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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.3 Hors d'atteinte ?

Dans son roman suivant, Hors d'atteinte ?, Carrère va s'écarter quelque peu de l'aspect fantastique et inquiétant apparaissant dans La moustache pour faire place davantage à une quête d'identité. C'est la figure du double ou de la double vie - qui va d'ailleurs atteindre son point culminant avec L'adversaire - qui s'impose comme le point d'ancrage de ce roman. Hors d'atteinte ? raconte l'histoire d'une jeune femme de 36 ans, Frédérique, professeur de collège, divorcée et mère d'un petit garçon. Menant « une vie quelque peu stationnaire, à l'horizon limité285(*) » et ne possédant aucun vice apparent, Frédérique se rend un jour dans un casino et c'est la bifurcation. Dès lors, elle ne peut plus se passer de jouer : « Encore un coup, implora-t-elle286(*) ». Sa passion la consume au détriment de tout : son travail, son fils et ses proches. Elle ment à son entourage et laisse tout tomber pour le jeu : « l'argent qu'elle n'avait plus, elle le flambait sans compter [...] l'heure de fermeture seule chaque soir l'arrêtait287(*) ». Frédérique se laisse prendre par la passion du jeu pour échapper à cette image banale qu'elle a d'elle-même.

Cette femme plonge ainsi en pleine uchronie car le « et si...», bien qu'il soit sous-entendu, est bel et bien présent. Si Frédérique n'avait pas mis les pieds dans ce casino, sa vie aurait été autre. Elle veut bien revenir en arrière, mais il semble qu'il soit déjà trop tard :

Une envie folle la prenait de courir reprendre son fils [et] de répéter doucement [...] que c'était fini, que tout allait recommencer comme avant. Mais elle ne voulait pas non plus que tout recommence comme avant. Elle se représentait [...] l'horreur de ce retour dans le rang. Elle se disait alors qu'au point où elle en était, il ne restait qu'à continuer288(*).

La bifurcation a eu lieu, l'uchronie débute et, puisque le passé demeure immuable, rien ne peut changer le cours de l'histoire. Pour Frédérique, ce qui est fait est fait : une simple présence dans un casino a fait bifurquer sa vie entière, et non seulement la sienne, mais celle de tous ceux qu'elle côtoie. Dès lors, elle se voit forcée de mener une double vie, de jouer « le jeu », de mentir à tous : à son fils, à son amie, à son ex. « C'était donc Lyon et un pittoresque vieillard pour Quentin ; pour Corinne, le playboy Michel ; pour Jean-Pierre, un amant sans nom ni visage289(*) ».

Dans le roman Hors d'atteinte ?, Frédérique va laisser le hasard prendre le contrôle de sa vie ; elle ira jusqu'à « abandonner à la bille d'ivoire le soin de décider ce qu'[elle] ferait, où [elle] irait290(*)... » et lorsqu'elle décide de prendre la décision de cesser de jouer, elle va « plutôt [...] confier au hasard [...] le soin de la prendre pour elle ; [...] rouge, elle continuait ; [...] noir [...] elle ne rejouerait plus [...] Le rouge sortit291(*) ». Ainsi, l'héroïne laisse les lois de la probabilité décider de son sort. Dépendante et obsédée par la roulette, elle demeure incapable de prendre une décision par elle-même et de faire face à l'adversité, préférant de loin abandonner au tapis vert sa destinée. Pour Frédérique, contrairement au jeune Nicolas de La classe de neige, le hasard ne lui sera pas favorable puisque, soumise au bon vouloir du jeu, elle va s'y enliser de plus en plus et ne parviendra à s'en sortir qu'après avoir tout perdu. Vers la fin du roman, seul le manque de ressources et probablement un minimum de fierté finiront par avoir raison de sa dépendance au jeu : « Le goût du jeu lui était passé. Forcément : qui aime jouer sans rien à perdre ni à gagner292(*)? »

On pourrait conclure en disant que l'uchronie y apparaît sur un mode mineur, mais que la dualité de la bifurcation y est tout de même présent. On y trouve aussi des motifs qui apparaîtront plus tard : vie secrête, vie publique ; des voies doubles qui mènent à un cul de sac. Un mensonge isolé dans un mensonge à valeur ontologique.

* 285 Carrère, Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 31.

* 286 Ibid., p. 74.

* 287 Ibid., p. 212.

* 288 Ibid., p. 219-220.

* 289 Ibid., p. 207.

* 290 Ibid., p. 156.

* 291 Ibid., p. 220.

* 292 Ibid., p. 246.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry