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1.2 Le sanctuaire privé de la collection particulièreAdultes et enfants, non contents d'avoir en leur possession un jouet à qui ils ont donné vie, souhaitent en acquérir d'autres. Ils gardent leurs possessions ou cherchent à remplacer les jouets abimés, cassés. Ils commencent à collectionner. Pour agrandir leur galerie, ils partent à la conquête d'autres jouets, tels des explorateurs souhaitant maintenir leurs découvertes et acquisitions par devers eux. Ils deviennent ainsi les gardiens de leurs propres trésors. Ils opèrent sur le jouet un renversement des valeurs : d'objet d'usage, banal parfois, le jouet devient objet d'art, objet de collections, objet de bien des attentions. L'acquéreur confère à son objet, à son jouet, un caractère exceptionnel. D'héritage à conserver, le jouet devient un patrimoine à acquérir, un patrimoine acquis. Il existe plusieurs formes de collection. Celle-ci peut aussi bien être organisée selon des critères précis, que céder à une forme de boulimie de son acteur principal et devenir un grenier en désordre, une « caverne d'Ali-Baba », sans aucune logique apparente, hors celle de son exécuteur. Ainsi Walter Benjamin, dans son oeuvre Je déballe ma bibliothèque2(*), explique que chaque livre qu'il découvre en le sortant d'un carton, lui murmure son histoire, lui fait revivre les événements qui ont amené l'acquéreur à s'intéresser à lui. Ses collections ne sont cataloguées que dans l'esprit du possesseur. Après une sélection qualitative, pariant sur la valeur première ou future de l'objet, il ne semble pas posséder de critères précis de rangement, de même qu'il ne les range par ordre alphabétique d'auteurs ou d'oeuvres sur ses étagères. A l'encontre de cette attitude, d'autres collectionneurs tiennent un inventaire détaillé de leurs collections, avec photos, descriptions, noms... D'autres encore les entassent dans leur domaine, et sacrifient leur espace vital à un espace toujours croissant, un « lieu » dévolu aux jouets. Chaque collection porte la marque de son auteur, sa griffe, son style. Chacune représente la personnalité du collectionneur, un créateur au sens second du terme3(*) : un inventeur, un fondateur. Un second créateur. Il place côte à côte des oeuvres d'arts, ou des jouets des plus banals, selon un sens et une organisation qui lui appartiennent en propre, selon ses goûts, ses envies et ses valeurs. Selon Krzysztof Pomian, « un lien fort commence à unir le collectionneur à sa collection, qui devient, pour lui, une partie et un prolongement de lui-même et, pour les autres, son autoportrait composé d'objets qu'il a choisis et exposés, l'expression tant de son statut et de sa richesse que de son intériorité : de son savoir, de sa sensibilité, de ses aspirations, ses intérêts et ses goûts »4(*). Les collectionneurs de jouets obéissent aux mêmes règles que les autres collectionneurs : réunir des « objets merveilleux gardé[s] dans un réduit sacré »5(*). Si ce n'est que le monde qu'ils collectionnent est un monde rêvé, un monde qu'ils ont perdu en passant le cap de l'âge adulte. D'une certaine manière, collectionner des jouets revient à ne pas vouloir quitter un monde valorisé, ou à retrouver le monde des « jouets de l'âge d'or », comme le titre l'ouvrage de Jac Remise et Jean Fondin6(*). Construire une réalité utopique et invisible autour de lui-même amène le collectionneur à vouloir toujours posséder davantage et à s'immerger totalement dans ce monde recréé. Le collectionneur donne du sens à ses actions par la représentation qu'il accorde à l'objet. Le jouet devient alors l'idole du collectionneur. L'emprise du jouet est telle sur le possesseur qu'elle crée une dépendance qui incite le collectionneur à sacrifier davantage de lui-même dans l'optique désirée. Dans le même temps, le collectionneur reçoit une compensation : il s'approprie la culture du jouet pour lui-même. Il l'emprisonne au sein d'un lieu fermé et réservé aux seuls initiés. Le jouet est un objet avec une certaine histoire, une certaine aura - ou des auras diverses qu'il arrive parfois à percevoir7(*), une personnalité certaine et un devenir certain et nouveau au sein de sa collection. Il rappelle un souvenir précis, ou imaginaire. Selon Gilles Brougère, professeur au Département des Sciences de l'Education de Paris XIII, « les jouets ne sont pas des objets lisses et sans paroles, ils sont porteurs de multiples dimensions »8(*). Le rapport du collectionneur au jouet qu'il achète, ou qu'il reçoit, est un lien tissé d'immatériel, un lien qui ne possède que peu d'emprise sur le temps. Le jouet est l'objet en effet qui correspond le mieux aux trois présents définis par Augustin d'Hippone dans Les Confessions 9(*). Le présent du passé : le jouet ancien qui existe encore actuellement est une preuve tangible de l'époque qui l'a créée, de l'existence de l'enfant qui l'a usité. Le présent du présent : l'acte de possession de l'objet par le collectionneur a et est d'un effet immédiat, un moment qui ne perdure pas dans le temps, c'est l'acte en lui-même. Le troisième présent est le présent dans l'avenir, le jouet est donné ou acheté pour une finalité, qui suppose dans le terme même la conception d'une action future : constituer une collection, l'agrandir, se « délecter »10(*) devant son acquisition... La poursuite assidue de sa délectation personnelle oblige le collectionneur à un certain nombre de pratiques qui tiennent du monde sacrificiel. La notion de sacrifice définie par Krzysztof Pomian11(*) s'applique extraordinairement à notre sujet : un objet du quotidien est retiré de sa sphère d'usage et est sacrifié sur l'autel de l'invisible. Bien que le sacrifice s'exécute en général en public et soit dédié à une divinité quelconque, la collection particulière de jouets participe de cette mutation. Le jouet comme protagoniste de ce sacrifice accède à une autre dimension. Le collectionneur est le grand-prêtre, le jouet à la fois le dieu et l'objet du sacrifice. Le jouet pénètre dans le monde du sacré. Le lieu clos où il est conservé participe également de cette nouvelle dimension. Il se révèle être alors un lieu sacré, un lieu consacré au jouet, un sanctuaire construit de lui-même autour de l'autel sacrificiel. Un sanctuaire privé suppose une nouvelle « religion », une croyance révérée, vénérée et partagée par le seul collectionneur. Le collectionneur sacrifie tout à sa collection, à ses jouets : son temps, son argent, ses loisirs, et jusqu'à sa vie parfois. Ces diverses immolations atteignent ainsi par extension le sacrifice humain. Par cette mort, le jouet devient un patrimoine sacralisé. Cette mort sacrificielle engendre la vie divinisée du jouet. Renaissance ou mort du jouet en réalité ? En tout état de cause, le jouet perd son identité première. Cette mutation d'usage qui le conduit à être prisonnier sans révolte de sa boite d'emballage ou d'une étagère, l'entraîne vers une mort lente. Comme ces statues païennes qui ont perdu leur dimension religieuse, et qui exposées pour un plaisir personnel et égoïste au final, ne peuvent se soustraire au regard inquisiteur et jaloux de leur propriétaire. Au sein de ce sanctuaire, le jouet perd sa raison d'être. Il s'éteint. * 2 Walter BENJAMIN, Je déballe ma bibliothèque.2000. * 3 Dictionnaire Petit Robert, article « créateur », p377, éd. 1973. * 4 POMIAN Krzysztof, Des saintes reliques à l'art moderne, Venise-Chicago, XIIIè-XXè., Avant-propos, p11, Gallimard, éd 2003. * 5 POMIAN Krzysztof, Des saintes reliques à l'art moderne, Venise-Chicago, XIIIè-XXè., Avant-propos, p9, Gallimard, éd 2003. * 6 REMISE Jac, FONDIN Jean, L'âge d'or des Jouets, Edita Lausanne, 1967. * 7 BARBIER-GUYOT Alexandra, L'aura et/ou la valeur d'usage. Mémoire de Master 1 professionnel Administration patrimoniale, Lille 3, 2008. * 8 BROUGÈRE Gilles, in GARON Denise, Le Système ESAR, Guide d'analyse, de classification et d'organisation d'une collection de jeux et de jouets. Préface, p12, éd. Cercle de la Librairie, 2002. * 9 (SAINT) AUGUSTIN D'HIPPONE, Les Confessions, Garnier-Flammarion, 1973. * 10 Se « délecter », au sens de la délectation intellectuelle, notion introduite par André Malraux in Le Musée Imaginaire, et Krzysztof Pomian in Des saintes reliques à l'art moderne, Venise-Chicago, XIIIè-XXè. * 11 Krzysztof POMIAN, Des saintes reliques à l'art moderne, Venise-Chicago, XIIIè-XXè., Gallimard, éd 2003. |