CONCLUSION :
La fin de cette année 1982, avec les longues
discussions sur l'amnistie, donne l'impression qu'une période est close.
En quelque sorte, « la boucle est bouclée », le processus de
pardon et de réconciliation est finalisé : la loi de 1982 fait
écho et complète celle de 1968. S'agit-il alors d'un simple
retour au point de départ - l'affirmation d'une volonté politique
de réconciliation - comme si rien ne s'était passé entre
1968 et 1982 ? En fait, nous avons essayé de montrer que les
débats sur l'amnistie restent mineurs par rapport à
l'étape fondamentale de la maturation des problématiques autour
de la guerre d'Algérie qui s'étend de 1968 à 1982.
Cette maturation est très progressive et, loin
d'être continue, subit des soubresauts souvent interprétés
comme symptômes d'un grand traumatisme. Les premières
années, 1968- 1972, peuvent ainsi être caractérisées
comme celles de la confusion. Cet espèce de trouble de l'opinion sur la
guerre d'Algérie est essentiellement produit et entretenu par la
profusion de témoignages publiés, en particulier de la part des
anciens activistes et des généraux. Il ne faut pas pour autant
sous-estimer le poids des commémorations militantes et vindicatives.
Cette « cohue de souvenirs » fait apparaître la pesanteur de
l'émotion, de la rancoeur et du traumatisme qui entrave
l'éclosion d'un débat serein. C'est pourquoi, la
réalité historique devient l'objet d'une déformation afin
de légitimer tel combat ou telle opinion, d'où le mythe gaullien
par exemple. La partialité des mémoires, l'autocensure des
souvenirs induisent alors un affrontement frontal, parfois violent - à
propos de La Bataille d'Alger en particulier - entre les
différentes conceptions du conflit. L'heure n'est pas au débat
démocratique où chacun est écouté. Il s'agit
davantage d'une polémique qui prend souvent l'allure d'une cacophonie
généralisée.
Pourtant ce besoin de parler, même si le message n'est
pas toujours bien entendu par delà le flot de souvenirs émus,
n'est-il pas déjà une première thérapie pour une
génération malade de son « Algérie perdue » ?
Aussi passe-t-on progressivement du monologue du témoignage au dialogue
du débat avec la question de la torture. De la confession de Massu s'est
opéré un glissement de cette question, après des
échanges vifs, dans l'arène publique : elle se constitue alors
comme le thème fondamental du débat sur la guerre
d'Algérie. La
mémoire collective sur le conflit se structure
lentement autour de ce sujet de la même manière que la Shoah est
devenue, dans les mentalités, la caractéristique majeure de la
seconde guerre mondiale.
Ne peut-on alors voir un paradoxe saisissant entre ce besoin
de parler et la politique gouvernementale d'oubli qui s'exprime à
l'occasion de la loi d'amnistie ? Cette amnistie vise à rejeter «
les événements d'Algérie » dans l'ombre, entravant
ainsi le travail de mémoire en train de s'accomplir. En outre, en ne
distinguant pas la voie de « l'honneur de celle de la honte », selon
l'expression de Pierre Vidal-Naquet, elle laisse la voie libre aux tentatives
de légitimation des combats passés, quels qui fussent. Le travail
de mémoire qu'incite une telle loi, est donc lacunaire puisqu'il manque
une véritable distanciation par rapport aux faits et la
définition de valeurs à partir desquelles doit se forger une
telle mémoire. Ce paradoxe est révélateur d'un
décalage entre l'opinion telle qu'on l'aperçoit dans Le Monde
et la sphère politique : leurs impératifs sont
diamétralement opposés.
L'étape 1973-1979 constitue-t-elle alors une rupture
avec la période précédente, rupture marquée par un
silence après la confusion de confessions ? La continuité se
retrouve en fait dans la progression du travail de mémoire : une
maturation des thématiques majeures du débat a en effet lieu.
Cela est particulièrement visible dans les analyses des chroniqueurs du
Monde qui sont beaucoup plus distanciées. Ce silence apparent
ne peut se résumer à un simple tabou de la guerre
d'Algérie.
La différence avec la période
précédente se situe davantage dans l'objectivité et
l'apaisement avec lesquels sont abordées les grandes questions du
conflit. La discipline historique est alors utilisée comme support
à la formation d'une mémoire collective. Autre originalité
de cette phase du débat, c'est l'élargissement du champ de la
discussion et du témoignage avec la prise en compte d'autres acteurs et
victimes de la guerre mais aussi avec une réflexion sur les
répercussions actuelles du conflit et la difficile intégration
des rapatriés et harkis. S'établit ainsi un véritable pont
entre le passé et le présent qui rend le travail de
mémoire encore plus pertinent : c'est la société
française dans son ensemble qui doit se sentir concernée par la
guerre d'Algérie.
Assise-t-on alors, de 1980 à 1982, à un retour
à la case départ avec un bouillonnement polémique qui
n'est pas sans faire penser à l'état de confusion de la
première période ? En effet, le déchaînement des
passions de ces années peut laisser penser que les mentalités
sont encore marquées par l'émotion et la rancoeur
En fait, les soubresauts de cette période sont dus
à la politisation du débat et c'est là que réside
la différence fondamentale avec les années 1968-1972. La
récupération politique des
problématiques de la guerre d' Algérie est le
meilleur indicateur de la banalisation de ces thèmes. En outre, ces
soubresauts sont aussi le fait d'une agitation entretenue par des groupuscules
extrémistes. Cette fébrilité sur la guerre
d'Algérie est également liée à l'élection
présidentielle qui suscite tensions et controverses, l'enjeu
étant de conquérir l'électorat de l'adversaire. La
polémique se limite au domaine politique avec les heurts et les malheurs
qui en découlent.
Au sein de l'opinion, de la société civile,
émerge en effet un nouveau désir de mémoire
créé par une certaine idée du modèle
républicain. En 1982, la réconciliation nationale est en effet
close avec la loi d'amnistie finalement adoptée. S'exprime alors
fortement, en particulier au sein des générations qui n'ont pas
été impliquées dans la guerre d'Algérie, un
sentiment de justice réunissant dans un même idéal les
droits de l'homme et un esprit républicain critique envers ceux qui
contestent la légitimité démocratique. Ce sentiment de
justice débouche sur une recherche de responsabilités, comme cela
est revendiqué pour les exactions de la police parisienne ou le putsch
des généraux. C'est finalement selon cet axe directeur que se
forge la mémoire collective sur la guerre.
L'évolution du débat s'est donc effectué
vers une prise de conscience de la pertinence, voire de l'aspect crucial, d'une
telle réflexion sur la guerre d'Algérie : dès lors, les
thématiques du débat ont des répercussions non
négligeables sur la conception de la République, les traumatismes
de la société française ou la fragilité d'un
régime démocratique. Les oppositions frontales entre les
mémoires particulières semblent s'atténuer et peu à
peu se dessine une mémoire collective pacifiée mais
néanmoins paradoxale : elle allie le souci d'unité nationale -
avec une réévaluation de l'opinion métropolitaine sur les
pieds-noirs - et celui de la justice - avec l'éternelle question de la
responsabilité politique et militaire dans les exactions commises. C'est
la dialectique entre les impératifs de réconciliaton et de
justice qui caractérise le mieux la période. La
prédominance de la nécessité de la réconciliation,
sous de Gaulle, laisse progressivement la place à la prédominance
du sentiment de justice exprimé par la nouvelle
génération, les députés socialistes ou les
chroniqueurs du Monde à mesure que s'accroît le
décalage entre les mentalités et la pratique gouvernementale. Les
discours évoluent alors sensiblement : du devoir de silence, voire
d'oubli, on passe à celui de mémoire et de
responsabilité.
Ce bilan sur les mentalités mérite tout de
même d'être nuancé. Cet aperçu de la situation de
l'opinion française correspond à l'image qu'en donne Le
Monde. Or, Le Monde
est un organe de presse avec son équipe
rédactionnelle, son lectorat et leur engagement respectif. Nous avons
montré que le quotidien est le porteur de la morale «
responsabiliste » qui marque, en fin de période, sa
prééminence sur la logique du silence : c'est avec prudence que
la rédaction se fait le défenseur d'un tel travail de
mémoire. L'implication du journal dans le débat, malgré
quelques maladresses ou quelques facilités, va
généralement de pair avec un regard distancié et un
travail d'objectivation sur « les événements ». Par
conséquent, cet engagement signifie que Le Monde n'est pas un
simple miroir de l'opinion puisqu'il tend aussi à la façonner. En
outre la composition de son lectorat a des répercussions sur l'image qui
est renvoyée de cette opinion publique : elle correspond en fait
à celle d'une certaine élite sociale et culturelle, un «
happy few » peut-être plus exigeant au niveau du devoir de
mémoire.
Dès lors, le miroir déformant qu'est le
quotidien, rend plus visible, en exagérant leur importance, les lentes
évolutions des mentalités vers un souci plus grand de justice.
D'autre part, ce statut d'arbitre du débat et de guide de l'opinion
auquel prétend Le Monde avec sa recherche d'exhaustivité
et sa préoccupation pour l'analyse, rappelle le vieil idéal
romantique de l'écrivain-prophète. Le quotidien est ainsi
pétri d'idéaux du XIXèmesiècle dont le
positivisme avec la foi dans la victoire de la Raison, est le plus notable.
Le Monde reste, aujourd'hui encore, fidèle
à sa fonction de guide et de meneur du débat, comme l'attestent
les derniers rebondissements sur la guerre d'Algérie. Le travail de
mémoire entrepris avec une volonté de mettre en lumière
les différentes responsabilités triomphe avec les affaires
Louisette Ighilahriz et Aussaresses dont Le Monde est, à chaque
fois, à l'origine. Dans ces affaires, les analyses et les
témoignages n'apportent rien de nouveau, au niveau de la connaissance
« des événements ». Bien plus, il y a une
exagération dans tous les médias, et en particulier dans le
Monde, à la fois de la valeur symbolique de ces affaires et de
l'ampleur du traumatisme dans les mentalités. Toutefois, ces
polémiques sont révélatrices de la large
prédominance du sentiment de justice dans la mémoire de la guerre
: les droits de l'homme sont devenus la valeur de référence
à partir de laquelle on établit la distinction entre victimes et
coupables. Par conséquent, certaines figures, certains exemples sont
érigés en symbole, en modèle à la manière de
Maurice Audin « martyr » de la torture. D'autre part, on assiste
à un retour à une certaine « judiciarisation » des
affaires, malgré les lois d'amnistie : des actions pour apologie de
crimes et crime contre l'humanité ont été lancées
contre Paul Aussaresses.
Plus qu'une composante du débat, le sentiment de
justice incite ainsi au devoir de mémoire. C'est parce qu'il existe des
victimes pour qui la justice n'a pas été rendue, Louisette
Ighilahriz par exemple, que le devoir de mémoire
apparaît comme nécessaire. Jacques Derrida se fait le porte-parole
de cette exigence morale collective : « Nous aurions, me semble-t-il
«contre l'oubli», un premier devoir : pensons d'abord aux victimes,
rendons-leur la voix qu'elles ont perdue »272. Cette
justice est alors considérée comme subversive, la recherche de
responsabilités s'étend jusqu'au fonctionnement de l'Etat - les
accusations envers les dirigeants de la IVème
République se font ainsi plus virulentes. Selon Jacques Derrida,
une mémoire collective doit être érigée contre
toutes les exactions et contre l'oubli qu'essaie de générer
l'Etat. Cette évolution du rôle dévolu à la
mémoire collective est alors la clé pour comprendre les
débats actuels sur la guerre d'Algérie.
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