L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère( Télécharger le fichier original )par Mario Touzin Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007 |
2.4.5 Le narcissisme chez RomandLa mythomanie dont souffre Jean-Claude Romand est tributaire d'une pathologie du narcissisme. Étant donné que le mythomane ne se supporte pas lui-même tel qu'il est, il n'a d'autre choix que d'inventer un monde imaginaire à l'image de ce qu'il voudrait être pour camoufler un monde qui ne lui convient pas. Les psychiatres qui ont interrogé Romand ont tous été surpris de l'image narcissique de ce dernier : « ils ont été frappés par la précision de ses propos et son souci constant de donner de lui-même une opinion favorable [...] Sans doute aussi avait-il du mal à se détacher du personnage qu'il avait joué pendant toutes ces années...152(*) ». De plus, ils ont tous été étonnés de la froideur et du détachement de Romand par rapport aux gestes accomplis : « Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions.153(*) » Sami Ali présente, en trois étapes, une définition du narcissisme et nous ne pouvons faire abstraction des ressemblances évidentes avec ce que nous connaissons de Jean-Claude Romand : « Trois moments ponctuent aussi le mythe dans lequel s'épuisent les possibilités logiques de l'expérience du visage : Narcisse perçoit un autre en lieu et place de lui-même ; il identifie cet autre comme étant lui-même ; et cet autre renvoie de nouveau [...] à un autre qui n'est pas lui-même.154(*) » Romand perçoit l'image du médecin à la place de lui-même, il identifie ce faux médecin comme étant lui-même et l'image du faux médecin tente de s'identifier à un autre non reconnaissable puisque le « je » est devenu inaccessible. Quant à Clément Rosset, sa vision du narcissisme donne tout aussi à penser que Romand possédait toutes les caractéristiques du parfait narcissique : « l'erreur mortelle du narcissisme [est] de vouloir non pas s'aimer soi-même avec excès, mais, tout au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l'image. Le narcissique souffre de ne pas s'aimer : il n'aime que sa représentation.155(*) » Bien qu'il nous arrive tous, en tant qu'adultes, de s'offrir de temps à autre un récit qui nous donne le beau rôle, nous acceptons néanmoins de revenir au réel après ce petit voyage en fiction. Le mythomane, lui, ne peut se permettre un tel retour. Une fois de plus, son image narcissique l'amène à préférer de loin la fiction à la réalité. Louis Lavelle, dans son ouvrage sur le narcissisme, mentionne que « Narcisse est secret et solitaire. Son erreur est subtile. Narcisse est un esprit qui veut se donner en spectacle à lui-même [...] Cette image l'attire et le fascine : elle le détourne de tous les objets réels et il n'a plus de regard à la fin que pour elle.156(*) » Cette description reflète parfaitement l'image que nous donne Romand : celle d'un être secret et solitaire. Il va également jouer son rôle à la perfection, dépassant même l'entendement. Quant à l'image narcissique, aucun doute ne subsiste, Romand est vraiment obsédé par son image et il amène les autres à en faire autant. D'ailleurs, Carrère lui-même se fait prendre au jeu ; l'affaire Romand va totalement l'obséder. Romand passe 20 ans de sa vie à créer de toutes pièces cet univers fictif. Et qui plus est, il se donne toujours le beau rôle : médecin prestigieux, conférencier chevronné, chercheur de haut niveau. Il ira jusqu'à prétendre connaître, et même côtoyer, des personnalités de renom telles que Bernard Kouchner ou Léon Schwartzenberg. D'ailleurs, Corinne, sa maîtresse, est étrangement attirée et particulièrement ravie de fréquenter, en parlant de Jean-Claude Romand, « un de ces hommes remarquables [...] qu'elle avait jusqu'alors admirés de loin 157(*)». Un autre point important concernant cette pathologie est que Romand ne peut accepter de dévoiler son vrai visage. Il va préférer tuer toute sa famille pour leur éviter la honte, la souffrance psychologique, la désillusion. Mais selon les psychiatres Toutenu et Settelen, Romand est si ancré dans son image narcissique qu'à un niveau plus archaïque il ne faisait pas bien le distinguo entre lui et les siens. Dans son système égocentrique sa femme, ses enfants, étaient davantage vécus comme des prolongements de lui-même que comme des personnes distinctes. Dans cette optique les faire disparaître c'était se faire disparaître.158(*) En les tuant, il peut laisser perdurer l'image d'un mari aimant, d'un père exemplaire, d'un fils parfait au-delà de la mort. Selon Boris Cyrulnik, « en les tuant par amour, Romand libère la meilleure part de lui-même. Grâce à la mort, ses enfants n'auront connu qu'un père tendre héros. Il va également sauver ses parents d'une terrible désillusion 159(*)». En fait, Romand croit que donner la mort n'est pas un crime quand on aime de cette manière, ce qui révèle chez lui une très forte propension au narcissisme. * 152 Ibid., p. 180. * 153 Ibid., p. 181. * 154 Sami Ali, Corps réel, corps imaginaire : pour une épistémologie du somatique, Paris, Dunod, Coll. Psychismes, 1998, p. 123. * 155 Clément Rosset, Le réel et son double : Essai sur l'illusion, Paris, Gallimard, 1993, p. 111. * 156 Louis Lavelle, L'erreur de Narcisse, Paris, Bernard Grasset, 1939, p. 19. * 157 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 116. * 158 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 70. * 159 Cyrulnik, op. cit., p.18. |
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