Transition démocratique dans le monde arabo-musulman : le cas de la Tunisie( Télécharger le fichier original )par Mourad Ben Abdallah Université de Genève - licence ès sciences politiques 2006 |
8. ConclusionCette recherche centrée sur les ratés du processus de démocratisation de la Tunisie a permis d'esquisser certaines réponses aux différentes hypothèses de travail : La culture politique de la Tunisie est bien caractérisée par la concentration du pouvoir aux mains d'un seul homme sous les divers régimes que le pays a connu. Toutefois, elle ne représente pas un frein direct à l'ouverture démocratique car elle est plutôt le résultat des circonstances historiques qui ont mené aux changements de 1956 et de 1987. En effet, même si le partage du pouvoir n'est pas encore ce que certains pourraient espérer, l'évolution d'une domination exclusive d'une élite politique sous Bourguiba à une articulation de plusieurs groupes sous Ben Ali va dans le sens de la mise en place de contrepoids à une domination totale d'un homme et de son entourage. De plus, la coupure entre élite et population, même si elle demeure importante, n'est pourtant pas si claire que cela, en particulier quant au rôle joué par les contacts nécessaires entre la population et les représentants du système, que ce soit ceux du parti ou de toute autre partie de l'administration. Quant au rôle de la religion islamique, il est relativement important, dans le sens où elle est utilisée par les acteurs politiques pour structurer ou légitimer leur discours, ce qui a justifié la répression du mouvement islamiste. En conséquence, l'islam ne peut représenter un obstacle en lui-même dans la mesure où il peut être interprété de multiples manières y compris de façon à pouvoir se fondre dans un régime laïc tel que la Turquie. En ce qui concerne le volet économique, le poids important de l'État tunisien, qui était important il y a encore deux décennies, a vu son influence remise en cause sous la pression du contexte international, personnifié par les instances financières internationales, et des échecs internes de sa politique. Certes, le clientélisme lie encore l'État aux citoyens mais il ne peut plus constituer à lui seul un obstacle à une éventuelle démocratisation au regard du nouveau lien que pourrait engendrer la diminution des revenus de l'État liée au libre-échange avec l'UE. En revanche, les difficultés sociales engendrées par la libéralisation de l'économie pourraient être un obstacle plus ardu à franchir. En effet, si le gouvernement met en oeuvre un programme de développement des nouvelles technologies qui est destiné aux jeunes diplômés, les personnes disposant d'une formation moins développée restent cantonnées à des emplois précaires voire au secteur informel de l'économie qui occupe une place importante en Tunisie (77,6% des consommateurs lui faisant confiance203(*)). Leur absence des structures politiques actuelles peut tout aussi bien favoriser l'émergence, le moment venu, d'une alternative au système qu'empêcher la structuration de celle-ci au niveau collectif. Quant, aux patrons tunisiens, leur élan pour une démocratisation n'existera réellement que si leurs positions sont menacées par le régime lui-même. Dans le domaine du contrôle politique, le pouvoir détenu par les différents services de sécurité leur permet encore de maintenir une certaine dose de contrôle dans de nombreux domaines de la sphère publique, notamment dans la surveillance de la « société civile », qui provoquent quelques difficultés à exprimer un avis contraire à la ligne officielle, phénomène renforcé par la relative uniformité du discours politique dans les médias et par la faiblesse structurelle des partis de l'opposition légale. De plus, « la parenthèse autoritaire ne s'est jamais refermée, sans cesse reconduite par l'alternance de phases d'ouverture et de repli, de contestation et de répression »204(*). Pourtant, le régime dispose d'une force apparente qui pourrait s'évanouir face aux tensions internes et externes205(*). Ainsi, le maillage sécuritaire freinerait réellement la démocratisation s'il n'était pas affaibli de l'intérieur par les rivalités de clans ou de familles qui affaiblissent l'efficacité de la surveillance et tendent à relâcher l'étau de façon progressive, l'accès relativement libre à d'autres sources d'information en étant une illustration. De ce point de vue, le rôle joué par le président Ben Ali est plus restreint que certains critiques pourraient le faire penser. Certes, de par son pouvoir constitutionnel, il domine très largement la définition des orientations politiques de la Tunisie actuelle et son itinéraire au sein du système sécuritaire peut influencer sa perception des problèmes. Toutefois, le gouvernement qu'il préside s'inscrit bien plus dans des rapports d'interdépendance avec l'élite économique et sécuritaire qui ont maintenu l'équilibre du régime jusqu'à présent. Cependant, cet équilibre pourrait être rompu si d'autres acteurs commençaient à revendiquer collectivement un infléchissement de la ligne politique du régime voire une démocratisation plus rapide. Cette « fluidité politique » pourrait alors être une nouvelle occasion de voir un changement politique se produire. Toutefois, il serait aléatoire de vouloir déterminer son issue sans étudier de façon plus approfondie les phénomènes de rivalités qui parcourent la structure de pouvoir actuelle206(*). De ce point de vue, les prochaines échéances électorales qui conduiront théoriquement à la fin de la présidence Ben Ali pourraient être l'occasion d'une ré-articulation de ce pouvoir. Enfin, il semble que le soutien apporté au régime par les gouvernements occidentaux ait eu un impact important qui a permis d'appuyer la justification intérieure de la répression. Néanmoins, le nouveau contexte international consécutif au 11 septembre 2001 et à la guerre d'Irak de 2003 conduit à une redéfinition paradoxale des rapports. D'un côté, le terrorisme islamiste renouvelle l'appui qui émergea avec la guerre du Golfe et la guerre civile algérienne. Mais d'un autre côté, le discours sur la démocratie s'est vu renouvelé et des appels en ce sens se sont multipliés et ont conduit à une participation des islamistes à divers processus électoraux, comme en Égypte, en Palestine ou en Irak, où leurs succès sont importants. Ainsi, comme l'analysent Camau et Geisser, la Tunisie « apparaît bien comme un exemple significatif des ambiguïtés de la démocratisation du monde »207(*). Toutefois, la scène politique tunisienne n'a pas encore vécu, de ce point de vue, de transformation radicale. Pourtant, la modération, stratégiquement pensée ou non, des islamistes tunisiens et les options de certains partis de l'opposition légale, pourrait voir une lente transformation des positions du régime et pourquoi pas la légalisation d'un parti islamiste à la ligne modérée, sur le modèle turc, et acceptant les règles du jeu politique. Car, en 2007, la plupart des islamistes emprisonnés au début des années 1990 auront quitté les prisons tunisiennes208(*). La question de la place de l'islamisme sur la scène politique, qui a vue sa place grandir ces dernières années, deviendra incontournable pour le régime et la société tunisienne. Selon l'islamiste Hamadi Jebali, récemment libéré, les Tunisiens « doivent se rassembler pour faire face aux défis de la mondialisation, qu'il s'agisse des grands regroupements régionaux, des intérêts contradictoires des uns et des autres ou de la levée des barrières douanières, en 2008, dans le cadre de l'accord d'association avec l'Union européenne »209(*). Dans le cas contraire, et comme le disait déjà Éric-Alain Mayoraz en 1989, « c'est une course contre la montre entre les résultats probants [du régime] et la montée des désillusions qui s'est engagée en Tunisie le 7 novembre 1987 »210(*). En conclusion, il semble bien que l'approche développée il y a plus de 10 ans par l'équipe de Ghassan Salamé reste valable dans sa globalité. Certes, le monde a évolué depuis cette date et certaines dimensions, notamment celle du rapport à l'islamisme ou de la mondialisation, ont connu des mutations, notamment dans leur perception ou leur impact, qui modifient l'analyse qui pouvait en être faite à l'époque. De plus, le cas tunisien possède certaines spécificités, notamment en ce qui concerne les conséquences de la colonisation, qui nuancent et enrichissent l'analyse globale. Dans cette perspective, de nouvelles perspectives de recherche se dessinent : dans le cas tunisien, l'approche macro-politique de ce travail mériterait d'être étayée par une analyse micro-politique au moyen de données de sondage, et, dans le cas du monde arabo-musulman en général, des analyses plus détaillées d'autres pays contribueraient également à l'affinement de la théorie de la démocratisation de cette région en pleine transformation. * 203 MAGHREB ARABE PRESSE, « Plus de 77% des Tunisiens font confiance au commerce parallèle », 2 mars 2006, http://www.jeuneafrique.com/pays/tunisie/gabarit_art_afp.asp?art_cle=MAP75036plusdelllar0, consulté le 11 mars 2006 * 204 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 17 * 205 Ibid., p. 356 * 206 Ibid., p. 365 * 207 Ibid., p. 16 * 208 BARROUHI, Abdelaziz, « Le sens des libérations », Jeune Afrique, 5 mars 2006, http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/article_jeune_afrique.asp?art_cle=LIN05036lesensnoita0, consulté le 9 mars 2006 * 209 BARROUHI, Abdelaziz, « Hamadi Jebali : "Les Tunisiens doivent se rassembler" », Jeune Afrique, 5 mars 2006, http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/article_jeune_afrique.asp?art_cle=LIN05036hamadrelbme0, consulté le 9 mars 2006 * 210 MAYORAZ, Éric-Alain, op. cit., p. 107 |
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