Transition démocratique dans le monde arabo-musulman : le cas de la Tunisie( Télécharger le fichier original )par Mourad Ben Abdallah Université de Genève - licence ès sciences politiques 2006 |
2. Cadre théoriqueAfin de mener à bien cette recherche, il faut dans un premier temps définir le cadre théorique dans lequel celle-ci va s'inscrire. Dans ce cadre, l'approche présentée en 1994, sous la direction du politologue et ancien ministre libanais Ghassan Salamé, est essentielle car elle permet de prendre en compte, dans le cadre de la transition démocratique, les expériences propres au monde arabo-musulman. L'étude donne tout d'abord une définition intéressante du concept central de cette recherche qu'est la démocratie. Elle la considère ainsi comme un « "arrangement institutionnel" qui permet de garantir la participation des citoyens au choix de leurs dirigeants par la voie électorale, ou qui modère le pouvoir par des actes de troc et de marchandage entre forces rivales, elles-mêmes peu démocratiques »10(*). Cette définition met ainsi l'accent non pas sur l'aspect formel des règles constitutionnelles, de l'architecture des pouvoirs ou de la limite de l'autonomie du chef de l'État mais sur la pratique démocratique au sein de la société où le gouvernement en place ne dispose pas de l'ensemble des instruments de pouvoir mais est contrebalancé par d'autres forces qui peuvent faire valoir publiquement leur point de vue et espérer le voir mis en oeuvre, notamment lors d'élections libres. Cette démocratie ne pourrait toutefois devenir possible « que dans l'hypothèse où aucun individu ou groupe ne serait en mesure d'éliminer ses adversaires [...] »11(*). En effet, un groupe disposant à lui seul d'une large majorité aura tendance à négliger les autres groupes et à ne pas tenir compte de leurs opinions. Ainsi, cette approche permet d'aller au-delà d'une démocratie qui ne serait qu'une façade, tel l'exemple de l'Union soviétique qui possédait une constitution démocratique dans le texte mais dont la pratique était bien différente dans la réalité. Au contraire, elle permet de se pencher sur la réalité des rapports de force qui empêchent la domination d'un groupe sur le reste de la société. Pour l'équipe de Salamé, il semble clair que le monde arabo-musulman ne constitue pas en matière de démocratie une exception mondiale. En effet, de leur point de vue, la concentration de régimes autoritaires dans cette région n'est pas due à des conditions endogènes mais à une accumulation d'handicaps que l'on peut trouver ailleurs, notamment en Asie centrale ou en Extrême-Orient12(*) : Premièrement, le contexte culturel mais surtout religieux (lié à l'islam) est souvent mis en avant pour expliquer le retard pris dans les processus de démocratisation. Toutefois, on peut constater que certains États arabes, tel le Liban, ou musulmans non-arabes, tel la Turquie ou l'Indonésie, ont réussi à dépasser cette « tradition » qui concentrerait inéluctablement le pouvoir aux mains d'un seul homme. Deuxièmement, dans un contexte de mondialisation, ces États aux économies rentières (liées au pétrole et au gaz naturel) ou socialistes (avec une omniprésence du secteur public) peinent à s'adapter à cette nouvelle donne sans remettre en cause les conditions qui ont permis le maintien des systèmes politiques autoritaires les ayant mises en place, notamment au travers du clientélisme. Pourtant, certains pays possèdent de réelles capacités humaines (jeunesse de la population) et techniques (niveau de formation en développement) afin de bien se placer dans le système de concurrence international. Troisièmement, les régimes arabes sont souvent caractérisés par des appareils sécuritaires (police, armée, services secrets, etc.) développés permettant une surveillance et un contrôle important de l'État sur les individus, assurant ainsi la répression de tout groupe hostile au régime en place. Pourtant, ce que l'on appelle « société civile », et qui nécessiterait une recherche à elle seule, n'est de loin pas inexistant et de nombreux mouvements tentent de faire entendre leur voix pour dénoncer certaines politiques menées au détriment du plus grand nombre. Quatrièmement, le contexte de lutte contre le terrorisme islamiste peut permettre aux gouvernements arabes de justifier le maintien de leur système répressif dans le cadre d'une collaboration avec les pays occidentaux qui en retour accordent une certaine tolérance vis-à-vis d'éventuelles violations des droits de l'homme. Néanmoins, le projet déclaré de l'administration républicaine de George W. Bush quant à une démocratisation et une libéralisation du monde arabo-musulman pousse ces gouvernements à rééquilibrer leur message sécuritaire en tentant de répondre, généralement de façon partielle, aux demandes d'ouverture politique. Dans ce cadre théorique, le cas de la Tunisie ne fait pas l'objet d'une analyse spécifique prenant en compte l'ensemble de ces facteurs mais plutôt d'une série d'analyses et de points de vue axés sur l'une ou l'autre de ces types d'explications. Mais elle semble pouvoir, dans une certaine mesure, être analysée à travers le prisme de l'ensemble des dimensions présentées ci-dessus dans le cadre de son contexte historique propre. En ce qui concerne les perspectives d'analyse possibles, la théorie exposée précédemment fait ressortir, aux travers des différentes contributions, quatre principales dimensions qui peuvent être adéquates pour expliquer le non-aboutissement du processus démocratique tunisien : le rôle de la culture (notamment en lien avec l'islam), le rôle de l'économie dans un contexte de mondialisation, le rôle du contrôle étatique sur la société et le contexte international. J'ajouterai également une variable locale liée à la place importante du président dans le système politique tunisien et de son influence éventuelle sur le processus. Le modèle ainsi articulé permet de construire les hypothèses suivantes sur la situation du processus de démocratisation tunisien : 2.1. Hypothèse culturelle· La culture politique de la Tunisie, qui est caractérisée par la concentration du pouvoir aux mains d'un seul homme aussi bien sous le régime beylical, le protectorat français qu'après l'indépendance, représente un frein à l'ouverture démocratique. En effet, le partage du pouvoir et les contrepoids qui devraient exister ne font pas partie de la tradition politique nationale. · Le rôle de la religion islamique, très largement majoritaire en Tunisie, est important, notamment au travers du mouvement islamiste. Ainsi, l'apparition de ce type de formations dans l'espace public justifie l'arrêt du processus d'ouverture au nom de la garantie de la sécurité nationale. * 10 SALAMÉ, Ghassan, op. cit., p. 9 * 11 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 42 * 12 WATERBURY, John, « Une démocratie sans démocrates ? », in SALAMÉ, Ghassan [sous la dir. de], Démocraties sans démocrates. Politiques d'ouverture dans le monde arabo-musulman et islamique, éd. Fayard, Paris, 1994, p. 98-99 |
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