3.3.3 Les expositions artisanales: vitrines de
l'élite artisanale, et construction d'une image valorisante
Il ne suffit pas de rendre l'artisanat plus efficace
grâce à une meilleure formation: il faut encore montrer
l'excellence du travail artisanal, et justifier de manière
adéquate cette image valorisante dont les artisans veulent être
porteurs. Pour cela, l'élite artisanale doit être rendue visible,
et l'excellence doit être encouragée. Ce sont les anciens
modèles, ceux de l'artisanat des traditions mythiques, qui vont
être mis à l'honneur. Le tour de France artisanal renaît,
avec un nouveau règlement89. Mais c'est surtout
l'organisation d'expositions artisanales qui va occuper la Chambre des
métiers du Rhône
La première exposition du « Meilleur ouvrier de
France» (MOF) a lieu en 1936. Elle donne lieu à de longs
préparatifs. Le problème qui se pose dès le départ
est celui de l'anonymat des travaux exposés. Il s'agit d'un concours
anonyme, et cette règle ne peut être brisée, même
s'il ne s'agit que d'un éliminatoire régional, et même si
le plus souvent les membres dujury connaissent le nom des maisons employant les
ouvriers qui participent au concours. Les exposants, ne pouvant indiquer leur
nom, ne peuvent donc espérer aucun bénéfice
matériel de l'exposition. Après avoir imaginé plusieurs
solutions, la Chambre des métiers du Rhône décide
d'organiser à côté une exposition commerciale90.
Cette exposition est totalement indépendante de l'exposition du Meilleur
ouvrier de France Elle a lieu dans les stands de l'alimentation de la Foire du
printemps, malgré la réticence de quelques uns qui auraient
préféré exposer dans les stands de la machine agricole. Le
problème du financement est réglé par le déblocage
de 10 000 F dans un additif au
87. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32]. Voir tableau 3.17 page suivante.
88. Cette répartition n'est qu'indicative: on n'a pu
l'établir que pour 4 cours sur 12.
89. Assemblée plénière 13 du 22 novembre
1936 [ADR 9M32].
90. Assemblées plénières 7 du 6 octobre
1935 et 8 du 15 décembre 1935 [ADR 9M32].
TABLEAU 3.17-: Les cours de comptabilité de la Chambre
des métiers du Rhône en 1938
Coursa
|
Coût
total des cours
|
Payé par
la CMR
|
Couver- ture des frais par
la CMR
|
Nombre d'élèvesb
|
Maîtres ou com- pagnons
|
Apprentis
|
Lamure sur Azergues
|
1064,75
|
266,25
|
25,00%
|
65
|
|
|
GivorsetMornant
|
931,2
|
799,2
|
85,80%
|
11à13
|
|
|
Bois d'Oingt
|
850,5
|
650,5
|
76,50%
|
17 à 20
|
|
|
Vaugneray
|
695
|
599
|
86,20%
|
8à9
|
|
|
Amplepuis
|
620
|
452,74
|
73,00%
|
15
|
9
|
6
|
Neuville-sur-Saône
|
521
|
365
|
70,10%
|
14
|
8
|
6
|
Lyon
|
514
|
336
|
65,40%
|
23à26
|
|
|
Belleville-sur-Saône
|
416
|
180
|
43,30%
|
20
|
18
|
2
|
Anse
|
369,65
|
177,65
|
48,10%
|
19à21
|
|
|
Oullins
|
305
|
178
|
58,40%
|
11 à 12
|
|
|
Thizy
|
300,75
|
270,75
|
90,00%
|
3
|
|
3
|
Villefranche-sur-Saône
|
260
|
188
|
72,30%
|
22 à 25
|
|
|
Total
|
6847,85
|
4463,09
|
65,20%
|
228 à 255
|
|
|
Moyenne
|
570,65
|
371,92
|
|
19à21
|
|
|
a Justificatifs des recettes et dépenses de
l'exercice 1938, « subventions aux cours professionnels» [ADR
9M34].
b Il s'agit la plupart du temps d'une fourchette
indicative établie d'après le montant des droits d'inscription
perçus et les tarifs pratiqués (maîtres ou compagnons: 12
F; apprentis: 10 F); Le nombre d'élèves et leur
répartition est parfois fourni [ADR 9M34, Justificatifs des recettes et
dépenses de l'exercice 1938, « subventions aux cours professionnels
»]; Le nombre d'élèves à Lamure-sur-Azergues est
précisé lors de l'assemblée plénière 20 du
30 octobre 1938 [ADR 9M32].
budget de 1936. Afin d'assurer le succès de cette
exposition, la Chambre des métiers du Rhône paie un forfait pour
l'ensemble des emplacements; ses ressortissants peuvent ainsi exposer
gratuitement, mis à part les frais pour leur étalage personnel.
L'exposition s'avère être un succès, malgré les
imperfections de l'organisation matérielle, et les membres de la Chambre
des métiers du Rhône souhaitent renouveler
l'expérience91.
Le succès des expositions artisanales est d'ailleurs
une constante, à ce qu'il semble: en 1939, les comptes-rendus
d'expositions, moins sobres que ceux de 1936, sont une accumulation de
congratulations92. L'Exposition Artisanale à la Foire de
Lyon, qui a réuni 53 exposants, y est présentée comme un
succès tous azimuts: le nombre d'exposants; la qualité des objets
exposés; les affaires ébauchées et traitées (les
stands des artisans sont ceux qui ont le mieux marché; ils ont
enregistré le meilleur résultat depuis qu'existe cette
exposition); l'amélioration du dispositif de présentation: tout a
été pour le mieux.
De même pour l'exposition du Meilleur ouvrier de France:
103 concurrents ont obtenu lamédaille d'or et participeront au concours
du Meilleur ouvrier de France à Paris en Juin prochain. Cette exposition
est la vitrine d'une conception idéaliste de l'artisanat. Elle permet de
montrer que: « la race des artisans ayant le tempérament d'artiste
et le culte de l'art n'est pas encore éteinte ». De manière
plus pragmatique, elle permet aux écoles de faire leur publicité.
Les Écoles de métiers, les Écoles professionnelles et
l'École d'artisanat rural de Cibeins présentent chacune leur
exposition. L'idéal artistique est indissociable des
intérêts statutaires: «Toutes ces présentations
étaient du meilleur goût et indiquent l'effort
général fait en vue de la rénovation
générale des métiers ». On perçoit facilement
le double intérêt de cette exposition: elle permet de montrer
l'excellence des artisans; elle permet aussi de montrer la rénovation de
l'apprentissage et de la qualification. Le Concours international de Coiffure
organisé dans le Palais même de la foire par le Syndicat des
maîtres artisans Coiffeurs de Lyon et son École de Coiffure
concourt au même effet. C'est en tant que démonstration d'un
talent professionnel que les félicitations de la Chambre des
métiers du Rhône sont adressées à Delorme,
Maître et leur Syndicat.
Les manifestations de la Chambre des métiers du
Rhône sortent parfois du cadre local. L'année 1938 est ainsi
exceptionnellement riche en pérégrinations à
l'étranger. Grâce d'abord à la participation de
représentants de la Soierie lyonnaise à l'Exposition
internationale artisanale de Berlin93, grâce ensuite au
«voyage collectif d'étude » effectué par Rochette en
Rhénanie94. Ces manifestations se déroulent dans un
tout autre état d'esprit que les expositions lyonnaises. Si une
délégation de la Soierie lyonnaise est présente à
Berlin, c'est pour défendre l'image des artisans et de leurs organes de
formation. M. Giroud, Président de la Chambre syndicale des tisseurs de
Lyon, est désigné comme représentant qualifié de la
Soierie Lyonnaise95. La Chambre des métiers du Rhône
participe aux frais: une subvention de 500 F a été adoptée
en principe par le Bureau96. Cette subvention n'a pas
été augmentée, cette possibilité ayant
été subordonnée par
91. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
92. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
93. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
(préparatifs), assemblée plénière 19 du 25 juin
1938 (nouvelles pendant son déroulement (apparemment du 20 mai au
20juillet), assemblée plénière 20 du 30 octobre 1938
(bilan) [ADR 9M32].
94. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32]. 95. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
la Chambre des métiers du Rhône à la
justification des frais97. L'école de tissage a fourni tout
le matériel, et assuré le montage, les essais et le
démontage de celui-ci98. Chambre des métiers du
Rhône et école de tissage peuvent donc s'enorgueillir de leur
participation à une exposition internationale, laquelle est comprise
comme l'administration de la preuve de leur excellence.
Cette participation permet aussi et surtout de consolider
l'image et l'économie nationales, comme en témoigne le souhait de
cette participation exprimé par le gouvernement99. Cette
position est globalement résumée par les deux
représentants de la Chambre des métiers du Rhône à
Berlin qui « estiment que cette exposition a été un bon
moyen de diffusion de la valeur du travail français, qui a
été très apprécié, et aussi de rapprochement
des peuples » 100 . M. Coustenoble, président de la Chambre de
métiers du Nord, qui a été délégué
à Berlin pour y représenter l'ensemble des chambres de
métiers, confirme la bonne impression qu'a donné la production
française, et plus particulièrement la production de dentelle et
de soierie, qui a obtenu la quatrième médaille d'excellence sur
21, et croit que cette manifestation aura d'heureuses répercussions sur
les relations économiques des deux pays101. L'ambiance est
donc à la multiplication des échanges avec l'Allemagne, et ce
rapprochement est même largement souhaité 102,
d'autant plus que la délégation française semble
avoir pu bénéficier d'égards tout particuliers.
Les deux artisans qui ont participé à
l'exposition ne sont pas d'accord. Le bilan euphorique de M. Giroud est
contrebalancé par celui, beaucoup plus critique, de M. Ressicaud. Il
considère que cette exposition a été un échec
à tous points de vues. Elle a été un désastre
financier: «Les frais de cette exposition représentent environ 80
000 000 Marks, et les entrées malgré l'affluence n'ont pas
dépassé 1 000 000 Marks ». Le nombre des participants
français et des démonstrateurs était très faible.
L'organisation était déficiente, les participants potentiels
sollicités trop tard et tour à tour pressés et
rebutés. Enfin la définition des participants laissait à
désirer: «Les produits exposés relevaient beaucoup plus de
la production industrielle que de l'Artisanat ».
Mais cette exposition apporte surtout aux artisans
français la faculté d'opérer une étude comparative
des situations françaises et allemandes. Giroud est surtout sensible aux
niveaux de vie, qu'il cherche à évaluer et comparer le plus
précisément possible. La cherté de la vie et le niveau
d'imposition sont ce qui l'ont le plus choqué, alors que le compte-rendu
des manoeuvres « tendant à soustraire [le commerce] à
l'emprise des juifs » est ce qui intéresse le plus son auditoire.
C'est aussi l'essentiel de ce que Rochette retient de son voyage en
Rhénanie: il vante la propreté du pays et des usines et
l'activité de la vie économique. Que ces voyages aient eu lieu
dans l'Al-
96. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
[ADR 9M32].
97. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
98. Assemblée plénière 19 du 25 juin
1938 [ADR 9M32].
99. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
[ADR 9M32]. Cette participation est souhaitée par le Gouvernement,
d'après l'entrevue spéciale de M. Coustenoble, Président
de l'Assemblée des présidents de chambres de métiers de
France avec M. Lafaye, Sous-secrétaire d'État au Travail.
100. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
101. Assembléeplénière 19 du25juin 1938
[ADR 9M32].
102. Assemblée plénière 19 du 25 juin
1938 [ADR 9M32]. M. Rochette ajoute au rapport satisfait sur l'Exposition que
le Congrès International de l'Enseignement Technique, qui aura
prochainement lieu à Berlin, devrait aller dans le même sens.
lemagne nazie n'est pas anodin: du point de vue allemand, de
telles visites, qui supposent un encadrement conséquent des
invités, permet de ne montrer du pays qu'une vitrine susceptible de
gagner leur assentiment.
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