La psychologie, un genre médiatique devenu rentable( Télécharger le fichier original )par Ariane Gaffuri Celsa-Université de Paris IV-Sorbonne - Master 2 Pro en Information et Communication spécialisé en Journalisme 2008 |
3.2 Changement de statut dans « Ca se discute »« Un psy avait dit un jour : "Delarue est incroyable, il arrive à obtenir en quelques minutes ce qu'il me faut six mois pour obtenir." Ce n'est pas moi, c'est la télévision qui fait cela. »83(*) Jean-Luc Delarue, « Télé confessions », 2006. Créée et produite en septembre 1994 par Jean-Luc Delarue, « Ca se discute » sur France 2 est une émission de témoignages à forte audience. Hebdomadaire au début, elle a été depuis septembre 2007 diffusée un mercredi sur deux à 22h45. La problématique est choisie parmi des thèmes de société : le couple, la vie de famille, les relations avec autrui, la sexualité, la délinquance, la maladie, etc. Entourés d'un décor sobre en forme d'arène, plusieurs participants sont assis côte à côte dans de larges fauteuils carrés, un grand écran derrière eux. Ils font face à d'autres invités et au public installés sur des gradins, un public bien « rôdé », dont les réactions (étonnements, rires, applaudissements) contribuent à la mise en scène de l'émission. Un témoin ayant surmonté ses problèmes personnels, une célébrité du moment et un psychologue sont présents. L'animateur arrive sur le plateau en courant, sous les applaudissements. Vêtu d'un costume, équipé d'une oreillette visible et tenant des fiches, il encourage les participants - dont 80 % sont des femmes - à raconter tour à tour leur histoire et à dévoiler leurs blessures. Dans certains cas, le témoin se trouve submergé par l'émotion. Il pleure ou explose de colère. L'avis du psychologue est alors sollicité pour, à partir de ce cas particulier, apporter un éclairage général pouvant s'appliquer à la collectivité. 3.2.1 Rôles des psychologues dans l'émission« Ca se discute » le 14 novembre 2001 a pour sujet d'actualité « Peut-on se remettre de ses blessures d'enfance ? » Boris Cyrulnik, psychiatre, l'un des vulgarisateurs français de la « résilience » (capacité à une poursuite de la vie post traumatique) fait face au public. Il écoute et commente les diverses confidences. Auteur de livres à succès,84(*) il énonce des généralités sur les blessures de l'enfance et donne quelques conseils optimistes susceptibles d'aider Chantal, par exemple, qui n'a pas « digéré » son enfance ou Philippe qui longtemps ne voulait pas grandir. Selon la sociologue Dominique Mehl, cette émission consacrée aux traumatismes de l'enfance est « emblématique de la culture psychologique de masse », à l'oeuvre dans les médias et le corps social. Les éléments du phénomène de diffusion de la « psy » dans la société y sont ici exposés : la souffrance psychique, l'intimité, l'auto-analyse devant autrui, l'énoncé d'une parole libératrice.85(*) Il semblerait que la fonction du praticien sur le plateau ait changé ces dernières années. Dans certains cas, l'animateur sollicite peu sa parole, n'hésitant pas à l'interrompre à l'avantage du témoin dont le récit de l'expérience vécue est privilégié. Comme le confirme le sociologue Rémy Rieffel, l'audience d'émissions comme « Ca se discute » illustre « le succès de cette télévision dite compassionnelle qui valorise l'expression des profanes à travers celle des émotions et des sentiments. Le récit de vie devient à lui seul un témoignage qui fonctionne comme argument « c'est vrai parce que je l'ai vécu. »86(*) Prenons, par exemple, l'émission du mercredi 19 mars 2008 à 22h40. Le thème en est : « Les ex : amis ou ennemis ? » Trois psychologues, toutes des femmes, y participent. L'une est présente parmi le public, une autre est installée dans une sorte de « bulle » visualisée sur le grand écran et la troisième intervient dans un reportage. Dés le début de l'émission, Jean-Luc Delarue donne la parole à son premier témoin, Marie. Elle est séparée de son compagnon depuis deux ans, mais ne parvient pas à l'oublier. L'animateur se tourne vers le public et interpelle la psychologue, se trompant dans son prénom : « Isabelle Choukhroun dans l'audience, où êtes-vous ? Non, Alexandra... Comment peut-on s'accrocher à quelqu'un comme cela ? » La praticienne s'adresse directement au témoin : « Marie, il serait intéressant de réfléchir aux blessures de votre enfance, commence-t-elle, aux raisons de votre dépendance affective et à votre besoin de vous construire autour d'une seule et même personne... » Jean-Luc Delarue l'interrompt pour répliquer : « Oh la la ! C'est difficile de demander à quelqu'un de prendre du recul quand il y a une histoire passionnelle, on ne se pose pas la question de savoir à qui est la faute : est-ce que c'est elle, est-ce que c'est lui ? » La psychologue semble déconcertée et tente de répondre : « Eh bien quand il y a de la souffrance, il faut se la poser ». L'animateur se tourne aussitôt vers Marie et demande : « Est-ce qu'il y a de la souffrance ? » Il fait alors entrer Mélanie, 25 ans, hôtesse de l'air. Elle prend place à côté du premier témoin et raconte longuement comment elle a réussi à surmonter une séparation. « Quel conseil donneriez-vous à Marie qui ne s'en sort pas ? », lui demande l'animateur. Mélanie se tourne vers Marie et lui dit : « Cet homme te manipule, il faut te détacher de lui. » Mélanie s'adresse ainsi aux autres invités sur le plateau et bavarde gentiment. La spécialiste sur le plateau n'est pas, quant à elle, conviée à donner son avis. Isabelle, la deuxième psychologue, commente depuis sa bulle : « Cet homme a besoin de votre souffrance. Tant que vous souffrez, il vit. Maintenant que vous reprenez votre indépendance, il devrait morfler », énonce-t-elle. Nous sommes loin semble-t-il - tant sur le fond que sur la forme - du commentaire avisé d'un expert sérieux ! Plus tard, un reportage est diffusé. Il s'intitule Quand l'amour se transforme en haine et retrace l'histoire d'une femme harcelée par son ancien amant. La troisième psychologue Sophie Cadalen apparaît alors et délivre quelques explications : « Le harcelé espère toujours que le harceleur va l'écouter et comprendre qu'il ne l'aime plus, mais le harceleur n'est pas sur ce registre là... » Les confidences de personnes harcelées vont crescendo en intensité dramatique jusqu'à celles d'une femme qui a tué son compagnon, avant de tenter de se donner la mort. Elle est aujourd'hui paraplégique. S'appropriant une phrase de Marcel Proust extraite de Albertine disparue, l'une des psychologues conclut « savamment » : « Il est rare qu'on se quitte bien, car si on était bien, on ne se quitterait pas. » Que dire du rôle des trois expertes dans cette émission ? Leur disposition géographique est symbolique puisque la seule présente sur le plateau, Alexandra Choukhroun, n'a pas de fauteuil attitré. Elle est assise au milieu du public. Les téléspectateurs et les invités ne la distinguent pas. L'intervention d'Isabelle, depuis sa bulle, semble amener un moment de distraction à l'émission - à la manière d'un chroniqueur ou d'un comique invité à faire un sketch. La troisième, Sophie Cadalen, est filmée derrière un bureau. Sa situation est plus crédible, mais son discours est sommaire. Apporte-t-il des éclairages sur la difficulté à se séparer ou sur le harcèlement ? Probablement pas. Est-ce d'ailleurs ce qui est demandé aux spécialistes ? Sans doute pas non plus. Pour preuve, lorsque Alexandra Choukhroun se hasarde à approfondir un cas particulier, elle est interrompue sans ménagement. La place du témoin, par contre, est mise en valeur. Le récit de son expérience est encouragé et écouté avec attention. Aurait-il donc ici supplanté le praticien, devenant lui-même vecteur de connaissance et d'expertise ? Il semblerait que oui. Le rôle du psychologue est réduit à ce qui pourrait s'apparenter à du « divertissement psychologique » dont la chaîne pourrait très bien se passer, l'émission pouvant exister sans sa participation, mais pas sans celle des témoins. Il convient de rappeler que le but de l'émission est d'informer le public de façon « ludique et distrayante », comme l'a indiqué le directeur de la communication de Réservoir Prod en novembre 2007. « Les sujets qui marchent sont surtout les sujets `people' qui ne sont pas anxiogènes. »87(*) Il ne s'agit pas de faire avancer la connaissance d'une problématique, ce qui risquerait de provoquer l'ennui ou le désagrément, mais de satisfaire le public et de le fidéliser. L'intervention des psychologues - et des participants - doit être en phase avec ces objectifs. L'exemple de « Ca se discute » illustre l'un des courants de la mise en spectacle de la psychologie dans les médias de nos jours : la « psy » de divertissement soumise aux nécessités d'audience et de rentabilité et le « tout psy » qui imprègne le corps social, tant et si bien que de l'expert ou du profane on ne sait plus qui a valeur de compétence. Tous les acteurs du spectacle, à savoir la chaîne, l'équipe de production, l'animateur, les témoins et les experts contribuent à cette scénographie. Les rôles s'enchevêtrent et se confondent, au point que chacun se sent habilité à parler en psychanalyste, comme monsieur Jourdain faisait de la prose, sans s'en rendre compte.88(*) Comment, dans ce cas, ne pas s'interroger sur la place que chaque acteur occupe ? * 83 Richard Cannavo, Marie Desmeuzes « Télé confessions », Episode 1, « Les pionniers de l'intime », AMIP/INA 2006, op. cit. * 84 « Un merveilleux malheur » (1999), « Les vilains petits canards » (2001), « Le murmure des fantômes » (2003), « Parler d'amour au bord du gouffre » (2004), « De chair et d'âme » (2006), Odile Jacob. * 85 Mehl, Dominique, « La bonne parole », La Martinière, 2005, op. cit., p. 282. * 86 Rieffel, Rémy, « Que sont les médias ? », Gallimard, 2005, p. 284. * 87 Gachi, Arnaud, directeur de la communication de Réservoir Prod, Interview, Paris, 14 novembre 2007. * 88 Méjean, Max et Ungaro, Jean, « Peut-on psychanalyser les médias ? », Médiamorphoses, n° 14, INA, Armand Colin, septembre 2005. |
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