INTRODUCTION
Certains travaux critiques1(*) préfèrent
considérer D'un château l'autre, Nord et
Rigodon comme un seul ensemble. L'édition de la
Bibliothèque de la Pléiade à laquelle nous nous
référerons nous présente d'ailleurs les trois oeuvres
regroupées avec une préface de Henri Godard. Il nous
précise que « ces trois romans, [...] n'en font presque qu'un
seul »2(*). La critique a d'ailleurs forgé la
dénomination « trilogie allemande » pour qualifier
les trois romans évoquant l'Allemagne à la fin de la seconde
guerre mondiale. Il est possible que le projet de constituer un ensemble
cohérent avec ces trois romans ait été un but de
Céline, mais Rigodon occupe pour nous une place
particulière dans l'oeuvre de l'auteur.
Outre le fait que l'autonomie de chaque volume, exigée
par leur publication séparée, est assurée par un prologue,
Rigodon se distingue par son caractère inachevé ainsi
que par des préoccupations littéraires concernant l'espace.
L'inachèvement du roman laisse des traces dans la narration des
événements, qui aurait dû être prolongée, mais
il laisse également des erreurs qui témoignent du processus de
composition et de ses visées. Sans avoir à se focaliser sur des
problèmes liés à la genèse de l'oeuvre il sera pour
nous aisé d'exploiter les quelques erreurs laissées dans le texte
pour analyser la façon de Céline d'appréhender l'espace.
Rigodon est également l'occasion pour l'auteur de se poser en
spectateur de sa propre oeuvre. Le Céline de 1960 est de plus en plus
présent dans l'oeuvre et ses commentaires peuvent nous apporter des
éléments précieux pour notre étude. Ces
considérations critiques de l'auteur sur sa façon de traiter
l'espace sont nombreuses mais elles sont rarement prises en compte dans
l'étude de son oeuvre.
Depuis quelques années on a vu la critique
célinienne de plus en plus s'intéresser à
l'idéologie de Céline et à ses relations avec l'histoire
de son époque. Grâce à quelques travaux3(*) Céline n'est
plus envisagé comme un « fou littéraire ». En
le considérant comme un auteur insensé, on avait pris l'habitude
de ne considérer que quelques-unes unes de ses formules comme
« métro émotif »4(*) pour décrire son
style. A présent que Céline a en partie perdu son statut de fou
littéraire, nous pouvons nous attarder sur les positions qu'il a pu
prendre vis-à-vis de la littérature et du processus de
création. Dans Rigodon, Céline n'a jamais
été aussi prodigue de remarques sur son propre travail.
L'intérêt de ce roman va donc être de vérifier s'il
applique ses théories littéraires.
Dans un premier temps, nous étudierons l'espace
romanesque. Cet espace mélange en lui plusieurs expériences et
filiations littéraires. Ces filiations sont implicites ou explicites.
Des modèles littéraires peuvent êtres exprimés
explicitement lorsque l'auteur construit une théorie
littéraire.
Ensuite dans l'étude de l'espace proche, nous verrons
si ces théories littéraires sont respectées dans la
production du texte. L'espace proche doit garantir un effet de
vérité. Cet effet est travaillé dans la description.
L'étude de la description chez Céline pourra nous éclairer
sur les techniques littéraires qui aident à appliquer ses
théories littéraires.
Enfin l'examen de l'espace signifiant nous apprendra quelles
idées reflètent l'organisation de l'espace et les certitudes que
Céline tient à nous exposer.
I- L'ESPACE ROMANESQUE
Nous tenterons une première approche de l'espace de
Rigodon en le considérant comme un espace commun à
d'autres productions romanesques. Cet espace romanesque rassemble et juxtapose
en lui les différentes filiations, les différentes
expériences littéraires nécessaires à l'auteur pour
son travail. Céline n'atteint jamais le
« réel » dans son texte mais il effectue une
reconstruction encodée, qui est entraînée par des copies ou
des stéréotypes de la culture. Pour étudier cette
reconstruction nous commencerons par nous pencher sur le statut qu'occupe
Rigodon. Il ne s'agira pas pour nous de s'intéresser au statut
de Rigodon dans le but d'effectuer un simple classement
générique, mais le statut de l'oeuvre (roman de voyage,
autobiographie, chronique, roman picaresque...) nous renseigne sur le
modèle d'espace littéraire qui peut être
privilégié par l'auteur.
Nous étudierons donc ensuite les modèles
d'espace littéraire effectivement à l'oeuvre dans
Rigodon. Nous développerons les similitudes et les
différences de l'espace de Rigodon avec l'espace picaresque.
Cette référence culturelle est sans doute la plus évidente
dans l'oeuvre mais d'autres stéréotypes culturels comme la
littérature carnavalisée peuvent apparaître. La vision de
Hambourg répond en effet à la définition bakhtinienne de
la littérature carnavalisée ; au sens propre, nous avons un
monde à l'envers (navires retournés, zones devenues
souterraines). Mais cette copie d'un modèle culturel apparaît de
façon trop occasionnelle à l'échelle du roman pour
l'étudier ici. Nous nous en servirons en revanche lorsqu'il s'agira
d'étudier l'espace signifiant.
Un des intérêts de Rigodon est que
certaines filiations littéraires sont clairement revendiquées par
Céline. Jamais dans ces précédents romans il n'a autant
cité de critiques ou d'auteurs. Lespinasse, Joinville, Villehardouin, et
Bergson sont cités comme des modèles dès qu'il s'agit de
décrire l'espace. Nous verrons que ces noms sont pour Céline
autant une façon d'affirmer son originalité que de construire une
réflexion sur l'espace.
1 - LE STATUT DE RIGODON
Le problème de genre que nous poserons aura simplement
pour but de déterminer le rapport que Céline prétend
entretenir avec le réel dans Rigodon. Le degré de
réalisme de l'oeuvre dépend en partie du genre auquel on se
réfère. L'ambiguïté qui existe au niveau des
instances auteur, narrateur et personnage n'est pas la seule. Cette
ambiguïté existe aussi lorsqu'il s'agit de l'espace. Il s'agit de
savoir si l'espace qui nous est présenté possède un
référent précis ou bien s'il est fabulé.
Dégager des différences entre l'espace du texte et l'espace
réel nous permettrait d'étudier ces écarts. Les questions
relatives au degré de véracité de l'oeuvre ont
déjà été posées par des lecteurs dès
la publication de Rigodon.
La relation à l'espace est toujours
considérée comme un des enjeux du texte :
L'action de Rigodon au contraire ne s'enracine en
aucun lieu. Tout au long du livre, de Moorsburg à Warnemünde, puis
en sens inverse de Warnemünde à Sigmaringen à Oddort,
Hambourg et enfin Copenhague, malgré les détours et les
contretemps, Céline relate sans marquer d'arrêt sa fuite vers le
Danemark à travers l'agonie du IIIe Reich. Voici un livre dont l'axe est
le train, une succession de trains antédiluviens, misérables, qui
n'avancent pas, qui se traînent dans des gares détruites en
plaines ravagées, à travers les bombardements et les foules qui
veulent partir... partir où ? Vers l'ouest, le sud ? A chacun
sa marotte. Céline, lui, c'est le nord, le Danemark où il a mis
ses économies. Accompagné de sa femme Lili, de Bébert le
chat et de La Vigue (l'acteur Le Vigan qui d'ailleurs trahira à
un moment donné pour le Sud, Rome), Céline retrouve sa vieille
passion du voyage.5(*)
Rédiger un résumé de Rigodon
revient souvent à retracer l'itinéraire des personnages à
travers l'Allemagne. Jean-Guy Rens s'attache en effet à décrire
des mouvements. Il semble donc que le texte soit de nature à nous
relater des événements et à nous décrire avec
suffisamment de précision l'itinéraire pour pouvoir tracer sur
une carte le parcours des personnages. Ces détails permettent à
un biographe comme Frédéric Vitoux de s'inspirer de l'oeuvre de
Céline pour décrire sa fuite :
Et le petit tortillard avec sa locomotive chauffée au
bois quitta donc Sigmaringen dans la soirée du 22 mars pour atteindre la
banlieue d'Ulm, à soixante-dix kilomètres de là, en pleine
nuit. Plus de gare mais des baraquements sommaires. Une ville en ruine, une
ville fantôme qu'il fallut traverser à l'aube pour retrouver,
à l'est, un nouveau baraquement, un nouveau tortillard pour
Augsbourg.6(*)
Les éléments du biographe et du romancier
peuvent donc se trouver identiques quand il s'agit de l'espace. Cependant en
recoupant ses sources, le biographe se rend vite compte des différences
entre la réalité et le texte. Une partie de la
réalité est accessible grâce à Germinal Chanoin qui
avait gardé un plan de l'Allemagne où il avait soigneusement
noté les gares traversées. François Gibault qui a
consulté ce document (Céline cavalier de l'Apocalypse,
p.68) a pu ainsi reconstituer parfaitement l'itinéraire de Céline
et de ses compagnons. D'Augsbourg à la frontière danoise, ils ont
donc semblé se diriger au jugé vers le nord, en passant par
Nuremberg, Fürth, Bamberg, Göttingen, et Hanovre. Ce chemin
diffère de celui que Céline nous propose, mais il ne s'agit
encore que de la deuxième partie du trajet les conduisant vers le nord.
Car dans Rigodon, le retour à Sigmaringen est
immédiatement suivi d'un changement de train et d'un nouveau
départ pour le Nord. A l'évidence, il s'agit d'une
négligence ; Il manque en fait une transition. Céline ne
pouvait raconter une deuxième fois l'épisode médian du
séjour dans l'enclave française (D'un château
l'autre), mais il n'a pas introduit de cheville susceptible de combler la
contradiction narrative. Mais qu'il soit fictif ou réel selon les
données biographiques ne nous importe pas. Nous admettrons simplement
qu'il est impossible de faire abstraction du contexte extra-romanesque afin de
mettre à jour les processus littéraires transformant la
réalité.
L'illusion réaliste a cependant fonctionné
dès la publication du texte :
Ce n'est pas un roman mais une chronique, la narration,
coupée de mille incidentes, des pérégrinations de
Céline à travers l'Allemagne livrée à toutes les
fureurs de la guerre, à l'heure où s'écroulait le IIIe
Reich.7(*)
Cette remarque ferait donc plutôt passer le travail de
Céline pour celui d'un chroniqueur. La prise du texte avec le
réel est donc presque maximale. Mais plus loin le même auteur
précise :
Il arrive à Céline de transposer, de
fabuler.8(*)
Céline n'apparaît plus alors que comme un
fabulateur, le lecteur a conscience du pouvoir créateur de
Céline. Mais la question est de savoir comment peuvent cohabiter ces
deux formes d'écriture. Cette dernière citation nous laisse
penser que les inventions de Céline sont occasionnelles et se
détachent clairement des passages plus réalistes de
Rigodon.
Dans les intentions de Céline, cette
délimitation entre le réel et l'imaginaire dans le texte est
beaucoup plus floue. Ce mélange des genres apparaît encore
davantage dans le texte même :
moi chroniqueur des Grands Guignols, je peux très
honnêtement vous faire voir le très beau spectacle que ce fut, la
mise à feu des forts bastions... les contorsions et mimiques... que
beaucoup ont réchappé ! 9(*)
Cette chronique possède le réalisme d'une
scène de théâtre de marionnettes dès qu'il s'agit de
décrire le spectacle des bombardements. C'est dans ces circonstances que
le réel semble le moins pris en compte d'après Céline.
Mais la partie dynamique de l'épopée est également
touchée. Rigodon n'est pas non plus devenu un roman de voyage
réalisé sur le modèle d'écrivains parcourant
l'Italie et ses monuments :
tout de même ça faisait des mois que nous nous
promenions, si j'ose dire... Est... Nord... et zigzag d'un aiguillage l'autre
et voies coupées et tortillards et trains spéciaux.10(*)
Il m'explique... un train « stratégique
spécial »... alors ?... pour où ?... pas de
nom de ville !... ça commence bien...11(*)
notre tourisme assez spécial sous les tunnels, puis en
plein air...12(*)
Il ne s'agit donc pas d'effectuer un quelconque tourisme
puisque l'itinéraire suivi et le nom des villes sont ignorés par
les personnages. Ce « tourisme assez spécial » nous
fait découvrir des personnages et des situations d'avantage que des
paysages ou l'Allemagne de 1945. « Colin-Maillard »
était d'ailleurs le titre initial du roman. Ce titre était
chargé de dire l'aveuglement dans lequel étaient plongés
les protagonistes de l'aventure à travers l'Allemagne. Or cette
cécité n'est pas compatible avec le réalisme
recherché de la chronique. Mais pendant l'écriture de
Rigodon Céline cherche à définir son roman dans
un entretien accordé à un journaliste. En le définissant
comme une « divagation à travers un
paysage »13(*)
Céline joue sur le double sens du mot divaguer : sens psychique et
physique. Le système mêlant l'hallucination fréquente de
Céline et la perte de repères physiques qui en découle
permet de combiner deux techniques littéraires : en prise avec le
réel dans les mouvements à l'échelle du pays, cette
illusion réaliste cesse dès que la description s'attache au
« paysage » inhabituel de l'Allemagne en guerre.
2- FILIATIONS
2 -1- LE ROMAN PICARESQUE
Dès sa publication, l'odyssée allemande de
Rigodon, renouant avec le mouvement, a été
comparée à celle du Voyage au bout de la nuit :
Voyage au bout de la nuit, Rigodon : la boucle
est fermée. Céline est revenu à son point de
départ. Avec en plus : un style entièrement refondu et une
toile de fond d'une mesure telle qu'aucun écrivain depuis Homère
n'en a eue à sa portée.14(*)
Voyage au bout de la nuit est souvent rattaché
au succès du genre picaresque. La proximité des deux romans tient
sans doute dans ce retour du genre picaresque dans l'oeuvre de Céline.
Celle-ci est marquée par le voyage et l'errance. Du Voyage
à Rigodon le narrateur peine à trouver un lieu qui lui
convienne. La fatalité des circonstances à laquelle s'ajoute le
moi du narrateur conduisent à une instabilité qui marque une
grande partie de l'oeuvre de Céline. Le héros est donc sans cesse
conduit dans une recherche à travers l'espace.
Jean Weisgerber dans L'espace romanesque15(*) s'attache à
dégager des invariants dans l'espace picaresque. Rigodon
vérifie un des ces points selon lequel deux personnages distincts
apparaissent dans le roman : le narrateur se remémorant ce qu'il a
été et le même personnage plus jeune sujet de ses
récits. Dans Rigodon on retrouve bien le Céline de 1961
se remémorant ce qu'il était en 1945. Céline n'a
d'ailleurs jamais été aussi présent dans son oeuvre ;
cette « inflation de l'auteur »16(*) a pour conséquence
d'installer un espace bien défini : l'espace du narrateur. C'est
dans la maison de Meudon que s'ouvre et que se clôt le roman. Mais
à la différence des lieux étudiés par Weisgerber,
ce lieu est bien loin du locus amoenus traditionnellement
trouvé par le héros au bout de sa route. L'espace du narrateur
est constamment menacé par des journalistes, des visites impromptues et
pour finir par les Chinois. L'espace du narrateur est donc bien présent
mais contrairement à la tradition picaresque ce n'est pas un lieu
où le narrateur a trouvé la sagesse et le repos.
Mais une des principales fonctions de l'espace picaresque
semble être qu'il doive servir de support à une quête
métaphysique et combler les besoins corporels. Pour ce dernier point, la
règle est vérifiée ; dans leur fuite la nourriture
vient vite à manquer et la quête de nourriture est un des
leitmotivs du déplacement :
moi c'était le lait condensé... on a un
but !... je voyais pas très bien une boutique ouverte...
épicier ou pharmacien...17(*)
nous on était pas là pour rire, le lait qui nous
intéressait, et une boule, un pain, en somme une boutique...18(*)
La nourriture et les besoins corporels sont donc le but des
déplacements dans une ville comme Hambourg mais les déplacements
à plus grande échelle appellent une autre explication. La
quête métaphysique des picaros n'est plus présente chez
Céline. Le modèle picaresque est perverti et
dégradé puisque ce sont des raisons pécuniaires qui
attirent Céline vers le nord. Le but du voyage est tardivement
avoué :
J'en avais parlé à personne mais j'y pensais je
peux dire depuis Paris... même mon idée depuis toujours, preuve
que tous les droits de mes belles oeuvres, à peu près six
millions de francs étaient là-haut... pas au petit bonheur :
en coffre et en banque... je peux le dire à présent Landsman
Bank... Peter Bank Wej... ça risque plus rien... seulement
je voudrais pas qu'on croie que cette chronique est qu'un tissu de
billevesées...19(*)
Dans le projet initial de Céline, le roman devait
être conduit au-delà de l'arrivée à Copenhague. La
récupération de cet argent caché devait donc conclure
Rigodon. Le voyage n'a donc plus de fonction initiatique : le
voyageur n'apprend rien, son chemin n'est guidé que par des
considérations matérielles primaires. Le narrateur a peu
d'expérience à tirer de ses aventures, c'est pourquoi le voyage
et les déplacements sont considérés négativement
par le vieux narrateur :
moi je suis guéri des voyages une fois pour toutes,
Lili aussi je crois...20(*)
La dégradation du modèle picaresque tient
à ce que la quête métaphysique est absente et a
été remplacée par une quête plus
matérielle : celle de l'argent.
En s'attardant davantage sur les déplacements
effectués dans l'espace picaresque, Weisgerber note la valorisation
relative de l'arrêt, de la discontinuité et de l'aller-retour. Le
lieu fixe et l'arrêt sont en effet privilégiés non
seulement parce que le lieu du narrateur est très présent mais
également par l'intermédiaire du moyen de transport
utilisé. Le train permet au petit groupe d'effectuer des haltes dans les
gares en attendant la prochaine correspondance. Mais Céline annihile
l'exotisme traditionnellement lié à la circulation ferroviaire.
Ce n'est, on l'a vu, pas un roman de voyage, le trajet lui-même occupe
peu de place dans le roman. C'est bien dans les gares et lors de leurs
multiples arrêts que le roman s'attarde. Quant à la
discontinuité elle est également présente : le roman
est divisé entre les temps faibles passés dans les trains et les
temps forts de l'arrêt. Quant à l'aller-retour c'est sans doute ce
qui détermine le plus l'espace et les déplacements. Céline
effectue trois déplacements : l'expédition à Rostock,
le voyage vers Sigmaringen et enfin la remontée vers le Danemark. On
peut donc considérer que Céline effectue l'aller-retour
Nord-Sud-Nord. Mais ce parcours est déjà inscrit dans le titre
qui sert de programme au roman. Ce titre a été
étudié par Alain Hardy alors que le roman n'était pas
encore publié21(*).
De toutes les significations données à ce titre nous retiendrons
seulement la danse du XVIIe-XVIIIe siècle faite de
flexions et sauts sur place et le signal indiquant au champ de tir une balle
dans la cible. Deux significations qui ont rapport avec l'espace : la
danse effectuée avec un pas en avant et un pas en arrière et la
balle qui va droit au but. Le mouvement d'aller-retour est donc bien
présent dans le roman au point d'avoir été décisif
dans le choix du titre. Ce mouvement témoigne des vains efforts du petit
groupe pour rejoindre le Nord et qui se retrouve baladé au gré
des différents événements par une puissance invisible.
Si Rigodon comme le Voyage au bout de la
nuit est souvent ramené au genre picaresque, le fait est
justifié quant au rapport qu'entretient notre aventurier avec l'espace,
mais il l'est beaucoup moins lorsque l'on regarde quelles valeurs supporte
l'espace. Lorsque le nihilisme envahit le roman picaresque de Céline,
alors la quête métaphysique ne fait plus partie du parcours, seul
subsiste le désir de récupérer de l'argent.
2-2- MODÈLES LITTÉRAIRES
Dans son oeuvre, Céline pose le problème de la
description qui peut être en concurrence directe avec les émotions
et les effets qu'il veut susciter chez son lecteur. Il aborde quelquefois ce
problème en prenant des exemples littéraires qu'il rejette ou
bien qu'il adopte. Comme à son habitude depuis l'écriture du
Voyage au bout de la nuit, il affirme le caractère
entièrement novateur de son oeuvre en rejetant toute comparaison avec la
production littéraire de ses contemporains ; seules les oeuvres
appartenant à un passé éloigné et jugé en
rupture avec son époque sont retenues. Deux de ses plus
célèbres interventions illustrent bien ces deux penchants. Dans
le seul discours public de sa carrière littéraire, on demandait
à Céline de rendre hommage à Zola. Mais très vite
Céline prend ses distances avec le naturalisme.
Si notre musique tourne au tragique, c'est qu'elle a ses
raisons. Les mots d'aujourd'hui comme notre musique vont plus loin qu'au temps
de Zola. Nous travaillons à présent par l'analyse, en somme
« du dedans ». 22(*)
Céline tient à se démarquer de son
époque et de la génération antérieure : l'un
de ses moyens consiste à puiser ses références dans un
passé littéraire marginal. Avant Rigodon, Céline
s'était déjà illustré dans une interview sur
Gargantua et Pantagruel pour Le Meilleur Livre du Mois.
Rabelais est une nouvelle occasion pour Céline de se mettre
implicitement sous la bannière des persécutés.
Il a eu des embêtements, le pauvre, même de son
vivant : il passait son temps à essayer de ne pas être
brûlé.23(*)
C'est également l'occasion d'affirmer
l'originalité de son style.
Rabelais était médecin et écrivain, comme
moi. Ça se voit, la crudité juste.24(*)
Il ne faut donc pas négliger tout ce que Céline
peut vouloir dire sur lui-même dans tous les commentaires qu'il peut
faire sur d'autres écrivains. L'originalité qu'il revendique
influe également en partie sur les choix opérés par
Céline lorsqu'il s'agit de trouver des références
littéraires. Mais les écrivains présents dans
Rigodon ont tous la particularité d'être nommés
lorsque Céline évoque des problèmes littéraires
liés à l'espace.
2-2-1- MLLE DE LESPINASSE : LA FEMME OU LE PERSONNAGE
DE CONTE ?
Le nom de Mlle de Lespinasse est ainsi convoqué lorsque
Céline tente de situer les actions dans le temps et dans l'espace.
je vous raconte tout à la va vite !... à
repenser plus tard !... de la gare là-haut... au retour, aux
flics... au Rundstedt... à la brasserie... je ne sais pas trop !...
vous allez rire... Mlle de Lespinasse n'étudiait plus, ne jugeait plus,
des impressions ! elle avait plus que des impressions !... la mienne
est que nous fûmes enlevés, La Vigue, Lili,
Bébert !... enlevés !... plus tard on saura...
peut-être...25(*)
Mlle de Lespinasse (1732-1776) est surtout
célèbre pour son salon. La seule oeuvre qu'elle nous a
laissée (Lettres au comte de Guibert édité en
1807) est surtout un exemple de littérature épistolaire empreinte
de passion et fournit un précieux document pour l'époque. Le
jugement que peut avoir Céline sur son oeuvre peut alors paraître
étrange. Il faut savoir que la célébrité de Mlle de
Lespinasse l'a conduit à se retrouver dans les Mémoires pour
servir à l'éducation de ses enfants de Marmontel (1723-1799)
ainsi que dans Le Rêve d'Alembert de Diderot (1713-1784).
Malgré le fait que l'orthographe du nom soit sensiblement modifié
(L'Espinasse) il semble bien que Céline fasse davantage
référence au personnage du conte de Diderot qu'à l'auteur
de Lettres. Dans le conte26(*), Mlle de L'Espinasse ne fait que recueillir le
rêve de d'Alembert avant de le restituer au docteur Bordeu qui commente
et explicite le rêve. D'un côté nous avons une Mlle de
L'Espinasse auditrice d'un « galimatias » qu'elle ne
comprend pas et auquel elle ne peut donner sens et de l'autre le philosophe qui
peut donner du sens et juger des propos du rêveur.
Dans Rigodon le narrateur adopte donc la posture
d'une Mlle de L'Espinasse qui n'a pas accès au sens des informations
qu'elle détient. Céline met en scène un lieu où les
éléments semblent s'organiser indépendamment de la
volonté du narrateur. Comme dans la transcription d'un rêve
l'espace s'impose à lui de façon hallucinée. Le narrateur
doute de la réalité de la scène, il hésite
(« de la gare là-haut... au retour, aux flics... au
Rundstedt... à la brasserie... je ne sais pas
trop !... »). Cette émotion qui bouscule la construction
de la phrase est également présente dans les paroles de Mlle de
Lespinasse : l'anacoluthe et les fameux trois points sont
déjà dans le texte de Diderot. La référence
à Mlle Lespinasse rend donc compte d'une technique littéraire
mais également d'une volonté du narrateur d'installer un espace
bousculé par l'émotion, c'est-à-dire un espace tel qu'un
rêveur halluciné pourrait le percevoir.
2-2-2- JOINVILLE, VILLEHARDOUIN
Ces deux noms apparaissent une première fois
implicitement lorsque Céline tente de décrire les
bombardements.
de ça que moi-même en personne il m'est
foutrement impossible de regarder même une photo !... traduire,
trahir ! oui ! reproduire, photographier, pourrir !
illico !... pas regardable ce qui a existé !... transposez
alors !... poétisez si vous pouvez ! mais qui s'y
frotte ?... nul !... voyez Goncourt !... là la fin de
tout !... de toutes et tous !... « ils ne
transposaient plus »... à quoi servaient les
croisades ?... ils se transposaient !...27(*)
Quelques pages plus loin, les deux noms apparaissent ensemble
lorsque Céline regrette d'avoir à se répéter dans
ses descriptions.
je pourrais inventer, transposer... ce qu'ils ont fait,
tous... cela se passait en vieux français... Joinville, Villehardouin
l'avaient belle, ils se sont pas fait faute, mais notre français
là, rabougri, si strict mièvre, académisé presque
à mort28(*)
Dans le premier passage, le rejet du naturalisme et des
Goncourt le conduit à proposer un nouveau
modèle littéraire : la transposition. La reproduction et la
photographie, chères aux naturalistes, sont mal jugées parce
qu'elles ne peuvent pas rendre compte du sujet dans toute son ampleur. Seules
la « transposition » et la
« poétisation » offrent une chance de faire passer
les émotions rendues par le spectacle des bombardements. Cette technique
de « poétisation » qui consiste à attribuer
des formes différentes de celles que présente la
réalité est donc consciente dans le travail de Céline.
Si Céline a lu Geoffroy de Villehardouin (1148-1213) et
son Histoire de la Conquête de Constantinople
(rédigée vers 1207 peu après les événements)
alors il a pu se sentir proche de son auteur dans la mesure où
Villehardouin tente de justifier la conduite et le détournement de la
croisade. Depuis Semmelweis, Céline aime à croiser sa
vie avec celles d'autres hommes. La croisade de Céline se transforme
donc en pérégrinations à travers l'Allemagne en feu. De
même, Jean de Joinville (1224-1317) a pu attirer l'attention de
Céline pour avoir été l'un des premiers
mémorialistes avec les Mémoires du Sire de Joinville ou
Histoire de Saint Louis à avoir intégré le dialogue
reconstitué dans un récit. L'attachement de Céline pour le
langage parler dans ses oeuvres expliquerait alors peut-être la mention
de Joinville dans Rigodon. Mais la lecture de Villehardouin et de
Joinville rend difficilement explicable la
« transposition » et la
« poétisation » qui les accompagnent.
Encore une fois ses références
littéraires peuvent donc sembler originales. Mais on peut sans doute
à nouveau trouver une autre référence sous ces noms. Au
début de son roman, Céline prend déjà un critique
littéraire comme référence : Brunetière
(1849-1906)
reprenez, pillez Brunetière ! il a tout
dit.29(*)
Le fait que Céline lise des critiques ne doit donc pas
nous étonner. Or, il se trouve que chez Céline comme chez
Sainte-Beuve le nom de Villehardouin et de Joinville se sont trouvés
plusieurs fois rapprochés. On comprend alors mieux pourquoi ces deux
noms apparaissent quand Céline invoque des problèmes
littéraires liés à la description lorsqu'on lit
Sainte-Beuve :
Villehardouin décrit peu ; le genre descriptif
n'était point inventé alors parmi nous,[...], lui [contrairement
à Chateaubriand] en dit encore moins qu'il ne sent.30(*)
On n'a jamais mieux exprimé l'étonnement en face
d'un grand spectacle, ni mieux embrassé par une parole naïve la
largeur d'un horizon.31(*)
Ces réflexions correspondent aux remarques que fait
Céline sur les problèmes qu'il rencontre dans la description du
bombardement. On retrouve bien le fait que les détails descriptifs
doivent laisser la place à l'émotion, à
l' « étonnement ». On verra que c'est bien la
technique littéraire que Céline utilise et qui consiste à
donner plus de place aux émotions qu'aux descriptions. Les techniques
relatives à la description ne sont d'ailleurs pas les seules qui ont pu
intéresser Céline :
De la parole vive au papier, il s'est fait bien des naufrages.
Cela est vrai surtout des époques où l'écriture
était chose à part et réservée aux seuls clercs.
Villehardouin ne nous a transmis qu'une faible idée des discours qu'il
prononçait devant les Vénitiens ou dans l'armée des
Croisés pour servir la cause commune et apaiser les différends.
Joinville, dans sa narration, n'a su que bégayer avec un embarras qui a
sa grâce les paroles bien autrement coulantes et abondantes de Saint
Louis.32(*)
La proximité avec Rigodon tient
peut-être dans l' « embarras qui a sa
grâce ». La description est en effet à l'origine d'une
gêne du narrateur qui s'excuse constamment d'avoir à
décrire les mêmes scènes. Ce métatexte offre ainsi
au narrateur de 1961 l'occasion de paraître vrai et franc devant son
lecteur tout comme Joinville devant Sainte-Beuve :
Le propre du récit de Joinville est d'être ainsi
parfaitement naturel et de ne rien celer des sentiments vrais. (Lundi, 12
septembre 1853)
Nous avons affaire en sa personne à un homme qui parle
sincèrement de lui-même, et c'est pour cela que nous
l'écoutons si à plaisir et que nous l'aimons. L'entière
bonne foi qu'il montre en tout ce qui le concerne, nous garantit sa
véracité sur tout le reste.33(*)
La technique descriptive (embarras, répétition)
permet donc au narrateur prétendument sénile et souffrant
d'attirer la sympathie sur lui ainsi que d'apparaître sincère et
vrai dans ses propos.
Ces différentes références
littéraires nous permettent de découvrir les lectures de
Céline (Céline a probablement plus lu Sainte-Beuve que
Villehardouin ou Joinville) qui restent pour nous encore inconnues pour la
majorité d'entre elles. Mais elles permettent surtout de voir les
centres d'intérêt de Céline en tant que lecteur et
romancier. De toutes ses lectures, Céline ne retient que ce qui
l'intéresse. La mise en scène de l'espace semble être au
centre de ses préoccupations de lecteur mais également de
romancier.
2-2-3- BERGSON
Ce dernier auteur, philosophe, est brièvement
cité. Ce qu'il retient du philosophe nous intéresse
particulièrement puisqu'il s'agit de la perception de l'espace. Mais ce
passage, situé au début de Rigodon, retient surtout
notre attention pour sa valeur programmatique du roman qui suit.
Bergson nous le dit ! vous remplissez une boîte en
bois, une grande boîte, de toute petite limaille de fer, et vous donnez
un coup de poing dedans, un fort coup de poing... qu'observez-vous ? vous avez
fait un entonnoir... juste de la forme de votre poing !... pour comprendre
ce qui s'est passé, ce phénomène, deux explications...
l'intelligence de la fourmi tout éberluée, qui se demande par
quel miracle un autre insecte, fourmi comme elle, a pu faire tenir tant de
limaille, brin par brin, en tel équilibre, en forme d'entonnoir... et
l'autre intelligence, géniale, la vôtre, la mienne, une
explication, qu'un simple coup de poing a suffi... moi chroniqueur j'ai
à choisir, le genre fourmi, je peux vous amuser... aller et venir dans
la limaille... avec l'explication coup de poing je peux encore vous divertir,
mais beaucoup moins...34(*)
Encore une fois Céline ne retient que ce qui
l'intéresse et qu'il peut appliquer à son propre cas : le
narrateur et sa perception de l'espace. L'Evolution créatrice
(1907) donne une interprétation sensiblement différente du
phénomène, mais Céline simplifie le commentaire pour n'en
tirer que ce qui est nécessaire pour sa démonstration.
Céline oppose deux intelligences, deux systèmes de perception de
l'espace. L'une est capable de donner un sens à ce qui l'entoure et de
l'expliquer, l'autre ne fait que décrire une topographie qui ne peut que
paraître étonnante. Céline infléchit toujours deux
positions : l'une serait proche d'un certain réalisme en
littérature, tandis que l'autre plaide pour une libération des
contraintes réalistes. Ici le but n'est plus la représentation
d'un spectacle gigantesque, mais le simple divertissement du lecteur.
Céline opte pour la seconde solution : le désir de plaire au
public est le prétexte de ce choix.
Toutes les références littéraires
recelées dans Rigodon ne sont donc pas uniquement des
modèles littéraires puisque d'autres références
(Diderot, Sainte-Beuve) peuvent se cacher derrière elles. Elles offrent
cependant toutes à Céline l'occasion d'étayer une
réflexion sur l'espace. Nous allons à présent
vérifier si dans sa pratique de l'écriture, Céline
applique les principes qu'il expose.
II L'ESPACE PROCHE
Dans cette partie nous considérerons l'espace comme le
garant d'un effet de vérité. Nous prêterons donc attention
à la topographie et la géographie des espaces de
Rigodon. Il ne s'agira pas pour nous de recadrer la fiction en regard
de la réalité topographique de certains lieux, mais d'analyser
une démarche littéraire.
Les détails et donc la focalisation sur certaines
parties de l'espace apportent leur caution à un effet de
vérité recherché. Nous étudierons donc la technique
de la description qui nous indiquera le rapport corporel et intellectuel que
les personnages entretiennent avec l'espace. Cette étude tiendra aussi
compte du fait que l'espace se figure dans l'expérience qu'on en
fait : la communication et les déplacements interviennent dans la
mise en place de l'espace. Nous tenterons de faire une reconstruction de
l'espace en opposant l'espace intérieur et l'espace extérieur.
Enfin comme nous l'avons déjà vu un des traits distinctifs de ce
roman est la présence forte manifestée par le narrateur. Ce
narrateur possède non seulement son lieu d'écriture, mais
également les lieux de sa mémoire. Chacune de ces parties doit
nous permettre d'étudier la relation entre le monde matériel et
le narrateur, le mouvement, ainsi que la communication.
Après avoir fait le point sur ses idées
littéraires dans la première partie, dans cette seconde
étape nous allons donc confronter ses théories
littéraires à sa production.
1 - LA DESCRIPTION DE L'ESPACE
Afin de mieux comprendre la relation à l'espace dans
Rigodon, il est important de bien comprendre comment cet espace est
perçu. Pour accéder à la compréhension des
techniques permettant à Céline de nous faire partager l'espace
qui l'entoure nous nous intéresserons à la description. Pour
cette partie de l'étude, nous nous inspirerons du travail de Philippe
Hamon dans Du descriptif 35(*) . Cet auteur traite du problème de la
description à partir d'un corpus d'oeuvres en majorité issues du
XIXe siècle. Mais cette étude nous sera utile pour
voir en quoi, grâce à sa technique, Céline tente de se
démarquer du siècle précédent. D'après
Philippe Hamon, la mise en scène antérieure à la
description comporte trois phases : pouvoir voir, savoir voir et vouloir
voir. Nous étudierons chacune de ces phases de façon
distincte.
1-1-POUVOIR VOIR
La possibilité d'avoir un accès visuel à
un paysage ou plus globalement à tout ce qui entoure un personnage
dépend en grande partie de conditions précises. Des exigences
particulières à la vision proviennent d'éléments
extérieurs au personnage. Une lumière naturelle ou artificielle
suffisante ainsi qu'un champ visuel dégagé tel qu'une
fenêtre font partie de ces exigences. Dans les romans naturalistes du
XIXe siècle, une thématique vide, ou postiche, tend
à occuper prioritairement le cadre de la description elle-même.
Dans les romans de Zola, l'accès à une fenêtre occupe
souvent la place de cette thématique prétexte à la
description qui va suivre. Chez Céline on retrouve également des
thématiques vides qui vont servir non pas de prétexte à la
description, mais au contraire à éviter toute description
visuelle.
L'obscurité est la première des
thématiques qui conduisent le personnage à l'aveuglement.
Dès son premier roman, le thème de l'obscurité
était présent avec son titre Voyage au bout de la nuit
ainsi que son épigraphe :
Notre vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel où rien ne luit.
Chanson des Gardes Suisses
1793
Depuis cette thématique n'a cessé de se
développer pour s'imposer dans Rigodon comme un
véritable automatisme dans la composition. La vue n'étant plus
disponible, le narrateur va avoir accès à un autre sens pour
percevoir l'espace.
on ne pouvait pas voir les têtes des hommes du
« Commandant Restif », il faisait trop sombre, presque
noir, mais sûr ils ronflaient.36(*)
Puisque la vue n'est plus disponible, la perception de
l'espace se fait donc par l'intermédiaire de l'ouïe. Un peu plus
loin, la luminosité n'est toujours pas suffisante, l'obscurité
est entretenue. Mais les sons perçus sont de plus en plus
signifiants.
On y voit un peu dans ce bureau mais pas très... deux
grosses lampes à même le plancher... [...] je comprends pas mais
j'entends...
Ooouah !
C'est tout !... je comprends... j'ai pas vu mais j'ai
entendu...37(*)
La compréhension de tout ce qui peut entourer le
personnage passe par l'ouïe qui a remplacé la vue. La description
d'un meurtre est ici remplacée par une interjection. Outre
l'économie que ce système procure, il est aussi un moyen de
rendre l'effet plus frappant. Cette technique devient de plus en plus
systématique. Auparavant dans chaque lieu, la perception était
liée à un sens déterminé. Dans le début de
la trilogie allemande, c'est dans la guerre que l'ouïe et le bruit
étaient le plus présent. Dans Rigodon le danger de la
guerre est omniprésent et le procédé devient donc
systématique. Cette procédure qui consiste à substituer
l'ouïe à la vue est devenue complètement habituelle chez
l'auteur. On en retrouve d'ailleurs des traces dans le texte. Alors que les
critiques remarquent souvent les incohérences du texte relatives au
chemin parcouru38(*),
l'erreur qui suit est restée inconnue. Il s'agit du cas de l'Oberartz
Haupt. En descendant d'un train, l'obscurité habituelle est
entretenue :
je peux pas le voir lui, mais il m'indique... 39(*)
L'absence de description ne doit donc pas nous étonner.
Mais dans la page suivante, nous avons un des rares exemples de description
physique assez précise :
enfin il va me montrer sa tête, cet Oberartz Haupt... y
a une ampoule allumée... pour tout le hall...
Un homme à peu près mon âge, mais
très sûr de lui... pas commode... uniforme kaki... broderies d'or,
bottes, brassard « croix gammée » il nous regarde
à peine...40(*)
Ce passage est important : la lumière artificielle
n'est pas couramment utilisée dans le roman et la description qu'elle
induit n'est pas non plus fréquente. Cinq pages plus loin, la technique
habituelle de Céline est utilisée à nouveau : le
personnage, derrière une porte, ne va plus avoir de contact visuel avec
son interlocuteur l'Oberartz :
ça répond... mais on ouvre pas...41(*)
Céline a donc utilisé deux techniques
différentes dans chacun des contacts avec l'Oberartz : l'un avec
contact visuel et description et l'autre sans contact visuel. Pourtant
Céline ne retient qu'un seul de ces contacts :
nous ne reverrons jamais l'Oberartz... l'ardent
nietzschéen !... je l'aurai jamais vu, je l'ai
qu'entendu...42(*)
Cette incohérence témoigne du souci de l'auteur
de rendre l'espace le plus énigmatique possible. Le personnage est ainsi
plongé dans un milieu incompréhensible. L'aveuglement,
l'obscurité permettent d'accroître le mystère, de
multiplier les troubles et les émotions du personnage. Mais si cet effet
est assuré par l'installation de l'obscurité, il peut aussi
l'être, nous l'avons déjà vu, par un obstacle visuel (une
porte). Dans le train, le procédé est employé à de
multiples reprises :
vous verrez même pas les tunnels... vous verrez
rien !... vzzz ! d'abord vous pourrez pas regarder... pas de
fenêtres !... les battants pas à pousser !
bouclés du dehors... vous pouvez y aller !... les trois
fourgons !...43(*)
Encore une fois les seules informations sur l'espace parvenant
au personnage sont des informations sonores retranscrites sous la forme d'une
onomatopée (« vzzz »). Ici le procédé
possède une fonction supplémentaire. Comme si la privation de
vision ne suffisait pas, le narrateur redouble l'enfermement par l'allusion au
deuxième plan (tunnels). Toujours dans le but d'insister sur la
claustration, le droit de regard peut-être supprimé à cause
des conditions physiques du personnage. La suie du train peut également
handicaper la vue :
le plus grave n'est pas l'obscurité mais l'irritation
des yeux, à ne plus percevoir, au-dehors, par les trous des
fenêtres, si c'est de la montagne ou de la plaine...44(*)
La condition physique du personnage sert souvent de
prétexte à l'impossibilité de « pouvoir
voir ». Ainsi le rescapé réfugié dans le wagon
de la Croix Rouge ne peut plus se lever :
je pouvais pas regarder, il aurait fallu que je me
lève.45(*)
Paradoxalement, l'aveuglement peut aussi être
causé par une lumière trop forte :
le gendarme nous sort de cette espèce de cave... tout
de suite on voit, il fait jour... bien !... c'est un quai !... pas
seulement un, deux !... et plein d'aiguillages, y a de quoi regarder... on
est ébloui...46(*)
La description se trouve ainsi brutalement interdite.
« Colin-Maillard » a longtemps
été le nom sous lequel Céline désignait son dernier
roman. Cette thématique qui conduit à l'aveuglement est conduite
de plusieurs façons différentes. Certaines ont pour
résultat d'accroître la sensation d'enfermement et d'autres
permettent d'amplifier l'émotion du personnage.
Jusqu'ici nous avons vu les cas où la vision est
empêchée, mais l'on verra que lorsque le personnage peut voir, la
description est possible. Mais celle-ci est souvent très
succincte :
il ne faisait pas jour, pas encore, mais une certaine lueur...
rose... aux nuages... presque une clarté... on pouvait voir cette
campagne... les fermes... mais pas un être !... homme,
animal.47(*)
Dans ces descriptions, l'espace est d'ailleurs souvent
considéré en fonction de l'absence de certains
éléments (nourriture, hommes).
1-2- SAVOIR VOIR
Certaines connaissances sont nécessaires pour
appréhender l'espace et pouvoir nommer ces éléments. Sa
culture de médecin n'est pas mobilisée. Le seul vocabulaire un
peu spécialisé qu'il emploie touche aux bateaux à
voile :
Un port de voilier, des cotres de pêche...48(*)
La description du port qui suit possède un
caractère dénotatif. On peut cependant noter le changement
symbolique de porte-regard une fois que le couple en fuite est parvenu à
Copenhague.
mais ce qu'aurait voulu Lili c'est qu'on aille d'abord et tout
de suite au « Groenland » le magasin juste à
côté... elle avait vu en vitrine de ces costumes en peaux de
phoque, avec hautes bottes, et brodés toutes les couleurs
qu'étaient des merveilles.49(*)
Le but de leur recherche a changé. Ce sont les
connaissances de Lili qui sont mobilisées pour la description
vestimentaire.
1-3- VOULOIR VOIR
Dernière condition avant la réalisation de la
description, le personnage doit manifester un désir. Ce désir de
voir doit être justifié par la mention d'un trait psychologique ou
caractériel. Ici encore la description peut être
empêchée par l'absence de désir de contempler l'espace.
Mais encore une fois la situation traditionnelle du voyageur est
inversée. Le désir de voir, de voyager, de s'instruire lié
au tourisme a disparu. Les circonstances l'empêchent de profiter de
l'espace qui s'offre à lui :
au Petit Belt je regarderai... on courra plus de risque... je
crois...50(*)
C'est sa volonté de se protéger du danger qui
explique qu'il ne veuille pas voir ce qui l'entoure dans ce cas. Mais un autre
trait psychologique justifie qu'il ne veuille pas voir ce qui
l'entoure :
oh mais quelqu'un a parlé... là !...
plusieurs même... je ne vois rien... ils sont cachés
derrière un mur... une discussion... en quelle langue ?...
allemands ?... oui ! et français... c'est mieux
d'écouter avant de nous faire voir.51(*)
En cherchant à éviter toute confrontation
directe, le personnage doit encore une fois substituer l'ouïe à la
vue. Le trait psychologique qu'il manifeste est au mieux de la prudence, au
pire de la lâcheté.
On l'a vu, ce ne sont pas les mêmes sens qui sont
sollicités pendant un bombardement si le personnage se trouve
enfermé ou à l'extérieur. L'espace se figure en effet dans
l'expérience. Et la position du narrateur influe nécessairement
sur la relation qu'il peut avoir avec l'espace.
2 - INTÉRIEUR / EXTÉRIEUR
Il paraît pertinent d'effectuer une reconstruction de
l'espace en différenciant l'espace intérieur de l'espace
extérieur dans une oeuvre de Céline. On verra que l'opposition
entre dehors et dedans structure une bonne partie de Rigodon. On
rappellera simplement que ce contraste est présent dès le premier
texte de Céline. Alors que les femmes qui accouchent dans la clinique
meurent, celles qui accouchent à l'extérieur ont plus de chance
de survie. L'enfermement est donc déjà lié à la
mort. Et le thème de l'hallucination, du rêve dans un espace
ouvert est également déjà présent :
La rue, chez nous ?
Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On
rêve.
On rêve de choses plus ou moins précises, on se
laisse porter par ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C'est
un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre
sanctuaire moderne, la Rue.52(*)
Dans Rigodon on retrouve la capacité de
l'espace extérieur à susciter le rêve voire les
délires du narrateur. Les bombardements vécus dans un abri (sous
le tunnel par exemple) provoquent l'angoisse, mais quand Céline est
à l'extérieur un bombardement peut se transformer en joyeux feu
d'artifice :
les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en
rond !... vers le ciel !... il faut dire que ces rues en
décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement
plus gaies, en vrai fête, qu'en leur état ordinaire, briques
revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être gaies
si ce n'est pas le Chaos.53(*)
Dans l'Allemagne en feu de 1945, c'est donc l'espace
extérieur qui est le plus apte à recevoir les délires de
Céline. Mais les lieux extérieurs ne sont pas non plus exempts de
l'angoisse du narrateur. L'immensité du vide provoque aussi cette
angoisse.
Tout se rejoint là-bas, très loin... à
Zornhof c'était la plaine qui faisait l'effet de pas finir...54(*)
L'absence totale d'horizon ou de protection peuvent
opérer les mêmes effets. Dans ces espaces extérieurs nous
traiterons des espaces urbains qui s'opposeront aux trains, exemples de
l'espace intérieur.
2-1- ESPACE OUVERT : L'ESPACE
URBAIN
Les villes ont la particularité d'être
désertées à cause des bombardements ou bien pleines de
réfugiés. Il n'y a pas de compromis entre les deux. Rostock en
est une bonne illustration :
y a personne dans les rues de Rostock, là d'un coup, du
monde !55(*)
Toujours dans le souci de se cacher, d'éviter la
foule, le couple rejoint un endroit plus calme :
rien ne devient plus cafardeux que les plages soi-disant de
joie, chalets, casino.56(*)
L'espace urbain vidé de ses habitants constitue un
repos pour le petit groupe. A Ulm, l'absence de scènes de guerre
à décrire et le calme relatif offrent à Céline
l'occasion de procéder à une description de la ville :
nous n'étions plus dans la gare même... mais sur
le péristyle, en haut des marches, de là nous voyons toute
l'avenue, largeur des Champs-Élysées, bordée d'arbres
somptueux...sûrement que l'air était pur à Ulm... pas
d'usines... pas d'autos... et personne, ni dans la gare ni sur les trottoirs,
là, rien !... des immeubles des deux côtés... mais
vides, il me semblait.57(*)
Cette description permet de souligner la mutation du
caractère habituellement obscur des villes allemandes dans l'oeuvre de
Céline. Le vide permet à la ville d'acquérir une
représentation radieuse. Le narrateur revient à de nombreuses
reprises sur la beauté de la ville vidée de ses
habitants :
dans cette avenue jusqu'au beffroi, rien... pas un
chat...58(*)
cette avenue est belle... très belle très
large... je vous l'ai déjà dit... vingt fois !... mais
longue... le bout où ?... à la flèche !... aux
funérailles... à la cathédrale...59(*)
Mais étrangement, cette attirance pour le vide et la
solitude est vite parodiée :
« Cette avenue est magnifique, tu te rends
compte... elle est magnifique parce qu'il n'y a personne... fais venir du monde
ca sera infect... tout de suite que les gens rallient... pas tant qu'ils
fassent des saloperies, mais d'eux-mêmes, plus rien de regardable... la
mort est qu'une nettoyeuse... »
D'habitude il [La Vigue]aimait assez ces genres de vannes, de
scènes, de pseudo-profondeurs... texte pour personnage morose... Hamlet
prix-unique...60(*)
Céline se parodie lui-même : il a donc
conscience d'effectuer des choix pour le caractère qu'il donne à
l'espace vide. Mais le fait que ces choix deviennent conscients ne le freine
pas dans leur caractère aussi stéréotypé qu'il
donne aux espaces vides de gens. Au contraire, le choix correspond sans doute
à la massivité de l'obsession dont il est l'objet, mais
également à une décision consciente. Cette décision
relève d'un choix littéraire qui met l'espace au centre de ses
préoccupations.
Mais dans l'expérience que le personnage fait de
l'espace, il se confronte aussi à la ville détruite. La technique
descriptive employée est celle que nous avons déjà vue.
Cette technique lui permet de décrire Hambourg comme une ville
fantomatique :
en fait de ville !... il voit qu'une de ces
fumées !... tout est caché... 61(*)
juste le temps d'un petit résumé, rappel des
ombres, des aspects...62(*)
je voyais pas du tout la ville, trop de suie, trop de
fumées...63(*)
Céline s'étend très peu sur la
topographie de ces villes. Sa technique littéraire déjà
évoquée est bien sûr à l'oeuvre, mais nous ne
pouvons pas négliger le contexte historique du roman. En effet, il n'y
avait plus de topographie ou alors il faut parler d'une topographie nouvelle du
désastre ; il renonce aux notations spatiales pour n'évoquer
que le spectacle de la guerre et ses conséquences (fumées). La
vision d'Hambourg répond également à la définition
bakhtinienne de la littérature carnavalisée ; au sens
propre, nous avons « un monde à l'envers » (navires
retournés, zones devenues souterraines). Ces espaces intérieurs
(catacombes) pourront remplir les fonctions occupées par la ville avant
les bombardements.
Ces villes détruites conservent malgré tout la
fonction picaresque de l'espace d'entretenir la vie grâce à la
nourriture qu'elles recèlent ainsi que de menacer la vie à cause
des dangers partout présents. La tendance qu'ont les objets les plus
innocents à se transformer en force de frappe est manifeste. La brique
reçue sur la tête64(*) fait partie de ces menaces.
Le train étant l'axe du roman, la portion de ville
décrite se trouve à proximité d'une gare. Toutes ces gares
sans nom finissent par devenir le lieu d'un danger imminent qu'il va falloir
fuir
pas d'inscriptions, ni de pancartes... il fallait savoir que
c'était Oddort.65(*)
« Docteur, vite !... vous devez vous douter...
toute cette gare ici n'est qu'un piège... tous ces gens des trains sont
à liquider... ils sont de trop... moi aussi » 66(*)
Tous ces lieux sont de faux refuges. A chaque lieu est
attaché un danger, ce danger oblige à changer de lieu et permet
donc de donner une dynamique à la narration.
Le jeu de « Colin-Maillard » continue
à se jouer dans tous les espaces du roman. Non seulement les lieux sont
indescriptibles mais ils sont également innommables :
là maintenant où nous allons ? ils vous le
diront pas... c'est un bled qui n'a plus de nom, ils l'ont enlevé,
gratté de partout, de toutes les pancartes !... barbouillé
vous le trouverez nulle part... 67(*)
La perte de repère provoque l'angoisse du narrateur.
Mais on peut retrouver cette même angoisse dans des espaces clos.
2-2- ESPACES CLOS
Ces espaces sont ceux qui sont caractérisés de
la façon la plus négative. La peur de l'espace clos est
intériorisée et ressurgit à de nombreuses reprises dans le
roman de façon explicite :
j'aime pas surtout les sous-sols, ni les crevasses... encore
à présent tenez, pour un empire vous me feriez pas prendre le
métro, ni me risquer au cinéma... l'expérience de
très vilaines choses, réclusion et le reste... si on vous invite
en sous-sol c'est pour vous malmener horrible...68(*)
Chaque mètre de l'espace qui entoure notre personnage
constitue une menace de mort, une menace liée à
l'obscurité et à la nuit. Mais cette menace ne se fait pas
instantanément ressentir dans les espaces clos. Les refuges confortables
ne manquent pas. Mais le confort n'est qu'apparence et le héros s'y sent
très vite mal à l'aise voire menacé. Le tunnel est un bon
exemple de ce thème du faux refuge :
heureusement nous sommes sous le tunnel...69(*)
Le tunnel est d'abord un lieu de sécurité
relative pendant le bombardement. Puis l'inquiétude s'installe
progressivement :
ils crèveront le roc ! les rocs là-haut
jusqu'à la voûte !... 70(*)
Les lieux de claustration permettent la mise en scène
du passage de la sécurité au danger. La fin d'un cycle est encore
une fois effectuée en reprenant le thème du faux refuge. Nous
verrons que l'espace du narrateur utilise aussi ce thème, mais on peut
se demander s'il n'est pas utilisé de façon parodique. Le danger
du « péril jaune » tel qu'il est
représenté semble beaucoup trop caricatural. Mais il permet de
mettre fin au roman de la même façon que tous les cycles
précédents. La trame narrative pourrait d'ailleurs très
bien être résumée dans cette expression :
chocs, contre-chocs, repos !... et c'est pas
fini 71(*)
Le repos sera à nouveau suivi d'un autre danger,
jusqu'à la fin du roman...
Le danger de la claustration se manifeste de façon
encore plus marquée lorsque l'espace est peuplé. L'enfermement
est d'ailleurs souvent lié au groupe. Les individus ne sont jamais
enfermés seuls, mais toujours en groupe :
mais à côté, dans une usine, pleins de
gens enfermés et à clé !... oui bouclés !
voyez ça !... dans une brasserie, une vraie, pas une boutique, ni
un bistrot... non !... une usine à bière... grande usine...
pleine de gens...72(*)
Ces gens en groupe ne sont pas représentés dans
leur individualité. La nationalité et le sexe sont les seuls
éléments perçus par le personnage. Le groupe est souvent
représenté sous la forme d'un tas de chair. La
contiguïté d'autres êtres dans un lieu exigu conduit le
narrateur à représenter l'envahissement de l'espace :
nous là-dedans, nous trois et Bébert, dans
l'amalgame de ces femmes baltes, loupiots et familles dans leur
méli-mélo de croupions, nichons, bras et cheveux...
coincés imbriqués de façon qu'on puisse pas beaucoup nous
jeter hors... moi au moins trois cuisses et un pied autour du cou... sur la
tête... [...]question d'être comprimés, pressés,
pilés, pressurés.73(*)
Ce n'est pas la représentation du groupe qui
intéresse Céline : les individus sont
indifférenciés. La promiscuité est ici figurée dans
la perception de parties isolées du corps. C'est par la limitation de la
visibilité que la fonction du local s'impose. La liberté du coup
d'oeil est symbolique chez Céline. Comme nous l'avons vu dans le
processus descriptif, comme si la privation de vision ne suffisait pas, le
narrateur redouble l'enfermement par l'allusion au deuxième
plan :
Je vois défiler entre deux hanches et trois nuques,
prairies, bocage et une ferme...74(*)
Nous disposons de descriptions très sommaires pour ces
lieux clos. Le train ou l'hôtel Phoenix n'ont d'existence qu'en tant que
lieu scénique que circonscrivent quatre chambres pour l'hôtel et
un compartiment pour le train. De plus, le train ne révèle aucun
véritable dehors, en cultivant l'uniformité. A partir de ces
indications, il est difficile de construire une représentation
vraisemblable du lieu. Mais l'ambition de Céline est ailleurs, deux
thématiques dominent : la promiscuité et l'idée du
piège. Nous avons déjà vu s'exercer la promiscuité
dans le train, mais celui-ci peut également devenir un piège. Les
officiers allemands sont ainsi rejetés du train par les femmes enceintes
et les enfants75(*).
Ces mêmes enfants dans la logique de retournement des
valeurs dans la littérature carnavalisée vont devenir les rois
des souterrains. Céline est accompagné de ses quelques enfants
déficients pour parcourir des catacombes :
sourds crétins baveux... mais tout contrefaits comme
ils sont ils peuvent bien passer par les trous et entre les rocs et les
ferrailles... Catacombes sont bien faites pour eux 76(*)
ils passaient par n'importe quel trou, des fentes vous vous
demandiez comment ?... 77(*)
ils bavaient toujours, petits crétins, mais tenaient
mieux debout, il me semblait, se ramassaient pas tant, et même je crois y
en avait qui s'amusaient 78(*)
Dans cet espace souterrain, les lois et valeurs sont
renversés. Les enfants habituellement malhabiles s'acclimatent aux
galeries qui deviennent leur royaume. C'est le propre de cet espace
ravagé par la guerre de n'être plus adapté qu'aux
déplacements anarchiques. L'espace effectue sa sélection
naturelle et les sujets les mieux adaptés au milieu constituent une
nouvelle force vitale. Ce sont les enfants qui prennent les initiatives dans
ces catacombes, Céline ne fait que les suivre.
Tous ces espaces sont souvent juxtaposés entre eux sans
liaison traditionnelle. Le déplacement est mis entre parenthèses.
Le présent de la narration à Meudon sert de cheville entre deux
épisodes et donc entre deux lieux.
3-ESPACES DU NARRATEUR
3-1- MEUDON
Le narrateur ne passe pas inaperçu dans
Rigodon. Céline attire constamment l'attention sur le lieu de
la narration. La narration devient alors elle-même une partie de
l'intrigue :
La narration de Rigodon est, je l'ai dit,
coupée d'incidentes qui, des routes d'Allemagne, nous ramènent au
pavillon de Meudon où le romancier écrit sa chronique. Elles
évoquent les visites que lui font, pendant qu'il travaille, des
journalistes en mal d'interviouves. 79(*)
Le roman se structure en fonction de ce changement de lieu. Le
lieu de la narration sert non seulement de transition entre deux étapes
(le départ pour Sigmaringen puis l'arrivée, par exemple80(*)) mais également de lieu
d'ouverture et de clôture du roman. Meudon est le lieu originaire de la
parole. C'est dans cet aller-retour perpétuel entre l'Allemagne et
Meudon que le narrateur s'impose de plus en plus. Pour étudier l'espace
et la narration nous nous inspirerons du chapitre 6 de Poétique de
Céline81(*) en
apportant de légères nuances au propos de l'auteur. Puis, nous
prolongerons cette étude en nous penchant sur le rôle de Meudon
dans l'organisation du roman.
L'une des originalités de Rigodon est de
mêler un récit et une réflexion sur l'acte même de la
narration. C'est de cette réflexion dont nous nous sommes servis pour
étudier la production de Céline. Cette oeuvre permet autant
à l'auteur de raconter une histoire que de manifester son existence.
C'est dans sa maison de Meudon que cette existence va se manifester. Dans son
ouvrage Henri Godard en profite pour faire mentir Gérard Genette qui
affirme que « le lieu narratif est fort rarement
spécifié, et n'est pour ainsi dire jamais
pertinent »82(*). En réalité, Gérard Genette
apporte plus de nuance dans son propos. Dans son ouvrage, cette phrase est en
effet précédée de : « A l'exception
des narrations au second degré, dont le cadre est
généralement indiqué par le contexte
diégétique [...] ». Or c'est précisément
le cas de Rigodon. Mais Genette, dans une note, apporte un
élément de réflexion qui va nous être
utile : « [Le lieu narratif pourrait être pertinent],
mais pour des raisons qui ne sont pas exactement d'ordre spatial : qu'un
récit « à la première personne » soit
produit en prison, sur un lit d'hôpital, dans un asile psychiatrique,
peut constituer un élément décisif d'annonce du
dénouement : voyez Lolita »83(*). Le caractère du lieu
du narrateur est bien déterminant dans Rigodon. Le lieu de la
narration, comme les autres lieux du roman, est menacé. L'existence d'un
personnage à Meudon permet de redoubler l'effet de persécution
(interviews à répétition). Le fait de systématiser
la juxtaposition du temps et du lieu de l'énonciation et celui de
l'histoire lui permet de montrer au lecteur la permanence de cette
persécution. Ce qui ne change pas d'un lieu à l'autre c'est cette
persécution et un élément qui lui est lié :
son état physique. Ces deux éléments servent sans doute
à attirer la bienveillance du lecteur.
j'ai bien du mal à me hisser sur notre plate-forme...
je ne veux pas vous apitoyer, je vous indique simplement. 84(*)
je viens d'avoir soixante-sept ans, ma peau de chagrin bien
racornie, je devrais être claboté depuis belle 85(*)
Le narrateur n'oublie pas son corps qui affiche une constante
mauvaise santé d'Allemagne à Meudon. Cependant on peut noter
d'étranges différences entre l'attitude de Céline à
Meudon (ou au moins ce qu'il nous dit sur lui) et celle qu'il affiche durant
son périple. Dans Pouvoirs de l'horreur, Julia Kristeva fait
remarquer ce paradoxe du narrateur affirmant sa nullité, sa
discrétion et qui est toujours le médiateur et l'interlocuteur
dans l'Allemagne de 1945 :
moi qui ne dis jamais un mot, qui ne me montre jamais, et qui
ne reçois jamais personne 86(*)
Ce lieu de la narration, menacé par les journalistes,
est devenu un élément à part entière du
récit au même titre que le lieu de l'action. La vue qu'il a depuis
sa fenêtre dans sa maison de Meudon finit dans notre esprit par
s'associer aux images fantastiques de Hanovre en flamme. Le narrateur
prépare ses effets :
Je m'allonge, Lili remonte chez elle, au premier
étage... je vous donne ces détails indiscrets, que vous
compreniez un peu la suite... 87(*)
Puis lorsque le narrateur décrit Hanovre un glissement
s'effectue d'Allemagne vers Meudon. Le lieu du narrateur est à nouveau
présent. Ici, les deux lieux sont perçus de façon
parallèle. Evoquer Hanovre en flamme c'est également
évoquer les actions dans le pavillon de Meudon :
Maintenant là au-dessus d'où j'écris
j'entends à travers les étages [...] ce sont des danseuses il me
semble, pas des flammèches comme à Hanovre... 88(*)
Les flammes dansantes le ramènent à Meudon et
à ses danseuses. Le retour au lieu du narrateur s'effectue ici en
relation avec l'événement.
Mais le passage du lieu de l'histoire au lieu de la narration
peut être beaucoup plus brutal. Les visites qui interrompent le
récit en cours ne sont jamais annoncées ou attendues. C'est
à nouveau par le son que nous découvrons l'espace du narrateur.
Les onomatopées « toc, toc »89(*) ou le
téléphone90(*) assurent cette fonction de passage de l'espace
imaginaire du récit à l'espace réel. La force de l'effet
dépend du contexte spatial. Si le narrateur évoque sa vie
présente l'effet sera moins fort que s'il nous raconte sa fuite. C'est
le cas de cette interruption :
Drrrng ! force est bien de
m'interrompre...91(*)
L'espace réel reprend brutalement la place de l'espace
imaginaire du récit. Ces irruptions s'imposent au détriment de
l'histoire avant de devenir elle-même objet de narration qui suit.
Ces interruptions montrent toutes un Céline haï ou
menacé. Cette maison est montrée comme une forteresse
grillagée dérisoire. La menace vient au-delà de la grille
qui est le dernier rempart contre les journalistes. On l'a déjà
vu cette menace fait partie de la mécanique du récit.
Dans les deux premiers romans de la trilogie, le quotidien et
les événements qui interrompent le récit peuvent prendre
place sur les berges de la Seine ou dans les bureaux des éditions
Gallimard. Dans Rigodon le narrateur fait uniquement référence
à Meudon. Le contexte réel et la thématique de la
claustration de plus en plus présente y contribuent.
Les passages où le narrateur, à Meudon,
s'interroge sur ce qu'ont pu devenir tels lieux permettent de rendre encore
plus présent le lieu réel et encore existant de la narration.
Nous allons étudier ces lieux que le narrateur évoque.
3-2- LES LIEUX DE LA MÉMOIRE
Les lieux de la mémoire du narrateur sont d'abord ceux
de sa fuite à travers l'Allemagne. Le passage du lieu de la narration au
lieu de l'histoire s'effectue par un glissement spatial en confondant l'espace
réel et l'espace textuel. Le narrateur tient à ne pas perdre son
lecteur dans l'histoire et dans le texte.
...moi j'ai à ne pas vous quitter ! vous retrouver
à Ulm !... 92(*)
Mais nous nous attarderons surtout sur les souvenirs du voyage
qui ramènent aussi à d'autres lieux de la mémoire. Le
récit principal ramène en effet d'autres souvenirs. Ces souvenirs
ont pour objet de servir à une base de référence ou
comparative pour pouvoir décrire la situation décrite dans le
récit principal. Or ces lieux nous ramènent souvent en France,
à Paris, à Meudon ou bien dans des lieux déjà
évoqués dans d'autres textes de Céline.
Copenhague est un le modèle d'une ville dont la
description nécessite l'allusion à d'autres villes93(*). Le centre, Kongers
Nytorv est comparé à Bordeaux :
Comme à Bordeaux, même style, mais moins
réussi...94(*)
Pour une fois, la multiplication des données spatiales
rend la description relativement réaliste. Contrairement aux autres
villes la guerre n'est pas présente, et la ville représente le
confort bourgeois et le plaisir. La description se poursuit de cette
façon en comparant le quartier louche Nyham à de
nombreux autres quartiers cités dans d'autres villes : Marseille,
Paris, New York, Le Havre. Marseille et Le Havre sont en partie
détruites quand il écrit :
Vous diriez le genre Saint-Vincent au Havre
autrefois...95(*)
Ces lieux qui occupent la mémoire du narrateur ont
donc surtout une dimension affective. Le fait que la ville soit
associée à d'autres villes en temps de paix est également
signifiant : cette ville n'appartient pas au monde de la guerre.
Pour Hambourg, le narrateur ne nous présente qu'une
petite partie de la ville : son quartier des plaisirs, Sankt
Pauli :
là je crois c'était Sankt Pauli, le quartier...
plus qu'un quartier presque une autre ville, tout au plaisir, bobinards,
friteries.96(*)
Le quartier étant démoli, le narrateur va
utiliser la comparaison pour décrire non pas le quartier de 1945 mais le
quartier d'avant-guerre. La référence à une
expérience passée n'est là que pour insister sur la
mutation radicale du lieu dans lequel il ne se retrouve plus :
pour comparer je dirais surtout le Brousbir
Casablanca... rue Bouteru était pas grand chose... 97(*)
Mais peu à peu les référents s'ancrent de
plus en plus dans le passé littéraire de Céline :
absolument essentiel pour que vous y soyez un peu, que ce
soit pas seulement du rêve, ces quais de Rochester, Chatham et
Stroude...98(*)
C'est en effet à Rochester que Céline a fait une
de ses expériences de jeunesse les plus marquantes : le
séjour transposé dans Mort à crédit,
(p.694-773), le nom des autres villes anglaises apparaissent également
dans ce roman. ; du passé on passe à l'univers plus
proprement littéraire de l'auteur, il s'enferme dans ses souvenirs
romanesques qui ne servent plus que d'unique référence pour
décrire la réalité. La référence à
une expérience passée n'est là que pour insister sur la
mutation radicale du lieu dans lequel il ne se retrouve plus.
Lorsque le narrateur perd le sens de la mesure dans un paysage
de guerre après les bombardements, il se raccroche également
à des éléments connus :
je vous dirai comme grosseur, hauteur : de la
Trinité à la place Blanche...[...] « trois quatre fois
haute comme Notre-Dame... 99(*)
tout du long, des ponts et des passerelles plus hautes
à peu près que le premier étage de la tour
Eiffel !... 100(*)
Ce renvoi à des lieux connus est une constante du
héros célinien. L'angoisse devant l'inconnu fait qu'il doit sans
cesse revenir à ce qui a déjà été
exploré. Il se replie donc progressivement sur des
référents parisiens puis proprement littéraires. C'est
pour lui le seul moyen de donner une représentation de l'espace qui
l'entoure. Tout objet, lieu, espace doit pouvoir se définir par rapport
à son modèle. Et l'on voit combien Céline considère
Paris comme référence absolue.
III L'ESPACE SIGNIFIANT
1 - L'ESPACE
RESSEMBLANT
Le texte effectue une connexion entre les vécus
affectifs du narrateur et certains espaces. Des qualités, des
sentiments, des désirs, voire des objets, que le narrateur paraît
ignorer ou refuser en lui, sont projetés dans l'espace. L'espace
coïncide donc avec les émotions du narrateur.
L'espace signifié, que nous avons déjà
étudié, n'est pas le seul qui soit susceptible d'exprimer
l'affolement du narrateur. La structure accidentée de l'ensemble du
roman peut aussi y parvenir. Céline affectionne particulièrement
d'utiliser une syntaxe anarchique afin de signifier l'écroulement du
monde. Cette incohérence dans la description est particulièrement
étudiée. On a déjà vu à quel point le
narrateur peine à définir et donner un sens à l'espace qui
l'entoure. Etudier l'espace dans Rigodon, c'est donc aussi
étudier les formes utilisées pour décrire cet
espace :
Aussi bien le désordre, la confusion de cette narration
ne sont pas gênants. Céline n'a pas entrepris d'écrire
l'histoire du IIIe Reich à l'agonie, mais de faire revivre quelques-unes
des scènes apocalyptiques auxquelles il lui fut donné d'assister.
Son voyage à travers l'Allemagne nazie emportée dans un
déluge de feu et de sang lui en fournit, où l'absurde le dispute
à l'horrible.101(*)
Et plus loin, l'auteur conclut sur le style de
Céline :
...phrases haletantes, coupées de points de suspension,
rythmées par des pulsations d'un coeur affolé. 102(*)
Les lecteurs de Céline décèlent d'abord
un spectacle dans Rigodon avant d'y voir les émotions du
narrateur. Ces sentiments exprimés dans l'espace et dans la forme de son
écriture sont au coeur de son projet littéraire comme nous
l'avons déjà vu précédemment. De multiples
déclarations témoignent également de cette volonté
d'exposer ses impressions au premier plan dans son oeuvre :
« Au commencement était le Verbe »
Non ! Au commencement était l'émotion103(*)
Pour décrire, il faut d'abord voir ou deviner l'espace
à l'aide de nos sens, comme on l'a déjà remarqué.
Il faut ensuite faire passer dans les mots employés ce que l'on a
ressenti. Les techniques littéraires aident à noter et à
transmettre les idées reçues. Ces techniques littéraires
sont multiples. Céline soutient un effort particulier dans le travail de
la syntaxe, en particulier dans les descriptions :
nous ?... Lili, moi... ces formes bougent... viennent de
notre côté... non !... ce sont des gens... assez loin
à droite... et à gauche... ils vont vers le haut, vers
où... retrouver Restif ?... Restif et ses hommes ?...
possible !... tout est possible... je vais vous paraître
déconner mais c'est un fait, tout s'est passé si brutal et si
vite, si entremêlé aussi, qu'il y avait rien à
comprendre... peut-être plus tard les chroniqueurs s'y retrouveront, mais
là dans la nuit, et il faut le dire l'hébétude
104(*)
L'espace devient chaotique lorsque le narrateur confond droite
et gauche. Si l'espace est brouillé, c'est d'abord pour dire que le
narrateur est perdu. Cette perte des repères est doublée par le
commentaire. Le roman de Céline est inapte à dépeindre le
monde, en revanche il nous raconte l'expérience que le narrateur en
fait. Cette manière de regarder l'espace, ce point de vue n'est bien
entendu pas celui du Céline de 1945, mais de celui de 1961 se
remémorant ce qu'il a été. Cet espace n'est jamais que le
reflet, le résultat de l'expérience du Céline de 1945. Le
narrateur de 1961 se sert de la toile de fond de 1945 pour se projeter
lui-même avec ses émotions, ici l'exaltation :
les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en
rond !... vers le ciel !... il faut dire que ces rues en
décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement
plus gaies, en vrai fête, qu'en leur état ordinaire, briques
revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être gaies
si ce n'est pas le Chaos105(*)
Car l'ambition de Céline n'est pas de mieux restituer
le réel, ses descriptions ne s'absorbent pas dans une fonction
dénotative. C'est bien la façon de parler du monde qui
l'intéresse. Dans le roman moderne, il importe de ne pas briser le
mouvement, de ne pas casser le rythme du récit. L'opposition entre la
narration qui entraîne le récit et la description qui la ralentit
est atténuée. L'espace est devenu un acteur. L'espace est
transfiguré et en mutation constante : le chaos embellit, les
couleurs changent :
une flamme qui pivote, jaune... violette... tourbillone...
s'échappe !... aux nuages !... danse disparaît...
reprend... l'âme de chaque maison... une farandole de couleurs, des
premiers décombres à tout là-bas... au loin très
loin... toute la ville... en rouge... bleu... violet... et
fumées... 106(*)
La technique littéraire investit la perception visuelle
en créant une scène où l'euphorie du spectacle se conjugue
avec une aspiration à la poésie au sein de la prose.
Il s'agit en fait davantage de montrer l'euphorie du narrateur
que d'exposer un paysage. Cette conception de la description correspond assez
bien à la description proustienne analysée par Genette :
En fait la ``description'' proustienne est moins une
description de l'objet contemplé qu'un récit et une analyse de
l'activité perceptive du personnage contemplant, de ses impressions,
découvertes progressives, changements de distance et de perspective,
erreurs et corrections, enthousiasmes ou déceptions, etc.107(*)
La description de l'espace permet en effet de montrer
l'évolution des sentiments du narrateur. La fièvre peut servir
d'adjuvant à la description et se retranscrire dans cette même
description :
moi je la vois huit roues ! à l'envers !
là-haut ! même qu'elle s'en va !... et que je
l'entends !... chutt ! chutt ! 108(*)
Et l'euphorie, fréquemment présente, se
transforme au fur et à mesure des descriptions :
ce qu'est joli surtout ce sont les explosions, les mines qui
viennent s'écraser là en géantes fleurs vertes... rouges
et bleues... [...] à éclore du haut en bas et à travers le
canal... rouges bleues vertes... des fleurs de dix mètres de
large...109(*)
Le bombardement est encore une fois l'occasion d'une
description qui reprend les lieux communs du feu d'artifice. En embellissant la
représentation du spectacle, le narrateur prend ironiquement un ton
bucolique en ne voyant que de larges fleurs. Cette ironie s'impose de plus en
plus lorsque la description devient un alibi pour le métatexte :
ce coup de brique m'a pas arrangé... soit ! mais
nullement déprimé... du tout !... je dirais même, au
contraire !... porté par une certaine gaieté !... un
peu spéciale... ainsi les chaumières me semblent devenues assez
artistes... des deux côtés du paysage... je dirais elles font
tableaux, elles penchent et gondolent... surtout les cheminées... c'est
une vision, c'est un style... oh, ma tête y est pour quelque chose
certainement !... 110(*)
C'est dans ces quelques descriptions que Céline
dit « poétiser ». Il utilise sans doute
volontairement le mot « style » dans son double sens :
l'ensemble des traits caractéristiques d'un artiste, d'une époque
et la façon d'utiliser le langage. En se comparant à un peintre
impressionniste, il dévoile le fait qu'il s'intéresse davantage
à l'activité perceptive qu'au paysage lui-même.
Mais le piétinement dans la description porte
également un sens :
je vous préviens, ma chronique est un peu
hachée, moi-même là qui ai vécu ce que je vous
raconte, je m'y retrouve avec peine... 111(*)
Le narrateur se perd souvent dans sa narration et ses
descriptions. C'est à nouveau l'état physique et mental du
narrateur qui s'affiche devant nous. La sénilité et le
déclin de l'homme de 1961 sont constamment mis en avant à travers
la perte de repère non seulement dans l'espace de l'histoire mais aussi
dans l'espace du texte :
Je divague, je vais vous perdre, mais c'est l'instinct que je
ne sais pas si je finirai jamais de livre...112(*)
Je vous reprenais à Zornhof... je ne vous perdais
plus...113(*)
L'histoire se retrouve ainsi mise en doute dans sa
disposition, l'ordre le de la narration. Le narrateur fait donc douter de
l'espace texte qu'il construit. Mais il affaiblit également la
portée des descriptions de son personnage :
Pas sûr de ma tête, de mes impressions, puisque
je voyais tout drôle, je demande à Lili... à Felipe...
oui !... c'est exact !... ils voient aussi... cette locomotive ventre
en l'air !... 114(*)
L'instabilité narrative est parfois liée
à des cas de désordre extérieur, tels que les divers
thèmes cataclysmiques. Céline est toujours attentif dans ces
passages à mentionner l'état de la tête du narrateur. La
déficience physique du personnage mise en avant, une méfiance est
entretenue quant à ce qu'il peut percevoir. Pour excuser la confusion de
la description, le narrateur apporte deux éléments à sa
décharge : la monstruosité du spectacle et son état
physique. Les deux éléments s'ajoutent et se conjuguent : la
ville retournée et le personnage assommé permettent de mettre le
récit en doute.
j'en jurerais pas... [j'ai eu d'autres mirages] fantasmagorie
possible ! 115(*)
Les déraillements, et l'état maladif du
narrateur sont répétitifs. Ils font partie d'une technique qui
devient essentielle. Si la vision, puis la restitution du monde sont
perturbées, c'est que l'auteur l'est lui-même.
Jusqu'ici nous avons surtout insisté sur l'espace qui
se présente comme le reflet de l'affolement du narrateur ainsi que de
ses troubles. Mais l'espace peut également se présenter comme le
miroir de pensées plus abouties. L'extérieur du train n'est, par
exemple, jamais donné pour autre chose que ses propres
préoccupations.
je dois vous expliquer cette plate-forme... vous me
direz : ça suffit !... vous aurez raison... et notre tourisme
assez spécial sous les tunnels, puis en plein air... par exemple ici,
plate campagne, presque sans herbes... 116(*)
Le paysage pendant la guerre représente avant tout la
guerre. L'espace est déterminé en fonction des circonstances qui
le déterminent. Le narrateur traite des paysages très
brièvement. Les notations pittoresques, quand elles sont
présentes, sont traitées avec dérision :
ah le paysage charmant !... enfin, un peu flou... je
dirais : poétique... 117(*)
On ne peut donc pas séparer l'expérience
spatiale de celui qui le subit, c'est à dire le narrateur. Tout est dans
l'environnement, le personnage n'est plus qu'un témoin bousculé.
L'espace reflète déjà une partie de la subjectivité
d'un narrateur, mais dans le cas de Céline c'est une obsession massive
qui configure presque entièrement l'espace.
2 - L'ESPACE EXEMPLAIRE
Une même idée peut être exprimée
différemment : à travers la parole ou bien à travers
une action, un trajet et tout ce qui configure l'espace. L'espace clair ou
embrouillé du roman possède un lien avec le langage et la
pensée qui le découpent, le rangent, puis l'interprètent.
La topographie des lieux d'un roman peut donc éclairer les principes
logiques de l'auteur. Le désir de dispenser une vérité et
l'espace sont donc liés. C'est cet espace exemplaire conforme à
la vérité du narrateur que nous étudierons. Le but final
sera de savoir ce que nous disent sur Céline les espaces (imaginaires)
où l'action se situe.
2-1- ESPACE ET PERSÉCUTION
Le parcours qu'effectue le personnage de Rigodon est
aussi signifiant que celui du Voyage au bout de la nuit. Davantage
encore que le voyage dans son premier roman, le voyage de Rigodon nous
montre un homme traqué : le mythe du voyage chez Céline vise
à représenter l'homme en fuite. Dans les déplacements du
héros, le monde qui l'entoure est perçu comme malveillant et
l'oblige continuellement au départ. C'est la technique littéraire
de Céline qui retranscrit le mouvement saccadé du voyage avec ses
haltes puis ses départs précipités. Cette technique va lui
permettre de mettre en scène toutes ses obsessions. C'est ce qui retient
notre attention dans Rigodon : on y retrouve toutes les
préoccupations de l'auteur. Le mythe célinien du Voyage au
bout de la nuit c'est à dire le complexe de persécution est
sans doute l'obsession la plus présente dans Rigodon.
Dans Voyage au bout de la nuit, Céline met en
scène des émeutes où une foule révoltée se
précipite sur un individu solitaire 118(*). Ces descriptions de foule
déchaînées abondent dans l'oeuvre de Céline. On
retrouve une de ces scènes dans Rigodon avec l'épisode
de la poursuite des chariots. Le mouvement de poursuite est
révélateur :
il tangue, il se rattrape, mais juste... cette rue n'est plus
carrossable... trop de vides de cratères... et plus loin, des pans de
murs entiers... cette ville s'effrite pire que Berlin.. notre chariot avance
quand même... certes... tous poussent... mais par à-coups... selon
les creux... je stimule !... ils voient pas les autres ?... les
autres qui se grouillent et comment !... 119(*)
L'ennemi et le danger qu'il représente reste souvent
invisible ou mal défini. La menace et surtout ses raisons demeurent
cachées au lecteur. La fuite induit souvent un changement dans
l'écriture : la syntaxe des phrases est encore plus heurtée
qu'à l'habitude.
Mais l'aboutissement de la course est encore davantage
révélateur de cette obsession de la persécution :
et nous les fuyards... à cause d'un balcon,
tombé au beau milieu de la rue, obstruant tout... d'une maison encore
debout, pas entièrement, que la façade !... 120(*)
Une fois le balcon effondré, il barre la rue. Les
fugitifs sont donc bloqués et sont sur le point d'être
rattrapés par le groupe de poursuivants. Le mouvement de fuite est suivi
d'une soudaine paralysie. La course finit dans le piège d'une impasse
imprévue. Dans le récit on retrouve souvent ce lieu commun de la
persécution. Les objets sur lesquels est focalisée l'attention du
narrateur représentent le reste de l'espace et en sont l'emblème.
Le balcon qui prive le personnage de passage pour sa fuite est bien
l'emblème d'un espace qui l'empêche d'avancer et qui le met en
danger. Les objets les plus innocents ont vite tendance à se transformer
en élément perturbateur comme le balcon voire en force de frappe
comme la brique (p.823).
Considérons à présent les mouvements
à plus grande échelle. Le trajet que suit le petit groupe n'a pas
la rectitude d'une fuite en avant. Les effets de répétition et de
piétinement du rigodon se retrouvent dans l'espace. Le caractère
aléatoire du trajet semble alors orchestré par des puissances
hostiles. L'Allemagne de 1945 est un monde où le personnage est le jouet
de réalités qui le conduisent au hasard, d'aventures en
aventures, sans que jamais il semble avoir prise sur l'événement.
Les enfants ou sa femme peuvent lui servir d'intermédiaire pour avoir
prise sur l'événement : c'est bien sa femme qui
empêche le train de la Croix-Rouge de partir. Seul le narrateur à
Meudon tente d'imposer un sens à sa vie, mais le sens de ce qui
l'entoure échappe au personnage de 1945. C'est pourquoi ni le temps, ni
l'espace n'y est une réalité rendue objectivement. Ce sont des
données exclusivement individuelles. C'est d'ailleurs un des traits
fondamentaux du genre picaresque :
Le monde picaresque est différent : son triste
héros est submergé par le monde. Il ne commande pas aux
événements. Sa condition le lui interdit. Il ne connaît que
le hasard des rencontres, sur la route, à l'auberge, en ville. Les lieux
et les choses prennent dans ce cas une signification tout autre : ils sont
les instruments du destin, ils broient le héros, le défont de
mille manières. 121(*)
Le fait que l'espace « submerge » le
héros de Rigodon a en effet été remarqué
très tôt par les lecteurs de Céline. La lecture de Robert
Poulet, dont le nom est convoqué par Céline au début du
roman, est exemplaire :
Le privilège de Bardamu, grâce auquel le
quotidien, le courant, lui apparaissait sous un jour fantastique, descend [dans
Rigodon] au niveau d'une foule de fuyards affolés par des
fantasmes très réels. Comparez la traversée de la Manche
dans Mort à crédit et la traversée de la ville
déserte dans Rigodon : d'un côté tout se
situe dans l'âme du héros, de l'autre tout est dans
l'environnement, il n'est plus qu'un témoin bousculé. 122(*)
Cette critique journalistique cherche à évaluer
la valeur de Rigodon par rapport au reste de la production de
Céline. Elle nous donne cependant des informations utiles sur
l'évolution du héros célinien. Au début de son
oeuvre le personnage et sa psychologie étaient encore présents,
alors que Rigodon nous montre un personnage qui semble
écrasé par le milieu. Cette critique répond en fait au
projet que se fixe l'auteur dans son roman. Le « témoin
bousculé » dont parle Poulet c'est la « fourmi dans
la limaille » dont nous parle l'auteur. Mais la construction
psychologique du personnage n'est pas abandonnée. Le personnage est en
effet déterminé à l'aide de l'espace qu'il perçoit.
Cet espace perçu est le reflet de sa condition mentale. L'espace
s'opposant constamment à la progression du héros est ainsi le
reflet du sentiment de persécution du narrateur.
Le regard du narrateur sur son passé est tel qu'il peut
trouver des éléments à posteriori qui prouvent sa
persécution. C'est ce qu'expose Pol Vandromme :
Aussi dans cette oeuvre, tout le monde est
traqué : les personnages par Céline, et Céline par la
fiction qu'il a inventée. Le poète a fini par croire à sa
poésie, et l'univers qu'il a conçu a pour lui plus de
réalité que l'univers qui l'environne. Céline ne raconte
pas sa vie ; il raconte ses rêves et leurs hallucinations
désenchantées. D'où qu'il y a tant d'acharnement dans
cette autobiographie, tant de colères, tant de dépits, une
rancune si tenace et si âpre. 123(*)
Et les éléments de cet univers romanesque qui
tiennent lieu d'adjuvant sont nombreux. Dans cette obsession de la
persécution, l'adjuvant le plus efficace est invisible et donc
encore plus angoissant :
- C'est vrai y a les Russes... on en parle toujours, on les
voit jamais... 124(*)
Le narrateur se plaît à relever tous les lieux
où il a été le sujet de tourments :
nous je ne sais plus combien de fois... drame comique à
récapituler... Montmartre... Sartrouville...
Saint-Jean-d'Angély... Francfort... etc... Berlin... que même ici
Meudon vingt-cinq ans plus tard j'ai un trou de cratère 125(*)
partout je m'amène tout tourne pourri,
sol et végétaux et bétail... 126(*)
nous n'est-ce pas de la rue Girardon... du passage
Choiseul... Bezons et la suite, nous sommes plus du tout en paix... pas plus en
Bavière qu'au Danemark, qu'ailleurs... juste bons qu'à être
emmerdés 127(*)
Dans son catalogue, Céline reprend des lieux
déjà cités dans ses précédents romans ;
sa fiction se transforme elle-même dans Rigodon : elle
vient servir de preuve. En étalant un bref catalogue des lieux qu'il a
fréquentés, le narrateur n'y voit que des traces de
persécution. La paranoïa est une conséquence de ces
infortunes successives qui s'abattent sur lui :
elle est de mon avis que cette chambre est à
microphones... et sûrement à trous dans les
murs... 128(*)
Le personnage persécuté ne se sent à
l'aise nulle part, même dans les lieux paisibles. La conséquence
de cette obsession est la réclusion du narrateur isolé à
Meudon :
moi qui ne dis jamais un mot, qui ne me montre jamais, et qui
ne reçois jamais personne 129(*)
La fuite qui dans le roman pousse toujours ailleurs les
personnages. Mais dans chaque lieu la persécution est présente et
les personnages ne s'évadent pas de leurs peurs. Le dernier mouvement du
narrateur est de tourner en dérision ses peurs en se représentant
cloîtré anxieux devant le « péril
jaune » et la faillite du monde occidental.
2-2- ESPACE ET HIÉRARCHIE DE VALEUR
La description est aussi le lieu privilégié
où apparaissent les systèmes de valeur du descripteur. Les
classifications et le découpage spatial d'un roman nous
présentent des oppositions non spatiales, idéologiques. Les
modèles du monde à l'aide desquels Céline donne sens
à la vie qui l'entoure se trouvent souvent munis de
caractéristiques spatiales qui sous forme d'oppositions (Nord /
Sud ; haut / bas) qui recouvrent une certaine hiérarchie de valeur.
L'opposition entre le haut et le bas est une opposition
traditionnelle qui vise à attribuer la plus grande valeur aux lieux
situés en hauteur. L'opposition entre le haut et le bas est
présente dans Rigodon. Dans la ville d'Ulm, le chef des
pompiers, se vante d'avoir remporté un jeu dont le but était
d'escalader un clocher :
« Il a cent soixante et un mètres !...
vous comprenez ?... la fête des pompiers !
Sedantag ! moi là-haut !... tout
là-haut !... premier !... onze fois premier !
là-haut ! » 130(*)
Mais cet exploit appartient au passé. L'époque
où le pompier arrivait encore à monter sur le clocher contraste
avec la situation de 1945. L'avant-guerre apparaît alors comme un
Âge d'or où l'espace est structuré de façon
traditionnelle : les espaces aériens sont valorisés par
rapport aux espaces terrestres. Le contraste entre cette période
révolue et la défaite de l'armée allemande est ainsi
signifié par la structuration de l'espace. Les hauteurs ne sont plus
accessibles à l'homme allemand et seules les parties souterraines
deviennent accessibles. Puis l'un des symboles de la puissance allemande
devient à son tour l'emblème de toute l'Allemagne :
ces bateaux tous culs en l'air, hélices sorties... les
nez donc piqués dans la vase 131(*)
Au sens propre, nous avons « un monde à
l'envers » avec des navires retournés et des zones
devenues souterraines. Cette vision de Hambourg répond à la
définition bakhtinienne de la littérature carnavalisée. La
situation et les valeurs sont retournées :
et tout en haut, trônant ainsi dire, arrimé,
ficelé, l'Anglais invalide... il faisait
mi-carême !... 132(*)
Celui qui occupe la position la plus élevée sur
le char est invalide. La hiérarchie de valeur est inversée. Tout
comme dans les souterrains où l'état des lieux convient bien aux
enfants malades. La hiérarchie traditionnelle entre le biologique et
l'intellect est inversée. Il ne reste donc plus rien des valeurs
anciennes que l'instinct vital.
L'opposition entre le haut et le bas n'est pas la seule
opposition spatiale qui exprime une hiérarchie de valeur. Alors que le
Nord attire le narrateur, le Sud est mal jugé. Le Vigan et sa fuite vers
le Sud, symbole de la traîtrise permettent d'expliciter cette
opposition :
y avait à penser...son truc de Rome... il voulait plus
être avec nous... simple !... bon !... il voulait voir du
soleil... certes on avait été privés mais c'était
pas une raison pour nous laisser là vlaac !... en
plouc !... je croyais pas à la coupure... 133(*)
Le Sud est donc attaché à la
déloyauté. En étudiant l'oeuvre romanesque de
Céline, Alain Cresciucci développe cette opposition en voyant
« dans le Sud le royaume de la mort dans son aspect le plus
repoussant, la décomposition agissante alors que le Nord maintient une
certaine stabilité de l'être » 134(*). Comme dans le cas de
l'opposition haut / bas, l'opposition Nord / Sud nous fournit des
renseignements sur les personnages. Le Vigan est ainsi perçu comme un
personnage dont les facultés intellectuelles s'affaiblissent ce qui
entraîne une instabilité proche de l'hystérie.
2-3- ESPACE ET ÉCRITURE
Céline expose également ses idées sur la
création par l'intermédiaire de lieux de création. Dans le
passage qui suit il oppose deux lieux new-yorkais : les petites rues
Battery Place et les gratte-ciel. Cette opposition lui permet d'évoquer
sa pratique de l'écriture :
à propos, vous trouverez encore à New York aux
environs de Battery Place, petites rues alentour, des vieilles demoiselles,
dans mes prix, à cinq cent mètres de Times Square,
célibataires, en très petits appartements, qui se fignolent de
ces mobiliers, se brodent des fauteuils, se tapissent, passementent des
prie-Dieu, vous peinturlurent ornent de si amusants cache-pots qui vous
feraient des prix rue de Provence... ces demoiselles se chauffent au bois, ont
leurs commerçants attitrés, tout près, vivent comme moi
ici à Meudon, insensibles aux vogues, très paisiblement
démodées... mais pas si pressées de
disparaître ! pourtant plein de jeunes vieilles filles autour...
adonnées à la tapisserie aussi, prêtes à reprendre
les toiles, les laines... Marlène, Maurice, Dache ou Chaplin, vous
comprenez, même filoselle pour ces demoiselles ! un Président
? l'autre ? patati ! stratosphère et boule de gomme et cinquième
Avenue ! on voit les gratte-ciel, leurs cimes, bien des gens certes y
demeurent, il paraît... ces demoiselles elles aux oeuvres
sérieuses pas de temps à perdre... regarder en l'air! un coussin
brodé prend un an... moi non plus pas le genre inutile, le touriste
bouffe-tout, ahuri, nenni! acharné à mes tout petits pensums...
rémunérés par Achille? dérisoire, clopinettes!
qu'importe! fines tapisseries, broderies d'astuces, le style, j'en
suis!... 135(*)
Ce lieu commun est déjà présent dans
d'autres oeuvres de Céline : comme sa mère et sa
grand-mère brodeuses le travail de Céline est long, consciencieux
et mal payé. C'est cependant la première fois que Céline
expose ce thème sous la forme de cette opposition qu'il situe à
New York. Une étude des idées en France dans les années
1930, nous aide à voir le complément d'informations que nous
apporte cette opposition :
L'image de l'Amérique est désormais bien
ancrée dans les têtes. Dans cette France malthusienne qui explique
la crise par la surproduction, au temps même où la majorité
des habitants manquent des moyens élémentaires de vie
décente, le gratte-ciel new-yorkais figure l'érection
menaçante du modernisme face à la douceur médiévale
de nos clochers...136(*)
C'est donc le malthusianisme dans sa production
littéraire que Céline prétend atteindre. L'auteur
prétend ainsi se restreindre dans sa production et en contrepartie
atteindre une meilleure qualité de production.
CONCLUSION
Dans son dernier roman Céline utilise à nouveau
l'espace picaresque. Mais l'espace picaresque est dégradé :
la recherche du personnage n'est plus guidée que par des besoins
alimentaires et la quête métaphysique est remplacée par la
quête de ressources financières. Ses théories
littéraires sur l'espace aboutissent à une conception
émotive de la perception de l'espace qui délaisse l'intellect.
Dans sa production, Céline se conforme à ses principes en faisant
profondément évoluer sa description : le personnage n'a plus
accès aux informations sur l'espace qui l'entoure. L'activité
auditive est privilégiée au détriment de l'activité
visuelle.
Le narrateur s'étend donc très peu sur la
topographie des villes ou campagnes allemandes. En effet il n'y a plus de
topographie ou alors une topographie nouvelle : celle du désastre.
Il renonce donc aux notations spatiales pour n'évoquer que le spectacle
de la guerre. Dans cette fuite, l'espace est d'autant plus menaçant
qu'il demeure énigmatique. Il s'ensuit une angoisse du personnage
dans tous ces lieux. Toutes les émotions du personnage sont
projetées dans l'espace. Ceci implique que toute considération
touchant les personnages dans le roman doit tenir compte du rôle de
l'espace dans la structuration des personnages. Les idées du narrateur
sont également projetées dans l'espace. Et l'on voit combien
l'obsession de la persécution est arrivée à son paroxysme
dans ce dernier roman. La structuration de l'espace renverse également
les valeurs pour faire primer l'instinct vital. L'étude des lieux de
l'écriture nous permet enfin de mettre en relief chez Céline sa
conception malthusianiste de la production littéraire.
BIBLIOGRAPHIE
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Céline et l'antisémitisme, Denoël, 2000.
ANTOINE Yves, Recherches sur l'espace romanesque de la
trilogie de L.F. Céline, Montpellier 3, 1984
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l'Herne : Céline, Le Livre de Poche, 1972.
CÉLINE, Romans II, Bibliothèque de la
Pléiade, 1996
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p.85.
Hommage à Zola, Cahier de l'Herne, Le Livre de
Poche, 1972, pp.504-505
Rabelais, il a raté son coup, Cahier de
l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, p.517
Semmelweis, L'Imaginaire Gallimard, 1999
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CLAVAL Paul, La littérature dans tous ces
espaces, « La géographie et les chronotopes », CNRS
Editions, 1997.
CRESCIUCCI Alain, Les territoires céliniens :
Expression dans l'espace et expérience du monde dans les romans de L.F.
Céline, Klincksieck, Paris, 1990.
DAUPHIN Jean-Pierre, Les Critiques de notre temps et
Céline, Garnier, 1976.
DIDEROT Denis, Le neveu de Rameau et autres dialogues
philosophiques, Folio, 1972.
GENETTE Gérard, Figures III, Seuil
coll. « Poétique », 1972.
GODARD Henri, Poétique de Céline,
Gallimard, Bibliothèque des idées, Paris, 1985
HAMON Philippe, Du descriptif, Hachette, Paris,
1993
HARTMANN Sophie, L'envers de l'histoire
contemporaine : essai sur la trilogie allemande de L.F.
Céline, Paris 7, 1999
KRISTEVA Julia, Pouvoirs de l'horreur, essai sur
l'abjection, Points-Seuil, 1983
SAINTE-BEUVE Charles Augustin, Les grands écrivains
français par Sainte-Beuve, Garnier, 1930
VANDROMME Pol, Céline, Classiques du XXe
siècle, Editions Universitaires, Paris, 1963
VITOUX Frédéric, La Vie de
Céline, Grasset, Paris, 1988
WEISGERBER Jean, L'espace romanesque, L'âge
d'homme, Lausanne, 1978
WINOCK Michel, Nationalisme, antisémitisme et
fascisme en France, Points-Seuil, 1990
SOMMAIRE
INTRODUCTION 1
I- L'ESPACE ROMANESQUE 3
1 - Le statut de Rigodon 4
2- Filiations 8
2 -1- LE ROMAN PICARESQUE 8
2-2- MODÈLES LITTÉRAIRES 11
2-2-1- Mlle de Lespinasse : la femme ou le
personnage de conte ? 12
2-2-2- Joinville, Villehardouin 13
2-2-3- Bergson 17
II L'ESPACE PROCHE 18
1 - La description de l'espace 18
1-1-POUVOIR VOIR 19
1-2- SAVOIR VOIR 23
1-3- VOULOIR VOIR 23
2 - Intérieur / extérieur
25
2-1- ESPACE OUVERT : L'ESPACE URBAIN 26
2-2- ESPACES CLOS 29
3-Espaces du narrateur 32
3-1- MEUDON 32
3-2- LES LIEUX DE LA MÉMOIRE 35
III L'ESPACE SIGNIFIANT 38
1 - L'espace ressemblant 38
2 - L'espace exemplaire 44
2-1- ESPACE ET PERSÉCUTION 44
2-2- ESPACE ET HIÉRARCHIE DE VALEUR 48
2-3- ESPACE ET ÉCRITURE 50
CONCLUSION 52
BIBLIOGRAPHIE 53
SOMMAIRE 55
* 1 Notamment les travaux de
Yves Antoine (Recherches sur l'espace romanesque de la trilogie de L.F.
Céline, Montpellier 3, 1984 et de Sophie Hartmann (L'envers de
l'histoire contemporaine : essai sur la trilogie allemande de L.F.
Céline, Paris 7, 1999).
* 2 Céline, Romans
II, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. IX.
* 3 En particulier Philippe
Alméras, Je suis le bouc : Céline et
l'antisémitisme, Denoël, 2000.
* 4 Céline,
Entretiens avec le professeur Y, Folio, 1983, p.85.
* 5 Jean-Guy
Rens, « Voyage n°11. Rigodon par L.-F.
Céline », in La Revue de Belles-Lettres
[Genève], n°1, 1971 reproduit dans Les critiques de notre
temps et Céline, Garnier, 1976, p.172
* 6 Frédéric
Vitoux, La Vie de Céline, Grasset, 1988, p. 431
* 7 Jacques Valmont, «
Céline : Rigodon », in Aspects de la
France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13
mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et
Céline, Garnier, 1976, pp.167-171
* 8 id.
* 9 Rigodon,
p.732
* 10 Rigodon,
p.799
* 11 Rigodon,
p.803
* 12 Rigodon,
p.876
* 13 Interview avec
André Parinaud, III (Cahiers Céline, 2, p.172) dont des
passages sont reproduits dans l'Edition de la Pléiade p.1181
* 14 Jean-Guy Rens,
« Voyage n°11. Rigodon par L.-F.
Céline » , in La Revue de Belles-Lettres
[Genève], n°1, 1971. L'article est reproduit dans Les Critiques
de notre temps et Céline, Garnier, Paris, 1976, pp.171-182
* 15 Editions l'âge
d'homme, Lausanne, 1978, pp.23-52
* 16 Sophie Hartmann,
L'envers de l'histoire contemporaine : essai sur la trilogie allemande
de L.F. Céline, Paris 7, 1999
* 17 Rigodon,
p.862
* 18 Rigodon,
p.862
* 19 Rigodon,
p.886
* 20 Rigodon,
p.893
* 21 Alain Hardy,
« Rigodon », Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, p
147-160
* 22 Hommage à
Zola, Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972, pp.504-505
* 23 Rabelais, il a
raté son coup, Cahier de l'Herne, Le Livre de Poche, 1972,
p.517
* 24 Id., p.517
* 25 Rigodon,
p.796
* 26 Diderot, Le neveu
de Rameau et autres dialogues philosophiques, Folio, 1972, pp. 179-248
* 27 Rigodon,
p.827
* 28 Rigodon,
p.841
* 29 Rigodon,
p.713
* 30 Les grands
écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.21
* 31 id, p.22
* 32 Les grands
écrivains français par Sainte-Beuve, Garnier, p.276
* 33 id, p.59
* 34 Rigodon,
p.731
* 35 Hachette, Paris,
1993
* 36 Rigodon,
p.805
* 37 Rigodon,
p.810
* 38 En route pour
Augsbourg, on annonce qu'il devra changer de train pour gagner Ulm.
Aussitôt le train s'arrête à Ulm.
* 39 Rigodon,
p.739
* 40 Rigodon,
p.740
* 41 Rigodon,
p.745
* 42 Rigodon,
p.749
* 43 Rigodon,
p.804
* 44 Rigodon, p.
772
* 45 Rigodon, p.
900
* 46 Rigodon, p.
893
* 47 Rigodon, p.
815
* 48 Rigodon, p.
747
* 49 Rigodon, p.
918
* 50 Rigodon,
p.903
* 51 Rigodon,
p.816
* 52 Céline,
Semmelweis, L'Imaginaire Gallimard, 1999, p.34
* 53 Rigodon,
p.817
* 54 Rigodon,
p.748
* 55 Rigodon,
p.747
* 56 Rigodon,
p.748
* 57 Rigodon,
p.775
* 58 Rigodon,
p.783
* 59 Rigodon,
p.787
* 60 Rigodon,
p.775
* 61 Rigodon,
p.850
* 62 Rigodon,
p.851
* 63 Rigodon,
p.852
* 64 Rigodon,
p.824
* 65 Rigodon,
p.806
* 66 Rigodon,
p.808
* 67 Rigodon,
p.804
* 68 Rigodon,
pp.890-891
* 69 Rigodon,
p.765
* 70 Rigodon,
p.765.
* 71 Rigodon,
p.820
* 72 Rigodon,
p.789
* 73 Rigodon,
p.762
* 74 Rigodon,
p.763
* 75 Rigodon,
p.760
* 76 Rigodon,
p.864
* 77 Rigodon,
p.870
* 78 Rigodon,
p.871
* 79 Jacques Valmont,
« Céline : Rigodon », in Aspects de la
France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13
mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et
Céline, Garnier, 1976, pp.167-171
* 80 Rigodon,
pp.795-798
* 81 Henri Godard,
Poétique de Céline, Gallimard, Bibliothèque des
idées, Paris, 1985
* 82 Gérard Genette,
Figures III, Seuil coll. « Poétique »,
1972, p228
* 83 id, p228, note 2
* 84 Rigodon
p.885
* 85 Rigodon
p.913
* 86 Rigodon
p.877
* 87 Rigodon,
p.721
* 88 Rigodon,
p.827
* 89 Rigodon,
p.925
* 90 Rigodon,
p.713
* 91 Rigodon,
p.838
* 92 Rigodon,
p.798
* 93 Rigodon,
pp.907-922
* 94 Rigodon,
p.909
* 95 Rigodon,
p.912
* 96 Rigodon,
p.857
* 97 Rigodon,
p.857
* 98 Rigodon,
p.857
* 99 Rigodon,
p.866
* 100 Rigodon,
p.877
* 101 Jacques Valmont,
« Céline : Rigodon », in Aspects de la
France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13
mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et
Céline, Garnier, 1976, p.168
* 102 id, p.169
* 103
« L.F.Céline vous parle » exposé
enregistré, Céline, Appendice I de Rigodon dans
l'édition de la Pléiade, p.933
* 104 Rigodon,
pp.811-812
* 105 Rigodon,
p.817
* 106 Rigodon,
p819
* 107 Gérard
Genette, Figures III, Seuil, 1972, p.136
* 108 Rigodon,
p.837
* 109 Rigodon,
p.881
* 110 Rigodon,
p.832
* 111 Rigodon,
p.823
* 112 Rigodon,
p.906
* 113 Rigodon,
p.726
* 114 Rigodon,
p.834
* 115 Rigodon,
p.846
* 116 Rigodon,
p.876
* 117 Rigodon,
p.804
* 118 Le passage de
Voyage au bout de la nuit où l'on retrouve Bardamu sur le bateau
l'Amiral être l'ennemi de tout l'équipage est sans doute
l'extrait le plus représentatif d'une oeuvre de Céline nous
montrant un individu solitaire contre la foule. (L.F. Céline, Voyage
au bout de la nuit, Gallimard, Folio, 1952, pp.152-163)
* 119 Rigodon,
p.822
* 120 Rigodon,
p.823
* 121 Paul Claval, La
littérature dans tous ces espaces, « La
géographie et les chronotopes », CNRS Editions, 1997
* 122 Robert Poulet dans
Rivarol extrait reproduit dans la notice de la Pléiade p.
1193.
* 123 Pol Vandromme, op.
cit. pp39-40
* 124 Rigodon,
p.809
* 125 Rigodon,
p.879
* 126 Rigodon,
p.879
* 127 Rigodon,
p.905
* 128 Rigodon,
p.914
* 129 Rigodon,
p.877
* 130 Rigodon,
p.779
* 131 Rigodon,
p.846
* 132 Rigodon,
p.822
* 133 Rigodon,
pp.801-802
* 134 Cresciucci Alain,
Les territoires céliniens : Expression dans l'espace et
expérience du monde dans les romans de L.F. Céline,
Klincksieck, Paris, 1990, p.314
* 135 Rigodon,
pp.730-731
* 136 Michel Winock,
Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil coll.
« Points Histoire », 1982, p.58.
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