|
||
|
2-2-2- JOINVILLE, VILLEHARDOUINCes deux noms apparaissent une première fois implicitement lorsque Céline tente de décrire les bombardements. de ça que moi-même en personne il m'est foutrement impossible de regarder même une photo !... traduire, trahir ! oui ! reproduire, photographier, pourrir ! illico !... pas regardable ce qui a existé !... transposez alors !... poétisez si vous pouvez ! mais qui s'y frotte ?... nul !... voyez Goncourt !... là la fin de tout !... de toutes et tous !... « ils ne transposaient plus »... à quoi servaient les croisades ?... ils se transposaient !...27(*) Quelques pages plus loin, les deux noms apparaissent ensemble lorsque Céline regrette d'avoir à se répéter dans ses descriptions. je pourrais inventer, transposer... ce qu'ils ont fait, tous... cela se passait en vieux français... Joinville, Villehardouin l'avaient belle, ils se sont pas fait faute, mais notre français là, rabougri, si strict mièvre, académisé presque à mort28(*) Dans le premier passage, le rejet du naturalisme et des Goncourt le conduit à proposer un nouveau modèle littéraire : la transposition. La reproduction et la photographie, chères aux naturalistes, sont mal jugées parce qu'elles ne peuvent pas rendre compte du sujet dans toute son ampleur. Seules la « transposition » et la « poétisation » offrent une chance de faire passer les émotions rendues par le spectacle des bombardements. Cette technique de « poétisation » qui consiste à attribuer des formes différentes de celles que présente la réalité est donc consciente dans le travail de Céline. Si Céline a lu Geoffroy de Villehardouin (1148-1213) et son Histoire de la Conquête de Constantinople (rédigée vers 1207 peu après les événements) alors il a pu se sentir proche de son auteur dans la mesure où Villehardouin tente de justifier la conduite et le détournement de la croisade. Depuis Semmelweis, Céline aime à croiser sa vie avec celles d'autres hommes. La croisade de Céline se transforme donc en pérégrinations à travers l'Allemagne en feu. De même, Jean de Joinville (1224-1317) a pu attirer l'attention de Céline pour avoir été l'un des premiers mémorialistes avec les Mémoires du Sire de Joinville ou Histoire de Saint Louis à avoir intégré le dialogue reconstitué dans un récit. L'attachement de Céline pour le langage parler dans ses oeuvres expliquerait alors peut-être la mention de Joinville dans Rigodon. Mais la lecture de Villehardouin et de Joinville rend difficilement explicable la « transposition » et la « poétisation » qui les accompagnent. Encore une fois ses références littéraires peuvent donc sembler originales. Mais on peut sans doute à nouveau trouver une autre référence sous ces noms. Au début de son roman, Céline prend déjà un critique littéraire comme référence : Brunetière (1849-1906) reprenez, pillez Brunetière ! il a tout dit.29(*) Le fait que Céline lise des critiques ne doit donc pas nous étonner. Or, il se trouve que chez Céline comme chez Sainte-Beuve le nom de Villehardouin et de Joinville se sont trouvés plusieurs fois rapprochés. On comprend alors mieux pourquoi ces deux noms apparaissent quand Céline invoque des problèmes littéraires liés à la description lorsqu'on lit Sainte-Beuve : Villehardouin décrit peu ; le genre descriptif n'était point inventé alors parmi nous,[...], lui [contrairement à Chateaubriand] en dit encore moins qu'il ne sent.30(*) On n'a jamais mieux exprimé l'étonnement en face d'un grand spectacle, ni mieux embrassé par une parole naïve la largeur d'un horizon.31(*) Ces réflexions correspondent aux remarques que fait Céline sur les problèmes qu'il rencontre dans la description du bombardement. On retrouve bien le fait que les détails descriptifs doivent laisser la place à l'émotion, à l' « étonnement ». On verra que c'est bien la technique littéraire que Céline utilise et qui consiste à donner plus de place aux émotions qu'aux descriptions. Les techniques relatives à la description ne sont d'ailleurs pas les seules qui ont pu intéresser Céline : De la parole vive au papier, il s'est fait bien des naufrages. Cela est vrai surtout des époques où l'écriture était chose à part et réservée aux seuls clercs. Villehardouin ne nous a transmis qu'une faible idée des discours qu'il prononçait devant les Vénitiens ou dans l'armée des Croisés pour servir la cause commune et apaiser les différends. Joinville, dans sa narration, n'a su que bégayer avec un embarras qui a sa grâce les paroles bien autrement coulantes et abondantes de Saint Louis.32(*) La proximité avec Rigodon tient peut-être dans l' « embarras qui a sa grâce ». La description est en effet à l'origine d'une gêne du narrateur qui s'excuse constamment d'avoir à décrire les mêmes scènes. Ce métatexte offre ainsi au narrateur de 1961 l'occasion de paraître vrai et franc devant son lecteur tout comme Joinville devant Sainte-Beuve : Le propre du récit de Joinville est d'être ainsi parfaitement naturel et de ne rien celer des sentiments vrais. (Lundi, 12 septembre 1853) Nous avons affaire en sa personne à un homme qui parle sincèrement de lui-même, et c'est pour cela que nous l'écoutons si à plaisir et que nous l'aimons. L'entière bonne foi qu'il montre en tout ce qui le concerne, nous garantit sa véracité sur tout le reste.33(*) La technique descriptive (embarras, répétition) permet donc au narrateur prétendument sénile et souffrant d'attirer la sympathie sur lui ainsi que d'apparaître sincère et vrai dans ses propos. Ces différentes références littéraires nous permettent de découvrir les lectures de Céline (Céline a probablement plus lu Sainte-Beuve que Villehardouin ou Joinville) qui restent pour nous encore inconnues pour la majorité d'entre elles. Mais elles permettent surtout de voir les centres d'intérêt de Céline en tant que lecteur et romancier. De toutes ses lectures, Céline ne retient que ce qui l'intéresse. La mise en scène de l'espace semble être au centre de ses préoccupations de lecteur mais également de romancier. * 27 Rigodon, p.827 * 28 Rigodon, p.841 * 29 Rigodon, p.713 * 30 Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.21 * 31 id, p.22 * 32 Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.276 * 33 id, p.59 |