3.3 Qualifications et apprentissage
3.3.1 La rénovation de l'apprentissage
La création des Chambres de métiers en 1925
était, on l'a vu, un des moyens envisagés pour résoudre la
crise de l'apprentissage, permanente depuis le
XIXème siècle51. Le
projet de loi initial prévoyait de donner aux Chambres de métiers
tous pouvoirs pour organiser l'apprentissage. La loi a finalement
créé des institutions moins puissantes, qui doivent attendre de
la législation les bases de cette rénovation.
En 1934, lors de la création de la Chambre des
métiers du Rhône, et depuis la création des Chambres de
métiers en 1925, la situation concernant l'apprentissage a
légèrement évolué, mais la loi spéciale
prévue par la loi de 1925 n'a toujours pas été
votée. Une loi de 1928 impose le contrat d'apprentissage écrit,
et associe à la signature de celui-ci l'obligation de fréquenter
les cours professionnels prévus par la loi Astier ainsi que l'obligation
de passer un examen professionnel à la fin de la formation (ce sera le
Brevet de capacité professionnelle, BP). Cette loi donne en outre une
nouvelle définition de l'apprentissage: il est désormais
«formation professionnelle méthodique et complète » et
non plus « enseignement de la pratique de la profession ».
La rénovation de l'apprentissage, c'est aussi la «
base de rénovation de tout l'artisanat » 52 aux yeux des membres de
la Chambre des métiers du Rhône eux-mêmes, pour lesquels
l'apprentissage est le moyen de former un ouvrier complet en lui faisant
exercer toutes les spécialités de la profession53.
Comment les artisans envisagent-ils cette rénovation? L'aspect
législatif semble les accaparer: pour eux cette réorganisation se
comprend d'abord par une réglementation de l'apprentissage, par
l'accomplissement des réformes dont la nécessité est une
chose entendue. La voie suivie par la Chambre des métiers du Rhône
pour réglementer l'apprentissage peut apparaître comme exemplaire
de la manière dont la Chambre fait face à ses problèmes
d'organisation: l'appel à l'état est systématique; il est
chargé de rendre l'action des Chambres de métiers possible en
leur élaborant un cadre.
La Chambre des métiers du Rhône dispose aussi de
quatre sièges au Comité départemental de l'enseignement
technique Elle a donc aussi comme prérogative d'assurer aussi un
contrôle au quotidien du bon déroulement de l'apprentissage. Elle
a des délégués dans la Commission locale professionnelle
de Lyon, qui s'occupe depuis la loi Astier d'organiser les cours professionnels
et de créer les CAP 54.Les délégués aux
Comité départemental de l'enseignement technique et à la
Commission locale professionnelle de Lyon ne sont pas suffisant pour obtenir la
rénovation complète de l'apprentissage. Dans l'immédiat,
la Chambre des métiers du Rhône est donc obligée de
composer, d'imaginer des moyens d'action qui ne soient pas la simple
application de lois. La gestion quotidienne et le contrôle de
l'apprentissage est ainsi l'objet de pratiques plus diverses,
51. [PELPEL & TROGER 1993, PROST 1968]
52. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935,
Rapport sur l'apprentissage artisanal [ADR 9M32].
53. C'est la teneur de l'intervention de Grivet qui donne un
schéma de l'apprentissage lors de la discussion qui suit la
présentation du rapport sur l'apprentissage de l'assemblée
plénière 7 du 6 octobre 1935.
54. Àpropos du rôle les Comités
départementaux de l'enseignement technique et des Commission locale
professionnelle àpartirde 1919: [BRUCY 1989].
plus difficiles à évaluer aussi.
3.3.1.1 Le projet Walter et Paulin de
réglementation de l'apprentissage
Un projet de loi Walter et Paulin envisage la
réorganisation de l'apprentissage spécifiquement artisanal. La
Chambre des métiers du Rhône après l'avoir soumis aux
réflexions de sa commission de l'apprentissage, soutient le projet
dès octobre 193555. L'apprentissage prévu par cette
loi ne se fait pas uniquement à l'atelier: il est «
complété » par la fréquentation obligatoire d'un
cours professionnel. L'éventail des tâches de la Chambre de
métiers qui en découlent est des plus large. Elle suit le cycle
de l'apprentissage du début à la fin: «organisation
générale; sélection des candidats apprentis par le Service
d'orientation Professionnel; choix des métiers, d'après l'avis
des organisations syndicales et professionnelles, dans lesquels il y a lieu de
former de futurs compagnons; surveillance et contrôle des conditions
matérielles et morales de pratique de cet apprentissage;
émulation à provoquer tant parmi les apprentis que chez le
maîtres-artisans; récompenses à décerner aux plus
méritants ou sanctions même ».
Ceci rend nécessaire une évolution de
l'organisation de la Chambre. La surveillance et le contrôle des contrats
d'apprentissage et des conditions matérielles et morales dans lesquelles
se trouveront placés les apprentis nécessite la création
d'un corps d'inspecteurs d'apprentissage nommés par les Chambres de
métiers. Le recrutement des apprentis dans tout le département
nécessite la présence de membres correspondants dans les centres
éloignés. Ils seraient chargés d'accueillir les apprentis
et de les diriger vers le service d'orientation professionnelle. Ils seraient
aussi chargés de recueillir les suggestions et réclamations des
maîtres-artisans. Le projet de loi propose de limiter leur nombre
à la moitié du nombre des membres de la Chambre de
métiers. Il propose aussi de les choisir parmi les ressortissants de la
Chambres, en fonction de « qualités et garanties extra-
professionnelles ».
L'existence de membres correspondants était
déjà prévue par la loi de 1925 (article 8). Seule la
limitation de leur nombre était prévue. Le projet de loi a repris
cette caractéristique. Il a rajouté quelques conditions que rien
n'empêche de poser en suivant la loi de 1925. La Chambre des
métiers du Rhône entend montrer la viabilité de la loi
projetée. Elle entreprend de recruter des membres correspondants tels
que prévus par le projet de loi. Dès décembre 1935, elle
dispose de 10 membres correspondants56. La moitié des chefs
lieu de canton sont ainsi dotés de correspondants57. Au
printemps 1936, seuls 3 cantons n'en sont pas dotés, et un seul fin
193658, c'est à dire alors que la loi n'a pas encore
été votée. Enfin, début 193859, chaque
canton possède son membre correspondant, et Champagne-au-Mont-d'Or et
Oullins se sont rajoutés à cette liste.
La Chambre des métiers du Rhône a fait preuve
d'un empressement tout à fait particulier, étant donné que
cette création n'avait pas avant la loi Walter et Paulin de
caractère d'urgence. Le manque de motivation des premiers correspondants
recrutés marque cette fébrilité. Les membres
55. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935
[ADR 9M32].
56. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
57. 20 cantons sont à pourvoir: Lyon et Villeurbanne
n'ont pas besoin de membres correspondants.
58. Liste des membres correspondants présents lors de
l'assemblée plénière 13 du 22 novembre 1936 [ADR 9M32].
59. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938 [ADR 9M32].
présents seulement àpartir duprintemps 1936 sont
en effetbeaucoup plus assidus aux assemblées plénières de
la Chambre des métiers du Rhône que les premiers nommés. Le
recrutement de ces membres correspondants a sans doute été une
tâche ardue. L'empressement pour trouver des correspondants a donc un
temps supplanté l'exigence du choix de personnes motivées, si
l'on estime que leur présence aux assemblées
plénières est bien un signe pertinent de leur activité.
Comment s'est effectué le recrutement? Il semble que le
raisonnement en terme de catégorie n'ait pas été
appliqué pour cette sorte de collaborateurs de la Chambre de
métiers. La contrainte spatiale imposée dans le choix des
correspondants semble avoir suffit pour effectuer le choix. En décembre
1935, aucun artisan commerçant de la première catégorie
n'a été recruté, alors que les troisième et
quatrième catégories sont sur-représentées
60. Il est difficile d'estimer le rôle joué
par les réseaux d'inter-connaissance. Mais on peut mesurer la faiblesse
du rôle des relations de parenté. Sur les 22 membres finalement
recrutés, on retrouve 3 patronymes similaires à ceux de membres
de la Chambre des métiers du Rhône Il semble bien finalement que
la seule logique qui préside au choix des membres correspondants, c'est
de réus sir à trouver une personne prête à remplir
ce rôle à l'endroit prévu.
Les membres de la Chambre des métiers du Rhône
sont satisfaits du projet de loi: il permet d'organiser l'apprentissage. Le
problème de fond n'est cependant à leur avis pas
réglé. Le projet de loi ne prévoit ni la
rémunération des apprentis, ni celle de leurs employeurs. Or
à leur avis: «le gros écueil, jusqu'à présent,
provient d'une part des parents de l'apprenti, lesquels ne voient dans la mise
en apprentissage de leur enfant qu'un moyen d'apport supplémentaire
immédiat de ressources au foyer, et d'autre part des maîtres
artisans qui hésitent ou refusent de former des apprentis devant les
charges morales et financières que représente cette
éducation professionnelle » 61 . Le problème devra donc
être résolu autrement. Les artisans envisagent la création
de caisses d'apprentissage alimentées tant par des subventions
bénévoles que par les versements à cette caisse d'un
pourcentage variable des sommes à titre de la taxe d'apprentissage. Ce
système rendrait nécessaire la collaboration de la Chambre de
métiers et du Comité départemental de l'enseignement
technique, et plus généralement des divers organismes publics et
privés.
Malgré tout, une fois décidé le soutien
au projet de loi, la Chambre des métiers du Rhône rejette toutes
les propositions parallèles ou complémentaires qui pourraient
retarder sa discussion et son vote par les parlementaires 62.
Elle réclame même l'année suivante le vote rapide de
la loi63.
Le soutien de la Chambre des métiers du Rhône, et
de l'ensemble des Chambres de métiers à ce projet de loi est donc
total, et l'adhésion aux changements proposés suffisamment forte
pour que la contestation sur des points de détail, ou la
réclamation de projets plus ambitieux et plus larges ne voie pas le
jour. L'intérêt des artisans pour ce projet de loi, qui cherche
avant tout à réglementer et unifier les conditions
d'apprentissage, ne se limite pourtant pas à cette
réglementation: l'attention des artisans est particulièrement
attirée par les points qui permettraient la régulation du nombre
des apprentis formés en fonction des besoins de chaque métier,
qui seraient définis
60. La profession de 8 des correspondants recrutés est
donnée dans le compte-rendu de l'assemblée plénière
8 du 15 décembre 1935 [ADR 9M32].
61. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935
[ADR 9M32].
62. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
63. Assemblée plénière 13 du 22 novembre
1936 [ADR 9M32].
par les organisations professionnelles. L'autre grande
interrogation concerne la rémunération des patrons
d'apprentissage. L'apprentissage est donc compris comme une institution
centrale, non seulement dans la formation des artisans, mais encore dans la
formation du groupe. Réglementer l'apprentissage permet de fermer la
groupe et de limiter le nombre des concurrents; rétribuer les formateurs
permet de donner un avantage aux membres du groupe face à leurs
concurrents. Derrière la question de la formation se profile donc celle
du sauvetage financier du groupe. L'application de la loi Walter et Paulin du
10 mars 1937 se fait donc avec cet arrière plan.
3.3.1.2 La mise en place d'un règlement
d'apprentissage unifié
La loi Walter et Paulin est promulguée le 10 mars 1937.
La Chambre des métiers du Rhône s'occupe alors de codifier un
règlement d'apprentissage, en accord avec les organisations
professionnelles dans l'année 1937, puis elle modifie celui- ci à
mesure que les circulaires de la Direction de l'enseignement technique et les
décrets le lui imposent.
Au printemps 1937, les organisations professionnelles sont
convoquées àla séance de la commission d'apprentissage
pour donner leur avis sur le projet de règlement d'apprentissage 64
. Cette attention aux volontés des syndicats est tout à
fait caractéristique du problème identitaire de la Chambre, dont
l'autorité est toujours contestée par ces derniers; elle
reflète en outre le désir de l'ensemble du groupe de
contrôler le plus étroitement possible l'apprentissage: l'enjeu
est d'une taille telle que les divergences ne sauraient exister, le
règlement est compris comme la première étape d'une prise
de contrôle beaucoup plus étendue sur l'apprentissage.
Un règlement d'apprentissage est finalement
adopté l'année suivante65. Les attributions de la
commission d'apprentissage sont élargies. Elle est désormais
chargée de prévoir le contrôle des cours et de
l'enseignement pratique, et la formation de jurys d'examens.
La loi laissait dans le flou l'organisation des services
d'orientation professionnelle chargés de faire subir un examen,
passé dans des conditions spéciales, à tous les enfants se
destinant à une profession. Ceux-ci sont organisés par le
décret du 24 mai 1938. Ils imposent la première modification du
règlement d'apprentissage 66 . Le Service
départemental d'orientation professionnelle est chargé d'un
examen psychotechnique, confié à des médecins et à
des orienteurs; il s'agit, à partir d'un examen au niveau physique et
mental, de déterminer la branche où le métier dans lequel
l'enfant a le plus de chances de réussir, et de déceler les
contre- indications qui peuvent exister pour certains autres métiers. Il
se place clairement dans la lignée de l'Institut national d'orientation
professionnelle (INOP), créé en 1928 en application d'un
décret de 1922, point de départ de la remise en cause d'une
orientation « naturelle » qui n'était que la stricte
reproduction des origines sociales, et de son remplacement par une orientation
supposée scientifique67.
Ce même décret du 24 mai 1938 crée
l'obligation à tous les enfants entre 14 et 17 ans de recevoir une
éducation professionnelle. De l'acceptation ou du refus de subir cette
épreuve d'orien-
64. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937
[ADR 9M32].
65. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
[ADR 9M32].
66. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
67. [PELPEL & TROGER 1993, page 65]
tation dépendent l'attribution de bourses aux apprentis
et de primes aux maîtres ainsi que l'admission dans une école
professionnelle.
L'autonomie des Chambres de métiers en matière
d'apprentissage est limitée par les interventions de la direction de
l'enseignement technique. Celle-ci donne début 1939 le schéma
général de l'examen de fin d'apprentissage, avec les coefficients
afférents aux matières et les notes éliminatoires minima,
et institue le Brevet de Compagnon qui ne pourra être passé
qu'après deux ans minimum d'exercice du métier68. Le
règlement type d'apprentissage est à nouveau modifié par
la Chambre des métiers du Rhône pour être en
conformité avec ces directives 69.
En 1939, la formation artisanale est donc ainsi
organisée. Les membres correspondants recherchent des candidats
apprentis. Après passage du candidat apprenti à un office du
Service départemental d'orientation professionnelle chargé de
l'orienter vers le métier qui lui convienne le mieux, il trouve un
employeur. Un contrat d'apprentissage écrit lie l'apprenti à son
employeur. Cet apprenti (s'il a moins de dix-huit ans) doit compléter
son apprentissage à l'atelier par la fréquentation d'un cours
professionnel, sanctionnée par un Brevet de capacité
professionnelle (BP). La fin de son apprentissage chez un maître artisan
est sanctionnée par un examen de fin d'apprentissage. Les employeurs qui
n'emploient aucun apprenti payent la taxe d'apprentissage, les autres en sont
exemptés; ceux qui emploient un seul apprenti sont en outre
exemptés de patente. Le maître-artisan doit enseigner à son
apprenti toute la connaissance de son métier, et lui permettre
d'assister aux cours professionnels. La Chambre de métiers a son
rôle àjouer pendant tout le processus d'apprentissage: ses membres
correspondants recrutent les apprentis; elle établit un règlement
type d'apprentissage, organise les examens de fin d'apprentissage, et
vérifie le bon déroulement de toutes les opérations.
3.3.1.3 Défendre la spécificité de
l'apprentissage artisanal, ou insister sur l'unité de chaque
métier?
Tous les membres de la Chambre des métiers du
Rhône ne sont pas d'emblée prêts à défendre
l'autonomie de l'apprentissage artisanal que la loi Walter et Paulin tend
à installer. Cette loi entérine la césure entre industrie
et artisanat au détriment de l'unité du métier. Le
règlement type d'apprentissage adopté ne concerne que
l'apprentissage artisanal et non l'apprentis sage dans les entreprises
industrielles, alors qu'il s'agit bien du même métier, si bien que
certains veulent demander « l'extension ou mieux la
généralisation » du projet existant pour les entreprises
artisanales à toute l'industrie70. Si l'on entend bien cette
hésitation sur le vocabulaire employé pour demander cette
modification, on comprend que cette loi est comprise comme une réponse
particulière, exemplaire et expérimentale, à un
problème d'ordre plus général: c'est l'apprentissage dans
son ensemble qu'il faut réglementer, au nom de l'unité des
métiers.
On se heurte donc à nouveau à un problème
de définition, de cohésion et de cohérence de l'artisanat.
Dans la loi, c'est toujours le critère de taille qui est retenu pour
définir l'artisanat, qui est censé constituer un groupe
homogène et particulier, ce qui justifie une loi qui reconnaît
à
68. CirculaireN°45 du 15/03/1939
69. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939:
modification de l'article 14 du règlement d'apprentissage [ADR 9M32].
70. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938 [ADR 9M32].
l'artisanat un mode de reproduction spécifique. Mais le
critère du métier homogène est celui qui est retenu par
les artisans dans leur propre représentation, avant même celui de
l'appartenance à l'artisanat. Alors même que la reconnaissance
d'un apprentissage spécifique à l'artisanat était
demandé, c'est l'application stricte de ce principe qui choque les
membres de la Chambre des métiers du Rhône: preuve que
l'apprentissage reste avant tout rattaché au métier et à
ses caractéristiques techniques, et non à la structure sociale du
lieu de production; et que l'artisan exerce son métier avant de se
concevoir comme artisan.
Une telle prise de position s'avère dangereuse pour
l'existence du groupe; elle risque de faire perdre à la Chambre des
métiers du Rhône toute légitimité. Est-ce la prise
de conscience de ces conséquences qui justifie l'abandon très
rapide de ces revendications? En tous cas, on n'en retrouve plus aucune trace
par la suite, et la position soutenue par la Chambre va à
l'opposé. Par contre, les membres de la Commission de l'apprentissage
multiplient les interventions, où ils ressassent la
nécessité d'une distinction entre apprentissage artisanal et
industriel, entre diplômes artisanaux et diplômes industriels.
La loi Walter et Paulin instaure un cursus spécifique
pour les apprentis de l'artisanat. Ce cur-sus est sanctionné par le
Brevet de capacité professionnelle (BP), puis par un diplôme
nouveau, l'Examen de fin d'apprentissage, dont les modalités doivent
être précisées, et dont l'originalité doit
être rendue visible. Sa confrontation avec le Certificat d'aptitude
professionnelle (CAP) force les membres de la Chambre des métiers du
Rhône à réfléchir à l'originalité de
cet examen, et par conséquent à l'originalité de
l'apprentissage artisanal.
Pour réaliser l'autonomie de l'artisanat, l'existence
d'une formation spécifique est nécessaire, et tout est fait pour
que les raisonnements mettant au premier plan l'unité du métier
soient supplantés par les raisonnements insistant sur
l'hétérogénéité de la formation artisanale
et industrielle. C'est d'abord la distinction entre CAP et BP qui est mise en
avant71. L'enjeu que représente le BP «pour obtenir une
véritable rénovation des métiers » est alors
souligné. Il est le gage d'une réelle qualification, et moyen
d'assurer à long terme l'homogénéité des
qualifications des artisans. A court terme sa pertinence est pourtant
limitée. Il ne faudrait délivrer le BP qu'aux personnes reconnues
vraiment qualifiées, mais la loi du 10 mars 1937 sur l'apprentissage
reconnaît le droit d'exercer à tous ceux qui étaient
établis à cette date, qu'ils aient ou non le BP Toutefois, cela
ne concerne pas les nouveaux installés et ceux de moins de 25 ans
d'âge, qui ont un délai de 3 ans pour acquérir ce
diplôme.
La distinction entre CAP et Examen de fin d'apprentissage
remplace très vite cette distinction entre CAP et BP, car elle est plus
évidente72. CAP et BP sont des diplômes assez proches.
Ils sanctionnent l'assiduité à des cours professionnels (pendant
3 ans et sans autres conditions d'âge ou de situation pour le CAP), et
l'instruction pratique qui y est liée est faite bien souvent dans des
ateliers annexes des écoles ou des cours. Le type de formation
sanctionné par l'Examen de fin d'apprentissage est très
différent. Il est réservé aux apprentis
bénéficiant d'un contrat régulier d'apprentissage les
liant à un maître-artisan, qui ont été formés
«dans l'atelier du maître- artisan qui produit réellement
pour une clientèle ».
L'élévation du niveau professionnel des artisans
justifie et exige l'application de la loi Walter
71. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
[ADR 9M32].
72. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
et Paulin et à l'existence de ce diplôme
spécifique à l'artisanat. Il ne faut pas en conclure la
supériorité revendiquée de l'Examen de fin d'apprentissage
sur le CAP Au contraire, la Chambre de métiers cherche à
empêcher que l'Examen de fin d'apprentis sage évolue vers plus de
sévérité à l'instar du CAP. Les candidats au CAP
suivent les cours de l'EPR, sans conditions spéciales d'admission; leur
intérêt est d'obtenir le CAP, afin d'obtenir l'augmentation de
salaire correspondante prévue dans les conventions collectives; souvent
ils ont plus de 18 ans et ont déjà exercé le métier
pendant plusieurs années; l'intérêt du patronat qui
recherche des économies de salaires est de rendre l'obtention du CAP
plus difficile; sous son impulsion les jurés sont donc devenus de plus
en plus sévères. L'examen de fin d'apprentissage n'est pas
destiné au même type de candidats: l'admission des apprentis est
soumise à certaines conditions; ils sont plus jeunes et n'ont pas
exercé auparavant; ils «ne peuvent que revendiquer la
qualité de perfectionnants, situation que vient confirmer l'institution
du Brevet de Compagnon»; c'est donc une des étapes d'un cursus plus
large, qui obéit à une logique différente. Or, la
similitude des programmes du CAP et de l'examen de fin d'apprentissage ne prend
pas en compte cette différence: la rigueur du CAP se répercute
à l'Examen de fin d'apprentissage, au détriment des apprentis qui
ne peuvent revendiquer une aussi grande expérience que les candidats
plus vieux et plus expérimentés du
CAP73.
La réglementation de l'accès à
l'artisanat par le biais de la réglementation de l'apprentissage reste
le but de la Chambre des métiers du Rhône: elle souhaite
réaliser l'assainissement des professions par la réglementation
du nombre d'apprentis; elle souhaite obtenir les moyens de faire
disparaître les contrats d'apprentis sage abusifs sans condition de
rémunération, qui sont cause de concurrence déloyale. La
rapide mise en service des Inspecteurs d'apprentissage est notamment
demandée à cet effet74.
3.3.1.4 Rendre l'apprentissage attractif et
élargir l'influence de la Chambre des métiers du
Rhône
La volonté de réglementer l'apprentissage semble
être soutenue plus largement par les syndicats. L'Union
fédérale de la chambre syndicale des maîtres coiffeurs
demande « la réglementation des Cours et écoles
privées de Coiffures » 75. Cette demande de
réglementation dépasse largement le cadre de l'apprentissage en
atelier stricto sensu: c'est de l'encadrement de l'ensemble de la
formation des jeunes artisans qu'il est question. La Chambre des métiers
du Rhône pour-suit une démarche similaire: la
réglementation de l'apprentis sage est une chose, mais il faudrait
réussir à contrôler aussi les cours professionnels et les
diverses écoles préparant à l'exercice d'un métier
artisanal. Mais auparavant, l'existence de l'apprentissage ayant
été assurée par sa réglementation, il s'agit de le
rendre attractif pour les employeurs comme pour les apprentis potentiels et les
différents cours professionnels. La marge de manoeuvre de la Chambre est
dans ces deux
73. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939:
correspondance de Rochette avec M. Luc, Directeur de l'Enseignement technique
[ADR 9M32].
74. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
75. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938:
voeu formulé lors de la réunion de l'Union fédérale
de la chambre syndicale des maîtres coiffeurs à Paris le 30 mai
1938 [ADR 9M32].
domaines beaucoup plus large que pour la réglementation
de l'apprentissage. Les solutions apportées sont aussi beaucoup plus
diverses: la Chambre utilise ses moyens de pression auprès du
législateur, mais cherche aussi à employer sa force
financière nouvelle et grandissante.
La Chambre des métiers du Rhône s'emploie d'abord
à intéresser les employeurs. La Chambre des métiers du
Rhône cherche dès 1936 au moins à obtenir
l'exonération de la patente pour les artisans employant un
apprenti76. C'est une succès, la mesure est votée et
appliquée à partir du 1 er janvier 193
977. La Chambre des métiers du Rhône ne
cherche pas par la suite à amplifier ce type de mesures. Elle est
tentée par l'installation d'une prime à l'apprentissage, mais
craint de la voir entrer en contradiction avec le principe de la loyauté
de la concurrence. Dans une même séance elle refuse un voeu
demandant d'aider par des dégrèvements fiscaux les artisans
formant des apprentis, l'exonération de patente lui semblant suffisante,
et elle finit par soutenir une proposition de loi instituant le statut fiscal
unique de l'artisanat pour les artisans formant des apprentis
78. Pour M. Maître, limiter l'application de ce
statut fiscal unique aux artisans formant des apprentis est une mauvaise
idée puisque: «fort souvent l'emploi d'apprentis n'est pas une
charge, mais au contraire un profit en ce sens qu'il permet à certains
employeurs d'avoir de la main d'oeuvre à un taux moins
élevé ». M. Curat tient une position plus orthodoxe: puisque
le texte institue une prime à l'apprentissage, il faut l'adopter.
Intéresser directement les employeurs n'est pas le
moyen privilégié de développer l'apprentissage que la
Chambre des métiers du Rhône ait choisi. Son action est
plutôt orientée vers les apprentis et les cours professionnels. La
Chambre des métiers du Rhône obtient en 1936 une
représentation au sein du Comité départemental de
l'enseignement technique79. Cette présence va être un
moyen de demander l'augmentation des bourses d'apprentis sage et de
contrôler leur attribution 80. Tout ceci permet de
rétribuer les apprentis, et de rendre l'apprentissage artisanal
attractif dans la logique de profit immédiat des familles comme des
jeunes.
Sans que cela soit exprimé, cette prise de
contrôle sur l'attribution des bourses est aussi un moyen d'orienter les
apprentis vers certains métiers et de limiter le nombre d'apprentis dans
d'autres. Là réside toute l'ambiguïté de l'action de
la Chambre des métiers du Rhône en faveur de l'apprentis sage:
elle demande sa rénovation et son extension, mais cherche en même
temps à la limiter, afin de maintenir une situation de rareté sur
le marché, à l'avantage des artisans en exercice.
Les bourses aux apprentis sont complétées par
des récompenses en outillage en fin d'année81.
Près de 1 000 F sont utilisés à cette fin en 1938.
Répondent-ils à la volonté de contrôler le nombre
d'apprentis dans chaque métier? Cinq métiers seulement sont
concernés: c'est peu pour conclure. Néanmoins les cordonniers et
les maréchaux ferrants sont récompensés, alors qu'ils
76. Assemblée plénière 13 du 22 novembre
1936 [ADR 9M32].
77. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
78. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32]. La proposition de loi demande la modification des trois premiers
paragraphes de l'article 23 du CGID.
79. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32]. M. Rochette est ce délégué.
80. Assemblée plénière 19 du 25juin 1938
[ADR 9M32]. Le Comité départemental de l'enseignement technique
dispose alors de 9 000 F à répartir entre 33 bourses
d'apprentissage d'artisanat rural (17 renouvellements et 16 nouvelles).
81. voir tableau 3.15 page suivante.
font partie des métiers les plus concurrencés par
l'industrie82 , et les plus susceptibles d'une volonté de
limitation d'accès.
TABLEAU 3.15 -: Récompenses des apprentis en outillage
en fin d'année pour l'année 1938
Coursa
|
Valeur de l'outillage (en francs)
|
Cours des maîtres et ouvriers coiffeurs
|
384,30
|
Cours de photographie
|
45,00
|
Cours du syndicat des cordonniers de Lyon
|
136,85
|
Cours de pâtisserie
|
147,75
|
Cours de maréchalerie
|
235,30
|
Total
|
949,20
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Moyenne par cours
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189,84
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a Justificatifs des recettes et dépenses de
l'exercice 1938, «subventions aux cours professionnels» [ADR
9M34].
La Chambre des métiers du Rhône cherche aussi
à intéresser les cours professionnels à la formation
d'apprentis de l'artisanat. Les débuts sont difficiles: la faiblesse
financière de la Chambre des métiers du Rhône ne lui permet
pas d'emblée de jouer sur les subventions qu'elle peut accorder.
L'entrisme au sein des cours professionnels est donc la méthode choisie,
assez timidement car la Chambre des métiers du Rhône est avant
tout invitée par les écoles, et ne peut se permettre d'être
exigeantes à leur égard. Cette première étape
commence très tôt: avant le vote de la loi Walter et Paulin, fin
1935, la Chambre des métiers du Rhône obtient le droit de visiter
les cours de l'Enseignement professionnel du Rhône où elle aura
des inscrits et de demander communication des bulletins
d'assiduité83. L'idée est toujours la même:
à terme il sera possible de réglementer le nombre d'inscrits en
fonction des nécessités des diverses corporations, mais il s'agit
pour l'instant de « pénétrer pour voir ». Le
contrôle du flux des apprentis est de plus en plus visiblement l'un des
désirs les plus profonds des membres de la Chambre des métiers du
Rhône, même si la question continue à être
écartée du discours officiel.
La Chambre des métiers du Rhône ne se contente
donc pas de son droit de visite à l'Enseignement professionnel du
Rhône, qui la laisse dans une situation de dépendance à
l'égard de la bonne volonté de l'école. Pour
pénétrer plus profondément dans les lieux de formation, et
ceci dès que ses finance le lui permettent, elle s'occupe aussi de
distribuer des subventions aux cours professionnels formant des apprentis
envoyés par la Chambre des métiers du Rhône 84.
Ces subventions proviennent directement des fonds de la Chambre des
métiers du Rhône, alors que les bourses d'apprentissage
distribuées par le Comité départemental de l'enseignement
technique sont nourries par les subventions du Conseil
général85. Les sommes distribuées ne sont
82. [ZARCA 1986, page 29]
83. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935
[ADR 9M32].
84. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32]. Bellicard rappelle les décisions du
Bureau et de la commission d'apprentissage de n'accorder de subvention qu'aux
cours qui présenteraient des apprentis aux examens de fin
d'apprentissage.
pas négligeables: 8546 francs en 1938.
Ces subventions sont dirigées vers différents
types de cours. La Chambre des métiers du Rhône subventionne
d'abord les syndicats ayant organisé leurs propres cours. Le montant
total des subventions s'élève à 3550 F, soit 41,6% des
subventions. L'école de préapprentissage du Prado, à la
vocation généraliste, est la première
bénéficiaire de ces subventions. Elle reçoit la subvention
la plus forte de toutes: 750 F. Tous les syndicats subventionnés
reçoivent 500 F, sauf le syndicat des ouvriers et ouvrières
tailleurs, culottières et giletières qui reçoit une
subvention moindre. Ce fait est-il à mettre en relation avec le souhait
de diriger les apprentis vers les métiers les moins en crise, ou bien le
montant des subventions est-il lié à la taille du cours? Ce
syndicat et ses cours sont-ils plus petits que les autres? Seuls les syndicats
ayant signé la pétition de 1930 qui avaient à cette
époque le plus grand nombre d'adhérents sont
subventionnés. Les syndicats des patrons boulangers, pâtissiers et
coiffeurs, qui faisaient partie des plus gros syndicats pétitionnaires
en 1930, se partagent 42,3% des subventions aux syndicats. On peut d'ailleurs
estimer que l'ensemble de ces syndicats possèdent un grand nombre
d'adhérents, qu'ils sont parmi les mieux organisés, et qu'ils
sont aussi les seuls à avoir organisé des cours.
Les cours de l'Enseignement professionnel du Rhône
admettant des apprentis de l'artisanat sont subventionnés par la Chambre
des métiers du Rhône. L'Enseignement professionnel du Rhône
reçoit ainsi 2600 F, soit 30,4% des subventions accordées par la
Chambre des métiers du Rhône Aucun de ses cours ne concerne les
métiers de l'alimentation, mais toutes les autres catégories sont
concernées. Les cours ne sont pas forcément destinés aux
apprentis d'un métier unique, ni même d'une catégorie
unique. C'est la matière enseignée et non le métier auquel
l'enseignement est destiné qui fait l'unité du cours. Le cours de
dessin est suivi, par exemple, par les modeleurs et les plombiers-zingueurs
(catégorie 2), et par les électriciens, les mécaniciens et
les tôliers (catégorie 4); le cours d'ornementation est suivi par
les sculpteurs, les tapissiers et les bronziers appartenant respectivement aux
catégories 2, 3 et 4.
La Chambre des métiers du Rhône a aussi
créé ses propres cours. Elle ne les subventionne pas à
proprement parler. Les frais de ses deux cours sont presque entièrement
à la charge de la Chambre des métiers du Rhône, les droits
d'inscription ne couvrant que 9% de ceux-ci. Malgré leur petit nombre,
ils représentent 28% du budget de la Chambre réservé aux
cours professionnels, soit 2396 F. 21 élèves suivent ces cours.
Le cours de photographie est le plus suivi (18 élèves) alors que
3 élèves seulement sont concernés par le cours de
photographie. Ces cours ne sont pas réservés aux apprentis: le
tiers des élèves sont des artisans maîtres ou des
compagnons.
Peut-on voir dans l'attribution de ces subventions un moyen
d'orienter les apprentis vers certains métiers? On peut certes estimer
que la Chambre des métiers du Rhône cherche à limiter le
nombre d'apprentis dans les métiers les plus concurrencés par
l'industrie, et à attirer des apprentis vers les métiers les
moins concurrencés, et utiliser la classification (incomplète)
proposée par Zarca. La classification des métiers en
catégorie n'apparaît pas en effet comme un critère
pertinent: la catégorie du textile est en crise, mais la crise touche
certainement moins les tailleurs que les tisseurs. Aucune subvention n'est
accordée aux tisseurs, alors que les tailleurs bénéficient
de deux subventions (800 F en tout, 9,4% du total). Mais si les métiers
les moins concurrencés sont les plus subventionnés (boulangers,
coiffeurs), ils sont aussi les mieux organisés. Certains
85. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
des métiers subventionnés font partie des
métiers les plus concurrencés par l'industrie définis par
Zarca (maréchalerie, bottiers). Le temps n'est peut-être pas
encore venu de faire le tri entre les métiers à subventionner et
les autres: la logique du « sauvetage » de l'artisanat passe d'abord
par une aide à l'ensemble des métiers artisanaux.
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