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L'espace dans Rigodon de Céline


par Gaëtan Jarnot
Université de Nantes
Traductions: Original: fr Source:

Disponible en mode multipage

INTRODUCTION

Certains travaux critiques1(*) préfèrent considérer D'un château l'autre, Nord et Rigodon comme un seul ensemble. L'édition de la Bibliothèque de la Pléiade à laquelle nous nous référerons nous présente d'ailleurs les trois oeuvres regroupées avec une préface de Henri Godard. Il nous précise que « ces trois romans, [...] n'en font presque qu'un seul »2(*). La critique a d'ailleurs forgé la dénomination « trilogie allemande » pour qualifier les trois romans évoquant l'Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale. Il est possible que le projet de constituer un ensemble cohérent avec ces trois romans ait été un but de Céline, mais Rigodon occupe pour nous une place particulière dans l'oeuvre de l'auteur.

Outre le fait que l'autonomie de chaque volume, exigée par leur publication séparée, est assurée par un prologue, Rigodon se distingue par son caractère inachevé ainsi que par des préoccupations littéraires concernant l'espace. L'inachèvement du roman laisse des traces dans la narration des événements, qui aurait dû être prolongée, mais il laisse également des erreurs qui témoignent du processus de composition et de ses visées. Sans avoir à se focaliser sur des problèmes liés à la genèse de l'oeuvre il sera pour nous aisé d'exploiter les quelques erreurs laissées dans le texte pour analyser la façon de Céline d'appréhender l'espace. Rigodon est également l'occasion pour l'auteur de se poser en spectateur de sa propre oeuvre. Le Céline de 1960 est de plus en plus présent dans l'oeuvre et ses commentaires peuvent nous apporter des éléments précieux pour notre étude. Ces considérations critiques de l'auteur sur sa façon de traiter l'espace sont nombreuses mais elles sont rarement prises en compte dans l'étude de son oeuvre.

Depuis quelques années on a vu la critique célinienne de plus en plus s'intéresser à l'idéologie de Céline et à ses relations avec l'histoire de son époque. Grâce à quelques travaux3(*) Céline n'est plus envisagé comme un « fou littéraire ». En le considérant comme un auteur insensé, on avait pris l'habitude de ne considérer que quelques-unes unes de ses formules comme « métro émotif »4(*) pour décrire son style. A présent que Céline a en partie perdu son statut de fou littéraire, nous pouvons nous attarder sur les positions qu'il a pu prendre vis-à-vis de la littérature et du processus de création. Dans Rigodon, Céline n'a jamais été aussi prodigue de remarques sur son propre travail. L'intérêt de ce roman va donc être de vérifier s'il applique ses théories littéraires.

Dans un premier temps, nous étudierons l'espace romanesque. Cet espace mélange en lui plusieurs expériences et filiations littéraires. Ces filiations sont implicites ou explicites. Des modèles littéraires peuvent êtres exprimés explicitement lorsque l'auteur construit une théorie littéraire.

Ensuite dans l'étude de l'espace proche, nous verrons si ces théories littéraires sont respectées dans la production du texte. L'espace proche doit garantir un effet de vérité. Cet effet est travaillé dans la description. L'étude de la description chez Céline pourra nous éclairer sur les techniques littéraires qui aident à appliquer ses théories littéraires.

Enfin l'examen de l'espace signifiant nous apprendra quelles idées reflètent l'organisation de l'espace et les certitudes que Céline tient à nous exposer.

I- L'ESPACE ROMANESQUE

Nous tenterons une première approche de l'espace de Rigodon en le considérant comme un espace commun à d'autres productions romanesques. Cet espace romanesque rassemble et juxtapose en lui les différentes filiations, les différentes expériences littéraires nécessaires à l'auteur pour son travail. Céline n'atteint jamais le « réel » dans son texte mais il effectue une reconstruction encodée, qui est entraînée par des copies ou des stéréotypes de la culture. Pour étudier cette reconstruction nous commencerons par nous pencher sur le statut qu'occupe Rigodon. Il ne s'agira pas pour nous de s'intéresser au statut de Rigodon dans le but d'effectuer un simple classement générique, mais le statut de l'oeuvre (roman de voyage, autobiographie, chronique, roman picaresque...) nous renseigne sur le modèle d'espace littéraire qui peut être privilégié par l'auteur.

Nous étudierons donc ensuite les modèles d'espace littéraire effectivement à l'oeuvre dans Rigodon. Nous développerons les similitudes et les différences de l'espace de Rigodon avec l'espace picaresque. Cette référence culturelle est sans doute la plus évidente dans l'oeuvre mais d'autres stéréotypes culturels comme la littérature carnavalisée peuvent apparaître. La vision de Hambourg répond en effet à la définition bakhtinienne de la littérature carnavalisée ; au sens propre, nous avons un monde à l'envers (navires retournés, zones devenues souterraines). Mais cette copie d'un modèle culturel apparaît de façon trop occasionnelle à l'échelle du roman pour l'étudier ici. Nous nous en servirons en revanche lorsqu'il s'agira d'étudier l'espace signifiant.

Un des intérêts de Rigodon est que certaines filiations littéraires sont clairement revendiquées par Céline. Jamais dans ces précédents romans il n'a autant cité de critiques ou d'auteurs. Lespinasse, Joinville, Villehardouin, et Bergson sont cités comme des modèles dès qu'il s'agit de décrire l'espace. Nous verrons que ces noms sont pour Céline autant une façon d'affirmer son originalité que de construire une réflexion sur l'espace.

1 - LE STATUT DE RIGODON

Le problème de genre que nous poserons aura simplement pour but de déterminer le rapport que Céline prétend entretenir avec le réel dans Rigodon. Le degré de réalisme de l'oeuvre dépend en partie du genre auquel on se réfère. L'ambiguïté qui existe au niveau des instances auteur, narrateur et personnage n'est pas la seule. Cette ambiguïté existe aussi lorsqu'il s'agit de l'espace. Il s'agit de savoir si l'espace qui nous est présenté possède un référent précis ou bien s'il est fabulé. Dégager des différences entre l'espace du texte et l'espace réel nous permettrait d'étudier ces écarts. Les questions relatives au degré de véracité de l'oeuvre ont déjà été posées par des lecteurs dès la publication de Rigodon.

La relation à l'espace est toujours considérée comme un des enjeux du texte :

L'action de Rigodon au contraire ne s'enracine en aucun lieu. Tout au long du livre, de Moorsburg à Warnemünde, puis en sens inverse de Warnemünde à Sigmaringen à Oddort, Hambourg et enfin Copenhague, malgré les détours et les contretemps, Céline relate sans marquer d'arrêt sa fuite vers le Danemark à travers l'agonie du IIIe Reich. Voici un livre dont l'axe est le train, une succession de trains antédiluviens, misérables, qui n'avancent pas, qui se traînent dans des gares détruites en plaines ravagées, à travers les bombardements et les foules qui veulent partir... partir où ? Vers l'ouest, le sud ? A chacun sa marotte. Céline, lui, c'est le nord, le Danemark où il a mis ses économies. Accompagné de sa femme Lili, de Bébert le chat et de La Vigue (l'acteur Le Vigan qui d'ailleurs trahira à un moment donné pour le Sud, Rome), Céline retrouve sa vieille passion du voyage.5(*)

Rédiger un résumé de Rigodon revient souvent à retracer l'itinéraire des personnages à travers l'Allemagne. Jean-Guy Rens s'attache en effet à décrire des mouvements. Il semble donc que le texte soit de nature à nous relater des événements et à nous décrire avec suffisamment de précision l'itinéraire pour pouvoir tracer sur une carte le parcours des personnages. Ces détails permettent à un biographe comme Frédéric Vitoux de s'inspirer de l'oeuvre de Céline pour décrire sa fuite :

Et le petit tortillard avec sa locomotive chauffée au bois quitta donc Sigmaringen dans la soirée du 22 mars pour atteindre la banlieue d'Ulm, à soixante-dix kilomètres de là, en pleine nuit. Plus de gare mais des baraquements sommaires. Une ville en ruine, une ville fantôme qu'il fallut traverser à l'aube pour retrouver, à l'est, un nouveau baraquement, un nouveau tortillard pour Augsbourg.6(*)

Les éléments du biographe et du romancier peuvent donc se trouver identiques quand il s'agit de l'espace. Cependant en recoupant ses sources, le biographe se rend vite compte des différences entre la réalité et le texte. Une partie de la réalité est accessible grâce à Germinal Chanoin qui avait gardé un plan de l'Allemagne où il avait soigneusement noté les gares traversées. François Gibault qui a consulté ce document (Céline cavalier de l'Apocalypse, p.68) a pu ainsi reconstituer parfaitement l'itinéraire de Céline et de ses compagnons. D'Augsbourg à la frontière danoise, ils ont donc semblé se diriger au jugé vers le nord, en passant par Nuremberg, Fürth, Bamberg, Göttingen, et Hanovre. Ce chemin diffère de celui que Céline nous propose, mais il ne s'agit encore que de la deuxième partie du trajet les conduisant vers le nord. Car dans Rigodon, le retour à Sigmaringen est immédiatement suivi d'un changement de train et d'un nouveau départ pour le Nord. A l'évidence, il s'agit d'une négligence ; Il manque en fait une transition. Céline ne pouvait raconter une deuxième fois l'épisode médian du séjour dans l'enclave française (D'un château l'autre), mais il n'a pas introduit de cheville susceptible de combler la contradiction narrative. Mais qu'il soit fictif ou réel selon les données biographiques ne nous importe pas. Nous admettrons simplement qu'il est impossible de faire abstraction du contexte extra-romanesque afin de mettre à jour les processus littéraires transformant la réalité.

L'illusion réaliste a cependant fonctionné dès la publication du texte :

Ce n'est pas un roman mais une chronique, la narration, coupée de mille incidentes, des pérégrinations de Céline à travers l'Allemagne livrée à toutes les fureurs de la guerre, à l'heure où s'écroulait le IIIe Reich.7(*)

Cette remarque ferait donc plutôt passer le travail de Céline pour celui d'un chroniqueur. La prise du texte avec le réel est donc presque maximale. Mais plus loin le même auteur précise :

Il arrive à Céline de transposer, de fabuler.8(*)

Céline n'apparaît plus alors que comme un fabulateur, le lecteur a conscience du pouvoir créateur de Céline. Mais la question est de savoir comment peuvent cohabiter ces deux formes d'écriture. Cette dernière citation nous laisse penser que les inventions de Céline sont occasionnelles et se détachent clairement des passages plus réalistes de Rigodon.

Dans les intentions de Céline, cette délimitation entre le réel et l'imaginaire dans le texte est beaucoup plus floue. Ce mélange des genres apparaît encore davantage dans le texte même :

moi chroniqueur des Grands Guignols, je peux très honnêtement vous faire voir le très beau spectacle que ce fut, la mise à feu des forts bastions... les contorsions et mimiques... que beaucoup ont réchappé ! 9(*)

Cette chronique possède le réalisme d'une scène de théâtre de marionnettes dès qu'il s'agit de décrire le spectacle des bombardements. C'est dans ces circonstances que le réel semble le moins pris en compte d'après Céline. Mais la partie dynamique de l'épopée est également touchée. Rigodon n'est pas non plus devenu un roman de voyage réalisé sur le modèle d'écrivains parcourant l'Italie et ses monuments :

tout de même ça faisait des mois que nous nous promenions, si j'ose dire... Est... Nord... et zigzag d'un aiguillage l'autre et voies coupées et tortillards et trains spéciaux.10(*)

Il m'explique... un train « stratégique spécial »... alors ?... pour où ?... pas de nom de ville !... ça commence bien...11(*)

notre tourisme assez spécial sous les tunnels, puis en plein air...12(*)

Il ne s'agit donc pas d'effectuer un quelconque tourisme puisque l'itinéraire suivi et le nom des villes sont ignorés par les personnages. Ce « tourisme assez spécial » nous fait découvrir des personnages et des situations d'avantage que des paysages ou l'Allemagne de 1945. « Colin-Maillard » était d'ailleurs le titre initial du roman. Ce titre était chargé de dire l'aveuglement dans lequel étaient plongés les protagonistes de l'aventure à travers l'Allemagne. Or cette cécité n'est pas compatible avec le réalisme recherché de la chronique. Mais pendant l'écriture de Rigodon Céline cherche à définir son roman dans un entretien accordé à un journaliste. En le définissant comme une « divagation à travers un paysage »13(*) Céline joue sur le double sens du mot divaguer : sens psychique et physique. Le système mêlant l'hallucination fréquente de Céline et la perte de repères physiques qui en découle permet de combiner deux techniques littéraires : en prise avec le réel dans les mouvements à l'échelle du pays, cette illusion réaliste cesse dès que la description s'attache au « paysage » inhabituel de l'Allemagne en guerre.

2- FILIATIONS

2 -1- LE ROMAN PICARESQUE

Dès sa publication, l'odyssée allemande de Rigodon, renouant avec le mouvement, a été comparée à celle du Voyage au bout de la nuit :

Voyage au bout de la nuit, Rigodon : la boucle est fermée. Céline est revenu à son point de départ. Avec en plus : un style entièrement refondu et une toile de fond d'une mesure telle qu'aucun écrivain depuis Homère n'en a eue à sa portée.14(*)

Voyage au bout de la nuit est souvent rattaché au succès du genre picaresque. La proximité des deux romans tient sans doute dans ce retour du genre picaresque dans l'oeuvre de Céline. Celle-ci est marquée par le voyage et l'errance. Du Voyage à Rigodon le narrateur peine à trouver un lieu qui lui convienne. La fatalité des circonstances à laquelle s'ajoute le moi du narrateur conduisent à une instabilité qui marque une grande partie de l'oeuvre de Céline. Le héros est donc sans cesse conduit dans une recherche à travers l'espace.

Jean Weisgerber dans L'espace romanesque15(*) s'attache à dégager des invariants dans l'espace picaresque. Rigodon vérifie un des ces points selon lequel deux personnages distincts apparaissent dans le roman : le narrateur se remémorant ce qu'il a été et le même personnage plus jeune sujet de ses récits. Dans Rigodon on retrouve bien le Céline de 1961 se remémorant ce qu'il était en 1945. Céline n'a d'ailleurs jamais été aussi présent dans son oeuvre ; cette « inflation de l'auteur »16(*) a pour conséquence d'installer un espace bien défini : l'espace du narrateur. C'est dans la maison de Meudon que s'ouvre et que se clôt le roman. Mais à la différence des lieux étudiés par Weisgerber, ce lieu est bien loin du locus amoenus traditionnellement trouvé par le héros au bout de sa route. L'espace du narrateur est constamment menacé par des journalistes, des visites impromptues et pour finir par les Chinois. L'espace du narrateur est donc bien présent mais contrairement à la tradition picaresque ce n'est pas un lieu où le narrateur a trouvé la sagesse et le repos.

Mais une des principales fonctions de l'espace picaresque semble être qu'il doive servir de support à une quête métaphysique et combler les besoins corporels. Pour ce dernier point, la règle est vérifiée ; dans leur fuite la nourriture vient vite à manquer et la quête de nourriture est un des leitmotivs du déplacement :

moi c'était le lait condensé... on a un but !... je voyais pas très bien une boutique ouverte... épicier ou pharmacien...17(*)

nous on était pas là pour rire, le lait qui nous intéressait, et une boule, un pain, en somme une boutique...18(*)

La nourriture et les besoins corporels sont donc le but des déplacements dans une ville comme Hambourg mais les déplacements à plus grande échelle appellent une autre explication. La quête métaphysique des picaros n'est plus présente chez Céline. Le modèle picaresque est perverti et dégradé puisque ce sont des raisons pécuniaires qui attirent Céline vers le nord. Le but du voyage est tardivement avoué :

J'en avais parlé à personne mais j'y pensais je peux dire depuis Paris... même mon idée depuis toujours, preuve que tous les droits de mes belles oeuvres, à peu près six millions de francs étaient là-haut... pas au petit bonheur : en coffre et en banque... je peux le dire à présent Landsman Bank... Peter Bank Wej... ça risque plus rien... seulement je voudrais pas qu'on croie que cette chronique est qu'un tissu de billevesées...19(*)

Dans le projet initial de Céline, le roman devait être conduit au-delà de l'arrivée à Copenhague. La récupération de cet argent caché devait donc conclure Rigodon. Le voyage n'a donc plus de fonction initiatique : le voyageur n'apprend rien, son chemin n'est guidé que par des considérations matérielles primaires. Le narrateur a peu d'expérience à tirer de ses aventures, c'est pourquoi le voyage et les déplacements sont considérés négativement par le vieux narrateur :

moi je suis guéri des voyages une fois pour toutes, Lili aussi je crois...20(*)

La dégradation du modèle picaresque tient à ce que la quête métaphysique est absente et a été remplacée par une quête plus matérielle : celle de l'argent.

En s'attardant davantage sur les déplacements effectués dans l'espace picaresque, Weisgerber note la valorisation relative de l'arrêt, de la discontinuité et de l'aller-retour. Le lieu fixe et l'arrêt sont en effet privilégiés non seulement parce que le lieu du narrateur est très présent mais également par l'intermédiaire du moyen de transport utilisé. Le train permet au petit groupe d'effectuer des haltes dans les gares en attendant la prochaine correspondance. Mais Céline annihile l'exotisme traditionnellement lié à la circulation ferroviaire. Ce n'est, on l'a vu, pas un roman de voyage, le trajet lui-même occupe peu de place dans le roman. C'est bien dans les gares et lors de leurs multiples arrêts que le roman s'attarde. Quant à la discontinuité elle est également présente : le roman est divisé entre les temps faibles passés dans les trains et les temps forts de l'arrêt. Quant à l'aller-retour c'est sans doute ce qui détermine le plus l'espace et les déplacements. Céline effectue trois déplacements : l'expédition à Rostock, le voyage vers Sigmaringen et enfin la remontée vers le Danemark. On peut donc considérer que Céline effectue l'aller-retour Nord-Sud-Nord. Mais ce parcours est déjà inscrit dans le titre qui sert de programme au roman. Ce titre a été étudié par Alain Hardy alors que le roman n'était pas encore publié21(*). De toutes les significations données à ce titre nous retiendrons seulement la danse du XVIIe-XVIIIe siècle faite de flexions et sauts sur place et le signal indiquant au champ de tir une balle dans la cible. Deux significations qui ont rapport avec l'espace : la danse effectuée avec un pas en avant et un pas en arrière et la balle qui va droit au but. Le mouvement d'aller-retour est donc bien présent dans le roman au point d'avoir été décisif dans le choix du titre. Ce mouvement témoigne des vains efforts du petit groupe pour rejoindre le Nord et qui se retrouve baladé au gré des différents événements par une puissance invisible.

Si Rigodon comme le Voyage au bout de la nuit est souvent ramené au genre picaresque, le fait est justifié quant au rapport qu'entretient notre aventurier avec l'espace, mais il l'est beaucoup moins lorsque l'on regarde quelles valeurs supporte l'espace. Lorsque le nihilisme envahit le roman picaresque de Céline, alors la quête métaphysique ne fait plus partie du parcours, seul subsiste le désir de récupérer de l'argent.

2-2- MODÈLES LITTÉRAIRES

Dans son oeuvre, Céline pose le problème de la description qui peut être en concurrence directe avec les émotions et les effets qu'il veut susciter chez son lecteur. Il aborde quelquefois ce problème en prenant des exemples littéraires qu'il rejette ou bien qu'il adopte. Comme à son habitude depuis l'écriture du Voyage au bout de la nuit, il affirme le caractère entièrement novateur de son oeuvre en rejetant toute comparaison avec la production littéraire de ses contemporains ; seules les oeuvres appartenant à un passé éloigné et jugé en rupture avec son époque sont retenues. Deux de ses plus célèbres interventions illustrent bien ces deux penchants. Dans le seul discours public de sa carrière littéraire, on demandait à Céline de rendre hommage à Zola. Mais très vite Céline prend ses distances avec le naturalisme.

Si notre musique tourne au tragique, c'est qu'elle a ses raisons. Les mots d'aujourd'hui comme notre musique vont plus loin qu'au temps de Zola. Nous travaillons à présent par l'analyse, en somme « du dedans ». 22(*)

Céline tient à se démarquer de son époque et de la génération antérieure : l'un de ses moyens consiste à puiser ses références dans un passé littéraire marginal. Avant Rigodon, Céline s'était déjà illustré dans une interview sur Gargantua et Pantagruel pour Le Meilleur Livre du Mois. Rabelais est une nouvelle occasion pour Céline de se mettre implicitement sous la bannière des persécutés.

Il a eu des embêtements, le pauvre, même de son vivant : il passait son temps à essayer de ne pas être brûlé.23(*)

C'est également l'occasion d'affirmer l'originalité de son style.

Rabelais était médecin et écrivain, comme moi. Ça se voit, la crudité juste.24(*)

Il ne faut donc pas négliger tout ce que Céline peut vouloir dire sur lui-même dans tous les commentaires qu'il peut faire sur d'autres écrivains. L'originalité qu'il revendique influe également en partie sur les choix opérés par Céline lorsqu'il s'agit de trouver des références littéraires. Mais les écrivains présents dans Rigodon ont tous la particularité d'être nommés lorsque Céline évoque des problèmes littéraires liés à l'espace.

2-2-1- MLLE DE LESPINASSE : LA FEMME OU LE PERSONNAGE DE CONTE ?

Le nom de Mlle de Lespinasse est ainsi convoqué lorsque Céline tente de situer les actions dans le temps et dans l'espace.

je vous raconte tout à la va vite !... à repenser plus tard !... de la gare là-haut... au retour, aux flics... au Rundstedt... à la brasserie... je ne sais pas trop !... vous allez rire... Mlle de Lespinasse n'étudiait plus, ne jugeait plus, des impressions ! elle avait plus que des impressions !... la mienne est que nous fûmes enlevés, La Vigue, Lili, Bébert !... enlevés !... plus tard on saura... peut-être...25(*)

Mlle de Lespinasse (1732-1776) est surtout célèbre pour son salon. La seule oeuvre qu'elle nous a laissée (Lettres au comte de Guibert édité en 1807) est surtout un exemple de littérature épistolaire empreinte de passion et fournit un précieux document pour l'époque. Le jugement que peut avoir Céline sur son oeuvre peut alors paraître étrange. Il faut savoir que la célébrité de Mlle de Lespinasse l'a conduit à se retrouver dans les Mémoires pour servir à l'éducation de ses enfants de Marmontel (1723-1799) ainsi que dans Le Rêve d'Alembert de Diderot (1713-1784). Malgré le fait que l'orthographe du nom soit sensiblement modifié (L'Espinasse) il semble bien que Céline fasse davantage référence au personnage du conte de Diderot qu'à l'auteur de Lettres. Dans le conte26(*), Mlle de L'Espinasse ne fait que recueillir le rêve de d'Alembert avant de le restituer au docteur Bordeu qui commente et explicite le rêve. D'un côté nous avons une Mlle de L'Espinasse auditrice d'un « galimatias » qu'elle ne comprend pas et auquel elle ne peut donner sens et de l'autre le philosophe qui peut donner du sens et juger des propos du rêveur.

Dans Rigodon le narrateur adopte donc la posture d'une Mlle de L'Espinasse qui n'a pas accès au sens des informations qu'elle détient. Céline met en scène un lieu où les éléments semblent s'organiser indépendamment de la volonté du narrateur. Comme dans la transcription d'un rêve l'espace s'impose à lui de façon hallucinée. Le narrateur doute de la réalité de la scène, il hésite (« de la gare là-haut... au retour, aux flics... au Rundstedt... à la brasserie... je ne sais pas trop !... »). Cette émotion qui bouscule la construction de la phrase est également présente dans les paroles de Mlle de Lespinasse : l'anacoluthe et les fameux trois points sont déjà dans le texte de Diderot. La référence à Mlle Lespinasse rend donc compte d'une technique littéraire mais également d'une volonté du narrateur d'installer un espace bousculé par l'émotion, c'est-à-dire un espace tel qu'un rêveur halluciné pourrait le percevoir.

2-2-2- JOINVILLE, VILLEHARDOUIN

Ces deux noms apparaissent une première fois implicitement lorsque Céline tente de décrire les bombardements.

de ça que moi-même en personne il m'est foutrement impossible de regarder même une photo !... traduire, trahir ! oui ! reproduire, photographier, pourrir ! illico !... pas regardable ce qui a existé !... transposez alors !... poétisez si vous pouvez ! mais qui s'y frotte ?... nul !... voyez Goncourt !... là la fin de tout !... de toutes et tous !... « ils ne transposaient plus »... à quoi servaient les croisades ?... ils se transposaient !...27(*)

Quelques pages plus loin, les deux noms apparaissent ensemble lorsque Céline regrette d'avoir à se répéter dans ses descriptions.

je pourrais inventer, transposer... ce qu'ils ont fait, tous... cela se passait en vieux français... Joinville, Villehardouin l'avaient belle, ils se sont pas fait faute, mais notre français là, rabougri, si strict mièvre, académisé presque à mort28(*)

Dans le premier passage, le rejet du naturalisme et des Goncourt le conduit à proposer un nouveau modèle littéraire : la transposition. La reproduction et la photographie, chères aux naturalistes, sont mal jugées parce qu'elles ne peuvent pas rendre compte du sujet dans toute son ampleur. Seules la « transposition » et la « poétisation » offrent une chance de faire passer les émotions rendues par le spectacle des bombardements. Cette technique de « poétisation » qui consiste à attribuer des formes différentes de celles que présente la réalité est donc consciente dans le travail de Céline.

Si Céline a lu Geoffroy de Villehardouin (1148-1213) et son Histoire de la Conquête de Constantinople (rédigée vers 1207 peu après les événements) alors il a pu se sentir proche de son auteur dans la mesure où Villehardouin tente de justifier la conduite et le détournement de la croisade. Depuis Semmelweis, Céline aime à croiser sa vie avec celles d'autres hommes. La croisade de Céline se transforme donc en pérégrinations à travers l'Allemagne en feu. De même, Jean de Joinville (1224-1317) a pu attirer l'attention de Céline pour avoir été l'un des premiers mémorialistes avec les Mémoires du Sire de Joinville ou Histoire de Saint Louis à avoir intégré le dialogue reconstitué dans un récit. L'attachement de Céline pour le langage parler dans ses oeuvres expliquerait alors peut-être la mention de Joinville dans Rigodon. Mais la lecture de Villehardouin et de Joinville rend difficilement explicable la « transposition » et la « poétisation » qui les accompagnent.

Encore une fois ses références littéraires peuvent donc sembler originales. Mais on peut sans doute à nouveau trouver une autre référence sous ces noms. Au début de son roman, Céline prend déjà un critique littéraire comme référence : Brunetière (1849-1906)

reprenez, pillez Brunetière ! il a tout dit.29(*)

Le fait que Céline lise des critiques ne doit donc pas nous étonner. Or, il se trouve que chez Céline comme chez Sainte-Beuve le nom de Villehardouin et de Joinville se sont trouvés plusieurs fois rapprochés. On comprend alors mieux pourquoi ces deux noms apparaissent quand Céline invoque des problèmes littéraires liés à la description lorsqu'on lit Sainte-Beuve :

Villehardouin décrit peu ; le genre descriptif n'était point inventé alors parmi nous,[...], lui [contrairement à Chateaubriand] en dit encore moins qu'il ne sent.30(*)

On n'a jamais mieux exprimé l'étonnement en face d'un grand spectacle, ni mieux embrassé par une parole naïve la largeur d'un horizon.31(*)

Ces réflexions correspondent aux remarques que fait Céline sur les problèmes qu'il rencontre dans la description du bombardement. On retrouve bien le fait que les détails descriptifs doivent laisser la place à l'émotion, à l' « étonnement ». On verra que c'est bien la technique littéraire que Céline utilise et qui consiste à donner plus de place aux émotions qu'aux descriptions. Les techniques relatives à la description ne sont d'ailleurs pas les seules qui ont pu intéresser Céline :

De la parole vive au papier, il s'est fait bien des naufrages. Cela est vrai surtout des époques où l'écriture était chose à part et réservée aux seuls clercs. Villehardouin ne nous a transmis qu'une faible idée des discours qu'il prononçait devant les Vénitiens ou dans l'armée des Croisés pour servir la cause commune et apaiser les différends. Joinville, dans sa narration, n'a su que bégayer avec un embarras qui a sa grâce les paroles bien autrement coulantes et abondantes de Saint Louis.32(*)

La proximité avec Rigodon tient peut-être dans l' « embarras qui a sa grâce ». La description est en effet à l'origine d'une gêne du narrateur qui s'excuse constamment d'avoir à décrire les mêmes scènes. Ce métatexte offre ainsi au narrateur de 1961 l'occasion de paraître vrai et franc devant son lecteur tout comme Joinville devant Sainte-Beuve :

Le propre du récit de Joinville est d'être ainsi parfaitement naturel et de ne rien celer des sentiments vrais. (Lundi, 12 septembre 1853)

Nous avons affaire en sa personne à un homme qui parle sincèrement de lui-même, et c'est pour cela que nous l'écoutons si à plaisir et que nous l'aimons. L'entière bonne foi qu'il montre en tout ce qui le concerne, nous garantit sa véracité sur tout le reste.33(*)

La technique descriptive (embarras, répétition) permet donc au narrateur prétendument sénile et souffrant d'attirer la sympathie sur lui ainsi que d'apparaître sincère et vrai dans ses propos.

Ces différentes références littéraires nous permettent de découvrir les lectures de Céline (Céline a probablement plus lu Sainte-Beuve que Villehardouin ou Joinville) qui restent pour nous encore inconnues pour la majorité d'entre elles. Mais elles permettent surtout de voir les centres d'intérêt de Céline en tant que lecteur et romancier. De toutes ses lectures, Céline ne retient que ce qui l'intéresse. La mise en scène de l'espace semble être au centre de ses préoccupations de lecteur mais également de romancier.

2-2-3- BERGSON

Ce dernier auteur, philosophe, est brièvement cité. Ce qu'il retient du philosophe nous intéresse particulièrement puisqu'il s'agit de la perception de l'espace. Mais ce passage, situé au début de Rigodon, retient surtout notre attention pour sa valeur programmatique du roman qui suit.

Bergson nous le dit ! vous remplissez une boîte en bois, une grande boîte, de toute petite limaille de fer, et vous donnez un coup de poing dedans, un fort coup de poing... qu'observez-vous ? vous avez fait un entonnoir... juste de la forme de votre poing !... pour comprendre ce qui s'est passé, ce phénomène, deux explications... l'intelligence de la fourmi tout éberluée, qui se demande par quel miracle un autre insecte, fourmi comme elle, a pu faire tenir tant de limaille, brin par brin, en tel équilibre, en forme d'entonnoir... et l'autre intelligence, géniale, la vôtre, la mienne, une explication, qu'un simple coup de poing a suffi... moi chroniqueur j'ai à choisir, le genre fourmi, je peux vous amuser... aller et venir dans la limaille... avec l'explication coup de poing je peux encore vous divertir, mais beaucoup moins...34(*)

Encore une fois Céline ne retient que ce qui l'intéresse et qu'il peut appliquer à son propre cas : le narrateur et sa perception de l'espace. L'Evolution créatrice (1907) donne une interprétation sensiblement différente du phénomène, mais Céline simplifie le commentaire pour n'en tirer que ce qui est nécessaire pour sa démonstration. Céline oppose deux intelligences, deux systèmes de perception de l'espace. L'une est capable de donner un sens à ce qui l'entoure et de l'expliquer, l'autre ne fait que décrire une topographie qui ne peut que paraître étonnante. Céline infléchit toujours deux positions : l'une serait proche d'un certain réalisme en littérature, tandis que l'autre plaide pour une libération des contraintes réalistes. Ici le but n'est plus la représentation d'un spectacle gigantesque, mais le simple divertissement du lecteur. Céline opte pour la seconde solution : le désir de plaire au public est le prétexte de ce choix.

Toutes les références littéraires recelées dans Rigodon ne sont donc pas uniquement des modèles littéraires puisque d'autres références (Diderot, Sainte-Beuve) peuvent se cacher derrière elles. Elles offrent cependant toutes à Céline l'occasion d'étayer une réflexion sur l'espace. Nous allons à présent vérifier si dans sa pratique de l'écriture, Céline applique les principes qu'il expose.

II L'ESPACE PROCHE

Dans cette partie nous considérerons l'espace comme le garant d'un effet de vérité. Nous prêterons donc attention à la topographie et la géographie des espaces de Rigodon. Il ne s'agira pas pour nous de recadrer la fiction en regard de la réalité topographique de certains lieux, mais d'analyser une démarche littéraire.

Les détails et donc la focalisation sur certaines parties de l'espace apportent leur caution à un effet de vérité recherché. Nous étudierons donc la technique de la description qui nous indiquera le rapport corporel et intellectuel que les personnages entretiennent avec l'espace. Cette étude tiendra aussi compte du fait que l'espace se figure dans l'expérience qu'on en fait : la communication et les déplacements interviennent dans la mise en place de l'espace. Nous tenterons de faire une reconstruction de l'espace en opposant l'espace intérieur et l'espace extérieur. Enfin comme nous l'avons déjà vu un des traits distinctifs de ce roman est la présence forte manifestée par le narrateur. Ce narrateur possède non seulement son lieu d'écriture, mais également les lieux de sa mémoire. Chacune de ces parties doit nous permettre d'étudier la relation entre le monde matériel et le narrateur, le mouvement, ainsi que la communication.

Après avoir fait le point sur ses idées littéraires dans la première partie, dans cette seconde étape nous allons donc confronter ses théories littéraires à sa production.

1 - LA DESCRIPTION DE L'ESPACE

Afin de mieux comprendre la relation à l'espace dans Rigodon, il est important de bien comprendre comment cet espace est perçu. Pour accéder à la compréhension des techniques permettant à Céline de nous faire partager l'espace qui l'entoure nous nous intéresserons à la description. Pour cette partie de l'étude, nous nous inspirerons du travail de Philippe Hamon dans Du descriptif 35(*) . Cet auteur traite du problème de la description à partir d'un corpus d'oeuvres en majorité issues du XIXe siècle. Mais cette étude nous sera utile pour voir en quoi, grâce à sa technique, Céline tente de se démarquer du siècle précédent. D'après Philippe Hamon, la mise en scène antérieure à la description comporte trois phases : pouvoir voir, savoir voir et vouloir voir. Nous étudierons chacune de ces phases de façon distincte.

1-1-POUVOIR VOIR

La possibilité d'avoir un accès visuel à un paysage ou plus globalement à tout ce qui entoure un personnage dépend en grande partie de conditions précises. Des exigences particulières à la vision proviennent d'éléments extérieurs au personnage. Une lumière naturelle ou artificielle suffisante ainsi qu'un champ visuel dégagé tel qu'une fenêtre font partie de ces exigences. Dans les romans naturalistes du XIXe siècle, une thématique vide, ou postiche, tend à occuper prioritairement le cadre de la description elle-même. Dans les romans de Zola, l'accès à une fenêtre occupe souvent la place de cette thématique prétexte à la description qui va suivre. Chez Céline on retrouve également des thématiques vides qui vont servir non pas de prétexte à la description, mais au contraire à éviter toute description visuelle.

L'obscurité est la première des thématiques qui conduisent le personnage à l'aveuglement. Dès son premier roman, le thème de l'obscurité était présent avec son titre Voyage au bout de la nuit ainsi que son épigraphe :

Notre vie est un voyage

Dans l'hiver et dans la Nuit,

Nous cherchons notre passage

Dans le Ciel où rien ne luit.

Chanson des Gardes Suisses

1793

Depuis cette thématique n'a cessé de se développer pour s'imposer dans Rigodon comme un véritable automatisme dans la composition. La vue n'étant plus disponible, le narrateur va avoir accès à un autre sens pour percevoir l'espace.

on ne pouvait pas voir les têtes des hommes du « Commandant Restif », il faisait trop sombre, presque noir, mais sûr ils ronflaient.36(*)

Puisque la vue n'est plus disponible, la perception de l'espace se fait donc par l'intermédiaire de l'ouïe. Un peu plus loin, la luminosité n'est toujours pas suffisante, l'obscurité est entretenue. Mais les sons perçus sont de plus en plus signifiants.

On y voit un peu dans ce bureau mais pas très... deux grosses lampes à même le plancher... [...] je comprends pas mais j'entends...

Ooouah !

C'est tout !... je comprends... j'ai pas vu mais j'ai entendu...37(*)

La compréhension de tout ce qui peut entourer le personnage passe par l'ouïe qui a remplacé la vue. La description d'un meurtre est ici remplacée par une interjection. Outre l'économie que ce système procure, il est aussi un moyen de rendre l'effet plus frappant. Cette technique devient de plus en plus systématique. Auparavant dans chaque lieu, la perception était liée à un sens déterminé. Dans le début de la trilogie allemande, c'est dans la guerre que l'ouïe et le bruit étaient le plus présent. Dans Rigodon le danger de la guerre est omniprésent et le procédé devient donc systématique. Cette procédure qui consiste à substituer l'ouïe à la vue est devenue complètement habituelle chez l'auteur. On en retrouve d'ailleurs des traces dans le texte. Alors que les critiques remarquent souvent les incohérences du texte relatives au chemin parcouru38(*), l'erreur qui suit est restée inconnue. Il s'agit du cas de l'Oberartz Haupt. En descendant d'un train, l'obscurité habituelle est entretenue :

je peux pas le voir lui, mais il m'indique... 39(*)

L'absence de description ne doit donc pas nous étonner. Mais dans la page suivante, nous avons un des rares exemples de description physique assez précise :

enfin il va me montrer sa tête, cet Oberartz Haupt... y a une ampoule allumée... pour tout le hall...

Un homme à peu près mon âge, mais très sûr de lui... pas commode... uniforme kaki... broderies d'or, bottes, brassard « croix gammée » il nous regarde à peine...40(*)

Ce passage est important : la lumière artificielle n'est pas couramment utilisée dans le roman et la description qu'elle induit n'est pas non plus fréquente. Cinq pages plus loin, la technique habituelle de Céline est utilisée à nouveau : le personnage, derrière une porte, ne va plus avoir de contact visuel avec son interlocuteur l'Oberartz :

ça répond... mais on ouvre pas...41(*)

Céline a donc utilisé deux techniques différentes dans chacun des contacts avec l'Oberartz : l'un avec contact visuel et description et l'autre sans contact visuel. Pourtant Céline ne retient qu'un seul de ces contacts :

nous ne reverrons jamais l'Oberartz... l'ardent nietzschéen !... je l'aurai jamais vu, je l'ai qu'entendu...42(*)

Cette incohérence témoigne du souci de l'auteur de rendre l'espace le plus énigmatique possible. Le personnage est ainsi plongé dans un milieu incompréhensible. L'aveuglement, l'obscurité permettent d'accroître le mystère, de multiplier les troubles et les émotions du personnage. Mais si cet effet est assuré par l'installation de l'obscurité, il peut aussi l'être, nous l'avons déjà vu, par un obstacle visuel (une porte). Dans le train, le procédé est employé à de multiples reprises :

vous verrez même pas les tunnels... vous verrez rien !... vzzz ! d'abord vous pourrez pas regarder... pas de fenêtres !... les battants pas à pousser ! bouclés du dehors... vous pouvez y aller !... les trois fourgons !...43(*)

Encore une fois les seules informations sur l'espace parvenant au personnage sont des informations sonores retranscrites sous la forme d'une onomatopée (« vzzz »). Ici le procédé possède une fonction supplémentaire. Comme si la privation de vision ne suffisait pas, le narrateur redouble l'enfermement par l'allusion au deuxième plan (tunnels). Toujours dans le but d'insister sur la claustration, le droit de regard peut-être supprimé à cause des conditions physiques du personnage. La suie du train peut également handicaper la vue :

le plus grave n'est pas l'obscurité mais l'irritation des yeux, à ne plus percevoir, au-dehors, par les trous des fenêtres, si c'est de la montagne ou de la plaine...44(*)

La condition physique du personnage sert souvent de prétexte à l'impossibilité de « pouvoir voir ». Ainsi le rescapé réfugié dans le wagon de la Croix Rouge ne peut plus se lever :

je pouvais pas regarder, il aurait fallu que je me lève.45(*)

Paradoxalement, l'aveuglement peut aussi être causé par une lumière trop forte :

le gendarme nous sort de cette espèce de cave... tout de suite on voit, il fait jour... bien !... c'est un quai !... pas seulement un, deux !... et plein d'aiguillages, y a de quoi regarder... on est ébloui...46(*)

La description se trouve ainsi brutalement interdite.

« Colin-Maillard » a longtemps été le nom sous lequel Céline désignait son dernier roman. Cette thématique qui conduit à l'aveuglement est conduite de plusieurs façons différentes. Certaines ont pour résultat d'accroître la sensation d'enfermement et d'autres permettent d'amplifier l'émotion du personnage.

Jusqu'ici nous avons vu les cas où la vision est empêchée, mais l'on verra que lorsque le personnage peut voir, la description est possible. Mais celle-ci est souvent très succincte :

il ne faisait pas jour, pas encore, mais une certaine lueur... rose... aux nuages... presque une clarté... on pouvait voir cette campagne... les fermes... mais pas un être !... homme, animal.47(*)

Dans ces descriptions, l'espace est d'ailleurs souvent considéré en fonction de l'absence de certains éléments (nourriture, hommes).

1-2- SAVOIR VOIR

Certaines connaissances sont nécessaires pour appréhender l'espace et pouvoir nommer ces éléments. Sa culture de médecin n'est pas mobilisée. Le seul vocabulaire un peu spécialisé qu'il emploie touche aux bateaux à voile :

Un port de voilier, des cotres de pêche...48(*)

La description du port qui suit possède un caractère dénotatif. On peut cependant noter le changement symbolique de porte-regard une fois que le couple en fuite est parvenu à Copenhague.

mais ce qu'aurait voulu Lili c'est qu'on aille d'abord et tout de suite au « Groenland » le magasin juste à côté... elle avait vu en vitrine de ces costumes en peaux de phoque, avec hautes bottes, et brodés toutes les couleurs qu'étaient des merveilles.49(*)

Le but de leur recherche a changé. Ce sont les connaissances de Lili qui sont mobilisées pour la description vestimentaire.

1-3- VOULOIR VOIR

Dernière condition avant la réalisation de la description, le personnage doit manifester un désir. Ce désir de voir doit être justifié par la mention d'un trait psychologique ou caractériel. Ici encore la description peut être empêchée par l'absence de désir de contempler l'espace. Mais encore une fois la situation traditionnelle du voyageur est inversée. Le désir de voir, de voyager, de s'instruire lié au tourisme a disparu. Les circonstances l'empêchent de profiter de l'espace qui s'offre à lui :

au Petit Belt je regarderai... on courra plus de risque... je crois...50(*) 

C'est sa volonté de se protéger du danger qui explique qu'il ne veuille pas voir ce qui l'entoure dans ce cas. Mais un autre trait psychologique justifie qu'il ne veuille pas voir ce qui l'entoure :

oh mais quelqu'un a parlé... là !... plusieurs même... je ne vois rien... ils sont cachés derrière un mur... une discussion... en quelle langue ?... allemands ?... oui ! et français... c'est mieux d'écouter avant de nous faire voir.51(*)

En cherchant à éviter toute confrontation directe, le personnage doit encore une fois substituer l'ouïe à la vue. Le trait psychologique qu'il manifeste est au mieux de la prudence, au pire de la lâcheté.

On l'a vu, ce ne sont pas les mêmes sens qui sont sollicités pendant un bombardement si le personnage se trouve enfermé ou à l'extérieur. L'espace se figure en effet dans l'expérience. Et la position du narrateur influe nécessairement sur la relation qu'il peut avoir avec l'espace.

2 - INTÉRIEUR / EXTÉRIEUR

Il paraît pertinent d'effectuer une reconstruction de l'espace en différenciant l'espace intérieur de l'espace extérieur dans une oeuvre de Céline. On verra que l'opposition entre dehors et dedans structure une bonne partie de Rigodon. On rappellera simplement que ce contraste est présent dès le premier texte de Céline. Alors que les femmes qui accouchent dans la clinique meurent, celles qui accouchent à l'extérieur ont plus de chance de survie. L'enfermement est donc déjà lié à la mort. Et le thème de l'hallucination, du rêve dans un espace ouvert est également déjà présent :

La rue, chez nous ?

Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve.

On rêve de choses plus ou moins précises, on se laisse porter par ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire moderne, la Rue.52(*)

Dans Rigodon on retrouve la capacité de l'espace extérieur à susciter le rêve voire les délires du narrateur. Les bombardements vécus dans un abri (sous le tunnel par exemple) provoquent l'angoisse, mais quand Céline est à l'extérieur un bombardement peut se transformer en joyeux feu d'artifice :

les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en rond !... vers le ciel !... il faut dire que ces rues en décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement plus gaies, en vrai fête, qu'en leur état ordinaire, briques revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être gaies si ce n'est pas le Chaos.53(*)

Dans l'Allemagne en feu de 1945, c'est donc l'espace extérieur qui est le plus apte à recevoir les délires de Céline. Mais les lieux extérieurs ne sont pas non plus exempts de l'angoisse du narrateur. L'immensité du vide provoque aussi cette angoisse.

Tout se rejoint là-bas, très loin... à Zornhof c'était la plaine qui faisait l'effet de pas finir...54(*)

L'absence totale d'horizon ou de protection peuvent opérer les mêmes effets. Dans ces espaces extérieurs nous traiterons des espaces urbains qui s'opposeront aux trains, exemples de l'espace intérieur.

2-1- ESPACE OUVERT : L'ESPACE URBAIN

Les villes ont la particularité d'être désertées à cause des bombardements ou bien pleines de réfugiés. Il n'y a pas de compromis entre les deux. Rostock en est une bonne illustration :

y a personne dans les rues de Rostock, là d'un coup, du monde !55(*)

 Toujours dans le souci de se cacher, d'éviter la foule, le couple rejoint un endroit plus calme :

rien ne devient plus cafardeux que les plages soi-disant de joie, chalets, casino.56(*)

L'espace urbain vidé de ses habitants constitue un repos pour le petit groupe. A Ulm, l'absence de scènes de guerre à décrire et le calme relatif offrent à Céline l'occasion de procéder à une description de la ville :

nous n'étions plus dans la gare même... mais sur le péristyle, en haut des marches, de là nous voyons toute l'avenue, largeur des Champs-Élysées, bordée d'arbres somptueux...sûrement que l'air était pur à Ulm... pas d'usines... pas d'autos... et personne, ni dans la gare ni sur les trottoirs, là, rien !... des immeubles des deux côtés... mais vides, il me semblait.57(*)

Cette description permet de souligner la mutation du caractère habituellement obscur des villes allemandes dans l'oeuvre de Céline. Le vide permet à la ville d'acquérir une représentation radieuse. Le narrateur revient à de nombreuses reprises sur la beauté de la ville vidée de ses habitants :

dans cette avenue jusqu'au beffroi, rien... pas un chat...58(*)

cette avenue est belle... très belle très large... je vous l'ai déjà dit... vingt fois !... mais longue... le bout où ?... à la flèche !... aux funérailles... à la cathédrale...59(*)

Mais étrangement, cette attirance pour le vide et la solitude est vite parodiée :

« Cette avenue est magnifique, tu te rends compte... elle est magnifique parce qu'il n'y a personne... fais venir du monde ca sera infect... tout de suite que les gens rallient... pas tant qu'ils fassent des saloperies, mais d'eux-mêmes, plus rien de regardable... la mort est qu'une nettoyeuse... »

D'habitude il [La Vigue]aimait assez ces genres de vannes, de scènes, de pseudo-profondeurs... texte pour personnage morose... Hamlet prix-unique...60(*)

Céline se parodie lui-même : il a donc conscience d'effectuer des choix pour le caractère qu'il donne à l'espace vide. Mais le fait que ces choix deviennent conscients ne le freine pas dans leur caractère aussi stéréotypé qu'il donne aux espaces vides de gens. Au contraire, le choix correspond sans doute à la massivité de l'obsession dont il est l'objet, mais également à une décision consciente. Cette décision relève d'un choix littéraire qui met l'espace au centre de ses préoccupations.

Mais dans l'expérience que le personnage fait de l'espace, il se confronte aussi à la ville détruite. La technique descriptive employée est celle que nous avons déjà vue. Cette technique lui permet de décrire Hambourg comme une ville fantomatique :

en fait de ville !... il voit qu'une de ces fumées !... tout est caché... 61(*)

juste le temps d'un petit résumé, rappel des ombres, des aspects...62(*)

je voyais pas du tout la ville, trop de suie, trop de fumées...63(*)

Céline s'étend très peu sur la topographie de ces villes. Sa technique littéraire déjà évoquée est bien sûr à l'oeuvre, mais nous ne pouvons pas négliger le contexte historique du roman. En effet, il n'y avait plus de topographie ou alors il faut parler d'une topographie nouvelle du désastre ; il renonce aux notations spatiales pour n'évoquer que le spectacle de la guerre et ses conséquences (fumées). La vision d'Hambourg répond également à la définition bakhtinienne de la littérature carnavalisée ; au sens propre, nous avons « un monde à l'envers » (navires retournés, zones devenues souterraines). Ces espaces intérieurs (catacombes) pourront remplir les fonctions occupées par la ville avant les bombardements.

Ces villes détruites conservent malgré tout la fonction picaresque de l'espace d'entretenir la vie grâce à la nourriture qu'elles recèlent ainsi que de menacer la vie à cause des dangers partout présents. La tendance qu'ont les objets les plus innocents à se transformer en force de frappe est manifeste. La brique reçue sur la tête64(*) fait partie de ces menaces.

Le train étant l'axe du roman, la portion de ville décrite se trouve à proximité d'une gare. Toutes ces gares sans nom finissent par devenir le lieu d'un danger imminent qu'il va falloir fuir

pas d'inscriptions, ni de pancartes... il fallait savoir que c'était Oddort.65(*)

« Docteur, vite !... vous devez vous douter... toute cette gare ici n'est qu'un piège... tous ces gens des trains sont à liquider... ils sont de trop... moi aussi » 66(*)

Tous ces lieux sont de faux refuges. A chaque lieu est attaché un danger, ce danger oblige à changer de lieu et permet donc de donner une dynamique à la narration.

Le jeu de « Colin-Maillard » continue à se jouer dans tous les espaces du roman. Non seulement les lieux sont indescriptibles mais ils sont également innommables :

là maintenant où nous allons ? ils vous le diront pas... c'est un bled qui n'a plus de nom, ils l'ont enlevé, gratté de partout, de toutes les pancartes !... barbouillé vous le trouverez nulle part... 67(*)

La perte de repère provoque l'angoisse du narrateur. Mais on peut retrouver cette même angoisse dans des espaces clos.

2-2- ESPACES CLOS

Ces espaces sont ceux qui sont caractérisés de la façon la plus négative. La peur de l'espace clos est intériorisée et ressurgit à de nombreuses reprises dans le roman de façon explicite :

j'aime pas surtout les sous-sols, ni les crevasses... encore à présent tenez, pour un empire vous me feriez pas prendre le métro, ni me risquer au cinéma... l'expérience de très vilaines choses, réclusion et le reste... si on vous invite en sous-sol c'est pour vous malmener horrible...68(*) 

Chaque mètre de l'espace qui entoure notre personnage constitue une menace de mort, une menace liée à l'obscurité et à la nuit. Mais cette menace ne se fait pas instantanément ressentir dans les espaces clos. Les refuges confortables ne manquent pas. Mais le confort n'est qu'apparence et le héros s'y sent très vite mal à l'aise voire menacé. Le tunnel est un bon exemple de ce thème du faux refuge :

heureusement nous sommes sous le tunnel...69(*)

Le tunnel est d'abord un lieu de sécurité relative pendant le bombardement. Puis l'inquiétude s'installe progressivement :

ils crèveront le roc ! les rocs là-haut jusqu'à la voûte !... 70(*)

Les lieux de claustration permettent la mise en scène du passage de la sécurité au danger. La fin d'un cycle est encore une fois effectuée en reprenant le thème du faux refuge. Nous verrons que l'espace du narrateur utilise aussi ce thème, mais on peut se demander s'il n'est pas utilisé de façon parodique. Le danger du « péril jaune » tel qu'il est représenté semble beaucoup trop caricatural. Mais il permet de mettre fin au roman de la même façon que tous les cycles précédents. La trame narrative pourrait d'ailleurs très bien être résumée dans cette expression :

chocs, contre-chocs, repos !... et c'est pas fini 71(*)

Le repos sera à nouveau suivi d'un autre danger, jusqu'à la fin du roman...

Le danger de la claustration se manifeste de façon encore plus marquée lorsque l'espace est peuplé. L'enfermement est d'ailleurs souvent lié au groupe. Les individus ne sont jamais enfermés seuls, mais toujours en groupe :

mais à côté, dans une usine, pleins de gens enfermés et à clé !... oui bouclés ! voyez ça !... dans une brasserie, une vraie, pas une boutique, ni un bistrot... non !... une usine à bière... grande usine... pleine de gens...72(*)

Ces gens en groupe ne sont pas représentés dans leur individualité. La nationalité et le sexe sont les seuls éléments perçus par le personnage. Le groupe est souvent représenté sous la forme d'un tas de chair. La contiguïté d'autres êtres dans un lieu exigu conduit le narrateur à représenter l'envahissement de l'espace :

nous là-dedans, nous trois et Bébert, dans l'amalgame de ces femmes baltes, loupiots et familles dans leur méli-mélo de croupions, nichons, bras et cheveux... coincés imbriqués de façon qu'on puisse pas beaucoup nous jeter hors... moi au moins trois cuisses et un pied autour du cou... sur la tête... [...]question d'être comprimés, pressés, pilés, pressurés.73(*)

Ce n'est pas la représentation du groupe qui intéresse Céline : les individus sont indifférenciés. La promiscuité est ici figurée dans la perception de parties isolées du corps. C'est par la limitation de la visibilité que la fonction du local s'impose. La liberté du coup d'oeil est symbolique chez Céline. Comme nous l'avons vu dans le processus descriptif, comme si la privation de vision ne suffisait pas, le narrateur redouble l'enfermement par l'allusion au deuxième plan :

Je vois défiler entre deux hanches et trois nuques, prairies, bocage et une ferme...74(*)

Nous disposons de descriptions très sommaires pour ces lieux clos. Le train ou l'hôtel Phoenix n'ont d'existence qu'en tant que lieu scénique que circonscrivent quatre chambres pour l'hôtel et un compartiment pour le train. De plus, le train ne révèle aucun véritable dehors, en cultivant l'uniformité. A partir de ces indications, il est difficile de construire une représentation vraisemblable du lieu. Mais l'ambition de Céline est ailleurs, deux thématiques dominent : la promiscuité et l'idée du piège. Nous avons déjà vu s'exercer la promiscuité dans le train, mais celui-ci peut également devenir un piège. Les officiers allemands sont ainsi rejetés du train par les femmes enceintes et les enfants75(*).

Ces mêmes enfants dans la logique de retournement des valeurs dans la littérature carnavalisée vont devenir les rois des souterrains. Céline est accompagné de ses quelques enfants déficients pour parcourir des catacombes :

sourds crétins baveux... mais tout contrefaits comme ils sont ils peuvent bien passer par les trous et entre les rocs et les ferrailles... Catacombes sont bien faites pour eux 76(*)

ils passaient par n'importe quel trou, des fentes vous vous demandiez comment ?... 77(*)

ils bavaient toujours, petits crétins, mais tenaient mieux debout, il me semblait, se ramassaient pas tant, et même je crois y en avait qui s'amusaient 78(*)

Dans cet espace souterrain, les lois et valeurs sont renversés. Les enfants habituellement malhabiles s'acclimatent aux galeries qui deviennent leur royaume. C'est le propre de cet espace ravagé par la guerre de n'être plus adapté qu'aux déplacements anarchiques. L'espace effectue sa sélection naturelle et les sujets les mieux adaptés au milieu constituent une nouvelle force vitale. Ce sont les enfants qui prennent les initiatives dans ces catacombes, Céline ne fait que les suivre.

Tous ces espaces sont souvent juxtaposés entre eux sans liaison traditionnelle. Le déplacement est mis entre parenthèses. Le présent de la narration à Meudon sert de cheville entre deux épisodes et donc entre deux lieux.

3-ESPACES DU NARRATEUR

3-1- MEUDON

Le narrateur ne passe pas inaperçu dans Rigodon. Céline attire constamment l'attention sur le lieu de la narration. La narration devient alors elle-même une partie de l'intrigue :

La narration de Rigodon est, je l'ai dit, coupée d'incidentes qui, des routes d'Allemagne, nous ramènent au pavillon de Meudon où le romancier écrit sa chronique. Elles évoquent les visites que lui font, pendant qu'il travaille, des journalistes en mal d'interviouves. 79(*)

Le roman se structure en fonction de ce changement de lieu. Le lieu de la narration sert non seulement de transition entre deux étapes (le départ pour Sigmaringen puis l'arrivée, par exemple80(*)) mais également de lieu d'ouverture et de clôture du roman. Meudon est le lieu originaire de la parole. C'est dans cet aller-retour perpétuel entre l'Allemagne et Meudon que le narrateur s'impose de plus en plus. Pour étudier l'espace et la narration nous nous inspirerons du chapitre 6 de Poétique de Céline81(*) en apportant de légères nuances au propos de l'auteur. Puis, nous prolongerons cette étude en nous penchant sur le rôle de Meudon dans l'organisation du roman.

L'une des originalités de Rigodon est de mêler un récit et une réflexion sur l'acte même de la narration. C'est de cette réflexion dont nous nous sommes servis pour étudier la production de Céline. Cette oeuvre permet autant à l'auteur de raconter une histoire que de manifester son existence. C'est dans sa maison de Meudon que cette existence va se manifester. Dans son ouvrage Henri Godard en profite pour faire mentir Gérard Genette qui affirme que « le lieu narratif est fort rarement spécifié, et n'est pour ainsi dire jamais pertinent »82(*). En réalité, Gérard Genette apporte plus de nuance dans son propos. Dans son ouvrage, cette phrase est en effet précédée de : « A l'exception des narrations au second degré, dont le cadre est généralement indiqué par le contexte diégétique [...] ». Or c'est précisément le cas de Rigodon. Mais Genette, dans une note, apporte un élément de réflexion qui va nous être utile : « [Le lieu narratif pourrait être pertinent], mais pour des raisons qui ne sont pas exactement d'ordre spatial : qu'un récit « à la première personne » soit produit en prison, sur un lit d'hôpital, dans un asile psychiatrique, peut constituer un élément décisif d'annonce du dénouement : voyez Lolita »83(*). Le caractère du lieu du narrateur est bien déterminant dans Rigodon. Le lieu de la narration, comme les autres lieux du roman, est menacé. L'existence d'un personnage à Meudon permet de redoubler l'effet de persécution (interviews à répétition). Le fait de systématiser la juxtaposition du temps et du lieu de l'énonciation et celui de l'histoire lui permet de montrer au lecteur la permanence de cette persécution. Ce qui ne change pas d'un lieu à l'autre c'est cette persécution et un élément qui lui est lié : son état physique. Ces deux éléments servent sans doute à attirer la bienveillance du lecteur.

j'ai bien du mal à me hisser sur notre plate-forme... je ne veux pas vous apitoyer, je vous indique simplement. 84(*)

je viens d'avoir soixante-sept ans, ma peau de chagrin bien racornie, je devrais être claboté depuis belle 85(*)

Le narrateur n'oublie pas son corps qui affiche une constante mauvaise santé d'Allemagne à Meudon. Cependant on peut noter d'étranges différences entre l'attitude de Céline à Meudon (ou au moins ce qu'il nous dit sur lui) et celle qu'il affiche durant son périple. Dans Pouvoirs de l'horreur, Julia Kristeva fait remarquer ce paradoxe du narrateur affirmant sa nullité, sa discrétion et qui est toujours le médiateur et l'interlocuteur dans l'Allemagne de 1945 :

moi qui ne dis jamais un mot, qui ne me montre jamais, et qui ne reçois jamais personne 86(*)

Ce lieu de la narration, menacé par les journalistes, est devenu un élément à part entière du récit au même titre que le lieu de l'action. La vue qu'il a depuis sa fenêtre dans sa maison de Meudon finit dans notre esprit par s'associer aux images fantastiques de Hanovre en flamme. Le narrateur prépare ses effets :

Je m'allonge, Lili remonte chez elle, au premier étage... je vous donne ces détails indiscrets, que vous compreniez un peu la suite... 87(*)

Puis lorsque le narrateur décrit Hanovre un glissement s'effectue d'Allemagne vers Meudon. Le lieu du narrateur est à nouveau présent. Ici, les deux lieux sont perçus de façon parallèle. Evoquer Hanovre en flamme c'est également évoquer les actions dans le pavillon de Meudon :

Maintenant là au-dessus d'où j'écris j'entends à travers les étages [...] ce sont des danseuses il me semble, pas des flammèches comme à Hanovre... 88(*)

Les flammes dansantes le ramènent à Meudon et à ses danseuses. Le retour au lieu du narrateur s'effectue ici en relation avec l'événement.

Mais le passage du lieu de l'histoire au lieu de la narration peut être beaucoup plus brutal. Les visites qui interrompent le récit en cours ne sont jamais annoncées ou attendues. C'est à nouveau par le son que nous découvrons l'espace du narrateur. Les onomatopées « toc, toc »89(*) ou le téléphone90(*) assurent cette fonction de passage de l'espace imaginaire du récit à l'espace réel. La force de l'effet dépend du contexte spatial. Si le narrateur évoque sa vie présente l'effet sera moins fort que s'il nous raconte sa fuite. C'est le cas de cette interruption :

Drrrng ! force est bien de m'interrompre...91(*)

L'espace réel reprend brutalement la place de l'espace imaginaire du récit. Ces irruptions s'imposent au détriment de l'histoire avant de devenir elle-même objet de narration qui suit.

Ces interruptions montrent toutes un Céline haï ou menacé. Cette maison est montrée comme une forteresse grillagée dérisoire. La menace vient au-delà de la grille qui est le dernier rempart contre les journalistes. On l'a déjà vu cette menace fait partie de la mécanique du récit.

Dans les deux premiers romans de la trilogie, le quotidien et les événements qui interrompent le récit peuvent prendre place sur les berges de la Seine ou dans les bureaux des éditions Gallimard. Dans Rigodon le narrateur fait uniquement référence à Meudon. Le contexte réel et la thématique de la claustration de plus en plus présente y contribuent.

Les passages où le narrateur, à Meudon, s'interroge sur ce qu'ont pu devenir tels lieux permettent de rendre encore plus présent le lieu réel et encore existant de la narration. Nous allons étudier ces lieux que le narrateur évoque.

3-2- LES LIEUX DE LA MÉMOIRE

Les lieux de la mémoire du narrateur sont d'abord ceux de sa fuite à travers l'Allemagne. Le passage du lieu de la narration au lieu de l'histoire s'effectue par un glissement spatial en confondant l'espace réel et l'espace textuel. Le narrateur tient à ne pas perdre son lecteur dans l'histoire et dans le texte.

...moi j'ai à ne pas vous quitter ! vous retrouver à Ulm !... 92(*)

Mais nous nous attarderons surtout sur les souvenirs du voyage qui ramènent aussi à d'autres lieux de la mémoire. Le récit principal ramène en effet d'autres souvenirs. Ces souvenirs ont pour objet de servir à une base de référence ou comparative pour pouvoir décrire la situation décrite dans le récit principal. Or ces lieux nous ramènent souvent en France, à Paris, à Meudon ou bien dans des lieux déjà évoqués dans d'autres textes de Céline.

Copenhague est un le modèle d'une ville dont la description nécessite l'allusion à d'autres villes93(*). Le centre, Kongers Nytorv est comparé à Bordeaux :

Comme à Bordeaux, même style, mais moins réussi...94(*)

Pour une fois, la multiplication des données spatiales rend la description relativement réaliste. Contrairement aux autres villes la guerre n'est pas présente, et la ville représente le confort bourgeois et le plaisir. La description se poursuit de cette façon en comparant le quartier louche Nyham à de nombreux autres quartiers cités dans d'autres villes : Marseille, Paris, New York, Le Havre. Marseille et Le Havre sont en partie détruites quand il écrit :

Vous diriez le genre Saint-Vincent au Havre autrefois...95(*)

Ces lieux qui occupent la mémoire du narrateur ont donc surtout une dimension affective. Le fait que la ville soit associée à d'autres villes en temps de paix est également signifiant : cette ville n'appartient pas au monde de la guerre. 

Pour Hambourg, le narrateur ne nous présente qu'une petite partie de la ville : son quartier des plaisirs, Sankt Pauli :

là je crois c'était Sankt Pauli, le quartier... plus qu'un quartier presque une autre ville, tout au plaisir, bobinards, friteries.96(*)

Le quartier étant démoli, le narrateur va utiliser la comparaison pour décrire non pas le quartier de 1945 mais le quartier d'avant-guerre. La référence à une expérience passée n'est là que pour insister sur la mutation radicale du lieu dans lequel il ne se retrouve plus :

 pour comparer je dirais surtout le Brousbir Casablanca... rue Bouteru était pas grand chose... 97(*)

Mais peu à peu les référents s'ancrent de plus en plus dans le passé littéraire de Céline :

absolument essentiel pour que vous y soyez un peu, que ce soit pas seulement du rêve, ces quais de Rochester, Chatham et Stroude...98(*) 

C'est en effet à Rochester que Céline a fait une de ses expériences de jeunesse les plus marquantes : le séjour transposé dans Mort à crédit, (p.694-773), le nom des autres villes anglaises apparaissent également dans ce roman. ; du passé on passe à l'univers plus proprement littéraire de l'auteur, il s'enferme dans ses souvenirs romanesques qui ne servent plus que d'unique référence pour décrire la réalité. La référence à une expérience passée n'est là que pour insister sur la mutation radicale du lieu dans lequel il ne se retrouve plus.

Lorsque le narrateur perd le sens de la mesure dans un paysage de guerre après les bombardements, il se raccroche également à des éléments connus :

je vous dirai comme grosseur, hauteur : de la Trinité à la place Blanche...[...] « trois quatre fois haute comme Notre-Dame... 99(*)

tout du long, des ponts et des passerelles plus hautes à peu près que le premier étage de la tour Eiffel !... 100(*)

Ce renvoi à des lieux connus est une constante du héros célinien. L'angoisse devant l'inconnu fait qu'il doit sans cesse revenir à ce qui a déjà été exploré. Il se replie donc progressivement sur des référents parisiens puis proprement littéraires. C'est pour lui le seul moyen de donner une représentation de l'espace qui l'entoure. Tout objet, lieu, espace doit pouvoir se définir par rapport à son modèle. Et l'on voit combien Céline considère Paris comme référence absolue.

III L'ESPACE SIGNIFIANT

1 - L'ESPACE RESSEMBLANT

Le texte effectue une connexion entre les vécus affectifs du narrateur et certains espaces. Des qualités, des sentiments, des désirs, voire des objets, que le narrateur paraît ignorer ou refuser en lui, sont projetés dans l'espace. L'espace coïncide donc avec les émotions du narrateur.

L'espace signifié, que nous avons déjà étudié, n'est pas le seul qui soit susceptible d'exprimer l'affolement du narrateur. La structure accidentée de l'ensemble du roman peut aussi y parvenir. Céline affectionne particulièrement d'utiliser une syntaxe anarchique afin de signifier l'écroulement du monde. Cette incohérence dans la description est particulièrement étudiée. On a déjà vu à quel point le narrateur peine à définir et donner un sens à l'espace qui l'entoure. Etudier l'espace dans Rigodon, c'est donc aussi étudier les formes utilisées pour décrire cet espace :

Aussi bien le désordre, la confusion de cette narration ne sont pas gênants. Céline n'a pas entrepris d'écrire l'histoire du IIIe Reich à l'agonie, mais de faire revivre quelques-unes des scènes apocalyptiques auxquelles il lui fut donné d'assister. Son voyage à travers l'Allemagne nazie emportée dans un déluge de feu et de sang lui en fournit, où l'absurde le dispute à l'horrible.101(*)

Et plus loin, l'auteur conclut sur le style de Céline :

...phrases haletantes, coupées de points de suspension, rythmées par des pulsations d'un coeur affolé. 102(*)

Les lecteurs de Céline décèlent d'abord un spectacle dans Rigodon avant d'y voir les émotions du narrateur. Ces sentiments exprimés dans l'espace et dans la forme de son écriture sont au coeur de son projet littéraire comme nous l'avons déjà vu précédemment. De multiples déclarations témoignent également de cette volonté d'exposer ses impressions au premier plan dans son oeuvre :

« Au commencement était le Verbe » Non ! Au commencement était l'émotion103(*)

Pour décrire, il faut d'abord voir ou deviner l'espace à l'aide de nos sens, comme on l'a déjà remarqué. Il faut ensuite faire passer dans les mots employés ce que l'on a ressenti. Les techniques littéraires aident à noter et à transmettre les idées reçues. Ces techniques littéraires sont multiples. Céline soutient un effort particulier dans le travail de la syntaxe, en particulier dans les descriptions :

nous ?... Lili, moi... ces formes bougent... viennent de notre côté... non !... ce sont des gens... assez loin à droite... et à gauche... ils vont vers le haut, vers où... retrouver Restif ?... Restif et ses hommes ?... possible !... tout est possible... je vais vous paraître déconner mais c'est un fait, tout s'est passé si brutal et si vite, si entremêlé aussi, qu'il y avait rien à comprendre... peut-être plus tard les chroniqueurs s'y retrouveront, mais là dans la nuit, et il faut le dire l'hébétude 104(*)

L'espace devient chaotique lorsque le narrateur confond droite et gauche. Si l'espace est brouillé, c'est d'abord pour dire que le narrateur est perdu. Cette perte des repères est doublée par le commentaire. Le roman de Céline est inapte à dépeindre le monde, en revanche il nous raconte l'expérience que le narrateur en fait. Cette manière de regarder l'espace, ce point de vue n'est bien entendu pas celui du Céline de 1945, mais de celui de 1961 se remémorant ce qu'il a été. Cet espace n'est jamais que le reflet, le résultat de l'expérience du Céline de 1945. Le narrateur de 1961 se sert de la toile de fond de 1945 pour se projeter lui-même avec ses émotions, ici l'exaltation :

les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en rond !... vers le ciel !... il faut dire que ces rues en décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement plus gaies, en vrai fête, qu'en leur état ordinaire, briques revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être gaies si ce n'est pas le Chaos105(*)

Car l'ambition de Céline n'est pas de mieux restituer le réel, ses descriptions ne s'absorbent pas dans une fonction dénotative. C'est bien la façon de parler du monde qui l'intéresse. Dans le roman moderne, il importe de ne pas briser le mouvement, de ne pas casser le rythme du récit. L'opposition entre la narration qui entraîne le récit et la description qui la ralentit est atténuée. L'espace est devenu un acteur. L'espace est transfiguré et en mutation constante : le chaos embellit, les couleurs changent :

une flamme qui pivote, jaune... violette... tourbillone... s'échappe !... aux nuages !... danse disparaît... reprend... l'âme de chaque maison... une farandole de couleurs, des premiers décombres à tout là-bas... au loin très loin... toute la ville... en rouge... bleu... violet... et fumées... 106(*)

La technique littéraire investit la perception visuelle en créant une scène où l'euphorie du spectacle se conjugue avec une aspiration à la poésie au sein de la prose.

Il s'agit en fait davantage de montrer l'euphorie du narrateur que d'exposer un paysage. Cette conception de la description correspond assez bien à la description proustienne analysée par Genette :

En fait la ``description'' proustienne est moins une description de l'objet contemplé qu'un récit et une analyse de l'activité perceptive du personnage contemplant, de ses impressions, découvertes progressives, changements de distance et de perspective, erreurs et corrections, enthousiasmes ou déceptions, etc.107(*)

La description de l'espace permet en effet de montrer l'évolution des sentiments du narrateur. La fièvre peut servir d'adjuvant à la description et se retranscrire dans cette même description :

moi je la vois huit roues ! à l'envers ! là-haut ! même qu'elle s'en va !... et que je l'entends !... chutt ! chutt ! 108(*)

Et l'euphorie, fréquemment présente, se transforme au fur et à mesure des descriptions :

ce qu'est joli surtout ce sont les explosions, les mines qui viennent s'écraser là en géantes fleurs vertes... rouges et bleues... [...] à éclore du haut en bas et à travers le canal... rouges bleues vertes... des fleurs de dix mètres de large...109(*)

 Le bombardement est encore une fois l'occasion d'une description qui reprend les lieux communs du feu d'artifice. En embellissant la représentation du spectacle, le narrateur prend ironiquement un ton bucolique en ne voyant que de larges fleurs. Cette ironie s'impose de plus en plus lorsque la description devient un alibi pour le métatexte :

ce coup de brique m'a pas arrangé... soit ! mais nullement déprimé... du tout !... je dirais même, au contraire !... porté par une certaine gaieté !... un peu spéciale... ainsi les chaumières me semblent devenues assez artistes... des deux côtés du paysage... je dirais elles font tableaux, elles penchent et gondolent... surtout les cheminées... c'est une vision, c'est un style... oh, ma tête y est pour quelque chose certainement !... 110(*)

C'est dans ces quelques descriptions que Céline dit « poétiser ». Il utilise sans doute volontairement le mot « style » dans son double sens : l'ensemble des traits caractéristiques d'un artiste, d'une époque et la façon d'utiliser le langage. En se comparant à un peintre impressionniste, il dévoile le fait qu'il s'intéresse davantage à l'activité perceptive qu'au paysage lui-même.

Mais le piétinement dans la description porte également un sens :

je vous préviens, ma chronique est un peu hachée, moi-même là qui ai vécu ce que je vous raconte, je m'y retrouve avec peine... 111(*)

Le narrateur se perd souvent dans sa narration et ses descriptions. C'est à nouveau l'état physique et mental du narrateur qui s'affiche devant nous. La sénilité et le déclin de l'homme de 1961 sont constamment mis en avant à travers la perte de repère non seulement dans l'espace de l'histoire mais aussi dans l'espace du texte :

Je divague, je vais vous perdre, mais c'est l'instinct que je ne sais pas si je finirai jamais de livre...112(*)

Je vous reprenais à Zornhof... je ne vous perdais plus...113(*)

L'histoire se retrouve ainsi mise en doute dans sa disposition, l'ordre le de la narration. Le narrateur fait donc douter de l'espace texte qu'il construit. Mais il affaiblit également la portée des descriptions de son personnage :

Pas sûr de ma tête, de mes impressions, puisque je voyais tout drôle, je demande à Lili... à Felipe... oui !... c'est exact !... ils voient aussi... cette locomotive ventre en l'air !...  114(*)

L'instabilité narrative est parfois liée à des cas de désordre extérieur, tels que les divers thèmes cataclysmiques. Céline est toujours attentif dans ces passages à mentionner l'état de la tête du narrateur. La déficience physique du personnage mise en avant, une méfiance est entretenue quant à ce qu'il peut percevoir. Pour excuser la confusion de la description, le narrateur apporte deux éléments à sa décharge : la monstruosité du spectacle et son état physique. Les deux éléments s'ajoutent et se conjuguent : la ville retournée et le personnage assommé permettent de mettre le récit en doute.

j'en jurerais pas... [j'ai eu d'autres mirages] fantasmagorie possible ! 115(*)

Les déraillements, et l'état maladif du narrateur sont répétitifs. Ils font partie d'une technique qui devient essentielle. Si la vision, puis la restitution du monde sont perturbées, c'est que l'auteur l'est lui-même.

Jusqu'ici nous avons surtout insisté sur l'espace qui se présente comme le reflet de l'affolement du narrateur ainsi que de ses troubles. Mais l'espace peut également se présenter comme le miroir de pensées plus abouties. L'extérieur du train n'est, par exemple, jamais donné pour autre chose que ses propres préoccupations.

je dois vous expliquer cette plate-forme... vous me direz : ça suffit !... vous aurez raison... et notre tourisme assez spécial sous les tunnels, puis en plein air... par exemple ici, plate campagne, presque sans herbes... 116(*)

Le paysage pendant la guerre représente avant tout la guerre. L'espace est déterminé en fonction des circonstances qui le déterminent. Le narrateur traite des paysages très brièvement. Les notations pittoresques, quand elles sont présentes, sont traitées avec dérision :

ah le paysage charmant !... enfin, un peu flou... je dirais : poétique... 117(*)

On ne peut donc pas séparer l'expérience spatiale de celui qui le subit, c'est à dire le narrateur. Tout est dans l'environnement, le personnage n'est plus qu'un témoin bousculé. L'espace reflète déjà une partie de la subjectivité d'un narrateur, mais dans le cas de Céline c'est une obsession massive qui configure presque entièrement l'espace.

2 - L'ESPACE EXEMPLAIRE

Une même idée peut être exprimée différemment : à travers la parole ou bien à travers une action, un trajet et tout ce qui configure l'espace. L'espace clair ou embrouillé du roman possède un lien avec le langage et la pensée qui le découpent, le rangent, puis l'interprètent. La topographie des lieux d'un roman peut donc éclairer les principes logiques de l'auteur. Le désir de dispenser une vérité et l'espace sont donc liés. C'est cet espace exemplaire conforme à la vérité du narrateur que nous étudierons. Le but final sera de savoir ce que nous disent sur Céline les espaces (imaginaires) où l'action se situe.

2-1- ESPACE ET PERSÉCUTION

Le parcours qu'effectue le personnage de Rigodon est aussi signifiant que celui du Voyage au bout de la nuit. Davantage encore que le voyage dans son premier roman, le voyage de Rigodon nous montre un homme traqué : le mythe du voyage chez Céline vise à représenter l'homme en fuite. Dans les déplacements du héros, le monde qui l'entoure est perçu comme malveillant et l'oblige continuellement au départ. C'est la technique littéraire de Céline qui retranscrit le mouvement saccadé du voyage avec ses haltes puis ses départs précipités. Cette technique va lui permettre de mettre en scène toutes ses obsessions. C'est ce qui retient notre attention dans Rigodon : on y retrouve toutes les préoccupations de l'auteur. Le mythe célinien du Voyage au bout de la nuit c'est à dire le complexe de persécution est sans doute l'obsession la plus présente dans Rigodon.

Dans Voyage au bout de la nuit, Céline met en scène des émeutes où une foule révoltée se précipite sur un individu solitaire 118(*). Ces descriptions de foule déchaînées abondent dans l'oeuvre de Céline. On retrouve une de ces scènes dans Rigodon avec l'épisode de la poursuite des chariots. Le mouvement de poursuite est révélateur :

il tangue, il se rattrape, mais juste... cette rue n'est plus carrossable... trop de vides de cratères... et plus loin, des pans de murs entiers... cette ville s'effrite pire que Berlin.. notre chariot avance quand même... certes... tous poussent... mais par à-coups... selon les creux... je stimule !... ils voient pas les autres ?... les autres qui se grouillent et comment !... 119(*)

L'ennemi et le danger qu'il représente reste souvent invisible ou mal défini. La menace et surtout ses raisons demeurent cachées au lecteur. La fuite induit souvent un changement dans l'écriture : la syntaxe des phrases est encore plus heurtée qu'à l'habitude.

Mais l'aboutissement de la course est encore davantage révélateur de cette obsession de la persécution :

et nous les fuyards... à cause d'un balcon, tombé au beau milieu de la rue, obstruant tout... d'une maison encore debout, pas entièrement, que la façade !... 120(*)

Une fois le balcon effondré, il barre la rue. Les fugitifs sont donc bloqués et sont sur le point d'être rattrapés par le groupe de poursuivants. Le mouvement de fuite est suivi d'une soudaine paralysie. La course finit dans le piège d'une impasse imprévue. Dans le récit on retrouve souvent ce lieu commun de la persécution. Les objets sur lesquels est focalisée l'attention du narrateur représentent le reste de l'espace et en sont l'emblème. Le balcon qui prive le personnage de passage pour sa fuite est bien l'emblème d'un espace qui l'empêche d'avancer et qui le met en danger. Les objets les plus innocents ont vite tendance à se transformer en élément perturbateur comme le balcon voire en force de frappe comme la brique (p.823).

Considérons à présent les mouvements à plus grande échelle. Le trajet que suit le petit groupe n'a pas la rectitude d'une fuite en avant. Les effets de répétition et de piétinement du rigodon se retrouvent dans l'espace. Le caractère aléatoire du trajet semble alors orchestré par des puissances hostiles. L'Allemagne de 1945 est un monde où le personnage est le jouet de réalités qui le conduisent au hasard, d'aventures en aventures, sans que jamais il semble avoir prise sur l'événement. Les enfants ou sa femme peuvent lui servir d'intermédiaire pour avoir prise sur l'événement : c'est bien sa femme qui empêche le train de la Croix-Rouge de partir. Seul le narrateur à Meudon tente d'imposer un sens à sa vie, mais le sens de ce qui l'entoure échappe au personnage de 1945. C'est pourquoi ni le temps, ni l'espace n'y est une réalité rendue objectivement. Ce sont des données exclusivement individuelles. C'est d'ailleurs un des traits fondamentaux du genre picaresque :

Le monde picaresque est différent : son triste héros est submergé par le monde. Il ne commande pas aux événements. Sa condition le lui interdit. Il ne connaît que le hasard des rencontres, sur la route, à l'auberge, en ville. Les lieux et les choses prennent dans ce cas une signification tout autre : ils sont les instruments du destin, ils broient le héros, le défont de mille manières. 121(*)

Le fait que l'espace « submerge » le héros de Rigodon a en effet été remarqué très tôt par les lecteurs de Céline. La lecture de Robert Poulet, dont le nom est convoqué par Céline au début du roman, est exemplaire :

Le privilège de Bardamu, grâce auquel le quotidien, le courant, lui apparaissait sous un jour fantastique, descend [dans Rigodon] au niveau d'une foule de fuyards affolés par des fantasmes très réels. Comparez la traversée de la Manche dans Mort à crédit et la traversée de la ville déserte dans Rigodon : d'un côté tout se situe dans l'âme du héros, de l'autre tout est dans l'environnement, il n'est plus qu'un témoin bousculé. 122(*)

Cette critique journalistique cherche à évaluer la valeur de Rigodon par rapport au reste de la production de Céline. Elle nous donne cependant des informations utiles sur l'évolution du héros célinien. Au début de son oeuvre le personnage et sa psychologie étaient encore présents, alors que Rigodon nous montre un personnage qui semble écrasé par le milieu. Cette critique répond en fait au projet que se fixe l'auteur dans son roman. Le « témoin bousculé » dont parle Poulet c'est la « fourmi dans la limaille » dont nous parle l'auteur. Mais la construction psychologique du personnage n'est pas abandonnée. Le personnage est en effet déterminé à l'aide de l'espace qu'il perçoit. Cet espace perçu est le reflet de sa condition mentale. L'espace s'opposant constamment à la progression du héros est ainsi le reflet du sentiment de persécution du narrateur.

Le regard du narrateur sur son passé est tel qu'il peut trouver des éléments à posteriori qui prouvent sa persécution. C'est ce qu'expose Pol Vandromme :

Aussi dans cette oeuvre, tout le monde est traqué : les personnages par Céline, et Céline par la fiction qu'il a inventée. Le poète a fini par croire à sa poésie, et l'univers qu'il a conçu a pour lui plus de réalité que l'univers qui l'environne. Céline ne raconte pas sa vie ; il raconte ses rêves et leurs hallucinations désenchantées. D'où qu'il y a tant d'acharnement dans cette autobiographie, tant de colères, tant de dépits, une rancune si tenace et si âpre. 123(*)

Et les éléments de cet univers romanesque qui tiennent lieu d'adjuvant sont nombreux. Dans cette obsession de la persécution, l'adjuvant le plus efficace est invisible et donc encore plus angoissant :

- C'est vrai y a les Russes... on en parle toujours, on les voit jamais... 124(*)

Le narrateur se plaît à relever tous les lieux où il a été le sujet de tourments :

nous je ne sais plus combien de fois... drame comique à récapituler... Montmartre... Sartrouville... Saint-Jean-d'Angély... Francfort... etc... Berlin... que même ici Meudon vingt-cinq ans plus tard j'ai un trou de cratère 125(*)

 partout je m'amène tout tourne pourri, sol et végétaux et bétail... 126(*)

 nous n'est-ce pas de la rue Girardon... du passage Choiseul... Bezons et la suite, nous sommes plus du tout en paix... pas plus en Bavière qu'au Danemark, qu'ailleurs... juste bons qu'à être emmerdés 127(*)

Dans son catalogue, Céline reprend des lieux déjà cités dans ses précédents romans ; sa fiction se transforme elle-même dans Rigodon : elle vient servir de preuve. En étalant un bref catalogue des lieux qu'il a fréquentés, le narrateur n'y voit que des traces de persécution. La paranoïa est une conséquence de ces infortunes successives qui s'abattent sur lui :

elle est de mon avis que cette chambre est à microphones... et sûrement à trous dans les murs... 128(*)

Le personnage persécuté ne se sent à l'aise nulle part, même dans les lieux paisibles. La conséquence de cette obsession est la réclusion du narrateur isolé à Meudon :

moi qui ne dis jamais un mot, qui ne me montre jamais, et qui ne reçois jamais personne 129(*)

La fuite qui dans le roman pousse toujours ailleurs les personnages. Mais dans chaque lieu la persécution est présente et les personnages ne s'évadent pas de leurs peurs. Le dernier mouvement du narrateur est de tourner en dérision ses peurs en se représentant cloîtré anxieux devant le « péril jaune » et la faillite du monde occidental.

2-2- ESPACE ET HIÉRARCHIE DE VALEUR

La description est aussi le lieu privilégié où apparaissent les systèmes de valeur du descripteur. Les classifications et le découpage spatial d'un roman nous présentent des oppositions non spatiales, idéologiques. Les modèles du monde à l'aide desquels Céline donne sens à la vie qui l'entoure se trouvent souvent munis de caractéristiques spatiales qui sous forme d'oppositions (Nord / Sud ; haut / bas) qui recouvrent une certaine hiérarchie de valeur.

L'opposition entre le haut et le bas est une opposition traditionnelle qui vise à attribuer la plus grande valeur aux lieux situés en hauteur. L'opposition entre le haut et le bas est présente dans Rigodon. Dans la ville d'Ulm, le chef des pompiers, se vante d'avoir remporté un jeu dont le but était d'escalader un clocher :

« Il a cent soixante et un mètres !... vous comprenez ?... la fête des pompiers ! Sedantag ! moi là-haut !... tout là-haut !... premier !... onze fois premier ! là-haut ! » 130(*)

Mais cet exploit appartient au passé. L'époque où le pompier arrivait encore à monter sur le clocher contraste avec la situation de 1945. L'avant-guerre apparaît alors comme un Âge d'or où l'espace est structuré de façon traditionnelle : les espaces aériens sont valorisés par rapport aux espaces terrestres. Le contraste entre cette période révolue et la défaite de l'armée allemande est ainsi signifié par la structuration de l'espace. Les hauteurs ne sont plus accessibles à l'homme allemand et seules les parties souterraines deviennent accessibles. Puis l'un des symboles de la puissance allemande devient à son tour l'emblème de toute l'Allemagne :

ces bateaux tous culs en l'air, hélices sorties... les nez donc piqués dans la vase 131(*)

Au sens propre, nous avons « un monde à l'envers » avec des navires retournés et des zones devenues souterraines. Cette vision de Hambourg répond à la définition bakhtinienne de la littérature carnavalisée. La situation et les valeurs sont retournées :

et tout en haut, trônant ainsi dire, arrimé, ficelé, l'Anglais invalide... il faisait mi-carême !... 132(*)

Celui qui occupe la position la plus élevée sur le char est invalide. La hiérarchie de valeur est inversée. Tout comme dans les souterrains où l'état des lieux convient bien aux enfants malades. La hiérarchie traditionnelle entre le biologique et l'intellect est inversée. Il ne reste donc plus rien des valeurs anciennes que l'instinct vital.

L'opposition entre le haut et le bas n'est pas la seule opposition spatiale qui exprime une hiérarchie de valeur. Alors que le Nord attire le narrateur, le Sud est mal jugé. Le Vigan et sa fuite vers le Sud, symbole de la traîtrise permettent d'expliciter cette opposition :

y avait à penser...son truc de Rome... il voulait plus être avec nous... simple !... bon !... il voulait voir du soleil... certes on avait été privés mais c'était pas une raison pour nous laisser là vlaac !... en plouc !... je croyais pas à la coupure... 133(*)

Le Sud est donc attaché à la déloyauté. En étudiant l'oeuvre romanesque de Céline, Alain Cresciucci développe cette opposition en voyant « dans le Sud le royaume de la mort dans son aspect le plus repoussant, la décomposition agissante alors que le Nord maintient une certaine stabilité de l'être » 134(*). Comme dans le cas de l'opposition haut / bas, l'opposition Nord / Sud nous fournit des renseignements sur les personnages. Le Vigan est ainsi perçu comme un personnage dont les facultés intellectuelles s'affaiblissent ce qui entraîne une instabilité proche de l'hystérie.

2-3- ESPACE ET ÉCRITURE

Céline expose également ses idées sur la création par l'intermédiaire de lieux de création. Dans le passage qui suit il oppose deux lieux new-yorkais : les petites rues Battery Place et les gratte-ciel. Cette opposition lui permet d'évoquer sa pratique de l'écriture :

à propos, vous trouverez encore à New York aux environs de Battery Place, petites rues alentour, des vieilles demoiselles, dans mes prix, à cinq cent mètres de Times Square, célibataires, en très petits appartements, qui se fignolent de ces mobiliers, se brodent des fauteuils, se tapissent, passementent des prie-Dieu, vous peinturlurent ornent de si amusants cache-pots qui vous feraient des prix rue de Provence... ces demoiselles se chauffent au bois, ont leurs commerçants attitrés, tout près, vivent comme moi ici à Meudon, insensibles aux vogues, très paisiblement démodées... mais pas si pressées de disparaître ! pourtant plein de jeunes vieilles filles autour... adonnées à la tapisserie aussi, prêtes à reprendre les toiles, les laines... Marlène, Maurice, Dache ou Chaplin, vous comprenez, même filoselle pour ces demoiselles ! un Président ? l'autre ? patati ! stratosphère et boule de gomme et cinquième Avenue ! on voit les gratte-ciel, leurs cimes, bien des gens certes y demeurent, il paraît... ces demoiselles elles aux oeuvres sérieuses pas de temps à perdre... regarder en l'air! un coussin brodé prend un an... moi non plus pas le genre inutile, le touriste bouffe-tout, ahuri, nenni! acharné à mes tout petits pensums... rémunérés par Achille? dérisoire, clopinettes! qu'importe! fines tapisseries, broderies d'astuces, le style, j'en suis!... 135(*)

Ce lieu commun est déjà présent dans d'autres oeuvres de Céline : comme sa mère et sa grand-mère brodeuses le travail de Céline est long, consciencieux et mal payé. C'est cependant la première fois que Céline expose ce thème sous la forme de cette opposition qu'il situe à New York. Une étude des idées en France dans les années 1930, nous aide à voir le complément d'informations que nous apporte cette opposition :

L'image de l'Amérique est désormais bien ancrée dans les têtes. Dans cette France malthusienne qui explique la crise par la surproduction, au temps même où la majorité des habitants manquent des moyens élémentaires de vie décente, le gratte-ciel new-yorkais figure l'érection menaçante du modernisme face à la douceur médiévale de nos clochers...136(*)

C'est donc le malthusianisme dans sa production littéraire que Céline prétend atteindre. L'auteur prétend ainsi se restreindre dans sa production et en contrepartie atteindre une meilleure qualité de production.

CONCLUSION

Dans son dernier roman Céline utilise à nouveau l'espace picaresque. Mais l'espace picaresque est dégradé : la recherche du personnage n'est plus guidée que par des besoins alimentaires et la quête métaphysique est remplacée par la quête de ressources financières. Ses théories littéraires sur l'espace aboutissent à une conception émotive de la perception de l'espace qui délaisse l'intellect. Dans sa production, Céline se conforme à ses principes en faisant profondément évoluer sa description : le personnage n'a plus accès aux informations sur l'espace qui l'entoure. L'activité auditive est privilégiée au détriment de l'activité visuelle.

Le narrateur s'étend donc très peu sur la topographie des villes ou campagnes allemandes. En effet il n'y a plus de topographie ou alors une topographie nouvelle : celle du désastre. Il renonce donc aux notations spatiales pour n'évoquer que le spectacle de la guerre. Dans cette fuite, l'espace est d'autant plus menaçant qu'il demeure énigmatique. Il s'ensuit une angoisse du personnage dans tous ces lieux. Toutes les émotions du personnage sont projetées dans l'espace. Ceci implique que toute considération touchant les personnages dans le roman doit tenir compte du rôle de l'espace dans la structuration des personnages. Les idées du narrateur sont également projetées dans l'espace. Et l'on voit combien l'obsession de la persécution est arrivée à son paroxysme dans ce dernier roman. La structuration de l'espace renverse également les valeurs pour faire primer l'instinct vital. L'étude des lieux de l'écriture nous permet enfin de mettre en relief chez Céline sa conception malthusianiste de la production littéraire.

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Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Folio,

CLAVAL Paul, La littérature dans tous ces espaces, « La géographie et les chronotopes », CNRS Editions, 1997.

CRESCIUCCI Alain, Les territoires céliniens : Expression dans l'espace et expérience du monde dans les romans de L.F. Céline, Klincksieck, Paris, 1990.

DAUPHIN Jean-Pierre, Les Critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976.

DIDEROT Denis, Le neveu de Rameau et autres dialogues philosophiques, Folio, 1972.

GENETTE Gérard, Figures III, Seuil coll. « Poétique », 1972.

GODARD Henri, Poétique de Céline, Gallimard, Bibliothèque des idées, Paris, 1985

HAMON Philippe, Du descriptif, Hachette, Paris, 1993

HARTMANN Sophie, L'envers de l'histoire contemporaine : essai sur la trilogie allemande de L.F. Céline, Paris 7, 1999

KRISTEVA Julia, Pouvoirs de l'horreur, essai sur l'abjection, Points-Seuil, 1983

SAINTE-BEUVE Charles Augustin, Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, 1930

VANDROMME Pol, Céline, Classiques du XXe siècle, Editions Universitaires, Paris, 1963

VITOUX Frédéric, La Vie de Céline, Grasset, Paris, 1988

WEISGERBER Jean, L'espace romanesque, L'âge d'homme, Lausanne, 1978

WINOCK Michel, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Points-Seuil, 1990

SOMMAIRE

INTRODUCTION 1

I- L'ESPACE ROMANESQUE 3

1 - Le statut de Rigodon 4

2- Filiations 8

2 -1- LE ROMAN PICARESQUE 8

2-2- MODÈLES LITTÉRAIRES 11

2-2-1- Mlle de Lespinasse : la femme ou le personnage de conte ? 12

2-2-2- Joinville, Villehardouin 13

2-2-3- Bergson 17

II L'ESPACE PROCHE 18

1 - La description de l'espace 18

1-1-POUVOIR VOIR 19

1-2- SAVOIR VOIR 23

1-3- VOULOIR VOIR 23

2 - Intérieur / extérieur 25

2-1- ESPACE OUVERT : L'ESPACE URBAIN 26

2-2- ESPACES CLOS 29

3-Espaces du narrateur 32

3-1- MEUDON 32

3-2- LES LIEUX DE LA MÉMOIRE 35

III L'ESPACE SIGNIFIANT 38

1 - L'espace ressemblant 38

2 - L'espace exemplaire 44

2-1- ESPACE ET PERSÉCUTION 44

2-2- ESPACE ET HIÉRARCHIE DE VALEUR 48

2-3- ESPACE ET ÉCRITURE 50

CONCLUSION 52

BIBLIOGRAPHIE 53

SOMMAIRE 55

* 1 Notamment les travaux de Yves Antoine (Recherches sur l'espace romanesque de la trilogie de L.F. Céline, Montpellier 3, 1984 et de Sophie Hartmann (L'envers de l'histoire contemporaine : essai sur la trilogie allemande de L.F. Céline, Paris 7, 1999).

* 2 Céline, Romans II, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. IX.

* 3 En particulier Philippe Alméras, Je suis le bouc : Céline et l'antisémitisme, Denoël, 2000.

* 4 Céline, Entretiens avec le professeur Y, Folio, 1983, p.85.

* 5 Jean-Guy Rens, « Voyage n°11. Rigodon par L.-F. Céline », in La Revue de Belles-Lettres [Genève], n°1, 1971 reproduit dans Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976, p.172

* 6 Frédéric Vitoux, La Vie de Céline, Grasset, 1988, p. 431

* 7 Jacques Valmont, « Céline : Rigodon », in Aspects de la France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13 mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976, pp.167-171

* 8 id.

* 9 Rigodon, p.732

* 10 Rigodon, p.799

* 11 Rigodon, p.803

* 12 Rigodon, p.876

* 13 Interview avec André Parinaud, III (Cahiers Céline, 2, p.172) dont des passages sont reproduits dans l'Edition de la Pléiade p.1181

* 14 Jean-Guy Rens, « Voyage n°11. Rigodon par L.-F. Céline » , in La Revue de Belles-Lettres [Genève], n°1, 1971. L'article est reproduit dans Les Critiques de notre temps et Céline, Garnier, Paris, 1976, pp.171-182

* 15 Editions l'âge d'homme, Lausanne, 1978, pp.23-52

* 16 Sophie Hartmann, L'envers de l'histoire contemporaine : essai sur la trilogie allemande de L.F. Céline, Paris 7, 1999

* 17 Rigodon, p.862

* 18 Rigodon, p.862

* 19 Rigodon, p.886

* 20 Rigodon, p.893

* 21 Alain Hardy, « Rigodon », Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, p 147-160

* 22 Hommage à Zola, Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, pp.504-505

* 23 Rabelais, il a raté son coup, Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, p.517

* 24 Id., p.517

* 25 Rigodon, p.796

* 26 Diderot, Le neveu de Rameau et autres dialogues philosophiques, Folio, 1972, pp. 179-248

* 27 Rigodon, p.827

* 28 Rigodon, p.841

* 29 Rigodon, p.713

* 30 Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.21

* 31 id, p.22

* 32 Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.276

* 33 id, p.59

* 34 Rigodon, p.731

* 35 Hachette, Paris, 1993

* 36 Rigodon, p.805

* 37 Rigodon, p.810

* 38 En route pour Augsbourg, on annonce qu'il devra changer de train pour gagner Ulm. Aussitôt le train s'arrête à Ulm.

* 39 Rigodon, p.739

* 40 Rigodon, p.740

* 41 Rigodon, p.745

* 42 Rigodon, p.749

* 43 Rigodon, p.804

* 44 Rigodon, p. 772

* 45 Rigodon, p. 900

* 46 Rigodon, p. 893

* 47 Rigodon, p. 815

* 48 Rigodon, p. 747

* 49 Rigodon, p. 918

* 50 Rigodon, p.903

* 51 Rigodon, p.816

* 52 Céline, Semmelweis, L'Imaginaire Gallimard, 1999, p.34

* 53 Rigodon, p.817

* 54 Rigodon, p.748

* 55 Rigodon, p.747

* 56 Rigodon, p.748

* 57 Rigodon, p.775

* 58 Rigodon, p.783

* 59 Rigodon, p.787

* 60 Rigodon, p.775

* 61 Rigodon, p.850

* 62 Rigodon, p.851

* 63 Rigodon, p.852

* 64 Rigodon, p.824

* 65 Rigodon, p.806

* 66 Rigodon, p.808

* 67 Rigodon, p.804

* 68 Rigodon, pp.890-891

* 69 Rigodon, p.765

* 70 Rigodon, p.765.

* 71 Rigodon, p.820

* 72 Rigodon, p.789

* 73 Rigodon, p.762

* 74 Rigodon, p.763

* 75 Rigodon, p.760

* 76 Rigodon, p.864

* 77 Rigodon, p.870

* 78 Rigodon, p.871

* 79 Jacques Valmont, « Céline : Rigodon », in Aspects de la France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13 mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976, pp.167-171

* 80 Rigodon, pp.795-798

* 81 Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, Bibliothèque des idées, Paris, 1985

* 82 Gérard Genette, Figures III, Seuil coll. « Poétique », 1972, p228

* 83 id, p228, note 2

* 84 Rigodon p.885

* 85 Rigodon p.913

* 86 Rigodon p.877

* 87 Rigodon, p.721

* 88 Rigodon, p.827

* 89 Rigodon, p.925

* 90 Rigodon, p.713

* 91 Rigodon, p.838

* 92 Rigodon, p.798

* 93 Rigodon, pp.907-922

* 94 Rigodon, p.909

* 95 Rigodon, p.912

* 96 Rigodon, p.857

* 97 Rigodon, p.857

* 98 Rigodon, p.857

* 99 Rigodon, p.866

* 100 Rigodon, p.877

* 101 Jacques Valmont, « Céline : Rigodon », in Aspects de la France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13 mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976, p.168

* 102 id, p.169

* 103 « L.F.Céline vous parle » exposé enregistré, Céline, Appendice I de Rigodon dans l'édition de la Pléiade, p.933

* 104 Rigodon, pp.811-812

* 105 Rigodon, p.817

* 106 Rigodon, p819

* 107 Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p.136

* 108 Rigodon, p.837

* 109 Rigodon, p.881

* 110 Rigodon, p.832

* 111 Rigodon, p.823

* 112 Rigodon, p.906

* 113 Rigodon, p.726

* 114 Rigodon, p.834

* 115 Rigodon, p.846

* 116 Rigodon, p.876

* 117 Rigodon, p.804

* 118 Le passage de Voyage au bout de la nuit où l'on retrouve Bardamu sur le bateau l'Amiral être l'ennemi de tout l'équipage est sans doute l'extrait le plus représentatif d'une oeuvre de Céline nous montrant un individu solitaire contre la foule. (L.F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Folio, 1952, pp.152-163)

* 119 Rigodon, p.822

* 120 Rigodon, p.823

* 121 Paul Claval, La littérature dans tous ces espaces, « La géographie et les chronotopes », CNRS Editions, 1997

* 122 Robert Poulet dans Rivarol extrait reproduit dans la notice de la Pléiade p. 1193.

* 123 Pol Vandromme, op. cit. pp39-40

* 124 Rigodon, p.809

* 125 Rigodon, p.879

* 126 Rigodon, p.879

* 127 Rigodon, p.905

* 128 Rigodon, p.914

* 129 Rigodon, p.877

* 130 Rigodon, p.779

* 131 Rigodon, p.846

* 132 Rigodon, p.822

* 133 Rigodon, pp.801-802

* 134 Cresciucci Alain, Les territoires céliniens : Expression dans l'espace et expérience du monde dans les romans de L.F. Céline, Klincksieck, Paris, 1990, p.314

* 135 Rigodon, pp.730-731

* 136 Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil coll.  « Points Histoire », 1982, p.58.








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