temps encore ?
D'autant que le président Wade affirme souvent qu'il
n'a pas encore trouvé, au Sénégal, quelqu'un capable de
lui succéder comme s'il lui appartenait de s'occuper, comme on le ferait
d'un héritage, de qui devrait diriger le pays après lui. Ludwig
von Mises écrit : « A la base de toutes les doctrines totalitaires
se trouve la croyance que les gouvernants sont plus sages et d'un esprit plus
élevé que leurs sujets, qu'ils savent donc mieux qu'eux ce qui
leur est profitable ». Considéré par ses proches comme celui
sans qui le Sénégal ne saurait se construire un avenir
florissant, Wade se sentirai-il irremplaçable ? Et le cas
échéant, et malgré leur pacifisme et leur fatalisme les
sénégalais se laisseront-ils faire ? Une chose est sure c'est
qu'en Afrique, la plupart des vagues de violences sont consécutives
à un
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processus électoral comme cela était le cas
récemment au Kenya, en Ethiopie, en Côte d'Ivoire, au Madagascar.
Les élections présidentielles de 2012 au Sénégal
pourraient peut-être permettre d'en voir plus clair surtout si Wade
insiste dans son désir de se faire succéder par son fils.
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