Communication politique et séduction à travers la Déclaration de politique générale du Premier ministre Idrissa Seck à l'Assemblée nationale le 03 février 2003( Télécharger le fichier original )par Mamadou THIAM Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Dea Science du langage 2005 |
3. L' « EUNOIA » OU LA BIENVEILLANCEL'eunoia, c'est la bienveillance, l'attitude par laquelle l'orateur est le plus apte à se faire aimer de par son auditoire. C'est ce que la nouvelle rhétorique et la pragmatique moderne désignent sous le concept de prise en compte de l'auditoire. Car la simple présentation de l'image de soi, si belle soit-elle, ne saurait suffire pour accrocher son auditoire. En effet, la promotion de l'image de soi peut entrer en conflit avec les valeurs du locuteur ou porter préjudice à son image. Selon Erving Goffman, (Goffman 1973 II), l'un des pionnier dans ce champ de la recherche, la relation ordinaire est conditionnée par la considération et le travail des faces des interlocuteurs (c'est le face work). Chacun devra faire respecter sa face et son territoire, tout en ménageant la face et le territoire de son interlocuteur. Ces "politesses" sous-tendent des enjeux identitaires et relationnels. Goffman distingue deux notions : la notion de face, c'est-à-dire l'image valorisée de soi-même et à faire respecter, et la notion de territoire, correspondant aux biens, à l'espace et au jardin secret. Prolongeant les travaux de Goffman, Brown et Levinson (1987), parleront de "face positive", qui est l'image de soi actualisée et valorisée sur la scène, et de face négative, correspondant au territoire, chez Goffman, et qui réfère à la sphère privée, au jardin secret. Ils feront de la notion de face la règle centrale dans le cadre de la gestion des relations interpersonnelles, en l'étendant notamment à la notion de politesse. En tant que telle, la notion de face est indissociable d'un mode opératoire constitué par les actes de langage communément appelés FTA (Face Threatening Act)43(*). La bienveillance consiste à montrer, envers son auditoire, de la solidarité et de l'amabilité. Nous étudierons la manifestation de ces deux dispositions à travers la notion de politesse et l'image de serviteur du peuple que projette le discours. 3.1 Le serviteur du peupleLe Premier ministre, en libéral convaincu, ne pouvait ignorer les craintes que son accession à la Primature pouvait susciter au sein de franges importantes de la société. En effet, dans les représentations collectives, le libéralisme renvoie à une logique purement économique qui délaisserait la dimension sociale. Aussi, le Chef du Gouvernement prend-il le soin de préciser les contours de son action politique : Le programme de mon Gouvernement est centré sur l'Homme, sur le Sénégalais. Il est notre seule préoccupation, notre seul centre d'intérêt. Nous voulons nous intéresser au vécu quotidien du Sénégalais plutôt qu'aux fluctuations de telle ou telle courbe. (Seck 2003 : 28) Il se veut le serviteur du peuple, celui dont la finalité de l'action serait de se mettre au service de tous les segments de la société en améliorant leurs conditions d'existence. Pour autant, il ne renie point ses convictions libérales. Car pour lui, se mettre au service du peuple ne signifie pas assurer une assistance sociale qui aurait les allures d'aumône. Au contraire, il assume la dimension idéologique de ses convictions libérales qui demandent, non une simple politique d'assistance, mais la création de conditions favorables à l'épanouissement de chaque membre de la société : Il [le programme du Gouvernement] vise, par la nutrition, la santé, l'éducation et une saine pratique du sport, à donner à nos enfants les outils dont ils ont besoin pour affronter la vie. Il vise à offrir à l'adulte le cadre optimal d'éclosion de ses talents, et à organiser pour l'Ancien, une vieillesse honorable, au moyen d'un système viable de retraite. (Seck 2003 : 9) Il s'agit donc là d'un libéralisme « à visage humain »44(*) qui n'exclut pas l'assistance aux plus démunis. En effet, l' « amour » (Seck 2003 : 8) qu'il voue au peuple sénégalais va « au-delà » des « différences de vision ou d'idéologie ». C'est ainsi que son programme « (...) vise aussi, le cas échéant, à prêter à tous, la chaude couverture de notre solidarité nationale » (Seck 2003 : 9). Car sa vocation, en définitive, est de mettre la majorité des sénégalais dans des conditions acceptables. Aussi, soutient le Premier ministre : « Mon ambition et mon devoir sont, de modifier la physionomie de cette carte, en répondant à la demande sociale » (Seck 2003 : 8). Comme pour confirmer la dimension sociale de son libéralisme, des mesures pratiques sont annoncées, allant dans le sens de soulager les couches sociales les plus défavorisées. C'est ainsi que le Premier ministre s'engage à faciliter l'accès de tous à l'ensemble des services sociaux de base. Dans la santé : La disponibilité de médicaments de qualité, accessibles financièrement, sera encouragée par la promotion des médicaments génériques dans le secteur public comme dans le secteur privé ; des comptoirs génériques seront fonctionnels à partir de cette année. (Seck 2003 : 16) Mieux, « les citoyens plus démunis bénéficieront bientôt d'une prise en charge gratuite au niveau de nos établissements sanitaires ». De même, l'accès des anciens aux infrastructures sanitaires sera « favorisé par une politique de « tarifs préférentiels ». Dans le domaine de l'éducation, le Premier ministre rappelle que « chaque année, l'Etat dépense 127 milliards dans l'éducation, C'est-à-dire 35 % du budget national » et que « ce pourcentage devrait passer à 40 % en 2005 » (Seck 2003 : 15). S'agissant de l'accès à l'eau, d'importants programmes de réalisation de points d'eau sont en cours d'exécution à travers tout le pays. Ces programmes visent prioritairement la dotation de tous les chefs-lieux de communautés rurales de forages motorisés. (Seck 2003 : 12) Aux mesures prises dans le domaine des services sociaux de base vient s'ajouter le recrutement massif de professionnels en charge de la bonne marche de ces secteurs : Il me plaît d'annoncer un programme spécial de recrutement dans l'administration, et principalement dans les secteurs stratégiques de l'éducation, de la santé, de la sécurité, de la justice et des régies financières. Dans la période 2003-2005, nous recruterons des médecins, des infirmiers, des sages-femmes, des enseignants, des pompiers, des policiers, des gendarmes, des douaniers, des inspecteurs, contrôleurs et agents du trésor et des impôts, des magistrats et personnels de greffe. (Seck 2003 : 18) Et comme pour montrer le sérieux et la crédibilité de cette promesse, qui ne saurait être assimilée à un effet d'annonce, le Premier ministre rappelle que ces nouveaux recrutements viennent compléter les « 11.563 recrutements dans la Fonction publique (...) auxquels l'Etat a procédé entre 2000 et 2002 » (Seck 2003 : 18). Mais être au service du peuple ne saurait se limiter à des intentions. Cela nécessite une disponibilité des ressources qui passe par une bonne gestion des deniers existants. Aussi, le Chef du Gouvernement insiste-il sur la bonne gestion des finances publiques, de la part du régime de l'Alternance, et qui justifie la prise de mesures appropriées pour les différents segments de la société. Une bonne gestion d'autant plus manifeste que le Gouvernement a pu se permettre de ne pas utiliser, en 2002, les « 10,5 milliards de FCFA » provenant de « a contrepartie de l'accord de pêche signé avec l'Union européenne » (Seck 2003 : 14). D'où la récurrence de l'expression «Grâce à la bonne tenue de nos finances publiques et à la qualité du soutien de nos partenaires, donnant ainsi corps à la volonté du président de la République, il me plaît d'annoncer (...) » consacrant cette gestion « efficace » et introduisant la proposition de plusieurs mesures destinées à améliorer le vécu des sénégalais dans différents domaines. C'est ainsi que dans l'agriculture, le Premier ministre annonce : Grâce à la bonne tenue de nos finances publiques et à la qualité du soutien de nos partenaires, donnant ainsi corps à la volonté du président de la République, il me plaît d'annoncer à Makhtar, à Goor et à Samba Gaye (paysan de Tambacounda dont j'ai lu les poignantes complaintes dans la presse), qu'à partir de demain, mardi, tous les paysans détenteurs de bons, et précédemment recensés par les gouverneurs, pourront se rendre auprès d'eux, munis de leurs titres, pour être payés. (Seck 2003 : 11) Dans le développement à la base, le Premier ministre qui voudrait « que toutes les collectivités locales soient en chantier », annonce une politique d'appui aux collectivités locales : Grâce à la bonne tenue de nos finances publiques et à la qualité du soutien de nos partenaires, il me plaît d'annoncer, donnant corps à la vision du président de la République, que l'Etat mettra à la disposition des collectivités locales un fonds de contrepartie de 4 milliards permettant de mettre en oeuvre une politique d'investissement de 40 milliards sur toute l'étendue du territoire grâce au financement de nos partenaires au développement et ONG. (Seck 2003 : 27) La bonne tenue des finances publiques permet aussi au Premier ministre d'annoncer la prochaine indemnisation des victimes du naufrage du bateau le Joola : Grâce à la bonne tenue de nos finances publiques et à la qualité du soutien de nos partenaires, il me plaît d'annoncer que, donnant ainsi corps à la volonté du président de la République, I'Etat est aujourd'hui prêt pour procéder au paiement des indemnités. (Seck 2003 : 7) En outre, elle rend possible le remplacement du bateau naufragé car « l'argent est disponible, le dossier technique prêt, vingt courtiers déjà saisis et l'affréteur choisi » (Seck 2003 : 7). Mais vouloir servir le peuple ne saurait dire avoir l'exclusivité des interventions et des actions. Le souci d'efficacité rend nécessaire « un partage juste, équilibré, et pertinent des charges ». Aussi, le Premier ministre est-il conscient qu'il « faudra une mobilisation de tous les segments de notre société pour accroître » les « chances de succès ». D'où le souci du Chef du Gouvernement d'impliquer les décideurs locaux dans le développement du Sénégal : Dans une approche décentralisée et de proximité, j'ai retenu de partager la lourde charge qui m'est confiée avec les 11 présidents de Conseils régionaux, les 4 maires de ville de la région de Dakar, les 43 maires d'arrondissement de la région de Dakar, les 63 maires des communes de l'intérieur du pays, les 320 présidents de communauté rurale. (Seck 2003 : 27) La volonté de servir le peuple va bien au-delà des moyens matériels et financiers disponibles. Elle semble prendre les allures d'une vocation. C'est ainsi que le Chef du Gouvernement ne se contente pas seulement de proposer des actions concrètes et réalisables au moment de sa prise de parole. Il ira plus loin en étant aux côtés des citoyens et en s'impliquant activement dans les différentes activités qu'ils mènent : Que le paysan sache que je serai avec lui dans les champs, j'accompagnerai l'étudiant dans les couloirs de son établissement et la ménagère devant les étals des marchés. Que celui qui est malade sache que je cherche les moyens pour faciliter sa guérison. (Seck 2003 : 28) Et là où l'action concrète n'est pas possible, le Premier ministre, en homme de foi, ne baisse pas les bras. Il propose son intention45(*) et ses prières : (...) j'accompagnerai, par mon intention, dans la nuit et la solitude de sa proximité avec Dieu, l'homme pur qui prie pour un Sénégal de paix, de réussite et de prospérité. (Seck 2003 : 28) * 43 Les FTA (Face Threatening Act) sont des actes de langages verbaux et non verbaux qui menacent les faces des interactants. On distingue quatre types de FTA: actes menaçant la face négative de celui qui les accomplit (offre, promesse, etc.); actes menaçant la face positive de celui qui les accomplit (aveu, autocritique, etc.); actes menaçant la face négative d'autrui (violation de nature non verbale, questions indiscrètes, actes directifs, etc.) et actes menaçant la face positive de celui qui les subit (critique, réfutation, etc.). L'interaction n'est pas uniquement le lieu d'une confrontation. Il aussi un espace de recherche de consensus et d'accord. Dès lors, nous notons, à cotés des FTAS constitutives de la marque agressive, les anti-FTA ou FFA (face flattering acts). Ils valorisent l'une ou l'autre des faces en réalisant une politesse négative (par atténuation ou occultation du FTA), et positive avec des actes ou des comportements valorisants. * 44 Cette expression a été utilisée par le Premier ministre Moustapha Niasse lors de sa Déclaration de politique générale en 2000. * 45 L'importance de l'intention est très nette dans la religion musulmane. En effet, le Prophète, dans un de ses hadiths (propos), aurait souligné que « les actions ne valent que par les intentions ». |
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