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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.4.4 Romand et le paradoxe du menteur

Mais qu'en est-il du paradoxe du menteur dans le cas Jean-Claude Romand ? Nous avons déjà abordé la question du mensonge à soi-même, mais la mythomanie constitue, au départ, un mensonge à autrui, plutôt qu'un mensonge à soi-même. Guy Durandin le confirme lorsqu'il nous dit que :

le mythomane, en effet, ne se contente pas de prendre ses désirs pour des réalités, ou de nier une réalité pénible. Il ne vit pas dans un monde purement imaginaire, mais cherche bel et bien à modifier le monde réel à son profit, par l'intermédiaire de la croyance d'autrui. Il se fait passer pour ce qu'il n'est pas afin d'obtenir plus facilement ce qu'il n'a pas. Par exemple, il se donne pour prince, officier supérieur, ou médecin, et réussit à se faire attribuer ainsi, de manière plus ou moins durable, des prérogatives particulières, grâce auxquelles il améliore son état réel. 140(*)

David Cook dira du paradoxe du menteur que « par moment, il y a des instants de vérité. Mais ces moments de vérité se révèlent comme lâchement reliés à la structure générale du mensonge 141(*)». Romand saura exploiter au maximum ce paradoxe. Par exemple, il va assister aux cours, fréquenter la bibliothèque universitaire et en arrivera même à boucler « le cycle complet des études de médecine 142(*)». Cette part de vérité lui permet ainsi de rendre plus crédible toute son histoire.

Ce paradoxe sous-tend également le fait que Romand désire, d'une part, dire la vérité, tout avouer, en finir une fois pour toutes avec cette lourde maladie qui le ronge de l'intérieur, mais d'autre part, ne pas décevoir et craindre plus que tout de montrer aux gens qu'il aime son vrai visage. Cependant, à deux reprises, il sera tenté de révéler la vérité. Tout d'abord, à la seule personne partageant sa double vie, Corinne, sa maîtresse, face à laquelle « il caressait l'espoir que les mots de l'aveu, le prochain soir, un autre soir, finiraient par être prononcés. Et que cela se passerait bien. [Mais] il n'osait pas lui avouer la vérité, il aimait mieux mourir que de la décevoir, il aimait mieux aussi mourir que de continuer à lui mentir 143(*)».

Par la suite, il éprouvera de nouveau le besoin de tout avouer à son ami Luc. Toutefois, ce dernier a très mal réagi lorsqu'il a découvert que Romand avait une liaison : « J'espère que tu n'es pas en train de faire des conneries 144(*)». Romand, s'il « était sur le point cette nuit-là de lâcher toute la vérité, la première réaction de son confident l'a fait battre en retraite 145(*)». Or, ce qui semble le plus paradoxal dans ce dernier exemple, c'est que Luc découvre rapidement que Romand a une liaison, mais pas qu'il lui ment depuis si longtemps ! Mais pourquoi Romand n'arrive pas à tout déballer, à tout raconter, à tout dire ? Tout simplement pour se protéger et peut-être aussi pour s'accrocher à un espoir bien illusoire. À ce propos, Paul Eckman croit que « si la personne qui a transgressé est certaine qu'en étant démasquée, elle subira un plus grand préjudice que si elle dit la vérité, elle peut malgré tout être fort tentée par le mensonge, qui lui laisse une possibilité, si faible soit-elle, d'éviter tout dégât, alors que la vérité causerait des inconvénients immédiats.146(*) » C'est ainsi que Romand va préférer se taire plutôt que d'avouer la vérité, trop cruelle pour lui. Pour éviter d'être démasqué, il va préférer tuer toute sa famille.

Un mythomane, pris dans l'engrenage du mensonge, ne parvient pas à avouer ses fautes, il préfère inventer de nouveau pour éviter une vérité qui ne lui convient nullement. Il va fabuler de nouveau et faire en sorte que ce second mensonge puisse non seulement camoufler le premier, mais le consolider. C'est la raison pour laquelle Romand s'invente un cancer plutôt que d'avouer la vérité, cela lui permet de camoufler son véritable mensonge : « Jean-Claude lui (Luc) a dit qu'il avait un cancer. Ce n'était pas prémédité, mais [...] un cancer aurait tout arrangé. Il aurait excusé son mensonge [...] À peine le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il avait trouvé la solution147(*). »

Néanmoins, et malgré toutes les ruses possibles pour éviter d'être pris en flagrant délit de mensonge, si le mythomane se voit acculé au pied du mur, il va d'abord nier ; puis, si l'évidence est trop lourde à gérer, il va tenter de corriger son récit (c'est le retour sur les explications). D'ailleurs, devant le juge, concernant la tuerie, Romand va évoquer « un homme armé de taille moyenne, brun, qui tirait sur tout ce qui bouge 148(*)». Il va également déclarer à ses psychiatres qu'il travaille « pour la société Arad SA & United Kuweit de Genève 149(*)» et, de plus, preuve supplémentaire démontrant bien à quel point cette mythomanie a pris possession de lui, il ira jusqu'à mentionner « qu'il ignorait la mort de ses parents... 150(*)» Ne dit-il pas au juge qui l'accuse du meurtre de ceux-ci : « On ne tue pas son père et sa mère, c'est le deuxième commandement de Dieu 151(*)». Une fois de plus, Romand en arrive à croire à la réalité de sa fiction. Le recours fréquent, voire permanent, aux mensonges est pour le mythomane le seul moyen de fuir une réalité qu'il ne peut accepter ou affronter sans souffrir. Il se donne ainsi l'illusion de changer cette réalité douloureuse.

* 140 Durandin, op. cit., p. 348-349. (c'est nous qui soulignons)

* 141 Cook, « Le postmodernisme et le décès du mensonge », in Le mensonge, op.cit., p. 105.

* 142 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 86.

* 143 Ibid., pp. 118-119.

* 144 Ibid., p. 122.

* 145 Ibid., p. 123.

* 146 Ekman, op. cit., p. 48.

* 147 Ibid., p. 81.

* 148 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 22.

* 149 Ibid.

* 150 Ibid.

* 151 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 179.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand