i.Le cadre du contrôle par la Cour européenne
des droits de l'Homme
La détermination de la première condition, «
la prééminence du droit » soulève
quatre interrogations127 : Le système
juridique interne sanctionnetil l'infraction ? La disposition juridique
pertinente estelle accessible au citoyen ? Estelle suffisamment
précise pour permettre raisonnablement au citoyen de
prévoir les conséquences de nature à dériver
d'un acte déterminé (en l'espèce un acte
qualifié d'incitation au terrorisme) ? La loi prévoitelle des
garanties adéquates contre des atteintes arbitraires à
la liberté de pensée et à la liberté
d'expression ?
·Le système juridique interne sanctionnetil
l'infraction ?
Le système juridique interne inclut non seulement
la loi au sens stricte mais aussi, les actes réglementaires, les
décisions judiciaires (tant dans les pays de
« common law » que dans les pays de droit
romanogermanique) et les
125En effet, le nombre de page de cette réflexion est
limitée, en sus la jurisprudence de la Cour est, de loin, la plus
fournie sur ces questions.
126Lire à ce propos le complet, instructif et
intéressant article de Steven Greer « Les exceptions aux
articles 811 de La Convention Européenne des Droits de l'Homme »
édition du Conseil de l'Europe. Les développements qui vont
suivre doivent beaucoup à cet article.
127Arret Kruslin c/ France du 24 avril 1990,
série A n°176 A, paras. 27 à 36.
obligations internationales s'imposant aux Etats. Puisque les
organes nationaux sont les mieux placer pour juger si les procédures
législatives internes ont été correctement
respectées, la Cour leur accorde une importante marge
d'appréciation. Ainsi, en ce qui concerne une incrimination de
l'incitation à la commission d'actes terroristes en France,
celleci doit être le fait du législateur128
(c'est le cas de l'article 24 de la loi de 1881 sur la
presse) et respecter les principes généraux gouvernants le droit
pénal.
·La disposition juridique est elle accessible au
citoyen ?
La Cour estime129 qu'une disposition
juridique est accessible par le citoyen lorsqu'il peut disposer de
renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes
juridiques applicables à un cas donné. Une disposition
légale qui ne serait pas suffisamment accessible ne pourrait
être considérée comme une loi. Ainsi, la disposition d'un
ministre de l'intérieur britannique aux directeurs de prison
nonpubliée, nontransmise dans les prisons et aux
dispositions nonexpliquées aux prisonniers ne peut pas être
considérées comme une loi130.
·La précision de la disposition juridique et sa
prévisibilité pour le citoyen :
Pour la Cour le degré de précision
nécessaire des lois dépend du contenu de la loi, de son champ
d'application, du nombre de personne visé et de leur
statut131. Pour déterminer le degré de
précision de la loi, il est possible de consulter des directives ou
des instructions administratives. Ainsi, les directives non
considérées comme des lois dans l'arrêt Silver
ont été prise en compte pour déterminer si la
condition de précision et donc de prévisibilité
étaient remplies.
128article 34 de la constitution : La loi fixe les règles
concernant (...)la détermination des crimes et délits ainsi que
les peines qui leur sont applicables; la procédure pénale(...)
129Arrêt Sunday Times c/ Royaume uni du 26 Avril
1979, Série A n°30 para 49
130Arrêt Silver et autres c/ Royaume Uni du 25
mars 1983, série A no 61.
131Arrêt Sunday Times c/Royaume uni, ordre public cit.
para 49, Arrêt Wingrove c/ Royaume uni du 25
novembre 1996, paras. 4044.
Pour l'incitation, au vu du contenu potentiellement
très dangereux de la loi et du nombre important de personnes que
cette loi peut impacter, toute loi d'incrimination devra donc
être particulièrement précise et prévisible.
·Des garanties efficaces contre des atteintes
arbitraires au droit substantiel existent
elles ?
Dans l'arrêt Malone132, la Cour
rappelle que les termes « prévue par la loi »
impliquent que le droit interne doit offrir une certaine
protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux
droits garantis. Le degré de protection que doit atteindre le
droit interne n'est pas déterminé de façon
abstraite, in abstracto. Tout diffère dans chaque cas d'espèce.
Elle reconnaît la grande importance de telles mesures de
précaution lorsque le pouvoir exécutif jouit d'un large
pouvoir d'appréciation. Ainsi, il est indiqué dans
l'arrêt Herczegfalvy qu'une loi conférant
à la puissance publique un large pouvoir d'appréciation
doit en fixer la portée ; le niveau de précision requis
dépend du domaine considérée.
La seconde condition « la nécessité dans
une société démocratique » est moins bien
définie que la première et laisse une très
importante marge d'appréciation aux juges. Ce critère
représente à lui seul une part importante du
problème auquel les démocraties doivent faire face en luttant
contre le terrorisme. Afin de mener une lutte efficace, elles risquent de
devoir abandonner la mise en application pratique d'une partie des droits de
l'homme proclamés dans leurs textes fondamentaux. Toutefois, cet abandon
doit être réduit au minimum nécessaire sous peine
d'abandonner les valeurs qui font de nos Etats des démocraties, des
Etats de droit et ; ce faisant ; de légitimer le terrorisme.
La Cour a défini un cadre d'interprétation
composé de trois caractéristiques afin d'évaluer le
respect de ce critère.
132Arrêt Malone c/ RoyaumeUni du 2 août
1984, série A no 82.
·La nature de la nécessité :
Dans l'arrêt Handyside contre RoyaumeUni du
7 Décembre 1972, la Cour
indique que la nécessité est
intermédiaire entre « indispensable », « absolument
nécessaire », « strictement nécessaire » et
« opportun, normal, admissible ». Ainsi, la nécessité
ne doit pas être comprise comme étant l'ultime recours. De plus,
l'ingérence de l'Etat dans les libertés prévues par la
Convention doit être justifiée par un ou plusieurs buts
légitimes prévus par la Convention. Les limitations
portées à la liberté de conscience, en raison de
l'incitation, pourront être justifiées par les
nécessités d'ordre et de sécurité public ; celles
de la liberté d'expression pourront l'être par la
sécurité nationale, la sûreté publique, la
défense de l'ordre et la prévention du crime. Pour juger si les
motifs invoqués par
les Etats pour justifier les limitations existent, il convient
de tenir compte des circonstances particulières de l'affaire et de
l'atmosphère du pays au moment des faits. L'action de l'Etat doit
également se fonder sur une appréciation acceptable des
faits pertinents133. La liberté d'expression et la
liberté de conscience sont considérées par la Cour
comme des fondements essentiels de nos sociétés
démocratiques. Les buts légitimes prévus par les
paragraphes 2 des articles 9 et
10 de la Convention doivent, en conséquence, être
interprétés restrictivement.
·Proportionnalité au but légitime poursuivi
et charge de la preuve :
Les atteintes aux droits de l'homme doivent être
proportionnées aux buts
légitimes poursuivis, variant suivant les
affaires, les droits en cause et la nature
de l'ingérence. Les deux droits en cause sont
particulièrement importants, ainsi
les limitations devraient être strictement
proportionnées. Il est permis de douter que cette approche soit
suivie par la Cour. En effet, même si aux termes certaines
décisions les exceptions doivent être
interprétées strictement134, une
133Arrêt Oberschlick c/ Autriche du 23 mai 1991,
série A n°204, para. 60.
134Arrêt Sunday Times c/ Royaime uni para 65.
partie de la jurisprudence penche en faveur de
l'équilibre entre les droits et les exceptions135.
D'autant que dans sa Déclaration sur la liberté
d'expression et d'information dans les médias dans le contexte de la
lutte contre le terrorisme, le Comité des ministres du Conseil de
l'Europe considère que le terrorisme a des conséquences
dramatiques pour les pleines jouissances de droits de l'homme, (...) qu'il
menace la démocratie, qu'il vise notamment à
déstabiliser les gouvernements légitimement constitués et
à saper la société civile pluraliste. Ces
considérations sur le terrorisme semblent indiquer que les Etats du
Conseil de l'Europe considèrent le terrorisme comme un
danger public menaçant l'expression démocratique de nos
Nations. En toute hypothèse, la Cour considère que l'Etat doit
apporter la preuve que les limitations sont justifiées136.
·La marge d'appréciation des Etats et la
portée du contrôle européen :
La marge d'appréciation des Etats correspond à leur
marge de manoeuvre dans le
respect des droits et dans l'application des diverses
exceptions prévues par la Convention. Cette marge
d'appréciation détermine la portée du contrôle
exercé par les juges de Strasbourg. Il s'agit là du coeur du
critère de nécessité dans une société
démocratique. La Cour estime qu'il lui revient en dernier ressort
(...), de déterminer si le but et la nécessité d'une
atteinte à des droits en vertu d'une ou plusieurs exceptions
prévues pour sauvegarder l'intérêt public sont compatibles
avec la Convention137. Pour M. Van Dijk et M.Van
Hoof138, la Cour, pour appliquer la notion de marge
d'appréciation, procède en deux étapes. En premier lieu,
elle va examiner le comportement de l'Etat. Elle peut ne lui laisser aucune
135Arrêt B c/France du 25 mars 1992 série A
n° 232 para 63.
136Requête n°22414/93 Chahal c/ Royaume Uni,
para. 136 ; Arrêt Observer et Guardian du 02 août 1994,
série A n°82
137Steven Greer Ibidem
138P.Van Dijk et G.J.H. Van Hoof, Theory and Practice of the
European Convention on Human rights,
DeventerBoston, 1990 p 404
marge d'appréciation et détailler l'ensemble
des actions entreprises ou lui reconnaître une faible marge. En
second lieu, elle détermine si le comportement
de l'Etat est raisonnable, en se fondant sur le
résultat des investigations de la première phase. Pour ce
faire, la Cour peut demander à l'Etat de prouver le
caractère raisonnable des restrictions qu'il a imposé ou,
encore, demander au requérant de prouver leurs caractères
déraisonnables.
À travers ces deux conditions, la Cour
européenne a mis en place un système perfectible mais
cohérent et efficace. Il reste à espérer que malgré
les risques terroristes existant aujourd'hui en Europe et sous les coups
conjugués de l'opinion publique et des gouvernements, les juges de
Strasbourg continueront à jouer leur rôle de protecteur des droits
de l'homme en général et des libertés de conscience et
d'expression en particulier.
·Quels « buts légitimes »
peuvent légitimer les limitations portées aux principes
?
Les buts qui peuvent légitimement être
invoqués pour limiter l'expression de la
liberté de pensée sont la
sécurité publique, la protection de l'ordre, la
santé ou la morale publiques, ou la protection des droits et
libertés d'autrui. Concernant l'article 10,
les buts légitimes sont la sécurité
nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté
publique,
la défense de l'ordre et la prévention du
crime, la protection de la santé ou de la morale,
la protection de la réputation ou des droits
d'autrui, empêcher la divulgation d'informations confidentielles
ou garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir
judiciaire. Le caractère « moins absolu » de la
liberté d'expression, comparé à la liberté
de pensée, s'exprime aussi par ces buts légitimes :
ils sont assez limités pour la liberté de pensée et
beaucoup plus nombreux s' agissant de la liberté d'expression.
Ces buts peuvent se ranger en deux catégories : les buts
touchant à l'intérêt public ou de
la société en général et les buts
concernant l'intérêt privé.
Les premiers recouvrent évidemment la protection
de l'ordre, la santé ou la morale publiques, la
sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la
sûreté publique, la défense
de l'ordre et la prévention du crime.
Les seconds incluent logiquement la protection de la
réputation, des libertés ou des droits d'autrui, empêcher
la divulgation d'informations confidentielles. La question de la
volonté de garantir l'autorité et
l'impartialité du pouvoir judiciaire est plus
problématique. Évidemment, le respect de ces deux principes
bénéficie à l'ensemble de
la société, même si un
intérêt privé est directement en cause lorsqu'il y a
atteinte à ces deux principes et un classement dans la seconde
catégorie semble donc justifié. Parmi ces droits, aucun ne
semble pouvoir arguer à une éventuelle limitation des
libertés garanties aux articles 9 et 10 relative à l'incitation
aux actes de terrorisme.
La sécurité nationale ne peut être
invoquée que pour limiter la liberté
d'expression. Dans le cadre du sujet de cette réflexion,
son invocation semble difficile. Il
en est de même pour la protection de la santé et de
la morale publique ainsi que pour l'intégrité territoriale. En
conséquence, seules la sécurité publique, la
défense de l'ordre
et la prévention du crime semblent pouvoir être
invoqués.
Ces trois critères sont, en réalité,
invoqués pèlemêle par les Etats et il n'est pas possible
de définir clairement où s'arrête la
sécurité publique et où commence la défense
de l'ordre et la prévention du crime. Dans de nombreux
arrêts139 où les Etats invoquent ces justifications,
la Cour n'a pas clairement défini ces trois notions. Elle s'est
contentée d'une étude des faits, de rappeler la notion de
prééminence du droit et le critère de la
nécessité dans une société démocratique,
avant de conclure que les buts invoqués
139Par exemple arrêt du 28.10.1994, A 300A, Requête
no 8170/78, X c/ Autriche, Annuaire XXII (1979),
p. 308. Requête no 5488/72, X c/ Belgique,
Annuaire XVII (1974), p. 222; requête 530/59, X c/
République Fédérale d'Allemagne, Annuaire III (1960), p.
184; Requête no 9237/81, B. c/ Royaume Uni, D & R 34 (1983), p. 68.
Requête no 8290/78, A, B, C et D c/ République
fédérale d'Allemagne, D
&R 18 (1980), p. 176. Requête no 17505/90,
Nydahl. Z. c/ Finlande, du 25.2.1994, requête no
22009/93 ; Arrêt Boughanemi du 24.4.1996, requête
no 22070/93; arrêt C. c/ Belgique du 7.8.1996, requête no 21794/93;
arrêt Bouchelkia du 29.1.1997, requête no 23078/93 ; Arrêt
Schönenberger et Durmaz du 20.6.1988, série A no 137,
Arrêt Niemetz du 16.12.1992, A 251B. Arrêt Vereinigung
Demokratischen Soldaten Österreichs et Gubi du 19.12.1994, A 302.
justifient les limitations (souvent) ou bien l'inverse
(rarement). Ce manque de définition
au niveau européen n'est pas de très bon
augure, risquant de laisser la place à une interprétation
extensive de ces limitations. Espérons que la Cour se
prononcera rapidement sur le sens exact de ces principes afin d'en indiquer
clairement le champ d'application !
Plus on luttera sérieusement contre le terrorisme, plus
l'ensemble de nos libertés
et droits fondamentaux devront être respectés. Les
Etats devront, en ce sens, donc ne pas enfreindre l'ensemble des droits qu'ils
se sont engagés à respecter.
|