Conclusion.
Notre sujet se situe clairement dans la modernité qui
n'est pas un vain mot. Comme l'écrit Baudelaire : « La
modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la
moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et
l'immuable »166
En ce sens l'utilisation des marques dans la
littérature est probante, car la simple mention du nom de marque
évoque instantanément une image, faisant ainsi l'économie
d'une description. Dans les habitudes de lecture du plus grand nombre, la
description ennuie. L'usage du nom de marque offre ainsi à l'auteur un
raccourci séduisant : « L'audio-visuel joue sur les
émotions, encourage la participation aux événement ou aux
actions montrées, et nous impose les idées en nous en
imprégnant. L'écrit [au contraire] parce qu'il tend à une
certaine asensorialité, est bien propre à l'expression de la
pensée, est un bon outil pour le raisonnement.»167 L'art
de l'écrit est bien l'art dont Marcel Proust se réclamait. Il
comparait sa création littéraire à l'édification
d'une cathédrale : « une église où les fidèles
sauraient peu à peu apprendre des vérités et
découvrir des harmonies. »168 L'image est significative,
car l'oeuvre s'élève comme un édifice «
merveilleusement étagé jusqu'à l'apothéose finale
»169.
La pratique du saupoudrage de marques témoigne de la
déliquescence du genre romanesque. En effet les marques font partie d'un
langage que nous pourrions qualifier
d' « audiovisualisé ». En outre, si le nom de
marque « transparaît dans les oeuvres comme il transparaît
dans nos moeurs, c'est qu'il n'y a rien de plus facile pour faire entendre
d'où l'on vient et qui l'on veut paraître que de citer des noms :
le discours n'a plus à être construit ; car les noms que je cite,
ce sont essentiellement des arguments d'autorité. Cette culture du
catalogue permettrait d'abord de se placer et d'être situé ;
ensuite d'en imposer aux autres [...] Notre culture serait donc devenue
virtuelle, équivalente à la somme de noms propres que je connais,
et la qualité de ma culture s'identifierait à celle des noms
propres que je convoque. »170
166 Baudelaire « Les curiosités esthétiques
».
167 Gabriel Thoveron « Le pouvoir médiatique de la
langue », dans Le français et les Belges, Bruxelles,
Editions de l'Université de Bruxelles, 1989, p53.
168 Marcel Proust cité par Lagarde et Michard, p 224.
169 Marcel Proust cité par Lagarde et Michard, p 224.
170 Nicolas Bouyessi « Name dropping », Journal
Particules, Paris, octobre -novembre 2004.
Pour rendre compte de cette pratique, nous avons
étudié la fonction des noms de marque dans plusieurs romans
contemporains. Nous y avons distingué quatre types d'emploi,
témoins de Modernité, en fonction du sens ou des sens de la
marque que l'auteur convie.
L'usage des marques en tant qu'« informations »,
sert le souci d'ancrer le récit dans une région du monde ou
à une époque précise, mais également de
présenter les données civiles sur le personnage. Ce sont des
repères, au même titre qu'un édifice architectural ou un
événement historique, l'âge ou le métier du
héros.
L'utilisation des marques engendre donc un certain
hermétisme. En effet, s'il existe des étiquettes comme Coca-Cola,
connues par toutes les classes sociales du monde, et même passées
dans le langage courant, il en est d'autres qui visent plus
particulièrement un groupe de personnes, par exemple, certaines marques,
comme Burton (marque de surf) ou Sapporo (marque de bière), qui sont
loin d'être unanimement connues ou plutôt incapables
d'éveiller dans l'esprit de tous les lecteurs potentiels la même
image. En fonction de son milieu, le lecteur interprétera le signe d'une
manière différente, parfois, il ne la remarquera même pas.
De plus, les marques sont de plus en plus éphémères car
chaque génération possède les siennes, sans oublier le
facteur spatial : chaque pays possède des marques spécifiques, et
une même marque ombrelle peut offrir des produits phares
différents selon le pays.
Nous sommes bien loin de l'intemporalité et
l'universalité d'une oeuvre telle que « À la recherche temps
perdu » ou autre classique que nous lisons encore aujourd'hui sans
problème de compréhension. Nous sommes en droit de nous demander
si les romans de la modernité seront encore compris par le grand public
dans cent cinquante ans. Il est indéniable que si le
référent n'est pas présent dans l'esprit du lecteur, ce
dernier peut ne pas saisir toutes les subtilités de l'oeuvre. « Tu
es de mon milieu si tu connais mes noms propres. Tu peux aimer mon livre si tu
es de mon milieu. »171
Dans la classe des « indices » et les
différentes sections du portrait, la marque est utilisée pour son
pouvoir connotatif, pour l'image qu'elle évoque en nous. Elle facilite
la représentation mentale du personnage, de son caractère ou de
l'atmosphère d'un lieu. Dans cet emploi, nous pourrions qualifier les
marques de mythes. Il s'agit en effet, d'une « image
171 Nicolas Bouyassi. « Name dropping », dans
journal Particules, Paris, Octobre- Novembre 2004.
simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains
élaborent où acceptent au sujet d'un individu ou d'un fait [ou de
marques] et qui joue une rôle déterminant dans leur comportement
ou leur appréciation. »172
Ce type d'utilisation, réduit considérablement
l'imagination du lecteur. L'auteur apporte à son lecteur ses personnages
et ses espaces romanesques sur un plateau, prêts à la consommation
comme un plateau de fast food. D'après Nicolas Bouyassi, « les
écrivains contemporains [...] ne surplombent pas ce qu'ils
évoquent, ils demeurent dans un rapport de soumission fascinée ou
méprisante à l'autorité qu'ils citent: [...] or c'est
l'éternel présent dont parlaient déjà les
situationnistes, [eux qui ne dissèquent pas leur espace]: on est sans
recul, on crée comme ça vient; d'ailleurs on ne crée pas.
On fétichise sa vie, parce qu'on la croit captivante. »173
Dans « Mythologie », R.Barthes écrit, en
traitant de la critique idéologique portant sur le langage de la culture
de masse, être convaincu qu'en « traitant les «
représentations collectives » comme des systèmes de signes,
on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et rendre
compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite
bourgeoise en nature universelle. »174
Il est navrant de constater que le romancier
délègue à la publicité et aux marques le soin de
faire passer une partie de son message. De plus, il nous soumet à sa
subjectivité qui limite l'interprétation et nous expose
même à l'introduction insidieuse de la publicité.
Les marques font partie de notre quotidien, de notre culture
urbaine. Elles sont des objets de consommation. À l'intérieur des
fonctions « catalyses », elles sont utilisées dans un souci de
réalité par rapport à la situation présentée
dans le roman. Leur pouvoir évocateur est sans incidence, elles font
simplement partie de la description du paysage, du souvenir ou de la routine du
personnage.
Pour les fonctions « cardinales », la marque n'est
évidemment pas une véritable action. Cependant, dans le
schéma actantiel, elles sont parfois élevées au rang
d'actants,
172 Petit Robert.
173 Nicolas Bouyassi, ibidem.
174 Roland Barthes, « Mythologies », Editions du Seuil,
Paris, 1957, p 7.
éventuellement, à l'intérieur d'une
comparaison, d'une métonymie, en faisant référence
à l'essence du produit générique.
Nous avons attiré l'attention sur l'utilisation des
noms de marque comme noms communs. En témoigne notamment, l'utilisation
de ces marques dans les figures de style. De plus, nous décelons une
désinvolture généralisée, doublée d'une
méconnaissance du statut de marque ou de nom commun. Cette
défaillance a des conséquences dans le domaine du droit, comme
nous l'avons souligné précédemment.
Il nous semble que l'emploi le plus pertinent des marques se
trouve dans la catégorie « indices » et « portrait
», car elles peuvent éviter à l'écrivain des
périphrases qui alourdissent le style175. Utilisées
à bon escient, elles lui offrent des ressources intéressantes.
Mais certains d'entre eux en abusent, mentionnant systématiquement des
noms de marque, comme un tic de langage, qui entraîne une saturation
rapide, un appauvrissement esthétique et artistique. Nous assistons
alors à une « liquidation » de l'art au profit du
réel.
Certes, Baudelaire préconise d'être en accord
avec le génie de son temps, et de faire oeuvre d'art du réel.
Mais, « il s'agit de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de
poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire.
»176
Le temps nous dira ce que les générations
futures retiendront de ces romans aux marques fugaces. S'effaceront-ils de nos
mémoires comme une bulle de savon Simba éclate
sous le souffle d'un enfant ?
175 Réponse d'Amélie Nothomb au questionnaire
déstribué à la Foire du Livre de Bruxelles le 5
févier 2005.
176 Henri Benac, « Moderne » dans, Guide des
idées littéraires, Paris, Editions Hachette, 1988, p 314.
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