C/ La question de la torture : responsabilités
et justifications
Cette question est à la fois le prisme
déformant, presque un stéréotype, à travers lequel
on traite de la guerre d'Algérie et aussi un des enjeux cruciaux du
débat où la problématique historique déborde sur la
morale ou la philosophie. En effet, la pratique de la torture conduit à
s'interroger sur la dignité humaine, le respect de l'autre en tant
qu'adversaire et sur la barbarie latente chez l'homme. Dans ces débats,
les points de vue sont dès lors tranchés, les mémoires
défaillantes et les mensonges fréquents : effectivement, personne
ne souhaite se présenter comme un barbare. Mais le débat se
focalise non pas sur la réalité de la torture ni même sur
l'ampleur de son usage, mais sur la possibilité ou non de justifier son
usage et les responsabilités engagées.
1/ Les affrontements judiciaires
Dans un premier temps, la torture est l'objet de poursuites
pour diffamation, malgré la loi d'amnistie ; deux diffamations bien
différentes puisque dans la première affaire (l'affaire Audin),
les plaignants sont des militants contre la torture et dans la seconde, il
s'agit d'un officier français. Mais, le verdict et le déroulement
de ces deux procès révèlent les limites des poursuites de
ce genre depuis le vote de la loi d'amnistie. Pourtant, ces procès sont
précurseurs de la polémique sur la torture qui revient avec force
à la fin de l'année 1971
a) L'affaire Audin : suite d'un feuilleton judiciaire et
politique
L'affaire Audin débute en pleine bataille d'Alger. Dans
la nuit du 11 au 12 juin 1957, Maurice Audin, jeune assistant à la
faculté d'Alger et militant communiste, est arrêté par des
parachutistes du 1er R.C.P. Son épouse, sans nouvelles de
lui, alerte les responsables politiques de l'époque et ses amis
communistes. Or, on l'informe qu'il s'est « évadé » le
21 juin. Madame Audin doutant de la véracité de cette
information, porte plainte en homicide volontaire, le 4 juillet 1957. De
renvois en rebondissements, l'affaire débouche sur un non-
lieu le 22 décembre 1966, suite à la loi
d'amnistie promulguée en juin.
La mobilisation des universitaires autour du cas Audin a
été immédiate et par bien des aspects, elle fait songer
à celle des intellectuels autour du cas Dreyfus. Cependant, elle reste
relativement limitée puisqu'elle est confinée dans le milieu
intellectuel et dans les tribunes des grands quotidiens. Pour pérenniser
cette mobilisation, entretenir le souvenir du jeune professeur disparu et faire
de ce cas particulier un symbole de la bataille contre la torture, se
crée un comité Audin en novembre 1957. Toutes les professions
universitaires et toutes les sensibilités de gauche y sont
représentées, s'y trouvent, entre autres : Luc Montagnier,
Laurent Schwartz ou les historiens Henri Marrou, Madeleine Rebérioux et
Pierre VidalNaquet. Ce dernier va s'attacher à montrer79 que,
d'une part, Maurice Audin a été torturé dans le centre de
triage d'El-Biar80, « spécialisé » en la
matière, et, d'autre part, qu'une fausse évasion a
été jouée pour dissimuler la mort d'Audin -
vraisemblablement causée par les tortures infligées - et «
fabriquer » des témoignages. M. Vidal-Naquet rend responsable le
lieutenant Charbonnier de cette mort « par accident
»81. La version officielle de «
l'évasion » n'a jamais été désavouée
par les autorités militaires et civiles.
L'affaire Audin revient dans la rubrique du quotidien du soir
à propos du procès en diffamation intenté par quatre
animateurs du comité Audin dont Pierre Vidal-Naquet, contre La Voix
du Nord et le journaliste Georges Ras auteur d'un article paru en 1960 :
« Audin a-t-il était assassiné ou s'est-il
évadé ? ». Le journaliste prenait à partie les quatre
animateurs pour contester la version du comité sur la mort d'Audin. M.
Vidal-Naquet obtient, seul, gain de cause en 1967. Les parties se pourvoient
ensuite en cassation, mais seulement deux secrétaires du comité
continuent la bataille juridique : Luc Montagnier et Jacques Panijel.
L'arrêt définitif de la cour d'appel est alors rendu le 7 janvier
1970, relaté dans Le Monde du 9 janvier. Il condamne le
journaliste et le quotidien lillois à verser un franc de dommages et
intérêts à chaque plaignant et à insérer le
jugement dans trois journaux. Le journal est en effet reconnu d'« avoir
sciemment abusé de la confiance que lui portait le public en falsifiant
ou dénaturant les textes et les témoignages [...] et d'avoir
manqué à la probité intellectuelle [...]. Il a
manqué
79 dans son convaincant plaidoyer, P.Vidal-Naquet, L'Affaire
Audin (195 7-1978), Editions de Minuit, Paris, 1958 (1989 pour la
deuxième édition)
80 d'ailleurs, Henri Alleg affirme l'avoir croisé dans le
centre d'El-Biar lors de son témoignage retentissant sur la torture H.
Alleg, La Question, Editions de Minuit, Paris, 1958
81 le fils de Charbonnier, dans Marianne du 24
juillet 2000, déclare que son père n'a fait qu'assumer un acte
commis par un autre. De plus, le général Aussaresses, dans Le
Monde du 23 novembre 2000, affirme : « Le lieutenant Charbonnier n'y
était pour rien, c'est tout ce que je peux vous dire. »
au devoir d'objectivité du journaliste ».
C'est la seule victoire judiciaire, bien que peu symbolique,
que remporte le comité. Elle est significative de la volonté
d'enterrer cette affaire. Il est révélateur à ce titre que
Le Monde ne relate que brièvement le jugement sans
s'émouvoir ni prendre parti. Il est vrai que l'on peut s'interroger sur
la portée d'un tel verdict lorsque le fond de l'affaire n'a pas
été traité pour cause d'amnistie ? Il y a donc une
volonté, à laquelle le quotidien du soir participe
inconsciemment, de laisser sous silence cette part d'ombre de l'action de
l'armée française en Algérie. Or, c'est l'instrument
judiciaire qui fait respecter ce silence, toute enquête liée
à des atrocités commises en Algérie pouvant être
taxée de diffamation, c'est ce que montre l'affaire Faulques
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