L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère( Télécharger le fichier original )par Mario Touzin Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007 |
2.2.2 Uchronie temporelle dans La moustachePrécédemment, nous nous sommes posé la question de savoir s'il était possible de changer le passé. Plusieurs se sont d'ailleurs arrêtés à ce questionnement et la réponse semble des plus simples : non, il est absolument impossible de modifier le passé (sauf dans le cas du voyage dans le temps, chose encore irréalisable de nos jours). Cependant, l'un des objectifs de l'uchronie est de pouvoir modifier l'histoire passée. De changer un point précis dans l'histoire afin de transformer les événements ultérieurs. Nous avons cité l'exemple du roman 1984 de George Orwell, dans lequel le passé devenait malléable. Toutefois, comme nous l'avons précisé, dans l'oeuvre de Orwell, il ne s'agissait aucunement de voyage dans le temps, ni de monde parallèle et encore moins d'uchronie. Dans le cas de La moustache, le voyage dans le temps n'est pas en cause, mais on joue néanmoins avec la malléabilité du passé. Le point d'altération va non seulement modifier un point précis dans l'histoire et les événements subséquents, mais également les faits antérieurs à ce point d'altération. Par contre, il est important de bien faire la distinction suivante : dans 1984, le passé est collectif ; lorsque l'on change un événement passé, c'est toute la collectivité qui en ressent les effets, alors que dans La moustache, le passé est personnel, singulier, seul le héros est victime de sa malléabilité. Ainsi, dans l'oeuvre de Carrère, nous sommes en présence d'une malléabilité du passé puisque les faits sont falsifiés à volonté. Par exemple, le héros croit détenir une preuve irréfutable qu'il a été moustachu, par des photos de son voyage à Java. Il les cherche désespérément, mais n'arrive pas à mettre la main dessus. Il demande donc à son épouse : « Où sont les photos de Java ? » [...] « De Java ? » - De Java, oui. [...] « Mon amour, je te jure, il n'y a pas de photos de Java. Nous ne sommes jamais allés à Java277(*).» Sa femme a-t-elle modifié le passé à son avantage ? Notre homme se rend à l'évidence qu'il devra à l'avenir se tenir sur ses gardes, car « le fait qu'[Agnès] veuille supprimer le passé [...] toute question qu'il poserait, ou [...] toute remarque se référant à un passé commun risquerait de provoquer un nouvel éboulement278(*)». Et c'est d'ailleurs ce qui arrive lorsqu'il lui demande si elle a téléphoné à ses parents pour annuler une invitation à déjeuner : « Tu as bien téléphoné à mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas déjeuner ? » Il sentit son hésitation. « A ta mère, oui. - Mais on devait aller déjeuner chez mes parents, comme tous les dimanches, c'est bien ça ? - Ton père est mort, dit-elle. L'année dernière279(*). » Il voudrait bien se rassurer et croire qu'il souffre « d'amnésie partielle ou passagère280(*) », ou qu'il est simplement victime d'un énorme « canular », mais un fait demeure, son passé s'effrite, se dérobe et devient malléable. Même sa propre mémoire se met de la partie et, tout comme son passé, progressivement s'efface. En effet, lorsqu'il désire se rendre chez ses parents pour se convaincre que son père est toujours vivant, « il ne se [rappellait] plus le numéro. Le numéro de l'immeuble de ses parents, où il [a] vécu toute son enfance [...] Il ne se rappelait pas non plus l'étage281(*) ». Plus tard, lorsque le héros est à Paris et que son passé semble se dérober sous ses yeux, la panique et la paranoïa s'infiltrent dans chacun des pores de sa peau. Il en arrive à la conclusion que « ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas282(*) ». Il va de soi que, dans ce roman tout comme celui de Orwell, le passé du héros devient en quelque sorte malléable. Il n'est plus ce qu'il fut. Dans l'oeuvre de Carrère, nous pouvons avancer l'idée que, suite au geste posé par le héros de se raser la moustache, « quelque chose [...] s'était détraqué283(*)... » Mais, paradoxalement, nous avons l'étrange impression que, tout comme le voyage dans le temps, l'effet précède la cause (c'est ce que nous verrons un peu plus loin avec la notion de causalité inversée). Ainsi, le fait d'accomplir une action dans un temps présent (le rasage de la moustache), fait en sorte de modifier son passé, en l'occurrence la disparition de toute trace du voyage à Java et la mort de son père. Carrère va encore plus loin avec cette uchronie puisque la bifurcation modifie non seulement les événements ultérieurs, mais également les événements antérieurs. Nous pouvons donc présumer que si le héros de La moustache ne s'était pas rasé, les souvenirs de Java seraient toujours présents et le père du héros plus vivant que jamais. Seulement, il n'y aurait pas d'uchronie et donc pas d'histoire, du moins pas dans le sens où nous les présente Carrère. D'ailleurs, le héros lui-même fait cette supposition lorsqu'il constate la réapparition de sa moustache puisque « cette repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son aspect antérieur entraînerait la disparition et même l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués par son initiative [et que rien] n'aurait en fait jamais eu lieu284(*) ». * 277 Ibid., p. 81-82. * 278 Ibid., p. 90-103. * 279 Ibid., p. 103-104. * 280 Ibid., p. 108. * 281 Ibid., p. 118-119. * 282 Ibid., p. 161. * 283 Ibid., p. 34. * 284 Ibid., p. 156. |
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