2.2. La normalisation de la corruption
L'unanimité avec laquelle la totalité des
acteurs condamnent les actes de détournements de deniers publics,
cède le pas à une diversité de réactions lorsqu'il
s'agit des actes de corruption opérés par les agents publics. Si
les acteurs de la lutte contre la corruption et, plus particulièrement
les acteurs de la société civile réprouvent toutes les
pratiques qui ne correspondent pas à l'éthique bureaucratique,
les autres acteurs émettent des avis différents suivant le type
de corruption. Exiger de l'argent avant de rendre un service dont
l'accomplissement n'implique aucune transgression des règles
établies est considéré par tous comme un
rançonnement, une extorsion. Par contre, lorsque la transgression de la
règle revêt un certain intérêt pour l'usager, l'agent
public est perçu comme un bienfaiteur. Dans ce cas, la commission qui
lui est versée apparaît comme la manifestation de la gratitude de
l'usager à l'égard d'un bienfaiteur. Les données
recueillies révèlent que la perception de la corruption n'est pas
toujours en phase avec la définition opératoire qui lui a
été donnée : << ensemble de pratiques concourant
à des formes illicites d'enrichissement et relevant d'agents investis de
pouvoir public. Le douanier, l'inspecteur des finances seront << bons
>> ou << mauvais >> en fonction de leur <<
humanité >>, c'est-à-dire selon qu'ils soient en mesure de
donner satisfaction à de << pauvres >>usagers dont les
préoccupations sont éloignées des normes et
procédures << complexes et encombrantes >> de l'Etat. Il
s'ensuit que les agents publics vivent en permanence une pression sociale les
incitant à déroger à la règle. La perception
sociale définie donc un seuil de normalité des pratiques
corruptrices. Le tableau X et le graphique n°4 rendent compte de la
perception de la corruption.
Tableau X: Perception sociale de la
corruption
Type de corruption
|
Détournement de deniers publics ;
Surfacturation ;
|
Rançonnements
|
Népotisme ;
Favoritisme
|
Clientélisme politique
|
Arrangements
|
Pourcentage
|
60
|
15
|
10
|
10
|
5
|
Source: Données de l'enquête de terrain, septembre
2007. Graphique 4 : Perception sociale de la corruption
10% 5%
10%
15%
Détournement de denier public Rançonnements
Népotisme
Clientélisme politique Arrangements
60%
Mieux, cette perception, dans ses rapports à
l'administration publique a conduit à l'instauration de normes pratiques
en remplacement des normes officielles. Toutes les pratiques relevant de la
corruption normalisée tendent à devenir des faits sociaux. Divers
éléments du contexte socio culturel servent à en
définir le caractère coercitif, qu'il s'agisse des réseaux
sociaux ou de la menace sorcelaire1. La substitution des normes
pratiques aux normes officielles devient, dans ces conditions, le mode de
fonctionnement par excellence de l'administration publique béninoise.
Les propos de l'enquêté M., receveur des impôts, sont
récurrents : « nous devons nous montrer compréhensif
avec les contribuables, discuter de leurs problèmes avec eux et
1 Cela ne veut aucunement dire que l'initiative de la
corruption incombe toujours au contribuable et que les agents publics n'y ont
aucune responsabilité. Nous tenons simplement à souligner que
certains aspects de la corruption ne constituent pas, aux yeux de certains
citoyens, un obstacle au développement.
envisager les solutions qui les arrange et qui ne portent
pas préjudice à l'Etat ».
La normalisation de la corruption, si elle est le fait
d'acteurs « d'en bas »1 qui y trouvent une
façon efficace de s'adapter à un Etat contraignant qui ne ferait
qu'exiger sans rien offrir en retour, sert de support à la grande
corruption et contribue ainsi à reproduire le cercle vicieux. La
thèse de CROZIER sur le management des organisations (CROZIER, 1977)
s'applique bien à propos. En effet, il établit que, dans
l'exercice de ses prérogatives, tout responsable s'appuie sur
l'application des règles en vigueur au sein de l'organisation. Bien
souvent, l'efficacité de l'organisation nécessite que certaines
règles qui arrangeraient les subordonnés ne soient pas
appliquées (par exemple l'interdiction de travail supplémentaire
au-dessus d'un certain seuil). Pour être en mesure de violer ces
règles, le responsable se trouve contraint de laisser les
subordonnés en violer eux-mêmes quelques unes. Ce faisant, il se
donne un moyen efficace de chantage en menaçant désormais
d'appliquer toutes les règles si les subordonnés ne se montraient
pas coopératifs. Appliquée au contexte béninois, cette
théorie permet de comprendre les mécanismes de reproduction de
l'entreprise de la corruption. En permettant aux agents publics « d'en
bas » de s'adonner à des pratiques corruptrices dont ils ont
connaissance, les hauts fonctionnaires d'Etat et les responsables politiques se
donneraient ainsi un moyen de les rendre « coopératifs ». En
effet, dans bien de cas, les opérations de surfacturations et les
différents mécanismes de détournements ne peuvent se faire
qu'avec la complicité active ou passive de certains agents publics.
L'exécution des dépenses publiques étant régi par
le principe de la séparation des pouvoirs de l'ordonnateur et du
comptable, il s'ensuit que le ministre et le directeur de société
n'ont pas directement accès
1 Cette terminologie se situe dans la perspective de Jean
François BAYART qui désigne par là tous les acteurs qui
n'ont pas accès aux instances de décision et qui subissent, d'une
manière ou d'une autre, les décisions prises. Ce terme
intègre aussi bien les citoyens que les agents publics qui ont la charge
d'exécuter les ordres des pouvoirs publics.
aux comptes. Il leur faut pour cela, le soutien et la
collaboration de leurs subordonnés. Cette même analyse pourrait
être rapportée au fonctionnement général de l'Etat.
Incapable de payer les fonctionnaires à l'indice réel, l'Etat ne
les laisserait-ils pas s'adonner à des pratiques leur permettant de
recouvrer la partie impayée de leur salaire ? Le fait qu'aucune mesure
d'éradication de la corruption dans la douane dont tous s'accordent
à reconnaître l'existence et l'acuité, n'est-il pas
imputable à un accord tacite entre l'Etat et les douaniers cela ? Le
ralentissement de l'élan de la CMVP suite à la grève de
dénonciation de ses méthodes organisée par les douaniers
en 1999 et qui coûta plusieurs centaines de millions à
l'Etat1 rend plausible une telle hypothèse. D'ailleurs, force
est de constater qu'aucune mesure véritable n'a été prise
depuis lors pour lutter contre la corruption dans ce secteur et les faux frais
continuent d'avoir droit de cité au port autonome de cotonou.
|