CONCLUSION GENERALE
L'objectif général de cette étude
était d'appréhender, à partir d'une approche
géographique des usages d'Internet dans des cybercafés de Touba,
les effets réels de la présence de cette TIC dans l'espace de
cette ville. Afin de mieux atteindre cet objectif, nous avions émis 4
hypothèses que sont :
· Internet est une TIC dont l'utilisation requiert au
moins un minimum de connaissances telles que savoir lire et écrire les
langues exotiques surtout. De ce fait, seuls ceux qui ont
fréquenté ou qui fréquentent l'école
française ou le franco arabe utilisent Internet dans les
cybercafés de la ville de Touba. Ce qui crée une subdivision de
la population toubienne qui oppose d'un coté ces usagers d'Internet et,
de l'autre, les analphabètes qui ne peuvent utiliser cet outil
même s'il leur offre de réels avantages ;
· Du fait des nombreuses facilités de
communications qu'elle offre, la technologie Internet est utilisée par
les populations de Touba pour établir des relations à distance
avec sa diaspora ;
· Le fait religieux exerce une grande influence sur les
usages qui sont fait d'Internet à Touba et y occupe ainsi une place
centrale. La technologie Internet participe donc à renforcer la
dimension religieuse de la ville de Touba ;
· Même si elle offre de nombreux cadres où
il est possible de se soustraire des exigences religieuses ou
sociétales, la technologie Internet n'est pas utilisée par les
internautes « toubiens » pour s'adonner à des
activités prohibées dans leur localité. Elle ne participe
donc pas à l'affaiblissement de l'autorité du khalife sur le
contrôle des hommes et de l'espace de la ville de Touba.
Soulignons tout de même que ces hypothèses ne
sont que des réponses provisoires à la question de départ,
et qu'elles ont été mises à l'épreuve des faits,
des réalités du terrain sur lequel porte cette présente
étude. La méthodologie adoptée pour vérifier ces
hypothèses est basée sur un ensemble d'outils de collecte et de
traitement des donnes adaptées aux spécificités de notre
domaine d'étude. Ainsi, grâce aux questionnaires
administrés aux usagers d'Internet et aux gérants des
cybercafés et aux informations obtenues des entretiens exploratoires et
des observations, nous avons pu arriver à des certitudes.
Touba est une ville située au centre ouest du pays et a
été fondée en 1888 par Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké,
un fervent sunnite qui s'était entièrement dévoue à
Dieu et à son envoyé Mohamed (PSL). A travers elle, le fondateur
cherchait un cadre idéal non seulement pour lui mais aussi pour
l'ensemble des murid (terme qui désigne aspirant à Dieu), pour
adorer et servir Dieu conformément aux recommandations et interdits de
ceux-ci. Dans l'ode qu'il a dédie à sa ville, Matlaboul
Fawzeinie, il décrit explicitement le type d'homme qu'il souhaite comme
« voisin » et les principales fonctions de celle-ci. Cette
dimension spirituelle éminente confère à cette ville une
autonomie de gestion qui ne fait que renforcer son attractivité et
stimuler du coup son peuplement massif. Aujourd'hui, Touba avec ses plus d'1
millions d'habitants est devenue la seconde agglomération urbaine du
pays. Et comme les autres villes sénégalaises, elle n'a pas
été en marge de l'avènement des TIC, Internet en
particulier, au Sénégal. Les cybercafés y ont
existés bien avant l'introduction de l'ADSL dans ce pays, technologie
qui a fortement contribué à la baisse des tarifs de connexion et
par conséquent à la massification des usagers de cette TIC. La
localisation spatiale de ces lieux d'accès collectifs à Internet
leur confère une certaine accessibilité physique et leur
aménagement interne et externe renforce leur attractivité. En
outre, ils proposent à leurs clientèles une gamme variée
de services allant de la connexion à Internet aux travaux bureautiques
en passant par la confection de sites web, la réparation/vente de
matériels informatiques, le fax, etc. Cependant, ces infrastructures ont
été pendant un moment mis au vert par les autorités de la
ville qui, sur la base de certaines informations les considéraient comme
des lieux de débauches où l'on s'adonnait à des
activités interdites dans la ville. Il a fallu l'intervention de
certains grands commerçants influents (et dont certains sont
propriétaires de cybercafés) pour que ces lieux soient rouvert.
En outre, bien qu'ils soient des espaces accessibles, ils sont peu
utilisés pour la connexion à Internet. En effet ce service
proposé par les cybercafés occupe la seconde place dans les
usages que les populations de Touba font de ces lieux qui d'ailleurs, ne
reçoivent qu'entre 5 et 25 clients internautes par jour. Et la
majorité de ces internautes se connectent que pour une durée
inférieure ou égale à 1h et fréquente les
cybercafés une fois par semaine. Ainsi, même si l'utilisation
d'Internet dans les cybercafés commence à intégrer les
habitudes d'une certaine couche de la population toubienne, il demeure
néanmoins que son appropriation est loin d'être effective dans
cette ville.
Les « toubiens » qui utilisent Internet
dans les cybercafés présentent des profils variés. En
effet, contrairement à ce que l'on a supposé dans notre
hypothèse, Internet n'est pas utilisé seulement par les gens qui
ont été ou qui sont toujours à l'école
française ou au franco arabe. Bien au contraire, cette technologie est
utilisée aussi bien par des élèves, des étudiants
que par des individus qui n'ont jamais été ni au franco arabe, ni
à l'école françaises. Elle est également
utilisée par des individus qui ne parlent que les langues locales du
pays, par d'autres qui ne savent écrire aucune langue (qu'elle soit
locale ou étrangère), par des commerçants, des chauffeurs,
des tailleurs, des maçons, des mécaniciens etc. Le groupe
d'usagers compte donc à la fois des analphabètes et des
alphabétisés. La technologie Internet n'exclue donc pas
d'emblée les illettrés parce qu'utilisant l'écrit comme
principale support. L'analyse des modalités d'utilisation de cette TIC
a permis de saisir qu'il s'agit, bien au contraire, d'une technologie qui, de
par sa configuration, permet même à des gens non instruits de
l'utiliser. L'emploi de la technologie du multimédia et du concept
d'hypertexte dans la conception des pages web explique dans une large mesure
cette situation. En effet avec ces deux techniques informatiques, les pages web
qui s'affichent à l'écran des ordinateurs connectés
à Internet comportent des balises (qui peuvent être du son, des
images fixes ou animées ou des textes en surbrillance) qui renvoient
à d'autres pages web ou qui permettent de raccourcir l'accès
à certaines applications et services. C'est donc dire qu'avec cette
caractéristique des pages web, autant l'usager est curieux autant il en
découvre davantage sur les mille et une possibilités offertes par
le réseau. En outre elle permet de contourner certains obstacles
liés surtout à la langue en ce sens qu'on peut accéder
à certaines ressources du réseau sans avoir à servir du
clavier de l'ordinateur.
Les types d'utilisations particulières qui sont fait du
« réseau des réseaux » sont multiples et
variées. La communication demeure la première activité que
les populations sondées font sur Internet. 75% d'entre eux l'utilisent
pour communiquer avec des émigrés qui habitent à Touba et
qu'ils connaissent. C'est donc dire que cette technologie permet à ces
populations de Touba de maintenir une relation à distance avec sa
diaspora. De nombreuses applications Internet sont utilisées pour
établir cette relation. Le tchatche est la première application
dont se servent ces « toubiens » pour communiquer avec ces
émigres. Cet outil offre de réels avantages en ce sens qu'il
permet une communication instantanée par écrit et à
laquelle on peut joindre des flux de lecture en continue de sons ou d'images
grâce à une webcam et un micro casque. Les autres applications
utilisées pour communiquer via Internet sont le courriel et Skype. La
seconde catégorie d'usage concerne la recherche d'information. Cette
activité n'est pas un fait illusoire. Bien au contraire, il
répond à un besoin éminent et d'ailleurs 53% des usagers
ont affirmé qu'ils avaient au moins une fois trouvé sur Internet
l'information qu'ils y cherchaient. Les principaux types d'informations
recherchées sur Internet portent sur l'actualité nationale et/ou
internationale, les études, le travail, la religion, le sport (football
en particulier), la musique, le cinéma et le commerce. Le transfert de
fichiers est la troisième activité que les populations de la
ville font sur Internet. Les principaux fichiers
téléchargés sont par ordre d'importance les fichiers
audio/vidéo, des fichiers textes (cours, support de cours, document lie
a l'activité professionnelle exercée, des textes de chansons, des
documents portant sur Bamba ou le mouridisme, des dictionnaires), des
programmes informatiques, des khassidas, des photos divers, des vidéos
de magals ou de « thiant » et, enfin, des jeux. La
technologie Internet est également utilisée par une frange
d'internautes pour s'adonner à certaines formes de
loisirs/divertissement telles que l'écoute et le visionnage de contenus
audiovisuels et les jeux en ligne. L'écoute et le visionnage de contenus
mourides et le commerce en ligne constituent les dernières
activités pratiquées sur Internet par les populations de Touba.
Ces usages que ces populations font d'Internet traduisent
leurs besoins exprimés ou latents. Cependant le fait religieux,
largement présent sur Internet et caractéristique majeure de la
localité de Touba, est certes présent dans ces usages mais y
occupe une place relativement faible. Pour ce qui est des informations
recherchées sur Internet, celles relatives à la religion
(l'islam, le mouridisme, son fondateur ou un membre de sa famille) arrivent en
troisième position, derrière les informations relatives aux
actualités et aux études et travail. Mais elles devancent quand
même celles portant sur le sport, la musique ou le cinéma.
Concernant les fichiers transférés, on s'aperçoit qu'il y
en a certes certains dont le contenu est en rapport avec le mouridisme
(khassidas, vidéos de magals ou de `'thiant'', photos de Bamba ou de
figures emblématiques du mouridisme), mais ce sont les fichiers
classées dans la catégorie audio/vidéo qui dominent
largement. Enfin pour ce qui est de l'écoute et du visionnage de
contenus audiovisuels, on observe encore une fois que ce sont les musiques et
les vidéos diverses qui prennent largement le pas sur les khassidas et
les vidéos de la confrérie mouride. Ainsi Les internautes de la
ville, ou du moins la majorité d'entre eux, accordent donc peu
d'importance au fait religieux dans les utilisations particulières
qu'ils font du réseau Internet dans les cybercafés. Ce qui
amène à dire qu'ils se servent peu ou pas du tout de cette TIC
pour mieux s'imprégner des enseignements de leur confrérie.
Par ailleurs, une partie d'entre eux fréquentent sur
Internet des cadres où il est possible de s'exprimer ou d'établir
différents types de rapports avec d'autres internautes, et aussi
d'autres où il est possible s'adonner à certaines formes de
loisirs interdits dans leur ville. En effet, blogs, forums de discussion et
sites de rencontre sont autant d'endroit que fréquentent une partie de
l'échantillon soit pour établir des relations amicales,
professionnelles, familiales ou amoureuses, soit pour disposer d'espaces
personnels interactifs ou soit pour débattre sur des sujets portant
sur les faits de société, les faits d'actualités, l'amour,
la religion, les études, la santé, etc. Les internautes qui
visitent les cadres d'expression sont minoritaires dans notre
échantillon. Seuls 20% des usagers participent à des forums de
discussion et 27% d'entre eux possèdent un blog. Toutefois pour ce qui
est des sites de rencontre, on remarque une nette prédominance des
internautes qui les fréquentent (59%) dans l'échantillon. Par
ailleurs sur l'ensemble des usages que ces internautes font de ces lieux, ceux
qui sont rapport avec l'affaiblissement du contrôle du khalife occupent
une place minoritaire. Parmi les types de relations établies sur la
toile, celles amoureuses arrivent loin derrière les relations amicales
et professionnelles et familiales. Les discussions sur des sujets tabous comme
la sexualité ou les relations amoureuses sont également peu
pratiqués par rapport à l'ensemble des sujets de discussion.
Dès lors l'on peut avancer qu'il y a effectivement dans
l'échantillon des « toubiens » qui s'adonnent sur
Internet à des activités prohibés dans leur ville. Ces
derniers se sont donc servis d'Internet comme un moyen pour contourner
l'autorité du khalife et satisfaire ainsi des besoins exprimés ou
latents et qui sont rejetés dans leur ville. Mais ces internautes sont
largement minoritaires dans l'échantillon.
Voila en gros ce qu'a révélé l'approche
géographique des usages du réseau Internet dans des
cybercafés de la ville de Touba. Cette étude exploratoire, nous
l'espérons, aura permis de mieux saisir la problématique de
l'appropriation d'Internet (technologie reflétant le modernisme,
l'occident et dont l'écrit est le principal support) par des populations
non instruits et aussi dans une « ville
religieuse », souvent perçue comme des cadres
anti-occidentalistes d'une part et, de l'autre le rôle de cette
technologie dans les transformations d'un territoire quelconque. Toutefois, en
raison notamment de la taille de l'échantillon comparée a
l'échelle d'analyse, les résultats fournis ne peuvent permettre
de procéder à une généralisation. Dès lors
d'autres études du même genre s'imposent afin d'avoir une
idée exhaustive sur les effets réels de la présence
d'Internet dans la ville de Touba. Celles-ci pourraient par exemple porter sur
l'apport de la technologie Internet dans la gestion de la ville religieuse
à travers l'analyse du site web de la cellule de communication du
khalife général ou des autres sites web créés par
des dahiras mourides.
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