1 Organiser l'apprentissage, organiser
l'artisanat? (1921-1925)
1.1 L'éveil d'un intérêt pour des
chambres d'apprentissage
Au lendemain de la guerre, l'intérêt pour la
création de chambres d'apprentissage naît de la fusion de deux
champs de réflexion. La crise de l'apprentissage et la
nécessité de l'organisation de l'enseignement technique sont des
thèmes d'actualité depuis le dix-neuvième siècle.
L'idée de la nécessité de l'organisation et la protection
de l'artisanat est née plus tard. Elle doit beaucoup aux
conséquences de l'industrialisation accélérée
provoquée par la « Grande Guerre ».
L'organisation de l'apprentissage est à vrai dire le
véritable point de départ. L'enseignement technique n'est
convenablement organisé que pour les qualifications moyennes ou
supérieures, d'après un modèle qui met l'école en
avant. La masse des travailleurs de dispose encore d'aucun moyen efficace de
formation. L'apprentissage échappe de fait à toute
réglementation. La loi du 4 mars 1851 qui le régit est
notoirement inefficace. Elle prévoit l'obligation d'un contrat. Mais
celui-ci n'est pas forcément écrit. Il peut être simplement
oral ce qui empêche toute possibilité de contrôle, et permet
aux familles comme aux patrons de contourner toutes les réglementations
prévues par la loi1. On ne sait pas encore quel
système développer: l'école ou l'apprentissage? Le
développement de chacun est poursuivi en même temps dans le plus
grand désordre. Le ministère du commerce, soutenu par les
industriels, est favorable à l'apprentissage en entreprise, alors que le
ministère d l'instruction publique est favorable à une
scolarisation qui ne se contente pas de l'apprentissage des gestes, mais
apporte aussi une formation abstraite et générale.
Les partisans de l'apprentissage sans école ne dominent
pas la situation, même si un premier congrès de l'apprentissage
s'est déroulé à Roubaix en 1911 2 .
L'enseignement technique est peu à peu organisé sans que
l'apprentissage soit encore l'objet d'une attention particulière. Des
institutions nouvelles voient le jour en 1911. Le premier diplôme
élémentaire de formation technique, nécessaire pour
permettre la formalisation des qualifications de la masse, le Certificat
d'aptitude professionnelle (CAP) a été institué par le
décret du 24 octobre 1911. Les Comités départementaux
à l'enseignement technique sont créés à l'occasion
pour organiser les examens. Le préfet nomme ses membres, les Inspecteurs
de l'enseignement technique qui sont des représentants des employeurs,
des salariés et de l'administration et du corps enseignant. Le
Comité supérieur de l'enseignement technique dirige ces
Comité départemental de l'enseignement technique Il
dépendait au départ du ministère du Commerce, mais
dépend depuis le 20 janvier 1920
1. [PELPEL & TROGER 1993, pages 23-24]
2. [RENDU 1987, page 8]
du Sous-secrétariat d'État à
l'enseignement technique, qui se trouve sous la tutelle du ministère de
l'instruction publique3.
Le pouvoir du Comité supérieur de l'enseignement
technique et les Comités départementaux de l'enseignement
technique s'étend rapidement. En 1919, la loi Astier rend les cours
professionnels obligatoires. Elle fait passer les établissements
scolaires techniques tant publics que privés sous le contrôle les
Comités départementaux de l'enseignement technique Elle commence
aussi à mettre en place une politique d'incitation du patronat à
assurer l'enseignement technique. Le pouvoir les Comités
départementaux de l'enseignement technique est partagé avec les
Commissions locales professionnelles. Elles sont chargées à
l'échelon de la commune de déterminer et d'organiser les cours
obligatoires pour les besoins des professions commerciales et industrielles de
la localité. D'après Guy Brucy4: «Largement
dominées par les professionnels, elles détenaient, de fait, des
pouvoirs importants: elles désignaient les professions pour lesquelles
les cours devaient être institués, elles intervenaient dans le
recrutement des enseignants, elles élaboraient les plans d'étude
ainsi que les programmes et les règlements des examens. Surtout, elles
contrôlaient les jurys de CAP composés de professeurs -- qui
étaient des professionnels -- et d'un nombre égal de patrons et
d'ouvriers, nommés par le préfet et « choisis, autant que
possible, parmi les membres de la Commission locale professionnelle » (loi
Astier Titre V art 47) ». L'enseignement technique est donc
organisé de manière très décentralisée. Le
contrôle des institutions locales de l'enseignement technique devient un
enjeu local important: il permet notamment la création de CAP
très locaux, qui vont dans le sens des besoins immédiats de ceux
qui sont écoutés par les Commission locale professionnelle et les
Comités départementaux de l'enseignement technique
Les artisans sont encore très peu organisés:
leurs syndicats sont faibles et restent isolés. Il n'existe encore
aucune fédération nationale d'artisans. Les seuls à
être véritablement organisés sont les Alsaciens. Ils sont
représentés par la Chambre de métiers d'Alsace. Les
membres de celle-ci sont des représentants élus de l'artisanat.
Ils ont tous pouvoirs pour l'organisation de l'apprentissage: ils s'occupent
aussi bien de sa réglementation que du contrôle de son bon
déroulement, de la subvention des écoles professionnels et de la
formation des jurys d'examens de compagnons. Le rôle de la Chambre de
métiers dépasse le cadre de l'organisation de l'apprentissage:
plus généralement elle doit être consultée dans
toutes les circonstances où les intérêts de l'artisanat
où d'un métier sont enjeu.
Cette institution attire d'autant plus l'attention qu'elle
fonctionne bien, que l'Allemagne est un modèle pour la France depuis la
défaite de 1870, et surtout depuis qu'une grande campagne de propagande
pour l'extension à toute la France du modèle des chambres des
métiers est menée par la chambre de métiers alsacienne
revenue à la France après la Grande Guerre5. Mais elle
provoque aussi bien des réticences car elle refuse d'abandonner son
système corporatif pour le système syndical de la loi de 1884.
Dans le Rhône, les artisans commencent tout juste
à s'organiser. Il existe certes des syndicats spécifiques
à certains métiers artisanaux, dont certains ont commencé
leur existence avant la loi de 1884. Ces syndicats ne concernent cependant pas
tous les métiers. Les métiers de l'alimenta-
3. [PELPEL & TROGER 1993, page 59]
4. [BRUCY 1989] 5. [ZARCA 1986]
tion ont les syndicats les plus anciens. Les coiffeurs, les
tailleurs, les imprimeurs, les teinturiersdégraisseurs, les
charrons-carrossiers- bourreliers-selliers et les maréchaux-forgerons
possèdent leurs syndicats, pas les cordonniers, les artisans de la
métallurgie ou ceux du bâtiment. Ces syndicats restent
isolés, et fractionnés en petites sections locales
6.
Les artisans commencent tout juste à envisager un
regroupement plus large. La Fédération des artisans du sud-est a
été fondée le 1 er mai 1920 par les syndicats
locaux des maréchaux et forgerons, des charrons et carrossiers, et des
bourreliers-selliers7. Elle regroupe rapidement la majorité,
voire l'intégralité des organisations artisanales patronales du
Rhône, c'est à dire 12 syndicats patronaux, qui ont soit
adhéré à la Fédération des artisans du
sud-est, soit été créés par elle8.
C'est dans ces conditions que se déroule le second
congrès de l'apprentissage tenu à Lyon en octobre 1921.
L'organisation de l'artisanat n'est pas à l'ordre du jour.
L'apprentissage est le seul thème abordé. Ce congrès
propose un modèle de « Conseil de l'apprentissage ». Ce
seraient des chambres paritaires qui s'occuperaient exclusivement
d'apprentissage. Le modèle alsacien n'éveille aucun
intérêt. Les artisans ont été marginalisés au
sein de ce congrès qui a regroupé essentiellement des hommes
politiques, des hauts fonctionnaires et des patrons, et qui a été
évité par les groupements ouvriers. L'intervention du
président de la Chambre de métiers alsacienne cherchant à
promouvoir une organisation de l'apprentissage et de l'artisanat sur le
modèle alsacien n'a eu d'écho positif que chez les artisans de la
Fédération des artisans du sudest présents au
congrès9.
Cette rencontre de la Fédération des artisans du
sud-est et des Alsaciens ne fait pas sortir la Fédération des
artisans du sud-est de sa région. Elle n'a pas participé au
congrès constitutif de la Confédération
générale de l'artisanat français (CGAF), qui s'est
déroulé à Paris du 26 au 28 mars 1922 dans le cadre du
congrès de la Fédération de la petite industrie de la
chaus sure. Organisé par MM. Tailledet et Grandadam, ce congrès
permet aux organisations artisanales mettre en place une
confédération nationale très centralisée. Il leur
permet surtout de prendre contact avec certains parlementaires qui ont
été invités, et commencent à s'intéresser
à l'artisanat et à son « sauvetage ». Les Alsaciens
étaient présents à ce congrès, et trouvent dans la
Confédération générale de l'artisanat
français l'allié nécessaire pour promouvoir les Chambres
de métiers auprès des parlementaires. Ils organisent un
congrès à Strasbourg en novembre 1922, auquel la
Fédération des artisans du sud-est n'assiste pas plus. Ce
congrès jette les fondations d'un groupe parlementaire
dévoué à la cause artisanale, dont le sénateur
Clémentel et le député Courtier sont les grandes figures.
De ce congrès est issu le projet de loi Courtier qui prévoit la
création de Chambres de métiers10.
Le projet de loi Courtier prévoit la constitution de
Chambres de métiers défendant les intérêts des
artisans, et au sein de celles-ci, l'organisation d'un apprentissage
spécifique à l'artisanat. Tout comme ceux de la Chambre de
métiers alsacienne, les membres des Chambres de métiers
seraient
6. [RENDU 1987]
7. [ADR 9M30] et [RENDU 1987, page 5].
8. [ADR 9M30]
9. [RENDU 1987, pages 8-9]
10. Le projet de loi est présenté à la
Chambre des députés le 29 décembre 1922 [RENDU 1987, pages
13-14].
élus directement par les artisans. La mise en place
d'un tel système suppose qu'une définition de l'artisan soit
proposée pour le distinguer de l'industriel. Elle suppose aussi la
création d'une taxe d'apprentissage qui alimente le financement de
l'organisation de l'apprentis sage. Un projet de loi parallèle est en
préparation pour définir une telle taxe, que l'on imposerait
à l'ensemble des industriels et des artisans, et non aux seuls
artisans.
Pour M. Courtier, le rédacteur du projet de loi, une
telle institution est l'outil nécessaire pour «ressusciter
l'artisanat rural », abandonné par des responsables politiques qui
ne songent qu'aux villes. La décadence de l'artisanat est la
conséquence de la crise de l'apprentissage. Donner aux artisans les
moyens de rénover cet apprentissage, c'est leur donner les moyens de
revivre11.
M. Tailledet, président de la
Confédération générale de l'artisanat
français, est finalement celui qui expose le plus clairement pourquoi
l'apprentissage pose problème: «Parce qu'actuellement aucun contrat
ne lie l'apprenti au patron, il arrive très souvent que l'apprenti
quitte l'atelier sans avoir une connaissance complète de la profession,
avant la fin de son apprentissage. Dans ces conditions, les patrons
hésitent beaucoup à former des apprentis qui sont une charge pour
eux, non compensée par les services que ces apprentis pourraient rendre
dans la dernière année de leur apprentissage »
12.
Ce projet est vu d'un bon oeil par le Conseil supérieur
de l'enseignement technique, dont l'intérêt est focalisé
sur les questions d'apprentissage. Son soutien au projet Courtier,
discuté en mars 1923 13 , comporte certaines nuances. La
création des chambres des métiers n'est qu'une réponse
partielle à ses attentes concernant l'enseignement technique. Elle
laisse de côté l'organisation des cours professionnels (ils sont
pris en charge par les budgets municipaux en Alsace, et dépendent sinon
de la loi Astier). Elle ne concerne que l'apprentissage artisanal. Mais le
projet de loi laisse la situation ouverte: rien n'empêche la
création d'autres formes d'apprentissage, soit spécifiques
à l'industrie, par l'intermédiaire des Chambres de commerce, soit
destinées à l'artisanat et l'industrie. Il envisage ainsi la
création de Chambres d'apprentissage dépendant pour moitié
des Chambres de métiers, pour moitié des Chambres de commerce,
composées de manière paritaire de patrons et d'ouvriers.
Certaines des organisations artisanales, un groupe
parlementaire et la direction de l'enseignement technique se sont donc mis
d'accord pour promouvoir la création de chambres de métiers dans
toute la France. Le projet n'est pas du goût de toutes les organisations
artisanales, particulièrement de la Fédération des
artisans du sud-est En face, les industriels, et plus particulièrement
la chambre de commerce, cherchent par tous les moyens à éviter
ces créations. Les syndicats ouvriers, convoqués au débat,
se désintéressent de la question. Le modèle alsacien de
Chambre de métiers sert de référence à tout le
monde, mais pour des raisons chaque fois différentes: certes la chambre
des métiers alsacienne organise à la fois l'apprentissage et
l'artisanat, mais les responsables de l'enseignement technique y voient d'abord
un moyen d'organiser l'apprentissage, là où les organisations
artisanales voient surtout un moyen d'organiser l'artisanat et d'imposer sa
spécificité par rapport à l'industrie. Quant aux
industriels, ils mettent en avant l'unité de la clien-
11. La Formation professionnelle, n°63, 20 mai
1923, compte-rendu des séances des 6 et 7 mars 1923 du Comité
supérieur de l'enseignement technique, page 324 [ADR 9M30].
12. La Formation professionnelle, n°63, ouvrage
cité, page 326 [ADR 9M30]. 13. La Formation professionnelle,
n°63, ouvrage cité [ADR 9M30].
tèle des apprentissages pour justifier le refus d'une
institution qui opérerait la distinction entre plusieurs types
d'apprentissages. Comment la Fédération des artisans du sud-est
et la Chambre de commerce de Lyon s'organisent-elles pour montrer leur
hostilité au projet?
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