Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
I.2.3. LES LIMITES DE L'INTELLETUALISME SOCRATIQUEPeut-on vouloir le mal ? Cette question philosophique essentielle nous permettra de jeter un éclairage décisif sur « le paradoxe socratique de la faute volontaire ». La première question qui nous vient à l'esprit est la suivante : de quel mal s'agit-il ? Il y a, en effet, plusieurs sortes de mal. Il y a d'abord le mal métaphysique qui concerne la constitution du monde, l'ordre ou l'arrangement des choses et des événements. Ensuite, nous avons le mal moral qui qualifie les actes des hommes, plus singulièrement les actes acratiques, ceux qui ne sont pas conformes à la loi morale. Enfin, il y a le mal physique qui qualifie les sentiments des hommes, face à la fois, au mal moral, et au mal métaphysique (souffrance, angoisse, misère, tristesse...etc). Il s'agit bien entendu dans la question socratique, du mal en son sens moral, puisqu'il s'agit de l'action de l'homme. Le mal est ici, ce qui s'oppose au bien, à l'exigence de la loi morale. Quant au terme vouloir, il renvoie à la volonté, au principe de l'action, et/ ou au choix de ces principes. Elle suppose la conscience de la liberté. En effet, si je veux quelque chose, c'est que j'en décide librement ; rien (ni les passions, ni l'ignorance, ni les désirs ne peut en être l'origine), ni personne, ne m'y a poussé.
La question de savoir si on peut vouloir le mal signifie donc : peut-on faire le mal en toute connaissance de cause ? Ou bien au contraire, ne fait t-on le mal qu'involontairement, que par aveuglement, sous l'effet des passions ou des appétits, en n'ayant pas vraiment conscience de faire le mal ? Cette dernière question sous-entend qu'il paraît impossible de vouloir faire le mal, c'est-à-dire de faire le mal volontairement, de faire le mal en sachant que c'est le mal, de faire le mal pour le mal. Et évidemment, cette question présuppose que la thèse selon laquelle un agent moral pourrait vouloir le mal, est à la fois incompréhensible et absurde. L'enjeu est de taille, car selon la réponse à la question, nous serons amené à admettre qu'il y a des hommes inhumains, ou bien que l'être humain n'est pas ce que l'on croyait. Fait-on le mal, parce qu'on est essentiellement un méchant, un monstre, un vicieux ou un pervers ? Y a t-il une volonté immorale ou une direction immorale de la volonté ?
La réponse classique qu'on hérite de Socrate et Platon est la suivante : on ne peut faire le mal que si on est ignorant (du bien). Nous avons montré que la façon dont est posée la question, sous-entend que l'on ne peut vouloir le mal, que l'on ne peut vouloir faire le mal pour le mal. Afin de voir quelles raisons on peut apporter avec Socrate, Platon et Kant, nous allons étudier les arguments intellectualistes les plus classiques en faveur de cette thèse « non volontariste ». La thèse socratico-platonicienne affirme que celui qui fait le mal ne sait pas ce qu'il fait, et se trompe ; il veut faire le bien, mais il prend le mal pour le bien. Cette thèse apparaît très nettement dans quatre textes de Platon : Hippias mineur, Gorgias, Charmide et Menon. Pour Platon, celui qui connaît le bien, le fera nécessairement et évitera précautionneusement le mal. On ne fait donc jamais le mal volontairement. La volonté est la faculté de se projeter consciemment et librement vers des fins. Elle fait échapper l'humain au déterminisme qui régit les phénomènes naturels. Et dans la mesure où elle met en jeu la conscience ou la raison, elle implique le libre arbitre et donc la distinction entre le bien et le mal. Envisager que l'on puisse vouloir le mal, ou être volontairement méchant, revient donc à prétendre que l'on puisse consciemment et librement choisir le mal. Or, cela ne va pas de soi pour Socrate, Platon, Epicure et Kant. Au contraire, l'existence d'une telle volonté paraît inintelligible, sinon absurde. L'idée qu'un homme doué de raison puisse être méchant volontairement, que son inhumanité peut procéder d'un choix libre, leur semble contradictoire. Une telle possibilité est d'ailleurs si ténébreuse pour la conscience humaine, qu'on a toujours imputé la méchanceté, non à la volonté perverse mais à l'action sur la volonté de réalités qui la dépossèdent de son pouvoir propre, en l'affaiblissant ou en la contraignant. La thèse de Platon renvoie à l'enseignement socratique que l'on qualifie d'intellectualisme moral. L'intellectualisme moral est la thèse ou la doctrine selon laquelle on ne peut vouloir le bien et ne pas le faire. L'intellectualisme moral défend aussi l'idée selon laquelle, il existe une supériorité ontologique du bien sur le mal et donc une hiérarchie des êtres. Bergson écrivait à ce sujet que Socrate et Platon sont « des philosophes qui expliquent l'obligation morale par la force du Bien ». Pour eux, le Bien « a une force d'impulsion et d'attraction52(*) » plus importante que le que le mal. H. Bergson va longuement fustiger cet argument qu'il juge obsolète et ambigu. Pour H. Bergson, « si on veut que l'Idée du Bien soit la source de toute obligation et de toute aspiration, et qu'elle serve aussi à qualifier les actions humaines, il faudra qu'on nous définisse le Bien ; et nous ne voyons pas comment on pourrait la définir, sans postuler une hiérarchie des êtres ou tout au moins des actions ; une plus ou moins grande des uns et des autres : mais si cette hiérarchie existe par elle-même, il est inutile de faire appel à l'Idée de Bien pour l'établir53(*) ». Pour H. Bergson, la définition du Bien et la hiérarchisation ontologique sont les points les plus problématiques, de la thèse platonicienne. A y regarder de près, Bergson va au coeur du problème en remettant en cause la légitimité même de cette hiérarchisation ontologique. « Nous ne voyons pas, continue t-il, pourquoi cette hiérarchie devrait être conservée, pourquoi nous serions tenus de la respecter ; on ne pourra invoquer en sa faveur que des raisons esthétiques, alléguer qu'une conduite est plus belle qu'une autre, qu'elle nous place plus ou moins en haut dans la série des êtres54(*) ».
D'un autre côté, nous avons à nous demander : que signifie involontairement, quand on affirme que le sujet commet toujours le mal involontairement ? On distinguera trois cas. Premier cas : je mets de l'absinthe dans la boisson de Socrate en croyant que c'est du sucre. Ici, involontairement signifie non intentionnel, du fait d'une ignorance (1). Deuxième cas : On me bouscule et je renverse la boisson de Socrate en tombant. Ici, involontairement signifie non intentionnel, mais il n'y a pas d'ignorance. C'est le fait d'une maladresse. Involontairement signifie par maladresse (2). Troisième cas : Je mets de l'absinthe dans la boisson de Socrate sous la menace d'une arme. Ici, involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement mais sous la contrainte, et donc sans libre arbitre (3). Ce que disent Platon et Socrate, c'est qu'on peut faire le mal involontairement au sens de (1) et de (2). Dans le Menon (78a), Platon écrivait : « Veux-tu dire par là [Ménon] qu'il y a des gens qui désirent les choses mauvaises et d'autres les bonnes ? Ne crois-tu pas, excellent homme, que tout le monde désire les bonnes. Alors certains hommes désirent les mauvaises ? Crois-tu réellement, Ménon, que connaissant les mauvaises choses pour ce qu'elles sont, on les désire quand même. Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses qu'ils croyaient bonnes et qui sont mauvaises ; de sorte que ceux qui ignorent qu'une chose est mauvaise et qui la croient bonne, désirent manifestement le bien, n'est-ce pas ? En clair, si quelqu'un désire quelque chose, soit il sait que c'est bon ; s'il croit que c'est quelque chose de mauvais, son désir est d'obtenir quelque chose de mauvais. De plus des mauvaises choses font plus de tort à ceux qui les obtiennent et les rendent misérables. Par conséquent, Ménon, personne ne désire les choses mauvaises, s'il ne veut pas être malheureux. Car être malheureux, qu'est-ce autre chose que de souhaiter ou de vouloir le mal et de le posséder55(*)» ? Si quelqu'un pense qu'une chose est mauvaise, il pense nécessairement que son obtention le rendra vicieux, intempérant ou injuste. On le sait, l'humain est qualifié moralement, en vertu des choses vers lesquels il tend, les objets qu'il désire ou qui lui procure du plaisirs. Or, personne, selon Platon, ne veut être misérable (tout le monde aspire au bonheur). Donc nul ne désire ce qu'il pense être mauvais. On retrouve cet argument sous une forme plus développée dans le Protagoras. Platon part du principe selon lequel le plaisir est un bien. En soi cette thèse n'est pas platonicienne, puisqu'elle ne fait par intervenir « la théorie des Idées ». Ce qui intéresse ici Platon au premier chef, c'est de réfuter l'opinion. En effet, l'intellectualisme moral est directement lié à une forme d'élitisme. Plus fondamentalement, « quand les philosophes grecs attribuent une dignité éminente à la pure Idée du Bien et plus généralement à la vie contemplative, ils parlent pour une élite qui se constituerait à l'intérieur de la société. Le philosophe était censé avoir d'abord accompli comme tout le monde, le devoir tel que le lui impose la cité. Alors seulement, survenait une morale destinée à embellir sa vie, en la traitant comme une oeuvre d'art 56(*)». L'assimilation du bien à l'agréable, du mal au désagréable, permet à Platon de démontrer qu'il est absurde de dire qu'on fait le mal en recherchant le bien, sauf si c'est involontairement. Plus fondamentalement, c'est l'idée d'un calcul des plaisirs et des peines qui nous permet ici de mettre en évidence la nécessité de considérer l'agréable et le désagréable uniquement à un moment donné, mais pas dans le temps, plus exactement dans la durée. « Celui qui est vaincu par les plaisir du moment », ne fait pas le mal en sachant qu'il le fait, mais il est incapable de calculer le rapport entre le plaisir et la peine, et donc entre le bien net le mal. L'intempérant est vaincu par l'illusion et l'éphémère du plaisir.
Chez Platon, celui qui fait le mal ne le voulait donc pas ; il est donc victime d'une illusion : voulant le bien, soit entendu comme plaisir, soit entendu comme bonheur, il fait le mal, le prenant pour le bien. Cette explication du mal moral, revient à dire que son origine se trouve dans les pulsions, dans les passions ou dans le tempérament ; et pas dans la raison ou dans la partie réflexive de l'âme (logistikon). C'est un désir, une passion incontrôlée qui va pousser le criminel à agir, l'empêcher de réfléchir au caractère bon ou mauvais de son acte. Cette pulsion l'emporte sur son intellect et c'est donc par une inclination qu'il passe à l'acte. On peut objecter à Platon et Socrate, que rien ne prouve absolument que l'homme fait essentiellement le bien, et ne peut faire que le bien ; que la volonté humaine est bonne en soi et donc que la nature humaine est bonne en elle-même comme l'affirmera Rousseau. Trois arguments peuvent justifier cela. D'abord, cela est improuvable. Ensuite, cela suppose que l'homme est déterminé à faire le bien, et s'oppose donc à l'idée de liberté. Enfin, dire que l'on ne fait le mal qu'involontairement, n'est-ce pas, excuser par avance toute mauvaise conduite, tout crime, et là-même déresponsabiliser l'assassin ? Pourquoi l'homme ne serait-il pas libre de choisir, en toute connaissance de cause, entre le bien et le mal ? Il faut, dès lors, se poser deux questions. Peut-il avoir, inhérente à l'humain, une volonté de faire le mal pour le mal ? Peut-on faire le mal en toute connaissance de cause ? Cette direction immorale de la volonté signifie t-elle que l'homme est par nature inhumain ?
Pour répondre à cette question et récuser la thèse intellectualiste socratico-platonicienne, nous allons faire intervenir, Epictète, P. Bayle, G.W.F. Hegel, J.-M. Guyau, F. C. Brentano et H. Arendt. Epictète va contredire l'intellectualisme socratique. Il pense contrairement à Socrate, Platon et Epicure, que « notre bien et notre mal ne sont que dans notre volonté57(*)». Epictète est convaincu que nous commettons la plupart de nos fautes en connaissance de cause. Par conséquent, nous devons être attentif ou soucieux de l'état de notre âme afin d'éviter de commettre des actes non conformes à l'ordre du monde, et donc non conformes à l'ordre intérieur. Nous ne devons pas nous consoler du bon témoignage de notre conscience. Plus fondamentalement, parce que nous remettons à demain l'examen de nos actes à venir, parce que nous en différons la censure, la condamnation, la correction, la régulation, voire la sanction, nous agissons mal. Or, le mal étant du domaine de la volonté, nous nous octroyons le droit d'agir mal ; cela est dans la nature de la volonté. Epictète conclut : « Il est impossible que je ne commette pas de fautes, mais il est très possible que j'aie une attention continuelle pour m'empêcher d'en commettre. Et c'est toujours beaucoup que cette attention ininterrompue en diminue le nombre, et nous en épargne quelques-unes. Quand tu dis que tu te corrigeras demain, sache bien que c'est dire qu'aujourd'hui tu veux être imprudent, débauché, lâche, envieux, injuste, intéressé, emporté, perfide. Vois combien de maux tu te permets58(*) ». P. Bayle est l'un de ceux qui ont porté de violentes critiques à l'intellectualisme socratique. Dans l'une de ses oeuvres majeures, Pensées diverses sur la comète, il y défend la thèse antisocratique selon laquelle, l'homme n'agit jamais selon ses croyances ou selon ses principes. Il constate qu'il y a la plupart du temps, une inadéquation entre les conduites humaines et les principes rationnelles ou moraux auxquelles les humains prétendent se référer. « Quand on compare les moeurs d'un homme avec l'idée générale que l'on se forme des moeurs de cet homme, on est tout surpris de ne trouver aucune conformité entre les deux choses. L'idée générale veut qu'un homme fasse tout ce qu'il connait être agréable et ne fasse rien de ce qu'il connait être désagréable. Mais la vie de cette homme montre qu'il fait tout le contraire59(*) ». Agissant contre ses principes, qu'est-ce qui détermine alors l'individu ? La réponse de P. Bayle est celle-ci : l'humain agit le plus souvent, selon le tempérament, l'habitude, la passion ou le jugement particulier. Comment expliquer avec P. Bayle, l'influence de ses facteurs ? Le tempérament, pense t-il, c'est la complexion, c'est le mélange des quatre humeurs dans le corps humain. En ce sens, le tempérament dénote une certaine irrationalité, en se situant du côté de l'émotion qui induit le plus souvent l'humain en erreur. C'est le tempérament, entre autres, qui rend l'individu impertinent, c'est-à-dire qui le détermine à parler et à agir contre la raison ou à l'encontre des règles de bienséance. « De quelque côté que l'on se tourne, explique P. Bayle, l'on ne saurait nier que les hommes agissent contre leurs principes. Le véritable mobile des actions est fort différent de [la morale]. Il s'accommode presque toujours à la passion dominante du coeur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes contractées et au goût de la sensibilité que l'on a pour certains objets. Ce qui n'empêche qu'on puisse dire que [la morale] se mêle souvent dans ce ressort et qu'elle lui donne de grande force d'agir pour les choses où le tempérament nous incline60(*) ». On est en mesure d'affirmer que le tempérament est selon P. Bayle, le méta-principe ou l'anti-principe qui nous pousse à agir contre la raison. « Le véritable principe des actions de l'homme, conclut-il,[et] j'excepte ceux en qui la Grâce du Saint-Esprit se déploie avec toute son efficace, n'est rien d'autre que le tempérament, l'inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l'on contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelqu'un, une habitude gagnée dans le commerce de ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de notre nature, en quelque pays que l'on naisse et de quelque connaissance que remplisse l'esprit61(*) ». Nous sommes loin de l'intellectualisme socratique qui veut que la motivation morale soit essentiellement rationnelle. La condamnation des passions est unanime chez la majorité des moralistes antiques et modernes. Elle est, bien entendu, d'inspiration socratique au sens où les passions sont considérées comme se qui rend l'individu tyrannique, méchant ou vicieux. C'est la raison pour laquelle P. Bayle rappelle à juste titre « qu'on a tenu de tout temps en bride les passions62(*) ». Si les passions sont considérées comme mauvaises depuis Socrate, c'est parce qu'elles détournent l'humain de l'appel de la conscience et des prescriptions de la morale. « Or, s'il ignore qu'il y a une [morale], il regardera ses désirs comme sa dernière fin et comme la règle de toute sa conduite ; il se moquera de ce que ce que les autres appellent vertu et honnêteté, et il ne suivra que les mouvements de sa convoitise ; il se défera, s'il peut, de tout ce qui lui déplairont ; il fera des faux serments pour la moindre chose ; et s'il se trouve dans un poste qui le mette au-dessus des lois humaines aussi bien qu'il s'est déjà mis au-dessus du remord de la conscience, il n'y a point de crime qu'on ne doivent point attendre de lui. C'est un monstre infiniment plus dangereux que des bêtes féroces, ces lions et ses taureaux enragés dont Hercule délivra la Grèce63(*) ». P. Bayle en arrive au problème central : celui de savoir s'il y a en l'humain « une inclination à mal faire ». Pour lui, l'inclination à mal faire est, d'une part, le fait de la passion. Il n'y a selon P. Bayle rien de plus commun à l'humanité, que la passion. Autrement dit, les humains sont divers, mais leurs passions sont les mêmes. « D'où vient, s'interroge t-il, qu'il y ait parmi les hommes une prodigieuse diversité d'opinions touchant la manière de vivre selon les lois de la bienséance ? On voit pourtant certaines passions régner constamment dans tous les pays et dans tous les siècles. D'où vient que l'ambition, l'avarice, l'envie, le désir de se venger, l'impudicité, et tous les crimes qui peuvent satisfaire les passions se voient partout ? D'où vient que le juif, et le mahométans, le chrétien et l'infidèle, le noble et le roturier, toutes ses sortes de gens qui dans le reste ne conviennent, pour ainsi dire, que dans la notion générale d'homme, sont si semblables à l'égard des passions que l'on dirait qu'il se copient les uns les autres64(*) » ? Si toutes les passions nous conduisent à agir à l'encontre de la morale commune, le philosophe français accorde une importance accrue aux passions du coeur, et plus particulièrement à l'orgueil. « Plus on connaît l'homme, explique t-il, plus on connait que l'orgueil est sa passion dominante. Chétive et caduque créature qu'il est, il a pu se persuader qu'il ne saurait mourir sans troubler toute la nature. Sotte et ridicule vanité. Dans ce monde, on ne se conduit pas selon les lumières de la conscience. Quand le coeur est une fois possédé d'un amour illégitime ; quand on voit qu'en satisfaisant cet amour on goûtera à un plaisir et qu'en ne le satisfaisant pas on se plongera dans des chagrins et des inquiétudes insupportables, il n'y a lumière de conscience qui tienne, on ne consulte plus que la passion et l'on juge qu'il faut agir hic et nunc contre l'idée générale que l'on a du devoir65(*) ». Si la passion humaine dominante est la vanité qui consiste à « vivre selon les désirs de son coeur », il n'en demeure pas moins que les passions qui corrompent la volonté, sont contingentes. C'est par une volonté corrompue par les passions contingentes, que l'humain est poussé à faire délibérément du tort à son semblable. Et P. Bayle de conclure que « les maux que l'homme fait à l'homme », moins terribles que la famine ou que la peste, sont tous fait libres et intentionnels. « Les désordres de la guerre dépendent de la volonté de l'homme sujette à des passions qui changent du soir au matin ; ce qui fait qu'il n'y a aucun état ni aucun effet des causes nécessaires qui puissant avoir un concert réglé avec ce qui dépend de la volonté humaine. Les guerres entre les princes naissent de plusieurs raisons d'Etat ou de certaines passions qui changent pour la moindre chose66(*) ». En apparence, on serait tenter de dire que le libre arbitre est chez Bayle une illusion, puisque les humains « veulent accorder leur conscience avec leur passion favorite : ce qui montre toujours que la corruption de leur volonté est la principale raison qui les détermine67(*) ». Mais, ce serait un grave contre-sens. Pourquoi ? Parce que c'est en homme libre que l'agent choisit, la plupart du temps, d'ignorer la morale. Alors que Socrate et Platon pensait qu'on ne pouvait faire le mal de son plein, de sa propre initiative, c'est selon P. Bayle, en toute liberté que l'humain choisit de vivre et d'agir contre ses principes. Si la liberté est le « jouet » des passions, elle échappe par nature au déterminisme astrologique ou cosmique. « Il est de foi, développe P. Bayle, que la liberté de l'homme est au-dessus des influences des astres, et qu'aucune qualité physique ne la porte nécessairement au mal. Je conclus de là que les comètes ne sont point les causes des guerres qui s'allument dans le monde, puisque le dessein de faire la guerre, aussi bien que les actes d'hostilité qui se commettent en conséquence, sont tous des effets du libre arbitre de l'homme. Il est de foi que les actes libres de l'homme tels que sont les guerres, n'ont point de liaison nécessaire avec les qualités d'un corps, et que la raison ne nous apercevoir dans la peste, ni dans la famine, aucune dépendance nécessaire des comètes. Rien n'a pu empêché le mauvais usage de la raison du libre arbitre68(*) ». Voilà donc le fin mot de l'histoire : l'inclination à mal faire est le fait d'un emploi inapproprié de la liberté humaine esclave des passions. Or, ni les comètes, ni les astres, ni les démons, « ne sont nullement les causes de nos passions. Ce sont les fantômes sur lesquels les hommes tachent de décharger leur faute69(*) ». D'autre part, si la thèse socratique selon laquelle « nul n'est méchant de son plein gré » est jugée ici nulle et non à venu, c'est parce que P. Bayle entend démontrer que « l'inclination vicieuse » ou « l'inclination humaine à mal faire » , est comme inscrite dans la nature humaine. Elle vient du tréfonds de la nature humaine, se consolide, se raffermit sous l'effet de la passion, qui sortant du tempérament comme de leur source, se modifie ensuite de plusieurs manières selon plusieurs accidents de la vie. En l'humain réside une malveillance du coeur, une malice intérieure qui le conduit à faire délibérément du tort à ses semblables. Ce que P. Bayle veut mettre en exergue c'est qu'il y a comme « un germe de corruption dans l'âme humaine qui peut être comparé à un feu attaché à une matière combustible. Ce feu poussé par un vent impétueux fait des ravages épouvantables ; mais il n'en laisserait pas d'en faire beaucoup quand même s'il ne serait aidé d'aucun vent. Toute la différence consiste en ce que son action se répand plus loin et plus subitement lorsque le vent le pousse, que quand il ne le pousse pas. Le démon est comme un vent qui souffle sur le feu de notre concupiscence et qui est cause, à la vérité, qu'elle produit et plus tôt et en plus grand nombre ses mauvais fruits ; mais elle ne laisserait pas d'être féconde par ses seules forces. D'où paraît, l'erreur de ceux qui s'imaginent qui ne leur vient jamais de méchantes pensées qui ne leur soit inspirées par le démon, ne considérant qu'ils ont au-dedans d'eux-mêmes le principe de leur malice70(*) ».
Dans Les Principes de la philosophie du droit, G.W.F. Hegel affirme contre la tradition intellectualiste que « c'est tout le domaine du moral aussi bien que de l'immoral qui repose sur la subjectivité de la volonté71(*) ». Guyau souscrivait aussi à cette idée quand il écrivait que « le vice et la vertu ne sont que des formes que se donne la volonté, et par ces deux formes subsiste toujours la volonté, dont la nature semble être d'aspirer au bonheur72(*) ». Le psychologue et philosophe autrichien Franz Brentano n'affirme pas autre chose quand il écrivait en 1889 dans L'Origine de la connaissance morale73(*) que « le sujet de ce qui est moral et immoral est défini comme étant la volonté ». Pour G.W.F. Hegel, la volonté subjective se définit comme la volonté d'un individu qui est pour soi. La volonté subjective est donc la volonté libre pour soi. Hegel pense que c'est seulement le côté de l'existence où l'élément réel s'ajoute à l'idée : c'est cela la subjectivité de la volonté. C'est seulement dans la volonté subjective que la liberté ou volonté en soi, peut être réelle en acte. Or, « l'origine du mal se trouve dans le mystère, c'est-à-dire dans le caractère spéculatif de la liberté qui lui impose nécessairement de sortir de la volonté naturelle et de s'opposer à elle comme intérieure. C'est cette volonté naturelle qui vient à l'existence comme contradiction à soi-même, irréconciliable dans cette opposition et c'est ainsi cette particularité de la volonté générale même qui se détermine comme le mal 74(*)». L'intellectualisme socratique est incompatible avec idéalisme spéculatif ou absolu. L'idéalisme, de manière générale, restaure le sujet dans ses droits. C'est selon Socrate et Platon, la même intention qui habite le méchant et le vertueux. L'action injuste ou intempérante, ne saurait être de l'initiative propre du sujet. G.W.F. Hegel accuse donc l'intellectualisme moral ou socratique de dissimuler un nihilisme : en effet, il déresponsabilise le sujet, et fait disparaître en fin de compte, toute différence entre le bien et le mal. « On a dit qu'il n'y avait pas à proprement parler pas de méchant, écrivait Hegel, car il ne veut pas le mal pour le mal, c'est-à-dire la pure négativité en tant que telle, mais il veut quelque chose de positif, c'est-à-dire selon son point de vue, quelque chose de bien. Dans ce bien abstrait, la différence de bon et méchant et tout devoir disparaissent75(*) ». En dernière analyse, on voit avec Hegel que le mal est consubstantiel sinon intérieur à la volonté subjective de telle sorte que l'agent doit «juger déraisonnable de vouloir [le] mal pour cela que [le] mal existe déjà. Le sujet individuel comme tel mérite donc qu'on lui impute son mal. [Reste] valable l'exigence absolue que l'homme ne commette pas d'action vicieuses ou criminelles et qu'elles doivent lui être imputées du moment qu'il est un homme et non un bétail76(*) ».
Mieux, G.W.F. Hegel va jusqu'à penser que « le mal est la chose sans contenu qui reçoit sa détermination de ma subjectivité77(*) ». E. Kant, dans La Religion dans les limites de la simple raison78(*), nous expose son intellectualisme moral. Il tente lui aussi de répondre à la question socratique et prend en compte les problèmes posés par la solution classique. Comment rendre compte du mal intentionnel ? En plaçant son origine dans les inclinations sensibles ou dans la liberté ? Il s'agit, en clair, de savoir comment il est possible qu'un homme puisse librement vouloir le mal. Si je tue quelqu'un accidentellement, c'est-à-dire involontairement sans avoir l'intention de le tuer, et à cause de circonstances extérieures, ou sous l'emprise de d'alcool ou de drogue, on ne saurait parler avec E. Kant, d'acte moral, ni conséquemment de mal volontaire. Ce mal ne dépend pas de moi, il n'est donc pas moral ; on peut parler de mal métaphysique pour reprendre l'expression leibnizienne. Ainsi chez Kant, le mal sert donc à qualifier un acte, qui non seulement est contraire à la loi morale, et surtout qui ne repose pas sur un principe anti-moral, comme l'écrira Schopenhauer (décision d'agir contrairement à la loi morale, la perversion de la loi morale). La proposition « l'homme est mauvais », ne peut vouloir dire autre chose d'après ce qui précède que l'agent « a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s'en écarter (à l'occasion)79(*) ». C'est dire que celui qui fait le mal sans le savoir, ou sans le vouloir vraiment, le méchant platonicien n'est pas véritablement mauvais, car le principe de ses actions n'est pas perverti. Il est juste vaincu par la passion, l'appétit ou le désir.
D'un autre côté, si le mal ne suppose a priori la liberté chez E. Kant car il n'y a d'acte libre ou autonome qu'en vertu de l'impératif catégorique, y a t-il pour de la même manière l'impossibilité de fonder en raison une direction immorale de la volonté ? Si Kant nous aide à penser le problème du mal intentionnel, nous démontre que nous n'avons pas le droit de dire que celui qui fait le mal a une volonté absolument mauvaise. Une morale absolument mauvaise, ignorerait toute loi morale. Or, on ne peut supposer, selon Kant, son absence en aucun homme. Une volonté absolument mauvaise serait le fait d'un démon, pas d'un homme doué de raison. En d'autres termes, chez Kant, « nous avons à fonder la morale sur le respect de la logique [car] la logique s'impose avec une autorité souveraine80(*) ». Dès lors, cette formule s'impose d'elle-même : « la vie morale est une vie rationnelle81(*) ». De là découle l'idée selon laquelle on est immoral quand on sort des cadres généraux de la logique, c'est-à-dire quand le sujet est en contradiction avec les principes logiques qui fondent la morale. Aussi, comment est-il possible de se soustraire à la toute puissance de la raison pure pratique ou comment justifier l'immoralité comme « écart rationnel » ? Chez « le philosophe Kant pourrait dire que l'immoral est ici l'irrationnel [car ] c'est dans la nécessité vide de ne pas se contredire que se ramènera l'obligation morale, puisque la contradiction consisterait simplement à rejeter, après l'avoir acceptée, une obligation morale qui se trouverait être, par là même, préexistante 82(*)». La critique bergsonienne de l'intellectualisme kantien vise une double contradiction relevé dans les travaux du philosophe de Königsberg : comment, en morale, alors que nous devons suivre allègrement la raison, nous nous entons pourtant comme contraint ou obligé ? Bergson posait le problème en ces termes : « De ce qu'on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La grosse question est de savoir pourquoi nous sommes obligés, dans des cas où il ne suffit nullement de se laisser aller pour faire son devoir 83(*)».
La morale qui se réclame de la raison pratique envisagée comme pure forme, sans matière, se voit reléguée au rang ou au statut d'illusion, de chimère. La raison, cela est clair pour Bergson, ne peut gouverner seule. D'autres forces sont présentes à son insu, car il y a bel et bien, contrairement à ce que pensait Kant, une complexité de la vie morale, ou plus simplement de la vie humaine qui échappe à la pure rationalité. « Que ce soit la raison qui parle, je le veux bien, affirmait Bergson ; mais si elle s'exprimait en son nom, si elle faisait autre chose que formuler rationnellement l'action de certaines forces qui se tiennent derrière elle, comment lutterait-elle contre la passion et l'intérêt ? Le philosophe qui pense qu'elle se suffit à elle même et qui prétend démontrer, ne réussit dans sa démonstration, que s'il réintroduit ces forces sans le dire : elles sont d'ailleurs rentrées à son insu, subrepticement. Notre admiration pour la fonction spéculative de l'esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent qu'elle suffirait à taire l'égoïsme et la passion, ils nous montrent, et nous devons les en féliciter, qu'ils n'ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix ni de l'un, ni de l'autre. A vrai dire, une morale qui croit fonder l'obligation sur les considérations purement rationnelles réintroduit toujours à son insu, des forces d'un ordre différent. Bref, et pour tout résumer, il ne peut être question de fonder la morale sur le culte de la raison84(*) ».
A la suite de ce détour critique, on peut être amené à penser que si la première hypothèse, celle de Socrate et Platon, revient à déresponsabiliser le sujet, la seconde, celle défendue par Kant, tombe dans la même erreur ; car l'humain ne serait pas libre de faire le mal. Il serait soit irrationnel, soit simplement ignorant. Le mal et la liberté sont exclusifs chez Kant. Il nous permet ainsi une fois de plus, de nous décharger de notre liberté et de notre responsabilité ; car celui qui commet le mal volontairement n'est pas un homme, mais soit un démon soit un individu irrationnel. Hannah Arendt a aussi investi l'épineux problème du mal volontaire, très précisément dans la figure d'Adolphe Eichmann, une officier SS Nazi initiateur de la solution finale, responsable de l'internement et de la déportation des Juifs d'Europe entre 1938 et 194585(*). En quoi nous interroge t-il ?
Il s'agit de savoir si A. Eichmann, pris comme un échantillon d'homme commettant le mal suprême, était conscient de faire le mal. Et surtout, il s'agissait de répondre suivante : A. Eichmann est-il un monstre ou homme ordinaire, sinon banal ? Par là, Arendt reprend les interrogations classiques ; ce qui nous permettra sans doute de mieux répondre la réponse socratique. Par rapport à la question socratique, celle de savoir si on peut vouloir le mal, on voit avec Eichmann, que cela est possible et que cela n'est pas le fait d'un monstre ou d'une brute épaisse. Celui qui veut le mal pour le mal, sans le moindre remord de la conscience, et qui est même capable d'en jouir, est un être inhumain, sans plus. H. Arendt affirme, contre Socrate et Platon, qu'Eichmann n'a pas été victime de mauvaises passions et qu'il n'était pas un monstre ou un être inhumain, mais un homme tout à fait ordinaire, normal, banal comme vous et moi. La thèse essentielle d'Arendt est que, dans les mêmes conditions, nous aurions tous succomber à la tentation de faire le mal suprême.
I.2.4. L'ACRASIE OU LA VICTOIRE DU PLAISIR Revenons à Platon. Platon est obligé d'accepter dans Protagoras, La République et Les Lois, que même l'âme la plus savante et la plus forte, est capable de commettre l'injustice en toute connaissance de cause : l'acrasie consiste donc pour l'âme à être vaincu par le plaisir. Qu'est-ce qu'être vaincu par le plaisir86(*) ?Qu'est-ce que « la sujétion à l'égard du plaisir » ? Platon va nous inviter à réfléchir avec lui sur le phénomène qui consiste à ne pas faire, pour un sujet, ce qu'il connaît être le Bien ou le Meilleur. Le préalable pour comprendre une telle affirmation, est de s'apercevoir de l'identité du Bien, du Bon et de l'Agréable. Les occupations honteuses, par exemple, conduisent inéluctablement au vice. Dans le Protagoras, « Socrate » nie au début du dialogue, non seulement que la science puisse être vaincue par le plaisir, mais même qu'il puisse y avoir une lutte ou un conflit entre les deux. Alors que l'expression courante « se laisser vaincre par les plaisirs » évoque la victoire du plaisir et le contexte d'une lutte ou d'un conflit, l'interprétation que Socrate donne de cette expression laisse clairement entendre qu'il exclut à la fois l'hypothèse d'une lute entre la connaissance et le désir, et l'éventualité d'une défaite de la connaissance. Pour le « Socrate » de Platon, l'acrasie est impossible car le plaisir ne triomphe pas de l'opinion vraie à l'occasion d'un conflit dont il serait victorieux, mais par sa présence seule, il peut provoquer « l'oubli » de l'opinion vraie, comme si le sujet exposé au plaisir perdait, purement et simplement, l'état cognitif que procure une opinion vraie. Cette absence de conflit est déterminante car pour la question de l'akrasia, puisqu'elle en exclut d'emblée la possibilité ; en effet, il ne peut y avoir d'akrasia que si l'on croit qu'il y a une autre option, meilleure, qui est en notre portée. Or, être vaincu par le plaisir c'est en fait, céder à quelque chose d'agréable dans l'immédiat, spontanément, ponctuellement alors que cette chose sera source de désagrément par la suite. L'individu acratique, intempérant ou injuste, est dans l'incapacité d'anticiper, de prévoir ou de prévenir le préjudice que lui procure un plaisir ponctuel et donc éphémère. Platon finit alors par conclure que lorsque l'individu est en situation d'acrasie, il n'y a ni présence d'opinion vraie, ni présence de la science, « car l'action mauvaise n'est rien d'autre que la privation de la science87(*) ». Dans Protagoras, « Socrate » affirme que c'est par ignorance qu'on se laisse « vaincre » par des facteurs tels que le plaisir et la crainte. De la même manière, vaincu par l'amour, la colère, l'appétit sexuel, ou la douleur, l'individu intempérant peut agir contre son meilleur jugement. La notion d'akrasia renvoie chez Platon à une illusion de plaisir. Socrate en fait l'aveu à Protagoras : « Souvent la science a beau se trouver dans l'homme, ce n'est point elle qui le gouverne, mais quelque chose d'autre, tantôt la colère, tantôt le plaisir, tantôt le plaisir, quelquefois l'amour, souvent la crainte. Il regarde tout bonnement la science comme une esclave que toutes les autres trainent à leur suite. On a beau souvent connaître ce qui est le meilleur, on ne veut pas le faire, bien qu'on le puisse, et on fait tout autre chose. Tout ce à qui j'ai demandé la cause d'une telle conduite, répondent que ce qui fait qu'on agit de la sorte, c'est qu'on cède au plaisir ou à la douleur ou à quelques unes des passions dont je parlais tout à l'heure, et qu'on se laisse vaincre par elle. Qu'entendais-je par ce que nous avons appelé jusqu'ici, être vaincu par le plaisir ?N'est-il pas vrai, que cela nous arrive dans les cas suivants : par exemple dans le cas fréquent ou vous vous laissez vaincre par le manger, par le boire, par l'amour, qui sont agréables ? Vous avez beau connaître que ces choses sont mauvaises mais vous les faites quand même88(*) ».
Autrement dit, la victoire du plaisir et de la crainte, est imputable non pas à leur force irrésistible, ni à leur pouvoir d'ensorcellement, mais plutôt à la faiblesse de celui dans l'état d'ignorance89(*). C'est cet état de faiblesse qui conduit l'agent à agir contre son intention. « Pour ma part, écrivait Platon, je ne suis pas loin de croire qu'aucun de nos savants ne pense qu'un homme puisse se tromper de son plein gré ou commettre de son plein gré des actions laides et mauvaises, mais ils savent parfaitement que tous ceux qui commettent des actions laides et mauvaises les commettent contre leur gré90(*) ». Platon n'admet pas qu'on fasse le mal volontairement car c'est contraire à sa conception selon laquelle la vertu est la connaissance ou la science, et le vice est l'ignorance du bien. La science est toute puissante sur l'homme qui la possède. Puis, partant de ce principe que l'agréable et bon, désagréable et mauvais sont identiques ou ne font qu'un dans leur essence et que personne ne fait sciemment ce qui est désagréable, ou évite sciemment ce qu'il sait concourir à sa souffrance, à sa peine, Platon démontre que quand un agent fait le mal c'est parce qu'il est comme « vaincu par le plaisir ». L'intempérant qui est vaincu par la passion s'est trompé dans ses mesures des choses agréables et des choses désagréables ; l'intempérant s'est trompé dans les mesures faute de science. La méthode en éthique, selon Socrate et Platon, consiste donc à exercer une metrètikè technè (« technique ou art de la juste mesure » ou selon le mot antique « du juste milieu ») de nature à réduire au minimum au risque d'effectuer de mauvais choix, notamment compte tenu des pièges tendus par la perspective et les par les mirages du temps, qui poussent à surestimer un plaisir plus proche et à sous-estimer un plaisir plus lointain91(*). « Or, une action fautive, dépourvue de science, vous savez vous-même que c'est une action due à l'ignorance. De sorte que voilà ce que c'est se laisser vaincre par le plaisir : c'est l'ignorance maximale92(*) ». Platon nous a appris que la méthode en éthique ne saurait être comprise qu'à travers son rapport à l'agent. L'intempérant est celui qui n'a pas appliquer cette « technique du choix proportionnel. La République pousse encore plus loin le rapport entre l'intempérance et la technique du choix proportionnel. La tripartition de l'âme lui permet de théoriser une dialectisation de la raison, du coeur et du désir. La méthode éthique consiste dès lors, afin d'éviter l'intempérance, à faire converger les différentes composantes de l'âme - dans le sens prescrit par la partie la plus haute, la plus noble - ; Platon a le mérite de proposer une méthode éthique qui met en avant l'harmonie de l'être. Il emploie aussi les termes d'«ordre » et « concert » pour qualifier le résultat de l'âme unie en ses différentes parties ; l'intempérance, on peut alors le comprendre aisément est un désaccord, une dissension, une discorde, mieux une guerre entre celles-ci.
Or, qu'est-ce que la crainte, sinon l'attente d'un mal ? Donc, quand un homme craint une chose, c'est bien parce qu'il la croit mauvaise (en soi) et d'une certaine manière, les lâches sont dits intempérants du fait de l'ignorance qu'ils sont des objets à craindre objectivement. Dans la mesure où différents facteurs provoquent la perte involontaire de l'opinion vraie, de la science ou plus généralement de l'état cognitif, c'est la possibilité même de l'akrasia qui se voit admise à demi mot admise dans Protagoras. Pour quelles raisons ? Parce que in fine, et Platon le dit expressément, qu'indépendamment du sujet, certaines actions sont plus vicieuses que d'autres, et que l'ignorance de l'intempérant les lui fait commettre. En ce sens, Platon dans Protagoras, s'écarte de la doctrine de « Socrate l'Ancien » en ce qu'il reconnait bien que l'ignorance de l'intempérant n'annihile en rien l'objectivité que l'on reconnait à l'acte pervers en soi. Il est intéressant de tracer un parallèle, d'établir une parenté entre le Protagoras et le livre III de La République , en ce qui a trait à l'absence de lutte ou de conflit entre la passion et la raison. L'intempérance est une affaire de passion, d'ignorance ou la science et l'opinion vraie n'interviennent pas. Dans le livre III, l'intempérant y est définie comme celui qui est victime d'un rapt, d'un vol ou d'un enlèvement. La passion dérobe à l'âme humaine ses opinions vraies, ses prescriptions rationnelles. La passion ensorcelle, envoute l'humain : d'où l'idée persistante d'une illusion ou d'une apparence de plaisir et même de vérité. Un passage significatif du livre III en fait état : « Il me semble, écrit Platon, qu'une opinion nous sort de l'esprit, soit de notre plein gré, soit involontairement. De notre plein gré, lorsqu'il s'agit d'une opinion fausse, quand on s'avise par la suite ; involontairement, lorsqu'il s'agit de toute opinion vraie. C'est malgré eux que les êtres humains sont privés des biens, mais c'est de leur plein gré qu'ils renoncent aux maux. Ceux qui sont privés de l'opinion vraie le sont contre leur gré. Or, n'est-ce pas un mal que de se faire des illusions sur la vérité, et un bien que d'être dans la vérité ?Ou n'est-ce pas, être dans la vérité que de se former des opinions sur les êtres tels qu'ils sont ? Or, ne souffrent-il pas de cette privation parce qu'ils sont victimes d'une forme de rapt, ou parce qu'ils sont ensorcelés ou qu'il y sont forcés violemment ? Quand je parle d'être victime d'une forme de rapt, continue Platon à la manière d'un poète tragique, je parle de ceux qui ont été dissuadés de quelque opinion et de ceux qui sombrent dans l'oubli, parce que pour la raison les uns, le temps pour les autres, leur enlève leur opinion à leur insu. Quand je parle de ceux qui ont été forcés, je veux dire ceux que le chagrin ou la douleur ont conduit à changer d'opinion. Ceux qui sont ensorcelés sont ceux qui, selon moi, changent d'opinion soit parce qu'ils sont charmés par le plaisir, soit par ce qu'ils sont troublés par la crainte93(*) ».
Il est important de déterminer si la position de « Socrate », au livre III de la République, avec celle qu'il défend dans le Protagoras se recoupent et si la seconde et bel et bien le prolongement ou l'approfondissement de la première. Rappelons brièvement l'argumentation de Platon dans ledit livre : si personne n'est privé du bien volontairement, et que tout le monde se débarrasse volontairement du mal, il en découle, semble t-il, que personne ne fait le mal volontairement, puisque personne ne choisit volontairement le mal. De plus, si c'est involontairement que l'on est privé d'une opinion vraie, et qu'il peut arriver que l'on agisse à l'encontre de ce que l'on croit être le meilleur intérêt supérieur de la cité, c'est donc involontairement que l'on agit ainsi, bref c'est involontairement que l'on agit mal. Platon cependant, reconnait-il la possibilité de l'acrasie dans le livre III ? On peut définir l'akrasia comme suit, en s'inspirant du passage du Protagoras (358b-c) où Platon, en nie la possibilité : l'akrasia se produirait lorsqu'un individu, sachant, jugeant ou croyant qu'une action est meilleure que celle qu'il accomplit, et qu'elle est possible fera néanmoins le pire, alors qu'il a la possibilité d'accomplir l'action meilleure. Dans ces conditions, Platon ne reconnait pas la possibilité de l'akrasia au livre III de la République, puisque les « Auxiliaires » qui n'agissent pas en fonction du meilleur intérêt de la cité ne croient pas, au moment où ils agissent mal, qu'une autre action est possible et qu'elle est meilleure que l'action qu'ils s'apprêtent à accomplir. Comme ils ont été dépossédés malgré eux, de leur opinion vraie sur le meilleur intérêt de la cité, ils n'agissent pas en croyant qu'une action alternative, meilleure, est également possible94(*). Dans le Protagoras, Platon impute très clairement à l'ignorance le fait qu'on « se laisse vaincre par les plaisirs » et il interprète précisément en ce sens l'expression « se laisser vaincre par les plaisirs » : ce n'est rien d'autre que de l'ignorance. Dans le fameux passage du Protagoras concernant l'akrasia (352b-c), « Socrate » souligne que la plupart des hommes pensent qu'il n'y a dans la science ou dans le savoir rien qui soit de l'ordre de la force, de la direction, du commandement, puisqu'ils admettent qu'il est possible de savoir ce qui est le mieux sans le faire. Or, les Auxiliaires qui se laissent vaincre par le plaisir ne sont pas ignorants ; certes ils n'ont pas la connaissance ou la science de ce qui est dans le meilleur intérêt de la cité, mais outre que Platon crédite peut-être l'opinion (vraie) de la même efficacité qu'il attribue à la science ou à la vertu pour faire échec à la l'akrasia, les Auxiliaires possèdent, à tout le moins, une opinion vraie qui ne peut être assimilée à l'état d'ignorance décrit dans le Protagoras. Dans la mesure où « Socrate », dans Protagoras, définit l'ignorance comme le fait d'avoir une opinion fausse sur les réalités qui ont de la valeur, les Auxiliaires ne peuvent pas être qualifiés d'ignorants, puisqu'ils ont une opinion vraie du sujet d'importance, en l'occurrence le meilleur intérêt de la cité. Ce n'est donc pas l'ignorance ou un défaut de connaissance qui est la cause que certains Auxiliaires changent d'opinion, alors que d'autres n'en changent pas, puisqu'ils ont les uns et les autres la même opinion vraie. La différence entre ces deux groupes d'Auxiliaires ne peut résider qu'en la fermeté, plus ou moins grande, dont il font preuve à l'endroit du plaisir, du désir, de la crainte et du chagrin. Or, cette fermeté ne peut être que la capacité (dunamis), issue du thumos, qui permet de préserver une opinion juste ou vraie et c'est précisément en cela que consiste le courage. Si c'est bien cette capacité qui fait la différence entre celui qui change d'opinion sous l'effet du plaisir, de l'appétit ou du chagrin, et celui qui n'en change pas, nous sommes bien loin en réalité très loin de l'intellectualisme socratique et du Protagoras. Cependant, on ne doit pas perdre de vue une autre différence majeure entre les deux textes. En effet, Platon reconnait ouvertement, dans la République, que le plaisir et les autres facteurs de ce genres peuvent entrainer la perte d'une opinion vraie ; or il est peu probable que le « Socrate » du Protagoras, même s'il n'examine pas expressément ce cas de figure, ait pu accepter l'idée que le plaisir possède une force telle qu'il puisse provoquer l'éclipse d'une opinion vraie. L'interprétation que Platon donne de l'expression « être plus faible que soi », dans le livre IV de La République, permet de prendre la mesure de tout ce qui sépare l'intellectualisme socratique des premiers dialogues de la psychologie morale exposée dans la République. Dans le Protagoras, « Socrate » récuse l'interprétation courante de l'expression « être inférieure à soi-même » ou « vaincu par les désirs et les plaisirs ». La seule interprétation acceptable de cette expression courante, aux yeux Platon, est celle qui consiste à soutenir qu'être inférieur à soi-même, ce n'est rien d'autre qu'être ignorant, et, pareillement, qu'être plus fort que soi, c'est être savant. Platon est fidèle, en ce sens, à l'enseignement socratique très présent dans des premiers dialogues comme Hippias, Menon ou Charmide. Autrement dit, ce que l'on décrit habituellement comme la victoire des désirs sur le savoir est en réalité de l'ignorance, tout simplement ; de même, « la supériorité sur soi » n'est pas à comprendre comme un rapport de forces au terme duquel le savoir l'emporterait sur les désirs, puisque cette expression désigne le fait même de posséder le savoir, qui est par définition souverain et invincible. Ainsi nie t-il qu'il puisse y avoir un conflit entre les désirs et le savoir et, a fortiori, que ce conflit puisse se résoudre par la victoire des désirs sur le savoir : cela est clairement mis en relief dans le Protagoras. Par la suite, Platon reconnaitra ouvertement dans La République ce qu'il refuse à admettre dans le Protagoras, à savoir non seulement qu'il peut y avoir un conflit entre la raison et les désirs, mais également qu'il est possible d'être dominé par les désirs. Cela devient possible et l'acrasie envisageable, il est bon de le rappeler, grâce à l'introduction ou plutôt à la formulation définitive de sa théorie de la tripartition de l'âme. L'acrasie devient possible, et très peu de philosophe l'ont compris ainsi, parce que la tripartition de l'âme admet la lutte, le conflit, ou si l'on veut, « le jeu » entre la raison, l'ardeur moral (le coeur) et le désir. Dès lors, la supériorité sur soi, dans la République, ne désigne donc plus le savoir, comme dans le Protagoras, mais le rapport de domination que la raison doit exercer sur les désirs95(*). Si le fait d'être inférieur à soi-même consiste a contrario, en la domination que la moins bonne partie de l'âme exerce sur la meilleure, Platon reconnait donc, dans la République, l'interprétation courante qu'il récusait dans Protagoras, à savoir que la raison peut être dominée et vaincue par les désirs. On pourrait objecter que la raison pour laquelle il n'y a pas de conflit entre l'opinion vraie et les désirs, au livre III, est que Socrate n'a pas encore exposé la tripartition des conflits qu'engendre, au sein de l'âme, l'opposition entre partie désirante et la partie rationnelle96(*) ; il le fera dans le livre IV. Platon introduit pour la première fois dans Protagoras, l'idée que la mauvaise action serait due à un manque de connaissance, alors que ce point, décisif dans l'intellectualisme n'est pas nécessairement impliqué par l'argument, qui commence au contraire par ériger en principe de la mauvaise action, la fatigue ou la maladie ; les hommes agissent de manière injuste, et mettent cela sur le compte du plaisir, de la peur, d'une cause similaire c'est-à-dire de tout autre processus que la simple erreur. L'erreur, en effet, comme chez Aristote, elle est considérée dans la doctrine platonicienne comme une cause de l'action intempérante. Toutefois, la multitude s'accorde à considérer que le plaisir n'est pas mauvais en tant que tel, elle estime cependant qu'une action plaisante peut être mauvaise en vertu des conséquences qu'elle entraine. Il arrive donc qu'on dise qu'on est « vaincu par le plaisir », et cette affirmation populaire au temps de Platon pose problème, notamment en ce qu'elle semble rendre l'agent moral irresponsable quand il agit mal : il n'y peut rien comme il est vaincu par le plaisir. Il est vrai cependant, on l'a dit, que si la mauvaise action découle d'une erreur de jugement, comme le croit « Socrate » et la premier Platon, l'individu fautif, en première approche, n'apparait pas d'avantage responsable97(*). C'est aussi ici que Platon revient sur l'action volontaire et montre que personne ne choisirait d'agir d'une certaine façon en sachant qu'il y a mieux à faire, et alors que cela est en son pouvoir : « De quoi donc s'agit-il, dis-je, sinon de ce que personne, volontairement, ne tend vers ce qui est mauvais, ni vers ce qu'il pense être mauvais, et qu'il n'est pas dans la nature de l'homme de vouloir tendre vers ce qu'il pense être mauvais, au lieu de tendre vers ce qui est bon. Personne ne va vers ce qu'il pense être mauvais, ni ne le prend de son plein gré98(*)».
L'acrasie ayant d'abord été jugé impossible car nul ne saurait agir mal de plein gré, Platon l'envisage désormais comme le fait d'être vaincu par le plaisir. Il reconnait que l'humain peut être dominé par la passion et le livre IV de la République fait état de conflit entre forces opposées émanant d'instances psychiques distinctes et donne un sens aux énoncés apparemment absurdes qui évoquent la possibilité « d'être plus fort que soi » ou « plus faible que soi-même ». « Etre plus faible que soi-même » signifiant désormais, au sens fort, une domination de l'élément irrationnel en soi-même, au sens faible, une défaite de la raison ou de la pensée impuissante à brider ou à endiguer le torrent des passions et des appétits99(*). « Se laisser vaincre par les plaisir (ou la passion en général» revient en réalité à de l'ignorance affirme Platon dans Protagoras (358c-358d) car l'individu ne recherche pas ce qu'il croit mauvais. Cependant, chez l'intempérant, sans doute, les appétits, les passions et les plaisirs restent-ils irrationnels, mais ils ne se présentent pas purement et simplement à la lecture des oeuvres de Platon, comme un irrationnel qui s'opposerait nécessairement à la rasions : plutôt comme un irrationnel susceptible d'être persuadé par la raison100(*). Platon utilise ici un exemple repris dans le langage ordinaire qui vient illustrer la complexité mise à jour par l'analyse de l'expression « être vaincu par le plaisir » et de son corolaire « être plus faible que soi » : sil le langage courant recueille les indices ou les traces de cette ambigüité, c'est qu'il exprime l'équivocité ou la plurivocité propre de l'intempérance qui est, dans Protagoras du moins, une absence de maîtrise sur soi-même, c'est-à-dire une certaine forme d'ignorance. Cette ambigüité et cette équivocité s'expriment également quand on dit que quelqu'un a été « plus faible que lui-même ». Ce qui devient pertinent de mettre en relief ici, c'est que le manque d'empire sur soi comme l'infériorité à soi-même, révèlent une tension entre soi et soi, ainsi que la force ou l'intensité des désirs et des plaisirs qui peuvent prendre le dessus sur la sphère rationnelle. Ailleurs Platon écrit : « La défaite où l'on succombe à ses propres armes est ce qu'il y a de plus honteux et de plus lâche. Et cela montre bien qu'une guerre se livre en chacun de nous contre nous-mêmes101(*) ». L'absence d'empire sur soi et l'infériorité à soi, désignent dans la perspective platonicienne, le fait qu'un individu a été dominé par des forces qu'il ne contrôle pas. L'intempérant est comme impuissant, incapable de se dominer et est vaincu par le plaisir. Les Livre III et IV de La République nous donnent des informations supplémentaires sur l'acrasie comme dérèglement de l'âme. Certes la raison qui doit commander pour que le sujet agisse avec droiture, avec prudence : « C'est au principe rationnel qu'il revient de commander puisqu'il est sage et qu'il possède la capacité de penser avec prévoyance. Alors qu'il revient au principe de l'ardeur du coeur de se soumettre au principe rationnel et de faire alliance avec lui102(*) ». Au début du livre IV, Platon démontre rigoureusement que la richesse et la pauvreté peuvent rendre l'humain intempérant ; elles corrompent, selon lui, au point d'altérer, de dénaturer, de souiller la qualité de nos actes. Platon prend l'exemple concret des artisans qui deviennent à la suite de cette double corruption « des fabricants de vases médiocres ». « En raison donc de ces deux facteurs considérés ensemble, la pauvreté et la richesse, continue l'Athénien, les oeuvres des artisans sont moins réussies et les artisans eux-mêmes plus médiocres103(*) ». Plus loin dans le même livre, Platon analyse, nous l'avons énoncé précédemment, la locution « être plus faible que soi » qui sert dans le langage courant, à qualifier l'intempérant. Pour Platon, que l'on parle d'absence de maitrise de soi ou d'infériorité à soi, c'est selon lui « au même soi qu'on se réfère104(*) ». Cette formule semble vouloir exprimer quelque chose comme l'unité du soi qui oscille pourtant entre le vice et la vertu. La tripartition de l'âme n'en détruit donc pas l'unité. Or, existe-t-il pour une âme un mal plus grand que celui qui la déchire et la morcelle au lieu de l'unifier ? Existe-t-il un plus grand bien que ce qui en assure le lien et l'unité ? L'humain est également jugé intempérant, et donc inférieur à lui-même « chaque fois du fait d'une éducation corrompue ou déficiente ou de quelque mauvaise compagnie ; ce qui est meilleur en lui, l'élément le plus pure, se trouve dominé par la force nocive du pire ; celui qui se trouve dans cet état est `plus faible que lui-même' et intempérant, et cela est adressé comme un blâme105(*) ». Ce passage de La République est très révélateur. Pourquoi donc ? Parce qu'il assimile les arguments et l'enseignement sophistiques à des agents corrupteurs de la jeunesse qui la rendent intempérante. Platon reste fidèle à la position socratique de rejet absolu de la sophistique. De nombreuses ramifications et corolaires de la notion d'infériorité à soi dans La République, permettent d'induire son importance, sa prépondérance dans la réflexion morale et politique de Platon. Ainsi dans le livre VI, Platon affirme que les grandes injustices et la perversité sont le fait d'âmes médiocres, faibles et non pas le fait d'âme vigoureuses : seul une nature faible est susceptible d'être cause de grands maux, pense Platon106(*). De là, une filiation que l'Athénien entretient longuement entre l'infériorité à soi et la médiocrité ou faiblesse de l'âme. Platon relève cependant que l'âme médiocre de l'intempérant « n' a pas la vue faible » puisqu'en tendant obstinément vers l'objet désiré, elle fait montre d'un certain dynamisme. L'Athénien relève à quel point « ceux qu'on dit méchants, leur âme médiocre possède une vue perçante et distingue avec acuité ce vers quoi elle s'oriente. Elle est néanmoins contrainte de se mettre au service de la méchanceté, nuance Platon, de sorte que plus qu'elle regarde avec acuité ce vers quoi elle s'oriente, plus elle commet d'actions mauvaises107(*) ». L'âme médiocre « cherche sans réflexion ni intelligence » donc, le plaisir que procure la satisfaction du désir. C'est dans ce contexte que l'une des modalités essentielles de l'intempérance, prend toute la dimension qui est la sienne : l'imprudence. L'imprudence n'est pas à proprement parler l'ignorance, mais c'est la méconnaissance des inconnues, des imprévus et des détails ; et Platon dans la célèbre Lettre VII n'hésite pas une seule seconde, à dénoncer l'intempérance et l'imprudence de Dion dans la gestion des hommes: « Lorsqu'il a affaire à des impies, l'homme pieux, tempérant et sage ne peut jamais se méprendre entièrement sur ce qu'est l'âme de telles gens, mais il n'y a rien d'étonnant sans doute à ce qu'il subisse le sort du bon pilote, qui n'ignore absolument pas l'imminence d'une tempête, mais qui ne se représente pas sa violence extraordinaire inattendue et qui, en raison de cette ignorance, sera forcément submergé. C'est bien la cause qui explique aussi l'échec de Dion, qui fut si rapide. Certes, il n'ignorait absolument pas qu'étaient méchants les gens qui ont causé sa perte, mais ce qu'il ignorait, c'était la profondeur qu'avaient atteinte leur ignorance, leur perversité en général aussi bien que leur rapacité108(*) ».
Non seulement l'intempérance est synonyme d'imprudence, mais elle est également synonyme de démesure, d'immodération. Platon définit l'intempérant comme celui qui est immodéré en ce qui concerne les plaisirs du vin, de l'amour, et de la table109(*). L'intempérant est l'homme des plaisirs, de tous les plaisirs. Or, l'homme des plaisirs est « un insensé ». C'est la raison pour laquelle, l'intempérance est l'absence de maitrise du plaisir. Mais pour ce qui est des désirs, des plaisirs « déréglés » ou démesurés, ceux qui bien sûr ne sont pas dirigés par un raisonnement soutenu par l'intellect, on les trouve chez ceux qui sont doué d'un naturel faible, ou qui n'ont pas pu recevoir la meilleure éducation. Platon n'hésite pas à écrire en ce sens « qu'un naturel dépourvu de culture et de grâce ne peut conduire à autre chose qu'a un manque de mesure110(*) ». La suite du Livre IV laisse entrevoir une dialectique du désir et de la raison qui va conduire L'Athénien à préciser en quel sens l'acrasie est désormais possible. Il commence par distinguer le désir et la raison comme deux phénomènes séparés. Qu'est-ce que désir, s'interroge Platon ? « Chaque désir, écrit-il, considéré en lui-même, est le désir de cela seul qui constitue son objet naturel, alors que le désir de telle chose déterminée dépend des éléments qui viennent s'y ajouter111(*) ». Le désir est « le principe d'amour et de haine ». Le désir, tel un levier, pousse l'humain à acquérir des choses en dehors de lui-même, comme c'est le cas du manger et du boire. La faim est le désir de nourriture, quant à la soif c'est le désir de boisson. Comment alors conçoit-il l'âme désirante ? « L'âme de celui qui désire, se tend de convoitise vers ce qu'elle désire, ou encore dans la mesure où elle veut que quelque chose lui soit procuré, elle s'adresse à elle-même une expression d'approbation, comme si quelqu'un le lui demandait, elle même remplie du souhait que cela se produise112(*) ». Par conséquent, l'âme de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant qu'il a soif, autre chose que de boire, c'est cela qu'il désire, « c'est vers cela que la porte son élan113(*) ». Bien entendu, Platon dans le dialogue ou « Socrate » est mis en scène, en situation, ne saurait oublier de réaffirmer sa position « controversée » selon laquelle il n'existe en l'humain, que le désir naturel du bien et donc qu'il ne se porte à acquérir que ce qu'il aime ou juge bon. Indépendamment des situations et des interprétations, « tous désirent en effet ce qui est bon, cela va de soi114(*) ». Cependant, le désir peut-il reconnaitre le bien, si on tient compte du fait qu'il n'en possède aucune connaissance ? Selon Platon, seule la raison peut déterminer le désir vers le bien ; seule la raison peut porter le désir à la connaissance ou à la vertu. Il n'en demeure pas moins que la raison peut être « vaincu par le désir » comme lorsqu'un individu s'autorise à boire un breuvage alors même qu'il se doute qu'il empoisonné. C'est un cas flagrant d'acrasie ou d'intempérance dans la perspective platonicienne. Alors que chez le tempérant le désir et les fonctions du corps se subordonnent à la pensée, chez l'intempérant au contraire, ils lui feraient obstacle115(*). Il s'agit d'une lutte entre deux entités opposées et distinctes en nature. La métaphore de l'archer dont « en fait, une main repousse l'arc loin de lui, alors que l'autre l'attire vers lui116(*) », tente de mettre en relief, l'antagonisme dont l'intempérant est le siège. La raison interdit A alors que le désir ordonne A. En ce sens pour Platon, « nous n'aurions pas tort de soutenir qu'il s'agit de deux principes, et qu'ils diffèrent l'un de l'autre : l'un, celui par lequel l'âme raisonne, nous le nommons principe rationnel de l'âme ; le premier principe est le résultat du raisonnement ; l'autre, celui par lequel elle aime et qui l'excite de tous les désirs, celui-là, nous le nommerons principe dépourvu de raison et désirant, lui qui accompagne un ensemble de satisfaction et de plaisirs 117(*)» Mais le désir et la raison sont-ils suffisants pour expliquer le comportement humain, et donc les excès et les injustices de l'intempérant ? Platon nous invite à réfléchir sur cette question, en rapportant l'histoire de Léontios qui, passant à proximité de cadavres d'individus fraichement exécutés, essaye de ne pas les regarder. Après un combat intérieur, il cède à son désir triomphant de regarder les corps, tout en morigénant d'agir ainsi. On pourrait interpréter la lutte intérieure qui déchire « Léontios l'intempérant », comme un conflit entre la raison et le désir. La première interdit de regarder morbidement les cadavres en raison d'une répugnance et d'une certaine indignation, marque ou preuve flagrante de son humanité. Le second, lui ordonne de regarder ce spectacle macabre118(*). Mais interpréter le comportement de Léontios comme rien d'autre que le choc entre la partie rationnelle et l'élément irrationnel de l'âme, n'explique pas sa colère contre lui-même. Léontios a ressenti une colère liée à cette lutte intérieure. Il nous apparaît que Léontios n'aurait sans doute pas été furieux contre lui, s'il avait réussi à se dominer. Que peut bien vouloir dire ce récit ? « Ce récit signifie bien, selon Platon, que la colère fait parfois la lutte aux autres désirs, comme un principe à un principe distinct119(*) ». Thumos, que l'on traduit aussi par ardeur morale ou par le coeur, est une énergie qui peut redoubler l'intensité du désir, mais aussi se ranger au parti de la raison. Virulemment critiqué par Platon dans les deux premiers livres de la République, l'ardeur morale est conçue à présent comme une énergie libre et ouverte qui peut se déterminer selon la dynamique des désirs ou de la raison. L'ardeur morale peut s'allier à la raison pour freiner l'élan du désir. Platon admet la possibilité d'une union du coeur et du désir contre la prescription rationnelle. Moins le tempérament d'un agent est pure ou noble, plus il sera disposer à s'emporter contre lui-même, s'il doit supporter la pression cumulée du désirs et du coeur120(*), et son coeur consentira à s'emporter contre lui-même. Mais la situation dans laquelle se trouve Léontios est particulière, et c'est bien sur ce point que Platon veut attirer notre attention : son coeur s'unie au désir a priori et s'allie à la raison a posteriori. Le désir et le coeur lui ordonnent de regarder le spectacle macabre en marginalisant la raison. Puis, la raison et l'ardeur morale, condamnent ou blâment par la suite désir. D'où le mot d'Homère, qui voulut que l'intempérant se frappa violemment la poitrine en réprimandant son coeur allié au désir, en lui tenant le discours de la raison. « On peut voir dans ce passage avec quelle clarté Homère, explique Platon, représente comme une espèce différente - l'une s'adressant à l'autre pour la réprimander - l'espèce qui a conclu le raisonnement concernant ce qui est meilleur et ce qui est le pire en s'adressant à l'espèce emportée irrationnellement par le coeur121(*) ». Lorsque que le coeur n'aide pas la raison à prendre « la position de commande du principe désirant », l'humain est dans une situation de manque de mesure, d'absence de maitrise de soi ; car, le principe désirant « occupe massivement notre âme et par nature désire insatiablement les biens matériels122(*) ». L'alliance du désir et l'ardeur morale, ne sauraient permettre au principe rationnel « d'empêcher que l'âme se rassasiant des plaisirs qu'on attribue au corps se détourne de sa vocation, de sa tâche propre qui est d'asservir et de diriger ceux qui ne sont pas de son genre123(*) ». Que pouvons-nous alors retenir du récit de Platon ? L'athénien nous offre lui-même la morale de son histoire. Fidèle à l'intellectualisme socratique des premiers dialogues, il affirme que « l'ardeur morale, dans le conflit intérieur de l'âme, ce principe prend les armes le plus souvent pour soutenir le principe de la raison124(*) ». Platon tient là une définition de l'intempérance. L'humain est dit intempérant lorsque chez lui, l'ardeur morale et le principe désirant ne sont pas commandés par la raison, qui promulgue ce qui est à craindre et ce qui ne l'est pas. En conséquence, l'humain est intempérant en raison de la discorde entre ces trois principes, plus exactement lorsque l'ardeur morale et le désir - les principes qui sont dirigés - ne s'accordent pas pour reconnaître que le principe rationnelle doit commander125(*). Lorsque les principes dirigés rentrent en conflit avec le principe directeur, l'individu est en mesure de détourner un dépôt d'or ou d'argent dont il est le dépositaire, mais pas le propriété. De même, il est enclin aux pillages des temples, aux vols, aux trahisons aussi bien dans les relations personnelles avec ses compagnons, que dans la vie publique de la Cité126(*). L'intempérant ou l'acratique est ainsi, infidèle à la parole donnée sous serment et à tous ses autres engagements127(*). L'intempérance est donc le contraire de la modération, qui est l'harmonie des différentes parties de l'âme sous l'égide de la raison. Compte tenu de l'intensité du désir dans l'intempérance, Platon n'hésite pas à assimiler le désir à un tyran. Le désir acratique, au sens fort, est une force tyrannique. Il place par terre le principe rationnel et l'élément de l'ardeur, et il en fait des esclaves. L'appétit oblige le principe rationnel à ne rien faire d'autre que calculer et rechercher des moyens d'accroitre le plaisir ; il contraint l'ardeur morale à admirer, à honorer l'objet désiré ainsi qu'a s'en enorgueillir et de tout bien propre à y contribuer128(*). La conclusion s'impose alors d'elle-même puisque en définitive, l'homme tyrannique est rendu dément par les désirs et les passions érotiques. Ce qui agite et pousse vers l'action intempérante, se produit par l'entremise des passions (tyranniques ou érotiques) et des troubles maladifs129(*). Dans le Timée, Platon subsume sous le concept nosos psuchès, encore désignée comme déraison (anoia), l'ignorance (amathia), et ce qu'il appelle folie (mania), soit l'excès dans les affects ou aphrodisia akolasia, dû à une pathologie du corps ou à une mauvaise éducation. En vertu du principe de la souveraineté de la raison ou de la raison souveraine, on est en droit de se demander si ce qui s'écarte le plus de la raison, n'est-ce pas aussi ce qui s'écarte de la loi et de l'ordre ? Or, manifestement, ce qui s'en écarte le plus, ce sont les désirs érotiques et tyranniques130(*). L'individu tyrannique victime d'acrasie, possédant certaines opinions ou certains désirs modérés ayant de la valeur et conservant quelque pudeur, les extermine et les expulse hors de lui, jusqu'à ce qu'il ait purgé son âme de toute modération et l'ait remplie d'une folie qu'il aliène. L'intempérance peut donc bien être une aliénation intérieure ou aliénation de soi131(*). Une telle lecture, nous le montrerons, est envisageable chez Aristote. L'exposé de la République a beau soulever des problèmes d'interprétation, il n'empêche que Platon se trouve désormais disposer durablement de deux alternatives d'explication de la qualité morale des conduites : l'erreur et le défaut de maitrise des affects par la raison132(*). Dans les Lois (V, 734b) Platon écrivait : « C'est en effet par ignorance que ou par acrasie, ou du fait des deux que toute la masse vit dans un défaut de tempérance ». L'Athénien distingue franchement les deux choses en IX, 853d-e, lorsqu'il indique que le langage de la domination n'a pas cours, ni droit de citer car il ne s'agit plus d'évoquer une victoire du plaisir, ou du thumos mais agnoia : autrement dit, on ne dit pas qu'on est « supérieur » ou « inférieur » à l'ignorance. En revanche, dans les Lois, III,689a, Platon y définit ce qu'il appelle « la pire ignorance » envisagée comme une diaphonia entre plaisir et douleur, d'une part, opinion raisonnable de l'autre : «Quand un homme, après avoir jugé beau et bon quelque chose, le hait au lieu de l'aimer, et que ce qu'il trouve mauvais ou injuste, il l'aime au contraire et l'accueille ». Jusqu'aux Lois, la perspective théorique reste celle du pluralisme et de « l'irrationalisme » : la tripartition de l'âme continue de trouver des échos, comme en IX, 863a-864a, lorsque l'Athénien distingue entre trois sortes de fautes selon que sont cause, le thumos, le plaisir (ou la passion en général) ou l'agnoia ; d'un autre côté, le thumos tend probablement à abandonner sa supériorité sur l'épithumia, et à former avec elle un couple de même plan, selon la bipolarité de la peine et du plaisir. Mais à la distinction entre erreur et acrasie s'adosse une partie de la conception platonicienne tardive, de la justice pénale. En V, 731b-d, Platon parait opposer les fautes liées à l'acrasie aux erreurs, en jugeant les premières plus graves, et requérant de plus dures sanctions, tandis que les secondes mériteraient surtout la pitié. En IX, 863e-864a, l'acrasie, à la différence de l'erreur, se trouve associé à l'injustice comme dans La République. Si tel est le cas, l'acrasie n'est telle pas alors une faute volontaire ?133(*) Au livre X de La République, Platon décrit le processus par lequel l'âme est corrompue, puis périt. On est tenté de dire que Platon apporte là, la touche finale au concept d'acrasie pensé à nouveau frais, à la lumière de la tripartition de l'âme. Platon y défend l'existentialité du bien et du mal. Ontologiquement, le bien se distingue du mal. « Il y a quelque chose qu'on appelle le bien, et quelque chose qu'on appelle le mal, dit Platon à Glaucon. Ce qui détruit et corrompt toute chose, c'est le mal, et ce qui sauve et est avantageux, c'est le bien. Il y a un mal pour chaque chose, et un bien pour chaque chose. J'affirme, pour tous les êtres un mal naturel et une maladie pour chacun134(*) ». Or, si le bien permet à l'être de se persévérer et de se maintenir, le mal quant à lui, le corrompt et cause sa dissolution. Le mal, « lorsqu'il survient, rend défectueux l'être auquel il se rattache, au point de finir par le dissoudre et le détruire entièrement. C'est donc le mal naturel de chaque être et sa méchanceté propre qui le détruisent, ou alors si ce mal ne le détruit pas, rien d'autre ne serait en mesure de le corrompre 135(*) ». Alors que « le bien, lui, ne saurait jamais faire périr quoi que ce soit, et pas d'avantage ce qui n'est ni mauvais ni bon136(*) ».
Dès lors, qu'en est-il de l'âme humaine ? N'y a-t-il pas pour l'âme quelque chose qui la rend mauvaise137(*) ? Porte t-elle en elle son propre principe de corruption et de dissolution ? D'emblée, il faut dire que l'âme possède des maux innés et acquis. Il s'agit pour l'essentiel de l'injustice, de l'indiscipline, de la lâcheté et de l'ignorance. Mais est-ce que ces vices, qui causent l'intempérance, peuvent aussi causer la mort ? Selon Platon, l'âme est immortelle : son mal naturel la corrompt sans la détruire et les vices qui sont « des défauts de l'âme » ne peuvent la dissoudre. « La défectuosité propre de l'âme, le mal qui l'afflige spécifiquement, n'est pas en mesure ni de la tuer ni de la détruire ; il sera a fortiori difficile que le mal voué à la destruction d'un autre être détruise l'âme ou un autre être, si ce n'est celui auquel il est ordonné138(*) ». L'âme humaine est parmi les êtres qui existent, le seul être qui a un mal qui le rend mauvais, mais qui est toutefois incapable de le dissoudre pour le détruire. Les défauts de l'âme ne peuvent la flétrir au point de la conduire à la mort en la séparant du corps. L'acrasie qui est un conflit entre les différentes parties de l'âme, et de ce fait un mal, la conduit à sa dissolution. Platon nous exhorte donc à éviter d'être victimes « de l'illusion qui consiste à penser que l'homme injuste et insensé, qu'on a surpris à commettre l'injustice, meure dans le moment même en raison de son injustice, qui constitue un défaut de l'âme139(*) ». Au contraire, nous devons convenir avec Platon que l'injustice et l'intempérance qui envahissent l'âme humaine, comme le reste du mal, alors même qu'ils l'ont profondément pénétrée et s'y étant bien incrustée, ne sauraient la conduire à la mort140(*).
On ne saurait mieux dire que, dans l'acrasie non plus, l'individu vicieux ne choisit pas de mal faire, même s'il devait commettre une injustice (kakos hékon oudeis). De fait, dans les derniers dialogues, la formule jugée socratique, « nul n'est méchant volontairement » revient assez fréquemment. Mais dès lors que l'ignorance n'est plus envisagée comme l'unique principe de l'action vicieuse, intempérante ou injuste, c'est en grande partie à la conduite acratique que doit s'appliquer la formule, tandis que sur son propos sur le droit pénal du livre IX 860d des Lois, Platon récuse encore, à la réprobation ultérieure d'Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque (III, 7) toute idée d'injustice volontaire : « Tout intempérant nécessairement l'est contre son gré ; c'est en effet par ignorance ou par acrasie, ou du fait des deux, que toute masse vit dans le défaut de tempérance ». La formule socratique renvoie tout autant qu'à l'acrasie, devenue une cause de l'intempérance, qu'a l'erreur. Mais chacun le sait : s'il faut surcompter des lois et non plus exclusivement sur l'excellence d'un homme providentiel et bien formé ou éduqué (philosophe), c'est parce que l'irréductibilité de la désobéissance à la raison, est inscrite ou gravée dans la nature humaine. Cette idée est liée à la force des affects, et d'une certaine manière à l'hypothèse d'une absence de volonté de bien faire, fondée en nature141(*). Selon Platon, il y a une nécessité à ce que ceux qui consacre exclusivement, fassent l'objet de critique de la part des « non initiés » et soit l'objet des railleries des sophistes. Mais encore faut-il que ses critiques et ses quolibets soient fondés en raison142(*). La critique qui va nous intéresser est la suivante : la philosophie peut rendre étrange, pervers sinon intempérant. « En fait, tout ceux qui s'efforcent de pratiquer la philosophie, non dans le but de s'y former, en y consacrant leur jeunesse et en la mettant de côté par la suite, mais en s'y attardant trop longtemps, ceux-là pour la plupart deviennent tout à fait étrange, pour ne pas dire pervers »143(*). Ce grief, on le sait, est d'origine sophistique. Calliclès, grand pourfendeur de la philosophie144(*), puis Adimante, deux interlocuteurs de « Socrate » relaient ses arguments sophistiques. Examinant la cause de cette accusation, Platon va être emmené à formuler une question qui nous intéresse au plus au point dans notre analyse de l'intempérance : « Pourquoi les philosophes sont-ils dépravés ? »145(*). La cause pernicieuse de la dépravation des philosophes est claire, selon Platon : il s'agit de la corruption. Autrement dit, « le naturel du philosophe se gâte et n'échappe pas à la corruption »146(*). Tout ce qu'on considère comme des biens, la beauté, la richesse, la force physique, la puissance des alliances politiques et les autres avantages de ce genre, tout cela corrompt l'âme du philosophe et l'arrache à la philosophie147(*). Or, lorsque l'âme se tourne vers ce qui est mêlé d'obscurité et de vice, sur « ce qui devient et se corrompt », alors elle a des opinions dans lesquelles elle s'embrouille en les révisant en tout sens, et on dirait qu'elle est alors aveugle, ignorante et comme dépourvue d'intellect148(*). En quel sens, ou en quel circonstance le philosophe, et donc le sage peut-il être intempérant ? Platon démontre que la corruption de l'âme du sage le rend intempérant. En outre, lorsque les éléments constitutifs du naturel du philosophe se développent dans un milieu de formation défavorable, il se produit comme une forme de « détournement de l'activité ou de son occupation » qui est la contemplation. Cela va de soi : Est-ce qu'en regardant les êtres ordonnés et éternellement disposés selon cet ordre, le philosophe peut-il commettre l'injustice ou être intempérant ? Voilà en quelque mots, selon Platon, l'étendu et les caractéristiques de la destruction et de la corruption qui affectent le meilleur des naturels dans sa quête de l'occupation la plus élevée. C'est en vertu de cela que « le philosophe » peut ne pas avoir la sincérité et la volonté nécessaire pour admettre de plein gré le mensonge, au lieu de détester au contraire et chérir la vérité. L'intempérant se délecte des plaisirs du corps ; le contraire de la tempérance est l'appétit immodéré du plaisir du plaisir, qui oublie le devoir de mesure et de rationalité. Pour Platon, l'homme de valeur, le sage, la philosophe, doit savoir se contrôler et ne doit pas se laisser dominer (Kratouménos) par la tristesse ou par la joie. I.2.5. AKRASIA ET HYBRIS : UNE CONFUSION PLATONNIENNE ? Une célèbre analogie empruntée à Empédocle et au Pythagoriciens va aider Platon à approfondir son concept d'akrasia. Pour Platon, l'individu acratique est semblable à un homme possédant un tonneau sans fond, ou « un tonneau percé ». En clair, l'acrasie est démesure ; ou plus exactement akrasia et hybris sont parfaitement synonymes ou identiques chez Platon. L'hybris c'est aussi l'arrogante affirmation de soi : celle du tyran, du conquérant. L'individu acratique est donc insatiable, boulimique, inextinguible. Ses passions le conduisent à désirer de nombreux plaisirs, et comme il ne se satisfait plus d'une vie ainsi mesurée et convenable, une conception insensée et tyrannique, le pousse à s'approprier par tout son pouvoir ou sa malice, les biens qu'il convoite. Mais si l'acrasie est démesure, elle est aussi et surtout dérèglement ; c'est une anomalie. De quoi est-elle alors le dérèglement ? Ce qui est déréglé c'est notre faculté de modérer, de tempérer ou de réguler nos passions et nos désirs dans la quête du plaisir et du Bonheur. C'est au coeur de cette faculté que l'on retrouve cette anomalie : cette faculté c'est l'âme. Pour Platon, la vie est déréglée parce que l'âme est déréglée. L'acrasie est un dérèglement de l'âme : « Il ya une partie de l'âme, un spirituel auteur de mythes, un sicilien jouant sur les mots l'a appelé tonneaux à cause de sa docilité et de sa crédulité ; il appelé de même les insensés, les non-initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l'a assimilée à un tonneau percée, à cause de sa nature insatiable. Considérons qu'on peut assimiler chacune de ses deux vies, la tempérante et l'incontinente, au cas de deux hommes dont chacun possèderait de nombreux tonneaux. L'un a des tonneaux en bon état et remplis ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n'y verserait plus rien, ne s'en inquièterait plus et serait tranquille à cet égard. L'autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu'il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n'ayant que des tonneaux percés et fêlés ; il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine de plus grand ennui. Si on admet que les deux vies sont au cas des deux hommes, peut-on soutenir que la vie de l'homme déréglé est heureuse149(*) ? »
Mais la connaissance rationnelle ne suffit pas. L'âme ne se confond pas avec la raison. L'âme possède une partie rationnelle (logistikon), une autre irrationnelle (alogiston) et une sorte de force, d'énergie neutre (thymos) qui peut s'allier à l'une ou à l'autre. Si bien qu'on est victime d'akrasia lorsque les trois principes de l'âme ne vont pas de concert (harmonia, symphonia) car la tempérance est une vertu totale, comme chez Aristote. Au bout du compte, on peut aisément se rendre compte que Platon ne distingue pas l'hybris de l'akrasia. Autrement dit, incontinence, l'intempérance et la démesure ne se distinguent pas chez Platon en tant qu'il les oppose à la science ou à la sagesse (sophia) et à la modération ou tempérance (sophron). C'est cette indistinction, cette confusion qui va susciter l'intérêt d'Aristote. * 52 Henri BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, 1998, p. 88. * 53 Ibid., p. 89 * 54 Ibid. * 55 PLATON, Menon, 77a-78c * 56 Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, p. 90. * 57 EPICTETE, Manuel, Livre quatrième, XLVI. * 58 Manuel, Livre quatrième, XLVIII- XLIX. * 59 Pierre BAYLE, Pensées diverses sur la comète, op.cit., §135, p. 291. * 60 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §135 et §181, p. 291 et p. 381. * 61 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §136, p. 293. * 62 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §132, p. 285. * 63 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §133, p. 289. * 64 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §136, p. 293. * 65 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §83 et §135, p.195 et p.292. * 66 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §206 et §213, p. 420 et p.430. * 67 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §137, p.296. * 68 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §187 et §234, p. 393 et p.456. * 69 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §238, p.464. * 70 Pensées diverses sur la comète, op.cit., §145 et §238, p.311 et p.464. * 71 Georg Wilhem Friedrich HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1980, §108, p. 145 * 72 Jean-Marie GUYAU, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, Paris, Allia, 2008, p. 168. * 73 Franz Clemens BRENTANO, L'Origine de la connaissance morale, Paris, Gallimard, 2003, p. 46. * 74 Ibid., §139, p. 171. * 75Ibid., §140, p. 180. * 76 Ibid., §139 et §140, p. 172 et p. 180. * 77 Ibid., §139, p. 177. * 78 Emmanuel KANT,La Religion dans les limites de la simple raison, Paris,Vrin,1968,Chap.I, 1 à 3 * 79 La Religion dans les limites de la simple raison, Chap. I, 3. * 80 Henri BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, p. 88. * 81 Les Deux sources de la morale et de la religion, p. 86. * 82 Ibid., p. 87-88. * 83 Les Deux sources de la morale et de la religion, p. 86. * 84 Ibid., p. 86 et p. 91. * 85 Hannah ARENDT, Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991. * 86 Le plaisir peut-il vaincre le plaisir ? La tempérance peut-elle constituer, en la victoire d'un plaisir plus fort sur un autre plus faible ?En clair, peut-on être tempérant par intempérance? Platon dans Phédon, nous exhorte à bien distinguer l'authentique tempérance, celle du sage, qui est synonyme de vertu et de modération du « sens que le vulgaire donne au mot tempérance » (Phédon, 122c). Qu'est-ce donc en termes clairs et simples, que l'authentique tempérance ? C'est le fait de « n'avoir point à propos des désirs, de violents transports, mais se comporter à leur égard avec indifférence, et modération » (Ibid.). Autrement dit, les individus tempérants sont « haut plus degré, indifférents au corps et vivent dans la philosophie » (Ibid.). Mais attention. Par cette définition, Platon tente de discréditer une forme d'intempérance qui a l'allure générale du courage et c'est la raison pour laquelle il nous invite à jeter un regard attentif sur « le courage de certains hommes aussi bien qu'à leur tempérance » (122d) au risque d'y découvrir comme lui « quelque chose de déroutant » (Ibid.). Platon va s'atteler à contredire par la suite, exemple à l'appui, l'idée commune selon laquelle la crainte peut être à l'origine du courage et donc de la tempérance. Il nie l'idée selon laquelle la peur est le principe de la sagesse. « C'est par crainte, explique t-il, que les hommes craignent, c'est par crainte qu'ils sont courageux : tous, hormis les philosophes » (122e). Si bien que cette forme de courage, et donc de tempérance fondée sur la crainte, n'est pas la tempérance véritable , qui est l'apanage du philosophe, mais au contraire une certaine forme d'intempérance. « Il est absurde assurément, dit-il, que l'on soit courageux par lâcheté et par crainte! Mais ces hommes ne sont-ils pas à l'évidence dans ce même cas, ceux d'entre ces gens qui ont de la tempérance, et ne sont-ils pas tempérants par incontinence ? Nous disons bien là que c'est une chose impossible » (122e-123a). Et pourtant, l'Athénien est bien contraint d'admettre que « cette sotte tempérance ne les en met pas moins pourtant dans la situation qui ressemble à la tempérance : redoutant d'être privé de certains plaisirs et avides de ces plaisirs mêmes, ils s'abstiennent d'autres plaisirs, alors que d'autres plaisirs dominent » (123a). En conséquence, « on peut bien appeler incontinence la sujétion à l'égard des plaisirs, il n'en arrive pas moins à ces gens dominés par des plaisirs, de dominer cependant d'autres plaisirs. Or, cela ressemble à ce qu'on disait tout à l'heure : à une pratique de la tempérance qui a l'incontinence pour cause » (123a). Il faut donc conclure avec Platon, que si le plaisir peut vaincre un autre plaisir, cet assujettissement d'un plaisir par un autre plaisir n'est pas, même s'il en a la forme (illusoire), ne relève pas de l'authentique tempérance puisque son principe est le plaisir, et non la pensée : « la vertu vraie dans son en semble, est accompagnée de la pensée » (123b). Dès lors, on comprend aisément que lorsque « s'y joignent plaisirs et peur, avec tout ce qu'il y a du même ordre, ne se constitue t-il pas cette sorte de vertu qui est une peinture en trompe-l'oeil :vertu réellement servile et qui n'aurait rien de sain, rien non plus de vrai » (Ibid.) ? * 87 PLATON, Protagoras, 345b. * 88 Protagoras, 352b-353b. * 89 Louis-André DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., p.68. * 90 PLATON, Protagoras, 345d-e. * 91 Marisa DIVENOSA, op.cit. * 92 PLATON, Protagoras, 356a-b. * 93 PLATON, La République, Livre III, 412e-413d. * 94 Louis-André DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., p. 72. * 95 PLATON, La République, IV, 431a-b. * 96 Louis-André DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 72-75. * 97 Marisa DIVENOSA, « Hekôn dans le Protagoras », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 55-56. * 98 PLATON,Protagoras, 358c-e. * 99 René LEFEVBRE, «De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des Lois», in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.45-46. * 100 Tomas CALVO MARTINEZ, « Le plaisir dans les dialogues de Platon : pour une lecture synchronique », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.37-40. * 101 PLATON, Lois, Livre I, 626e. * 102 La République, 441e. * 103PLATON, La République, Livre IV, 421e. * 104 Ibid., 431a. * 105 Ibid., 431a-431b. * 106 Ibid., 491e. * 107 Ibid., 519a. * 108 PLATON, Lettres VII, 351a-352a. * 109 PLATON, La République, Livre III, 389e. * 110 Ibid., Livre VI, 486d. * 111 Ibid., Livre IV, 437e. * 112 Ibid., Livre IV, 437c. * 113 Ibid., Livre IV, 439a-439b. * 114 Ibid., Livre IV, 438a. * 115 Ibid., Livre V, 455b. * 116 Ibid., Livre IV, 439b. * 117 Ibid., Livre IV, 439c-439e. * 118Ibid., Livre IV, 439e-440a. * 119 Ibid., Livre IV, 440a. * 120 Ibid., Livre IV, 440b-440c. * 121 Ibid., Livre IV, 441b-441c. * 122 Ibid., Livre IV, 442a. * 123 Ibid. * 124 Ibid., Livre IV, 440e. * 125 Ibid., Livre IV, 442d. * 126 Ibid., Livre IV, 442e. * 127 Ibid., Livre IV, 443a. * 128 Ibid., Livre VIII, 553d. * 129 Ibid., Livre IX, 578a. * 130 Ibid., Livre IX, 587a-587b. Un passage significatif du Politique (300a-300c) insiste sur la nécessité de ne jamais laisser ni un seul ni la multitude, commettre la moindre transgression, si légère soit-elle, des lois écrites et de la morale commune. Quels sont les motifs qui poussent l'humain à franchir les limites que lui imposent la morale et le droit ? Platon en voit deux : le favoritisme et l'amour du gain. * 131 op.cit., Livre IX, 573a. * 132 Ibid. * 133 René LEFEVBRE, «Du l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des Lois », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 50-51. * 134 La République, Livre X, 608d-609a. * 135 Ibid., 609a-609b. * 136 Ibid., 609b. * 137 Ibid. * 138 Ibid., 610e. * 139 Ibid., 609c. * 140 Ibid., 609d. * 141 René LEFEVBRE, Ibid., pp. 52 * 142 La République, Livre VI, 484e. * 143 La République, Livre VI, 487c-d. * 144 Gorgias, 484b-485b. * 145La République, Livre VI, 490d. * 146 La République, Livre VI, 490e. * 147 La République, Livre VI, 491c. * 148 La République, Livre VI, 508d-e. * 149 Gorgias, 493b-494b. |
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