Première alternance politique au Sénégal en 2000: Regard sur la démocratie sénégalaise( Télécharger le fichier original )par Abdou Khadre LO Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - DEA Science Politique (Sociologie Politique) 2001 |
IV / LE ROLE DES MEDIAS PRIVESLa presse a été, sans aucun doute, avec la jeunesse, l'un des éléments les plus déterminants dans l'alternance politique de février-mars 2000. Le rôle des médias privés a été unanimement reconnu comme décisif dans la transparence du processus mais aussi et surtout dans la prise de conscience des citoyens sénégalais. En effet, le dynamisme de la presse privée relativement récente et essentiellement composée de jeunes journalistes utilisant les nouvelles technologies des télécommunications a indéniablement changé la donne. Si les journalistes, eux-mêmes, trouvent que leur rôle dans les élections présidentielles de 2000 a été très souvent magnifié et exagéré par la presse internationale, ils reconnaissent l'importance cruciale qu'ils ont eu dans le cours des événements. « Un élément qui me semble important, c'est la présence de très jeunes reporters dans les rédactions de la presse indépendante. Ces jeunes ont permis aux entreprises de presse, pour la première fois d'assurer une couverture très dynamique d'une élection présidentielle. » (Boubacar Seck, Le Matin). Par ailleurs, les journalistes ont abondamment utilisé les téléphones portables qui leur permettaient de communiquer en temps réel les résultats, ce qui n'autorisait plus certaines manipulations frauduleuses. Le simple fait de pouvoir divulguer aux populations les résultats, au fur et à mesure qu'ils tombaient, d'un bureau de vote à l'autre est extrêmement important dans l'histoire électorale sénégalaise. Il n'en a pas toujours été ainsi. En effet, la soumission des médias d'Etat à la domination occulte de puissances politiques et financières est un autre fait du monopole du système électoral par le parti au pouvoir. Pour le Parti Socialiste dont la culture politique du personnel dirigeant est bel et bien trempée de l'autoritarisme produit par les réflexes du parti unique, les pratiques de diffusion ou de rétention d'informations défavorables, faisaient naturellement partie du mode de gouvernement. 1. La presse écriteLa presse écrite, qui est plutôt réservée aux élites instruites et relativement aisées des centres urbains, semble peu intéresser le pouvoir car, dans ce domaine, rude est la concurrence entre les organes gouvernementaux comme Le Soleil, et la presse privée dite indépendante. Déjà, à partir de 1974, la presse de l'opposition (Taxaw, Andë Sopi, Le Démocrate, Vérité, Jaay doole bi, Sopi) avait joué un rôle important dans le débat politico-idéologique au Sénégal. Puis, les autres organes indépendants (Sud Hebdo qui deviendra Sud Quotidien, Le Cafard Libéré, Wal Fadjri, Le Devoir, Le Témoin, etc.) qui sont nés après la succession de Senghor par Diouf ont offert aux leaders de l'opposition, aux élèves et étudiants un moyen d'expression permettant de maintenir la pression sur les diverses forces sociopolitiques, gouvernementales et pro-gouvernementales. Cependant, aujourd'hui encore, il n'est pas aisé dans le contexte sénégalais d'apprécier l'indépendance réelle de cette presse dite « indépendante », au regard du pouvoir politique ou des puissances d'argent. En effet, les médias privés sont le plus souvent, la propriété d'un individu ou d'un groupe. L'indépendance rédactionnelle est donc confrontée à un perpétuel conflit avec des propriétaires dont les proclamations publiques de non-ingérence dans le traitement de l'information sont à prendre avec beaucoup d prudence. Ils ont des préférences pour l'un ou l'autre candidat et le font savoir plus ou moins subtilement aux journalistes qu'ils emploient. Dans le cas où l'organe de presse est la propriété d'un seul individu, il n'existe aucune instance, aucune structure formelle pour pondérer les penchants en question. Il n'y a ni conseil d'administration ni comité éditorial pour discuter de la ligne du média. Néanmoins, on devra tout de même souligner la liberté presque totale de la presse privée du Sénégal39(*), à laquelle le récent changement de régime doit beaucoup. Pour D. N, ancien journaliste à la RTS (radio télévision sénégalaise), aujourd'hui journaliste dans un quotidien privé, avant le presse privée, il n'y avait tout simplement pas de démocratie au Sénégal : « il y avait une telle soif de connaissance et un tel discrédit des médias publics que les gens voulaient savoir. Pour cela, il fallait s'en remettre à des radios telles que RFI et Africa N°1 qui faisaient de très grandes audiences ; c'est-à-dire que pour savoir ce qui se passait à Dakar, il fallait écouter les radios internationales. S'il y avait une grande manifestation, les médias locaux n'en parlaient pas, ni Le Soleil, ni la RTS encore moins l'APS (l'agence de presse sénégalaise). Je le sais parce que j'étais à la RTS, pendant quatre ans, puis j'ai été viré en 1989. Il s'agissait d'une marche de l'opposition contre l'apartheid qui avait réuni au moins 25 000 personnes. Le soir, lorsque nous sommes retournés à la radio, nous recevons un communiqué du ministre de la communication, à l'époque Djibo Leyti KA, disant en cinq lignes « Une petite poignée d'agitateur a voulu saboter la visite du maréchal Mobutu sous couvert d'une manifestation contre l'apartheid ». Nous avons refusé de lire le communiqué, ou du moins nous pouvions le lire en précisant que c'était bien une dépêche de l'APS. Ce qu'ils ont bien entendu refusé. Néanmoins nous avons apporté la précision et cela nous a valu notre boulot ou des mutations pour les plus chanceux. Donc j'ai travaillé pour les médias d'Etat et je n'y ai pas retrouvé ma conception de ce qu'est un pays démocratique. Il y avait une contradiction entre les principes affirmés en direction de l'étranger et la réalité. » Cette censure permanente des médias d'Etat a donné dès ses premières heures, à la presse privée, une grande opportunité. En effet, au milieu des année 1980, les hebdomadaires tels que Sud Hebdo et Wal Fadjri, pour leur début, se définissaient comme des concepts nouveaux : une autre manière de faire de l'information pour le premier et le support d'une idéologie religieuse pour le second. En fait, il s'agissait dans une certaine mesure de contourner le contrôle d'Etat sur les médias existants. Cette option de rupture inscrite dès le départ dans la démarche de ces médias privés nous semble importante car en prenant le contre-pied des médias d'Etat qui faisaient peu de cas des activités et déclarations de l'opposition, ces journaux sont devenus objectivement la presse de cette partie de la classe politique. Non pas par adhésion militante mais parce que d'une part ils bénéficiaient d'une sorte de concession d'exclusivité sur un volet important de l'actualité nationale et, d'autre part, l'opposition est un bon argument de vente. Il y a donc un compagnonnage objectif et mutuellement bénéfique entre la presse privée et l'opposition politique. De fait cette réalité est beaucoup plus riche et embrasse d'autres secteurs de la vie nationale que la presse d'Etat n'aborde, lorsqu'elle le fait qu'avec beaucoup de circonspection. Cette situation est à l'origine de la confusion faite par un ancien président de l'ONEL qui classait sommairement les médias sénégalais entre presse d'Etat et médias de l'opposition. Ce sentiment que les journaux de la presse privée ont bien des sympathies pour tel ou tel candidat à l'élection présidentielle de février-mars 2000 est assez vivace chez les populations sénégalaises. Il demeure toutefois que l'Etat, le gouvernement et le parti au pouvoir font l'objet d'un intérêt constant de la part de cette presse qui regrette seulement de demeurer encore un partenaire suspect. Les centres urbains, notamment Dakar, sont les lieux où la presse écrite trouve principalement ses lecteurs. Ceci se comprend aisément, dans la mesure où les urbains ont un niveau d'alphabétisation supérieur à celui des ruraux et accèdent plus facilement aux journaux qui du reste, sont très rarement acheminés dans les campagnes, par manque de clients et d'infrastructures. Donc, Dakar et quelques grandes villes regroupent l'essentiel du lectorat de la presse nationale. La capitale avec l'essentiel des fonctionnaires, ses nombreuses écoles et pendant très longtemps, la seule ville universitaire du pays, est très demandeuse de la presse privée qui représente un gage de crédibilité, par opposition au quotidien gouvernemental, Le Soleil. Ce journal étant considéré pendant les années Diouf comme une caisse de résonance du parti. Ce qu'un journaliste de ce quotidien confirme en ces termes : « Beaucoup d'articles publiés au journal, je veux dire dans le domaine politique, ont été rédigés par les services du palais ; nous nous ne faisions qu'apposer notre signature en bas. Combien de fois ai-je été réveillé parce qu'il fallait qu'apparaissent dans l'édition du lendemain un article. » S'ils n'étaient pas au fait de telles pratiques, les sénégalais n'étaient pas dupes des rapports entre le pouvoir en place et les organes d'Etat et ne leur accordaient pas beaucoup de crédit. Aussi les premiers quotidiens privés dits « indépendants » n'eurent aucun mal à trouver leur lectorat dans les villes. Nous ne appesantirons pas sur les limites étroites dans lesquelles elle se trouve confinée du fait du fort taux d'analphabétisme. Les faibles revenus font par ailleurs que l'achat et la lecture de la presse quotidienne ou périodique n'est pas une priorité des dépenses des individus. Mais les radios interagissent avec la presse écrite pour la rendre accessible à des secteurs jusque-là non concernés, pour les raisons que nous venons d'évoquer. On ne peut donc plus se contenter de limiter l'impact des médias privés en l'expliquant par des réalités que sont l'analphabétisme et la faiblesse du pouvoir d'achat. Il faut intégrer désormais le travail de traduction et de large diffusion que font maintenant les radios. * 39 « Presque » : parce que déjà sous Senghor, des procès ont été intentés contre les journalistes, parmi lesquels quelque uns, comme Boubacar Diop, directeur du journal Promotion ont été arrêtés. Cf. M. C. Diop, Le Sénégal sous Abdou Diouf, op. cit., p. 416. |
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