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III) Paris et ses souterrains, mythe d'hier et de demain« Je t'aime, moi non plus. » voilà qui définit effectivement à merveille l'ambivalence du rapport qui lie la surface de Paris au souterrain. Chacun a besoin de l'autre pour exister, mais chacun fuit son opposé. Or, le lien est irrémédiable, et d'autant plus solide que le souterrain est la racine de ce qu'on voit émerger à la surface. Car c'est dans les souterrains qu'il faut aller chercher une explication à ce qui se joue sur le devant de la scène : tout se trame en coulisse. Or, Paris a eu très tôt l'image d'une ville vivante, au sens propre du terme. Une ville qui bouge, se lève, gesticule, gronde, s'exprime. « Tel est ce Paris. Les fumées de ses toits sont les idées de l'univers. Tas de boue et de pierres, si l'on veut, mais, par-dessus tout, être moral. Il est plus que grand, il est immense. Pourquoi ? Parce qu'il ose. »180(*). Ce pouvoir de Paris à oser se traduit dans les faits par les multiples révolutions qui ont marqué son histoire et qui ont participé à la construction d'un mythe, celui du Paris révolutionnaire. 1) Paris et son mythe au regard de ses souterrains.a)Paris et le mythe révolutionnaireQuel rapport y a-t-il entre le Paris révolutionnaire et ses souterrains, pourrait-on se demander. Un rapport très étroit de cause à effet devrions-nous répondre. On sait que le 19ème siècle a été un siècle de révolution, et celui d'une prise de conscience sociale. Le socialisme, la lutte des classes, l'émergence du prolétariat et de la contestation sociale sont nés de ces élans protestataires. Cette dynamique est métaphoriquement visible dans la littérature qui nous intéresse. Et pour cause : le souterrain y est présenté comme le berceau des révolutions, le responsable des troubles en surface. Or, le terme de trouble peut avoir une connotation péjorative, dans le sens où ce dernier peut vouloir signifier la destruction d'un système établi, les forces destructrices étant initialement à l'inverse du progrès. Cette conception est exploitée dans nos oeuvres étudiées. D'un côté, le souterrain est pointé du doigt comme étant le responsable de cette gangrène qui fait se révolter le peuple. « Voici donc, dit-il, le repaire de cet être incompréhensible pour qui le mal semble être un besoin de nature ! C'est là qu'il prépare ces crimes affreux qui produisent au-dessus de nos têtes la ruine et la dévastation ! »181(*). L'être incompréhensible, il s'agit de Médard, le demi monstre qui n'a d'ambition que le chaos et la destruction. Ce sont, comme nous l'avons déjà évoqué, les pulsions animales de l'homme qui trouvent un terrain propice à leur expression dans les souterrains. Ainsi, chez Victor Hugo, le souterrain peut être synonyme de tyrannie. « On pourrait dire que depuis dix siècles, le cloaque est la maladie de Paris. L'égout est le vice que la ville a dans le sang.»182(*). C'est la tyrannie de Napoléon III qui sévit dans ces lignes. Le despote inspire une haine sans pareille au poète qui va recycler l'image du cloaque dans L'égout de Rome, pamphlet versifié incéré dans Les Châtiments. La nuit de l'égout, c'est la nuit de la tyrannie, l'égout étant le symbole des puissances qui tirent l'homme en arrière, de ses instincts. Et parmi eux, on retrouve cette « volonté de puissance »183(*) dont parle Nietzsche, car « chaque instinct cherche à dominer, ou mieux, à maîtriser les autres instances avec lesquelles il entre en contact »184(*). C'est cela que représente entre autre le débordement des égouts. Mais l'égout, c'est aussi ces bas-fonds de la société que nous avons évoqués, cette misère sur laquelle s'assoient les riches et qui la tiennent bien enfermée. Trop peut-être. Car quand la pourriture a par trop fermenté, il suffit d'une étincelle pour que tout explose. Alors, l'égout déborde. « Des enfants, des jeunes gens, des hommes apparurent ; tout cela était vêtu d'habits déchirés comme pour inspirer l'intérêt ; tout cela exhibait dans ces rues éclairées a giorno cette misère qui, d'habitude, se cache au plus profond des ténèbres.»185(*) Ce qui n'était à la base qu'un grondement sourd, va en s'amplifiant jusqu'à devenir les cris et les coups de feu des révolutions. Cette idée d'une force souterraine qui peut éclater à tout moment, nous la retrouvons dans la métaphore du volcan. « Et l'image du volcan est une de celles dont on peut le mieux jouer sur ces différents claviers, parce qu'elle a une valeur double : le volcan est à la fois de la montagne et de la lave ; il est fixe et mouvant, cadre et vie. Par là, l'image se prête spécialement bien à symboliser le double aspect de Paris : majestueux décor, et bouillonnement du peuple et des idées.»186(*) Paris donne alors la vision d'une puissance explosive et menaçante, comme dissimulatrice d'une lave qui s'amasserait et bouillonnerait dans ses souterrains. « Paris est, dans l'ordre social, le pendant de ce qu'est le Vésuve dans l'ordre géographique. C'est un massif dangereux et grondant, un foyer de révolution toujours actif. Mais, de même que les pentes du Vésuve sont devenues des vergers paradisiaques grâce aux couches de lave qui les recouvrent, l'art, la vie mondaine, la mode s'épanouissent comme nulle part ailleurs sur la lave des révolutions.»187(*) Et pour cause, avec les trois glorieuses de 1830, la révolution de 1848, la commune, Paris mérite son image mythique de ville révolutionnaire. Ce n'est pas un hasard si Alexandre Dumas fait conspirer « la venta des carbonari »188(*) dans les catacombes de Paris, et si les barricades se retrouvent, et dans Les Mohicans de Paris, et dans Les Misérables. De même, l'A.C.S., l'association contre la société tenue par le Roi Mystère de Gaston Leroux, incarne cette idée d'une force souterraine venue bouleverser l'ordre établie par la société du dessus. La révolution de 1830, phénomène essentiellement parisien, va confirmer l'idée que Paris incarne l'idéal révolutionnaire. La capitale apparaît comme l'héritière de 89. Elle est présentée comme la ville de la liberté et du progrès. A Paris est désormais attribué un rôle particulier, celui de guide, de phare de l'humanité. « Paris en vient à être considéré sinon comme une émeute permanente, du moins comme une virtualité permanent d'émeute »189(*) La ville cesse d'être une simple cité de pierres pour devenir une puissance spirituelle qui fait triompher les plus hautes valeurs. « De tous les points du globe, tous les regards sont tournés vers Paris, non seulement comme vers un sommet, mais comme vers un incendie. (...) C'est que Paris est la seule ville de l'univers qui soit à l'état de volcan. De même que les volcans sont en communication avec les entrailles de la terre, Paris est en communication avec les masses, avec la fournaise profonde et bouillonnante des misères souterraines, avec les entrailles du peuple. »190(*) . Comme une immense forge, pour reprendre l'image précédemment utilisée, le souterrain parisien fabrique les troubles du Paris en surface. Dans le chapitre « essai philosophique, linguistique et littéraire sur l'argot, les filles et les voleurs » de Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac fait des caves l'atelier où s'élaborent les décors et les machines de la comédie humaine. Le souterrain est donc la racine, le point de départ ; et il influe à sa guise sur les événements du dessus. Cette intelligence du souterrain ne vient pourtant pas de nulle part. Il est intéressant de constater que des personnages souterrains charismatiques peuvent souvent régir à eux seuls tout le petit monde de la surface. Erik, le fantôme de l'Opéra, est ainsi le pilier de l'histoire. C'est lui qui a entre ses mains tous les pouvoirs et qui fait se plier à ses volontés tout le petit monde de l'Opéra, comme le ferait un marionnettiste de ses pantins. Il en va de même pour Cartouche, qui ne laisse plus aucune place à la vie tranquille de Théophraste Longuet et qui, depuis les souterrains de la capitale et ceux du bourgeois qu'il a investi, provoque le chaos autour de lui. Mais le souterrain recèle également un autre type de population, la population des génies. Car selon Hugo, « il n'est pas de penseur qui n'ait contemplé les magnificences d'en bas. »191(*), preuve que ce domaine ne leur est pas étranger. « Au-delà de cette tourbe bruyante et glapissante, vêtue de couleurs criardes, laissant traîner ses faux cheveux jusqu'à la ceinture, vivant de scandales et pourrissant sur pied, il y a toute une nation recueillie, probe dévouée, qui travaille, cherche s'ingénie, invente dans les ateliers, dans les bibliothèques, dans les laboratoires. C'est là le coeur de Paris qui vibre à toute pensée généreuse, s'émeut à toute découverte, fait effort pour pénétrer toujours plus profondément au sein des choses. C'est cette assemblée d'artistes, de savants, d'artisans, d'écrivains, toujours en communication les uns avec les autres, rapides à comprendre, faciles à émouvoir, qui fait de Paris une ville unique dans l'univers, et qui donne un si grand poids à ses jugements, que nulle réputation n'est consacrée si elle ne les a victorieusement subis. »192(*) Mais c'est Victor Hugo qui illustre le mieux cette présence originale dans les souterrains. Car, dans Les Misérables, il y a deux sortes de peuple souterrain : il y a les lumineux, les amis de l'ABC qui vont se battre sur les barricades au nom de leurs idéaux, et les criminels. Et il y a les gueux, les voleurs, les Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse. Ces deux niveaux sont représentés par des strates : « il y a sous la construction sociale, cette merveille compliquée d'une masure, des excavations de toute sorte. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel pioche avec l'idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère. [...] Au dessous de toutes ces mines que nous venons d'indiquer [...] au dessous de tout cet immense système veineux souterrain du progrès et de l'utopie, bien plus avant dans la terre, plus bas que Marat, plus bas que Babeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière sape. Lieu formidable. [...]C'est la fosse des ténèbres. C'est la cave des aveugles. Inferi. Ceci communique aux abîmes. Là le désintéressement s'évanouit. Le démon s'ébauche vaguement ; chacun pour soi. Le moi sans yeux hurle, cherche, tâtonne et ronge. L'Ugolin social est dans ce gouffre. »193(*) Dans la première version des Misérables, il est intéressant de noter que Victor Hugo peignait l'alliance des amis de l'ABC avec les bandits de Patron-Minette au fond d'une carrière. Mais Enjolras, le plus intègre des membres, refusait. Enfin, le même auteur reprend la même idée dans Notre-Dame de Paris : « puits de civilisation, pour ainsi dire, et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est sève, tout ce qui est vie, tout ce qui est âme dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse goutte à goutte, siècle à siècle. »194(*). Les éléments naturels sont à nouveau utilisés comme moyen de comparaison. « Il y a dans l'île d'Ischia une montagne où l'on entend souffler un courant d'air souterrain; d'où vient-il ? Nul ne le sait, et la science ignore encore où prend naissance cette tempête qui bruit sous les vieux rocs entassés. Il en est ainsi de Paris. » Et quand cette bise devient orage, alors, c'est l'émeute des grands jours qui ont fait l'histoire de Paris. Car alors, ce Paris personnifié dont nous avons déjà parlé, « s'émeut, s'agite, se lève, est pris de mauvaise humeur, donne un coup d'épaule. » comme le dit Maxime Du Camp. Le thème de la barricade est ainsi présent à deux reprises dans nos oeuvres, en premier lieu chez Victor Hugo qui lui consacre un certains nombres de chapitre de son tome IV des Misérables. Ainsi peut-on y lire : « Rien n'est plus extraordinaire que le premier fourmillement d'une émeute. Tout éclate partout à la fois. [...] D'où cela sort-il ? Des pavés. »195(*). Il y a donc une conscience de cette poussée qui vient du dessous. Mais elle est souvent presque imperceptible, car cachée. Le grondement est sourd, mais la puissance n'en est que décuplée. « Toute cette fermentation était publique, on pourrait presque dire tranquille... aucune singularité ne manquait à cette crise encore souterraine, mais déjà perceptible. »196(*) On retrouve aussi les barricades dans le roman de Dumas, Salvator, où Jean Taureau, le personnage souterrain, y fait une fois de plus preuve de sa bravoure. Ces élans d'humeur, cette violence sont à rapprocher de la révolution qui se fait en chacun lors d'une prise de conscience. Prenons cette longue citation extraite du Salvator de Dumas : « M. de Humboldt, ce grand philosophe et ce grand géologue, dit quelque part, à propos de l'impression produite par les tremblements de terre : « cette impression ne provient pas de ce que les images des catastrophes, dont l'histoire a conservé le souvenir, s'offrent alors en foule à notre imagination. Ce qui nous saisit, c'est que nous perdons tout à coup notre confiance innée dans la stabilité du sol ; dès notre enfance, nous étions habitués au contraste de la mobilité de l'Océan avec l'immobilité de la terre. Tous les témoignages de nos sens avaient fortifié notre sécurité ; le sol vient-il à trembler, ce moment suffit pour détruire l'expérience de toute la vie. C'est une puissance inconnue qui se révèle tout à coup ; le calme de la nature n'était qu'une illusion, et nous nous sentons rejetés violemment dans un chaos de force destructive ». Eh bien cette impression physique a son équivalent dans l'impression morale. »197(*). Nous avons vu précédemment la difficulté que rencontre celui qui veut affronter son labyrinthe. Le parallèle entre l'homme et Paris est ici encore présent : quand Paris s'agite, l'âme aussi. Jean-Valjean, par exemple, concentre à merveille en son sein l'agitation parisienne, au point qu'on ne sait plus vraiment lequel est la métaphore de l'autre. « Qu'est-ce que les convulsions de la ville auprès des émeutes de l'âme ? L'homme est une profondeur plus grande encore que le peuple. Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayant. Tous les gouffres s'étaient rouverts en lui. Lui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d'une révolution formidable et obscure. [...] Quelques heures avaient suffi. Sa destinée et sa conscience s'étaient brusquement couvertes d'ombres. De lui aussi comme de Paris, on pouvait dire : les deux principes sont en présence. L'ange blanc et l'ange noir vont se saisir corps à corps sur le pont de l'abîme. Lequel des deux précipitera l'autre ? Qui l'emportera ? ». La révolution éclate donc au grand jour, dans les rues, mais elle se fait aussi dans l'ombre, dans un environnement plus intime, dans sa propre conscience. C'est donc bien la preuve que ce Paris qui s'agite ne fait pas que détruire. Observons l'aboutissement de la révolution de Jean Valjean. La révolution bénéficie effectivement d'une image positive chez Victor Hugo, qui argumente longuement dans Les Misérables l'idée utopique d'une fertilisation utile du sol par l'égout. Le peuple miséreux, adoptant la métaphore de l'égout, recèlerait semble-t-il, des richesses. « L'esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple qui ressemble à la voix de Dieu ; une majesté étrange se dégageait de cette titanique hottée de gravats. C'était un tas d'ordures et c'était le Sinaï. »198(*). Ce mélange des genres, ce mélange entre le sublime et l'immonde, on le retrouve au fil des pages de nos romanciers. Non pas dans le fond. Mais dans la forme. Car le chaos du souterrain est contagieux, et il déteint même sur la langue. La langue se « pollue » ainsi au contact du souterrain. Bachelard évoque à ce sujet l'« interdiction du profond » qui donne aux mots de la profondeur un aspect péjoratif. Les romanciers adoptent effectivement le dialecte de leurs personnages. Et bien évidemment que dans la bouche de Thénardier dans Les Misérables, ou dans celle de Jean Taureau, dans Les Mohicans de Paris, il ne s'agit guère de la langue des salons. Victor Hugo consacre ainsi tout un chapitre des Misérables sur l'argot. Langage de la vermine, l'argot est pour Hugo une source d'exploration. Et c'est par soucis d'authenticité, de vérité, qu'il le place dans la bouche de ses personnages. Ainsi, dénicher l'argot s'avère aussi ardue, rebutant mais nécessaire que d'aller chercher le charbon dans la mine. « Lorsqu'il s'agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d'aller au fond ? [...] Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l'ordre social, là où la terre finit et où la boue commence, fouiller dans ces vagues épaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tiré du jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d'un monstre de la vase et des ténèbres, ce n'est ni une tâche attrayante ni une tâche aisée. »199(*) Balzac aussi fait directement la liaison entre l'argot et le milieu souterrain dans la 4ème partie de Splendeurs et misères des courtisanes intitulée Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l'argot, les filles et les voleurs : « Il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l'art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n'est-il pas un théâtre? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l'Opéra, pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l'enfer, etc.... » Mais l'argot n'est pas uniquement parlé en milieu souterrain. C'est donc bien que la surface adopte les caractéristiques du sous-sol. La langue française, même en surface, est aussi confuse, disloquée. Victor Hugo l'affirme, qui écrit que « sous la confusion des langues, il y avait la confusion des caves ; Dédale doublait Babel. ». Cette langue transformée, tordue, alambiquée, adopte donc la configuration des catacombes labyrinthiques. Le souterrain a ce pouvoir de dissolution, et la langue française dans ses couloirs ne résiste pas à la transformation. Elle se disloque, se détruit. C'est donc une haleine de chaos qui souffle des soupiraux parisiens. Mais qu'est-ce que le chaos ? Dans la Grèce antique, le concept de chaos signifie gouffre ou abîme. Il oppose le stade originel de l'univers, confus, défini par ses éclatements, ses dispersions, son émiettement, à sa réalisation organisée selon des règles d'ordre, de temps etc.... Le chaos est alors le mélange d'Ubris (la démesure forcenée) à Dike (la loi, l'équilibre). On retrouve ici encore cette opposition binaire ; Paris et son souterrain... L'imaginaire des romanciers a donc emprunté le topos du chaos pour le situer dans le souterrain où il s'y contorsionne, s'y étend, s'y émiette à merveille au fil des pages de leurs romans. L'égout en est un bon exemple, lieu confus, trouble, où le pied s'enfonce, où l'on ne sait où le sol commence, où il s'arrête. Chez Hugo où la description des égouts est la plus étendue, les réseaux souterrains sont dépeints comme « réfractaires à tout itinéraire »200(*), l'égout étant « inextricable ». Le souterrain est aussi marqué par un phénomène récurrent : celui de la déformation des choses. Le labyrinthe est ainsi, selon Bachelard, le lieu où « l'être est alors saisi dans un douloureux étirement. Il semble que ce soit le mouvement difficile qui crée l'étroite prison, qui allonge la torture. »201(*) Le labyrinthe, comme dans le chaos, se définit par la perte immédiate de tout repère. Ainsi peut-on lire chez Joseph Méry une description représentative des catacombes : « elles forment une ville de rues sans maisons qui ressemble à la capitale de l'enfer. Les angles s'y multiplient à l'infini, et ont tous la même forme, la même rudesse, de sorte que l'oeil trompé ne peut choisir aucun point de reconnaissance dans ce chaos ténébreux, cet amoncellement de lignes frustes, cette succession de voûtes funèbres, ces méandres humides qui se ressemblent tous et s'étendent, se prolongent, se perpétuent dans les entrailles du sol. »202(*). L'égout recouvert, sorte de Dédale des temps modernes, donne la même impression de fouillis : « l'égout est ainsi que « quelque bizarre alphabet d'Orient brouillé comme un fouillis, et dont les lettres difformes seraient soudées les unes aux autres, dans un pêle-mêle apparent et comme au hasard, tantôt par leurs angles, tantôt par leurs extrémités. »203(*). De même, le comportement des fifres de Salvator dans les catacombes de Paris font s'écrier au commissaire Jackal : « c'est pour me dérouter que l'on me fait faire ces tours et ces détours ».204(*). Or, comment avoir des repères dans un univers aussi confiné, mais paradoxalement étendu que les catacombes de Paris, où « les ciels » sont de pierre. Les romanciers ont ainsi tendance à faire des souterrains un univers à part entière. Louis-Sébastien Mercier parle ainsi d'une « ville souterraine où l'on trouve des rues, des carrefours, des places irrégulières. ». L'état naturel et sauvage de certaines parties des catacombes donne également un tableau de ce désordre souterrain. « Au fond de l'entonnoir, de grandes spirales prouvaient la violence des courants et des tourbillons ; les roches elles-mêmes témoignaient par leur désordre et leurs formes bizarres de la puissances du choc qu'elles avaient dû supporter dans ce cataclysme mystérieux, accompli loin du regard des hommes. »205(*). Elie Berthet nous offre presque ici une description du chaos originel, celui qui donna lieu à la création. Même constat lorsque les flots envahissent les souterrains : « Ces cris, ces luttes, ces ombres mouvantes, le roulement des flots, le reflet des lumières, formaient, sous ces voûtes basses, une scène de bruit et de confusion. »206(*). Désordre, envahissement, invasion, destruction... Voilà qui rappelle un élément sur lequel nous nous étions déjà penché précédemment... L'inconscient, bien évidemment, lui aussi refuge des pensées chaotiques et de destruction. Nous avions ainsi vu, au chapitre précédent, quelle concordance existait entre les souterrains et le ça. Or, le ça est le refuge de nos énergies spécifiques, celles qui n'ont pas de possibilités de s'exprimer, ou du moins, qui ne sont pas autorisées à mener une existence non inhibée. Ces tendances forment pour notre esprit conscient une "ombre" toujours présente et virtuellement destructrice. C'est pourquoi les gens bien-pensants ont une peur compréhensible de l'inconscient. Car le ça est destructeur : le laisser s'exprimer serait faire accéder les lois inexistantes du chaos à la surface de notre personnalité, où, dans notre métaphore filée, à la surface du sol parisien.
* 180 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), IV, I, 11 * 181 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p.8-9 * 182 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II,6 * 183 Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol, (Paris, éditions Allia, 1999), p.16 * 184 Ibid., p.72 * 185 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973) vol.3, p. 148 * 186 Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, (Paris, les éditions de Minuit, 1961), p. 243 * 187 Walter Benjamin, Paris, capitale du 19ème siècle, (Paris, Les éditions du Cerf, 1989), p. 108 * 188 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973) vol.3, p. 11 * 189 Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, (Paris, les éditions de Minuit, 1961), Vol.1, p. 243 * 190 Victor Hugo, Brouillon du discours du 20 juin 1848 à la constituante sur les ateliers nationaux (Actes et paroles, t. 1, Reliquat), p. 470 * 191 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, I, 1 * 192 Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXème siècle, (Paris, Hachette, 1874), vol.1, p. 14 * 193 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), III, VII, 2 * 194 Victor Hugo, Notre Dame de Paris, (Paris, Hachette, 2002), III, 2 * 195 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), IV, X, 4 * 196 Ibid., IV, I, 5 * 197 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973), p. 216, vol. III * 198 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,I,1 * 199 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), IV, VII, 1 * 200 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 3 * 201 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p. 240 * 202 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.271 * 203 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 2 * 204 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973) vol 2, p. 9 * 205 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p.270 * 206 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p. 306 |