b) Le Monde dans la tourmente algérienne
Le Monde, comme l'ensemble de la presse
française, n'a pas vu venir la révolte, d'où un certain
embarras et des erreurs de jugement flagrantes pour un quotidien qui se veut si
sérieux et indépendant. Ainsi, dans son reportage publié
le 23 février 1955, Philippe Minay écrit : « Il y a
maintenant quatre mois que l'insurrection a éclaté en
Algérie : pour la première fois depuis la conquête, en
dépit de quelques excès, elle n'a pas fait l'objet d'une
répression
3 c'est ce que M. Beuve-Mery aurait affirmé à M.
Thibau, cf. J. Thibau, Le Monde 1944-1996 : Histoire d'un journal, un
journal dans l'histoire, Plon, Paris, 1996 (1e édition :
1978)
massive et aveugle »4. Or, si la
répression du premier novembre 1954 n'était pas massive et
aveugle, que fut-elle alors ? Faut-il rappeler que, si aucun des neuf chefs
historiques n'a été menacé par cette répression,
750 personnes, essentiellement des nationalistes ignorant tout de
l'insurrection, sont arrêtées à la fin novembre et 2000
à la fin de l'année ?
Le journal se montre tout d'abord hostile à
l'idée d'une sécession des trois départements
algériens. La rédaction est ainsi favorable à l'envoi du
contingent puis à l'expédition de Suez en 1956. Les
premières condamnations d'atrocités commises par les forces
françaises restent bien mesurées :
« C'est précisément au nom des valeurs
morales que l'Occident a eu le mérite depuis des siècles
d'imposer au monde, c'est au nom de la supériorité dont, en vertu
de ces valeurs, nous nous prévalons auprès des peuples plus
enclins peut-être au réflexe primitif de la vengeance, que nous
nous ne pouvons admettre que ce qui à la rigueur explique un
comportement inhumain lui serve d'excuse »5.
La condamnation qui se situe dans une subtile distinction entre
l'excuse et l'explication,
est introduite par un éloge du colonialisme
civilisateur digne d'un Jules Ferry : l'ethnocentrisme dont il est fait preuve
avec la différence sauvage-civilisé, renvoie aux discours du
XIXème siècle et se trouve en décalage avec le
contexte de décolonisation généralisée de
l'après-guerre.
Alors que les analyses des commentateurs politiques restent
clémentes à l'égard de la politique gouvernementale, les
reportages des envoyés spéciaux se font de plus en plus incisifs.
Pierre-Albin Martel, spécialiste de la question algérienne au
sein du quotidien, a souffert de ce décalage : la rédaction
refuse, au début de l'année 1956, de publier un de ses articles
qui « avançait la nécessité de la reconnaissance
d'une nationalité algérienne »6.
C'est avec la résurgence du débat sur la torture
en 1957, que le journal adopte une ligne éditoriale clairement
définie : opposition radicale à l'emploi de pratiques inhumaines
en Algérie, désir d'une paix rapide et méfiance
vis-à-vis du F.L.N.7 Ce militantisme contre la torture
débute avec un compte-rendu du livre de Pierre-Henri Simon Contre la
torture et l'édito du 13 mars 1957 « Sommes-nous les vaincus
de Hitler ? » signé Sirius (c'est ainsi que
4 Le Monde, (numéro daté du) 23
février 1955 (par la suite, nous ne préciserons plus qu'il s'agit
du Monde et la date renverra à celle indiquée dans le
journal et non à la date de sortie du quotidien)
5 éditorial d'André Chêneboit dans Le
Monde, 1-2 janvier 1956
6 cf. J. Thibau, op. cit.
7 voir J.-N. Jeanneney et J. Juillard, Hubert Beuve-Mery ou
le Métier de Cassandre, Seuil, 1979
Hubert Beuve-Mery signait ses articles). Cette ligne n'a sans
doute pas été imposée par M. Beuve-Mery, mais s'est
constituée progressivement devant l'évolution de la situation en
Algérie et l'évolution générale de l'opinion en
métropole.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, Beuve-Mery et une grande
partie de la rédaction reprennent espoir : l'homme du 18 juin leur
apparaît comme le dernier rempart contre le fascisme et le seul qui soit
à même d'obtenir un compromis ne lésant pas les
intérêts de la France. Mais face à la lenteur des
négociations, les éditoriaux se teintent de pessimisme et de
déception. A partir de 1960, le journal se fait plus critique
vis-à-vis du chef de l'Etat. Cependant, lors de conditions
exceptionnelles, comme le putsch des généraux, le journal se
range derrière lui et affirme sa confiance.
L'Algérie et la complexité de son conflit
semblent tout de même étrangères à l'univers du
quotidien. Le Monde tombe parfois dans un manichéisme
simplificateur : les Français d'Algérie sont
généralement perçus comme rétrogrades et
extrémistes tandis que l'opinion métropolitaine incarne la voie
de la modernité. En revanche, il se montre plus compréhensif,
sous la plume de Jean Planchais, envers le malaise de l'armée sans pour
autant cautionner les agissements des plus extrémistes. Le journal ne
cesse en effet de dénoncer les atrocités commises par l'O.A. S.,
ce qui vaut à ces journalistes spécialistes de la question
algérienne comme Jacques Fauvet, Philippe Herreman ou Jean Planchais
d'être victimes d'attentat à leur domicile. Après la guerre
d'Algérie, Le Monde garde comme héritage de cette
époque un anticolonialisme quoique modéré.
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