INTRODUCTION GÉNÉRALE
Autour de 1960, se développe une linguistique qui
s'occupe de la mise en oeuvre de la langue par des locuteurs
éventuels : l'énonciation. Cette dernière s'oppose au
structuralisme et à la grammaire générative qui
opèrent une coupure entre le langagier et le cognitif, et
séparent les énoncés de l'activité qui les a
produits. Parler ne se réduit donc pas, pour les linguistes de
l'énonciation, à transposer en langue des morceaux de
réalité. Cette réalité ne peut être
envisagée que par une subjectivité, c'est-à-dire qu'elle
est obligatoirement interprétée, appréciée,
jugée. C'est dire que l'énonciation permet l'étude des
différents indices qui révèlent la présence du
locuteur dans un discours, elle rend donc évidemment compte de la
modalisation. A cet effet, Dubois et co-auteurs (1999 :305)
définissent la modalisation comme étant la composante
du procès d'énonciation permettant d'estimer le degré
d'adhésion du locuteur à son énoncé.
Autrement dit, la modalisation définit la marque
donnée par le sujet parlant à son discours.
L'INTÉRÊT DU SUJET
La modalisation est une notion conflictuelle de la
linguistique contemporaine. Cela résulte de sa polymorphie et de son
caractère vaste et mouvant. De plus, elle peut être abordée
sous divers angles et elle est étudiée aussi bien en logique, en
linguistique qu'en sémiotique. Meunier (1974) souligne que le terme
modalité duquel dérive celui de modalisation
est en lui-même déjà complexe. De ce fait, ce dernier
(1974 : 8) écrit :
Parler de modalité, sans plus de précision,
c'est s'exposer à de graves malentendus. Le terme est en effet
saturé d'interprétations qui ressortissent explicitement ou non,
selon les linguistes qui l'utilisent, de la logique, de la sémantique,
de la psychologie, de la syntaxe, de la pragmatique ou de la théorie de
l'énonciation.
Il faut donc s'entendre sur une conception de la
modalité pour éviter les malentendus, d'autant plus qu'il existe
plusieurs approches de la notion. Il est question pour nous dans le cadre de ce
travail de construire une définition mieux adaptée à la
modalisation. Nous tenterons d'apporter notre modeste contribution à la
résolution de la complexité de cette notion tout en sachant qu'un
tel projet doit être conscient des limites auxquelles il se heurtera
nécessairement. Nous nous intéresserons, de ce fait, aux
procédés de modalisation dans l'oeuvre romanesque de Jules Verne,
notamment dans Michel Strogoff. Jules Verne est un écrivain qui
a le souci de l'exactitude dans les informations qu'il transmet. Nous voulons
montrer que, bien qu'étant un spécialiste des oeuvres
scientifiques d'aventure, Jules Verne met en exergue dans Michel
Strogoff des instances énonciatives dont les discours ne sont pas
dénués de commentaires subjectifs. Ainsi, même chez un
auteur qui se sert des faits historiques pour écrire une oeuvre, on peut
trouver des procédés de modalisation.
En ce qui concerne justement notre support d'étude, il
relate l'histoire de Michel Strogoff, courrier du czar de Russie, qui doit
traverser les steppes de Sibérie, pour aller prévenir le
frère du czar (à Irkoutsk) de la présence d'un
traître dans son entourage. Son voyage de plus de 5500 km sera compromis
par les Tartares commandés par un ancien officier impérial
révolté contre le czar, Ivan ogareff, qui envahissent la
Sibérie. Capturé, Strogoff est torturé et ses yeux
brûlés au fer rouge. Mais Michel Strogoff finit par tuer le
traître.
Nous tenons à préciser, par ailleurs, que la
notion de modalisation a déjà servi de prétexte à
plusieurs travaux. Ces derniers permettent de mesurer l'ampleur de la
complexité que revêt la notion de modalisation. On se propose donc
de revisiter les points de vue de Bally (1942, 1965), Gardies (1979, 1981) et
Charaudeau (1992). Cet exposé vise à présenter la
modalisation sous certains aspects problématiques qui ont nourri notre
réflexion et nous ont permis d'élaborer notre approche de la
notion.
L'ÉTAT DE LA QUESTION
- Bally et l'héritage de la logique
modale : le modus et le dictum
Les premières réflexions sur la modalité
ont été effectuées par la logique. C'est Aristote qui les
développe en premier à travers des questions philosophiques
soulevées dans De l'interprétation et les premiers
analytiques. Cette étude est prolongée par les analyses de
la logique modale classique, poursuivie par les philosophes et logiciens. La
logique modale limite les modalités au quaterne nécessité,
possibilité, impossibilité, contingence. De plus, elle n'envisage
la modalité que d'un point de vue formel, c'est-à-dire sans se
préoccuper du sens des mots.
Après le moyen âge, le concept de modalité
est repris en linguistique de l'énonciation par Bally. Cet auteur
propose essentiellement une approche linguistique de la modalité qu'il
associe étroitement à la phrase. Toute phrase renferme en son
sein une modalité et c'est même elle qui lui confère le
statut de phrase. Bally (1942 :3) donne de la modalité la
définition suivante : la modalité est la forme
linguistique d'un jugement intellectuel ou d'une volonté qu'un sujet
pensant énonce à propos d'une perception ou d'une
représentation de son esprit.
Une telle définition montre clairement que
pour Bally (1942), la modalité est une opération psychique que le
locuteur opère sur une représentation. Il faut donc distinguer
dans une phrase le modus et le dictum. Bally fait de cette
dichotomie la base de sa théorie de l'énonciation. Il part du
postulat que la langue est un instrument permettant la communication,
l' « énonciation » de pensées par la
parole. Et la forme la plus simplifiée de la communication d'une
pensée est la phrase. De plus, ce linguiste précise qu'une
pensée est une réaction soit par un constat, soit par une
appréciation ou un désir. La distinction entre modus et
dictum relève d'une distinction entre les aspects logique,
psychologique, linguistique qui conditionnent toute énonciation de la
pensée par la langue. A en croire Bally (1965 :36),
La phrase explicite comprend donc deux parties: l'une est
le corrélatif du procès qui constitue la représentation
(p.ex: la pluie, une guérison); nous l'appellerons, à l'exemple
des logiciens, le dictum. L'autre contient la pièce maîtresse de
la phrase, celle sans laquelle il n' y a pas de phrase, à savoir
l'expression de la modalité, corrélative à
l'opération du sujet pensant. La modalité a pour expression
logique et analytique un verbe modal (par exemple: croire, se réjouir,
souhaiter), et son sujet, le sujet modal, tous deux constituent le modus,
complémentaire du dictum.
La modalité se définit donc comme l'attitude
prise par le sujet parlant à l'égard du contenu de son
énoncé. L'analyse logique d'une phrase suppose l'existence
d'éléments corrélatifs au procès et
d'éléments qui ressortissent à l'intervention du sujet
parlant.
La conception de la modalité de Bally va
connaître des critiques notamment de la part de Ducrot (1989). Ainsi,
dans son étude sur l'énonciation et la polyphonie chez Bally,
Ducrot (1989 :186-187) fait remarquer que la distinction entre
modus et dictum suppose que toute pensée se
décompose en un élément actif ou subjectif, la
réaction, et en un élément positif ou objectif, la
représentation.
Cette distinction entre subjectif et objectif paraît
insoutenable pour Ducrot (1989) dès lors qu'il pense que des
énoncés de la langue pourraient décrire le monde tel qu'il
est sans la médiation d'un sujet parlant et d'une subjectivité,
c'est-à-dire sans passer par une instance énonciative
quelconque.
- Gardies et l'analyse syntaxique de la
modalité
Gardies (1981) estime que la logique modale réservait
à la notion de modalité une définition restreinte
puisqu'elle était limitée aux notions de nécessité,
impossibilité, possibilité, contingence. Ce dernier opte
plutôt pour une conception plus large de la modalité. Gardies
(1981 :13) parle de la modalité dans
Tous les cas où le contenu d'une proposition se
trouve transformé dans un sens quelconque, soit par adjonction d'un
verbe, soit encore par une subordination de son énoncé qui lui
confère le statut de proposition complétive.
La modalité est ainsi présentée surtout
sous un aspect syntaxique dans la mesure où c'est la façon dont
les mots sont disposés dans une phrase qui lui confère le statut
de modalité. Gardies (1979) relève, par ailleurs, que la
prépondérance des modalités aléthiques dans la
logique modale est accidentelle. Aristote les a étudiées dans le
cadre de sa philosophie, et c'est ce qui a donné un sens à cette
étude. Autrement dit, le privilège de ces modalités tient
au fait qu'Aristote en avait besoin pour exprimer son système
philosophique. Gardies (1979 :14) propose donc de dépasser ce point
de vue pour considérer sur un pied d'égalité les
modalités épistémiques, déontiques, temporelles,
aléthiques, etc.
Cependant, Picavez (2003) déplore le fait que Gardies
(1981) focalise son étude de la modalité sous un angle syntaxique
comme si c'était le seul critère susceptible de définir
cette notion.
L'on s'aperçoit que les auteurs tels que Bally (1942,
1965) et Gardies (1981) subordonnent l'étude de la modalisation à
celle de la modalité. Toutefois, certains linguistes de
l'énonciation et du discours s'efforcent de préciser la notion de
modalisation : c'est le cas de Charaudeau (1992).
- Charaudeau et l'approche énonciative de la
modalisation
Charaudeau (1992 :572) considère la modalisation
comme une partie importante de l'énonciation puisqu'
Elle en constitue le pivot dans la mesure où c'est
elle qui
permet d'expliciter ce que sont les positions du sujet
parlant par rapport à son interlocuteur (Loc
Interloc),
à lui-même (Loc Loc) et à
son propos (Loc Propos).
C'est dire que dans le processus d'appropriation de la langue,
le sujet parlant est amené à se situer par rapport à son
interlocuteur, au monde qui l'entoure et par rapport à ce qu'il dit.
Par ailleurs, à en croire Charaudeau (1992), la modalisation se
compose d'un certain nombre d'actes énonciatifs de base: ce sont les
actes locutifs. Ces derniers se divisent en trois : les actes allocutifs,
élocutifs, délocutifs. Ils ont pour sous-catégories les
différentes modalités énonciatives.
Toutefois, nous déplorons le fait que Charaudeau
(1992) privilégie surtout l'analyse des modalités
énonciatives dans son étude de la modalisation. Vion
(2001 :219), quant à lui, s'étonne que l'auteur
appréhende les modalités élocutives à partir du
schéma Loc > Loc alors même que dans sa définition, il
les associe à la relation que le locuteur entretient vis-à-vis de
son propos.
Dans cette perspective, Charaudeau (1992)
crée une confusion quant au contenu sémantique des
modalités élocutives.
A travers les différentes approches de la
modalisation que nous venons de présenter, on constate un
problème définitionnel lié à la notion d'autant
plus que la diversité d'angles sous lesquels elle est
appréhendée ne permet pas de la cerner.
PROBLÉMATIQUE ET
ORIGINALITÉ
Comme nous l'avons dit plus haut, le rapport entre
modalisation et modalité n'est pas explicité, et l'on pourrait
croire que ces deux concepts sont équivalents. C'est dans cette optique
que Vion (2001 :219-220) prend l'exemple de Le Querler (1996) qui
mentionne la notion de modalisation cinq fois sur la quatrième de
couverture de son ouvrage (Typologie des modalités) ; mais
à l'intérieur même de cet ouvrage, la modalisation n'est
pratiquement jamais évoquée et c'est plutôt le terme de
modalité qui y est fréquent. Néanmoins, les notions de
modalité et modalisation sont parfaitement distinctes. Le concept de
modalité renvoyant à une réalité statique, alors
que celui de modalisation apparaît plutôt comme un processus. C'est
pourquoi Arrivé, Gadet et Galmiche (1986: 389) considèrent que
la modalisation est le processus par lequel le sujet de
l'énonciation manifeste son attitude à l'égard de son
énoncé. Ainsi, la modalisation permet au locuteur de
manifester une attitude par rapport à ce qu'il dit. Nous partons de
l'hypothèse que la modalisation est un phénomène
occasionnel, caractérisé par un dédoublement
énonciatif avec un commentaire réflexif portant sur
l'énoncé du locuteur.
La modalisation pourrait alors être
définie comme un phénomène de double énonciation
dans lequel l'une des énonciations se présente comme un
commentaire porté sur l'autre, les deux énonciations étant
à la charge d'un même locuteur. Il s'agira donc pour nous de
montrer comment le recours à la modalisation permet à un
locuteur de se construire l'image d'un sujet distancié par rapport
à son dire, entraînant ainsi une incidence sur le
sémantisme de son énoncé. Ce faisant, nous nous posons les
questions suivantes : quels sont les phénomènes syntaxiques,
sémantiques, auxquels renvoie la modalisation ? Comment se
manifestent dans Michel Strogoff les procédés de
modalisation à travers les relations que le locuteur entretient avec
son discours ? Comment s'effectue la mise en valeur par le locuteur de son
propre énoncé ? La modalisation ne constitue t-elle pas
finalement une stratégie argumentative employée par Jules Verne
pour mieux rallier le lecteur à la cause qu'il défend dans son
oeuvre ?
On se propose de construire une grille d'approche qui
permette de développer quelques aspects des questions soulevées
et d'en esquisser des solutions.
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