SUR LE « PARADIGME DE
L'ENREGISTREMENT»
Jason Mache - Université Paris-8
TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Mémoire de Master mention philosophie Année
académique 2020-2021
Dirigé par Bertrand Ogilvie et soutenu le 20 janvier 2022
en présence de Bertrand Ogilvie, philosophe et Makis Solomos,
musicologue.
Sommaire
4
Avant-propos 5
Introduction 6
I. Déplacements
1. « Musique » 10
Enregistrement sans musique : la perte des voix - «
Musicien » - « Musique » - Musique et enregistrement
2. « Paramètres du son »
20 Ébauche - Sémantique -
Prédominance/prédominances ? -
3. « Son » 29
« Musique sonore » ? - Histoire du « son
» et des « sons » - Tropismes - Problème d'une
précession
II. Émergences
4. « Genres » 45
Pour une première échelle taxonomique : les
« paradigmes musicaux » - Genre et enregistrement - Le « genre
» hors de l'enregistrement ? - Fissures
5. « Disque » 59
Ébauche d'une histoire « rugueuse » -
Émergence du microsillon - Persistance du format : le concept d' «
album »
6. « Enregistrement » 73
Caractériser l'enregistrement - « Ontologies
» et types - Paradigme et évolutions
III. Actualisations
7. Corps sonores 91
État des lieux : espaces et corps sonores - «
Espace » et espaces, « arts sonores » - Contribution à l'
« écologie acoustique » - Corps enregistrés
Conclusion et ouverture 112
Bibliographie 114
Discographie 118
4
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Remerciements
Mes remerciements vont à mes jurés de soutenance,
pour leurs lectures attentives, le témoignage de leur
intérêt authentique et la longue discussion qui s'en est suivie :
mon directeur de recherche Bertrand Ogilvie, et Makis Solomos.
Je remercie vivement Marie Miguel, Sylvain Nicolino, Lucie
Nourigat et Jean-Pierre Vieu pour les relectures, aides et encouragements dans
l'impression et la distribution de ce mémoire.
Pour leurs contributions directes ou indirectes aux
différentes étapes (et moutures) de ce long travail, je remercie
Soliman Cosse, Didier Delrieu, Jean-Jacques Flores et Céline Jaspart,
Benjamin Larvol, Éric Lecerf, Richard Linon, Guillaume Loizillon,
Quentin Mur et Yoann Rouxel Esteing.
Merci à ma famille pour son soutien pendant mes six
années d'études de philosophie, et à toutes les
amitiés décisives, majoritairement musicales.
5
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Avant-propos
L'intention, pas seulement rétrospective je le crois,
de ce travail, était celle de comprendre les musiques que
j'écoute; que j'ai toujours écoutées, avant toute forme
d'intentionnalité; les seules musiques que j'écouterai
peut-être jamais véritablement. Il s'agissait donc de comprendre
le sens de la limite qui les séparent de celles que je n'écoute
pas, n'ai jamais écoutées et ne serai peut-être jamais en
mesure d'écouter convenablement. Le problème est
évidemment d'ordre éthique et souffreteux : cette limitation est
observée, identique ou symétrique, chez l'autre. À dire
vrai, la limite n'est jamais identique -- dialectique des goûts et
couleurs; mais semblable, oui. Au point qu'un sens pouvait être
espéré; et cette vie consiste tout entière à
orpailler de tels éclats de sens, que j'ai appris aussi, une fois
touchés, à rejeter dans leur milieu. La nature de ce travail est
néanmoins plutôt inverse de cette dernière manie : il
convenait, me semble-t-il, de constituer une petite statuette, à plaquer
de ces paillettes qui par nature se fanent au contact de la colle. Manquant des
astuces que je n'ose jamais espérer développer, cette oeuvre en
demeure à l'état d'exercice, d'une médiocrité
certaine. Néanmoins, en souvenir de la recherche véritable dont
j'ai retiré suffisamment du sens que je cherchais, et dans l'espoir que
quelques-uns de ses reflets pourront surgir à la lecture de ce
compte-rendu, je dédie cette sorte de « carte postale »
à mes parents.
6
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Introduction
À première vue, l'enregistrement sonore n'est
pas une notion particulièrement attrayante. Il faut commencer, pour
saisir l'enjeu de notre travail, par le considérer sous un aspect autre
que ce que l'on y entend généralement. L'enregistrement est
évidemment une technologie, et désigne du même coup un
ensemble de pratiques techniques d'un ordre plus ou moins spécialiste.
Mais son usage majeur est évidemment le domaine musical. C'est un fait
que nous affirmons dans ce texte et qui, nous semble-t-il, se vérifie
amplement à sa lecture. Mais sans cela, l'enregistrement est
déjà intuitivement associé à la musique, et en s'y
arrêtant un instant, on peine bien à lui attribuer des usages
majeurs, au-dehors de celui-ci. Il en existe évidemment; en particulier,
le son enregistré est une donnée primordiale du large domaine
« audiovisuel », et d'un autre champ qui recoupe parfois ce
premier, les télécommunications. Mais au-dehors de ceux-ci,
l'usage de l'enregistrement est souvent anecdotique. Au sein de la musique en
revanche, l'enregistrement n'est pas le simple moyen technique que nous avons
déjà décrit. Il constitue aussi et surtout la forme
principale sous laquelle nous entendons et écoutons les musiques depuis
le XXe siècle. Les « disques » sont des
enregistrements sonores; les « albums » en sont; un « titre
» ou « morceau » désigne souvent, outre une composition
musicale, un artefact sonore particulier. Le concert même, souvent
considéré comme son envers, fait un usage abondant de ses
techniques : que ce soit par le simple (mais souvent nécessaire) usage
de microphones et de haut-parleurs, ou par l'adjonction à la performance
instrumentale d'enregistrements effectués antérieurement. Pour
les « techniciens du son », l'enregistrement constitue la
genèse et l'outil de leur travail, sans quoi celui-ci n'a pas lieu
d'exister. Pour les musiciens, l'enregistrement constitue un cadre (le studio),
un passage obligé, et souvent une finalité. À
partir de ce point, il est aisé de comprendre comment la musique a pu
subir l'influence, majeure, de cette technologie. Alors que, dans son acception
musicale, elle n'existe pas depuis beaucoup plus de cent ans, elle est
indéniablement devenue le principal moyen d'accès à toute
musique. Si l'enregistrement paraît donc une matière
spécialiste de peu d'intérêt, c'est que cet état de
fait est d'un quotidien banal, et que sa singularité historique est
ainsi rendue généralement imperceptible.
Ce texte est parcouru par une thèse
générale, et explore un certain nombre d'hypothèses
annexes. La principale, bien que discrète, affirme dans notre chapitre
central (sur les « genres » musicaux) que
7
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'enregistrement fonde la rupture entre ce que nous appelons
usuellement les musiques « savantes » et les musiques «
populaires » occidentales; toutes deux se distinguant d'une pratique
souvent oubliée dans cette tension, les musiques « orales ».
Elle s'appuie sur le fait que nous venons de présenter :
l'enregistrement n'est pas seulement un ensemble de techniques, il est
également à l'origine de représentations
singulières. En cela, l'enregistrement est ici envisagé comme un
« paradigme » musical -- une acception de la « musique »
qui ne peut être confondue ou envisagée depuis un autre ensemble
de conceptions. Les musiques « savantes », avec leurs critères
propres, sont dès lors incapables de rendre compte d'une musique
générée par ce « paradigme » enregistré.
À l'inverse, un « auditeur » accoutumé aux formes
enregistrées de la musique, et aux musiques particulières qui y
sont créées, ne peut pas, sans un mouvement intentionnel et
laborieux, saisir pertinemment des musiques issues de la tradition
écrite occidentale, ou de toute autre tradition musicale. Nous cernons
ici les bornes de notre réflexion. Si ce raisonnement peut sembler
extrapolable à l'extérieur de la scission que nous
décrirons, entre ce paradigme écrit de la musique, et celui,
enregistré, qui lui succède et avec qui il cohabite, l'objet de
notre examen n'est pas d'affirmer ce passage épistémique. Notre
examen s'en tiendra strictement à l'émergence de
l'enregistrement, et à certaines de ses implications. Enfin, nous ne
sortirons pas non plus des considérations en lien direct avec le champ
de la musique, et parfois des sons enregistrés en général.
Si l'examen peut donc paraître mince d'un point de vue sociologique, que
les méthodes propres à l'historiographie ne sont pas
respectées, ou que des enjeux de philosophie politique suscités
par notre réflexion sont mis de côté, c'est qu'il convient
de ne pas les y rechercher.
Une discipline, cependant, pourrait sembler prétendre
à un statut légèrement différent dans cet examen.
Affirmons immédiatement que ce travail ne relève en rien de la
linguistique. Notre biais lexical, du moins, ne signifie pas qu'une quelconque
méthodologie instituée a été convoquée ici.
Il faut plutôt le comprendre ainsi : l'attention aux usages langagiers
qui se trouvent modifiés ou générés par
l'enregistrement sonore et musical nous a paru un moyen d'accès aux
conceptions que nous avons voulu traiter ici. Ce n'est pas une pratique
originale de la philosophie que de prendre pour témoignage de la
pensée doxique les vocables qui ont cours de la manière la plus
usuelle. Ils sont des éléments palpables d'une pensée
parfois informe -- l'or de cette discipline. Pour autant, la méthode
demeure arbitraire; ce dont il faut un peu, pour parvenir à une mise en
forme. C'est donc ce biais qui nous permet aussi de comprendre l'articulation
de nos différents chapitres. Dans une première partie seront
considérées des conceptions musicales anciennes, qui ont subi
sous l'influence de l'enregistrement des modifications notables. Sans se voir
pour autant supprimées, leurs définitions sont
déplacées par l'émergence progressive de ce paradigme.
À plus forte raison, ces
8
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
modifications ne sont pas autre chose que des
déplacements, car si un paradigme de l'enregistrement émerge dans
la musique occidentale, il ne détruit pas pour autant l'édifice
constitué avant lui : avec la cohabitation des pratiques et des
représentations, ce sont bien des déplacements ou des
complémentations, qui affectent ces concepts préexistants. Ce
sont donc les notions même de « musique » et de « son
» qui sont essentiellement ici en jeu. Dans une seconde partie, les termes
que nous envisageons seront, en revanche, propres au paradigme de
l'enregistrement. De nouvelles catégorisations émergent avec lui
pour rendre compte des nouvelles formes musicales qui y naissent, mais pour
autant, il ne s'agit nullement de termes d'un ordre plus technique -- les
musiques « populaires » sont ordonnées par des notions tout
aussi « populaires », qui sont évidemment les plus
efficientes, puisque correspondant à des pratiques. Quant à la
troisième et dernière partie de notre étude, elle
diffèrera légèrement par sa forme des
précédentes. Si elle tentera également de cerner certaines
notions qui relèvent pour leur cas d'une conscience émergente
du rôle de l'enregistrement, l'ordonnancement y sera moins sensible.
C'est que les notions d' « espace », d' « arts sonores » et
d' « écologie acoustique » qui y sont envisagées, nous
paraissent recouvrir des formes de réactions au paradigme
musical de l'enregistrement, dont nous tenterons une critique. Après
avoir esquissé une cartographie assez précise de ce paradigme, il
nous aura semblé que ces conceptions contemporaines méritent
d'être replacées dans la complexité du passage que nous
aurons décrit. À notre sens, toutes semblent s'emparer en
substance de la question du corps, en considérant largement que celui-ci
n'aurait aucune sorte de rôle dans le paradigme enregistré de la
musique. C'est ce postulat que nous tenterons finalement d'y discuter, en
dialogue avec ces notions contemporaines.
I.Déplacements
10
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Musique»
Il peut apparaître déroutant de traiter de
musique en tout premier lieu : ceci, non pas parce que musique et
enregistrement nous paraîtraient étrangers; mais seulement car,
pour les besoins de cette étude, cela semble consister à «
vendre la mèche », là où l'on s'attendrait à
la voir s'affiner longuement, et plus ou moins silencieusement, jusqu'à
sa révélation lors d'un climax didactique. Il n'en est
rien. En pratique, la musique s'impose rapidement, dans l'examen de ce que
l'enregistrement vient affecter. C'est -- du moins pour nous -- à
partir de ce questionnement que la pensée se raffine, par examens
successifs. En aucun cas la musique ne peut constituer un point
d'arrivée : cela aboutirait difficilement à autre chose qu'une
idée de la musique enregistrée, dont nous ne voudrions pas
négliger l'intérêt, mais qui n'est pas le nôtre.
Il est sans doute nécessaire de noter pourtant que dans
l'histoire précoce de l'enregistrement sonore (c'est-à-dire,
à l'époque de son invention), et même avant cela dans ce
que l'on nommerait la préhistoire de l'enregistrement, la musique n'a
pas une place de choix -- le plus souvent, elle n'y tient aucune
place. L'intention derrière l'invention de
l'enregistrement ne s'est jamais portée sur le souci de la musique. Il
convient de présenter ce qui est entendu par les termes d'«
histoire précoce » et de « préhistoire » ; et
cette présentation suffira seule à faire sentir cette absence de
souci musical.
Enregistrement sans musique : la perte des
voix
Il existe un certain nombre de mentions de l'enregistrement
sonore qui précèdent son invention. Certains
précèdent également les conditions et le contexte
technologique dans lequel il naît, c'est-à-dire le contexte
occidental industriel et capitaliste de la deuxième moitié du
XIXe siècle. Tout comme la photographie, qui partage avec lui
un certain mode de représentation du réel sensible,
l'enregistrement est tributaire de ce contexte technologique : en dehors de
celui-ci, la conception d'une image « photographique » ou de ce que
l'on appelle un « enregistrement sonore » n'a rien d'une
évidence. Si nous n'avons pas de difficulté à les
comprendre, c'est que nous avons fait, par exemple, l'expérience directe
d'un monument capturé par un appareil capable de reproduire notre vision
sur un support (du papier glacé, un écran), et de la même
manière, nous savons que si nous parlons dans un microphone relié
à un système quelconque de sauvegarde, nous pourrons entendre
11
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
bientôt le timbre désagréable de notre
voix énonçant les mêmes mots avec la même inflexion.
Sans ces expériences, nous nous trouverions démunis à
comprendre exactement comment une photographie ou un enregistrement sonore a
été produit (« est-ce le travail d'un génie pictural
? » ; « j'entends une voix, mais je ne vois personne parler ? »
1) : il y a sans doute beaucoup de cela dans le fait que la musique
soit si mal placée dans l'ordre des préoccupations liées
à la possibilité de recueillir des sons à partir de leur
émission. Si l'enregistrement a pu être conçu avant qu'il
ne soit rendu possible, c'est uniquement semble-t-il grâce à la
conscience d'un problème d'ordre existentiel, qui suggère dans
son énonciation même la fiction d'une conservation du son : la
perte de la voix humaine.
L'introduction donnée à leur ouvrage collectif
par Pierre-Henry Frangne et Hervé Lacombe est abondamment nourrie par un
ensemble de référence littéraires. L'intention n'est pas
anecdotique, car c'est évidemment à travers les livres que l'on
trouve, éparses, de toutes premières conceptions d'un
enregistrement acoustique -- partant de certaines de ces
références, les auteurs passent progressivement à la
réception d'auteurs contemporains de l'invention du phonographe, tel
Proust, célèbre abonné du théâtrophone.
Frangne et Lacombe citent ainsi les « paroles gelées »
ranimées par Pantagruel 2, peut-être
héritée d'un ouvrage écrit quelques années avant
par Baldassar Castiglione; peu après, « le narrateur du Quart
Livre rêve [...] [de] pouvoir mettre en réserve quelques mots
nouvellement prononcés, qu'il appelle «motz de gueule» ».
Pour les auteurs, c'est une thématique centrale de l'enregistrement qui
se révèle déjà chez Rabelais : la dissociation du
son et de sa source, et le rapport consécutif à la mort.
Pensée évidemment présente dans les mots de Deleuze, les
« machines à fantômes » répondant directement
à Edison et son « nécrophone », à Joyce et sa
proposition d'équiper chaque tombe d'un phonographe 3. Une
autre référence est celle de (l'historique) Cyrano de Bergerac
qui, dans les États et empires de la lune, découvre un
mécanisme équivalent aux « baladeurs » ; une fois de
plus, il ne s'agit pas ici de musique, mais de paroles : l'appareil est
dédié aux livres. Et toujours, l'enregistrement renvoie à
la disparition : « ainsi vous avez éternellement autour de
vous tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretiennent
de
1 Lors d'une présentation publique du gramophone,
Jean-Baptiste Bouillaud, médecin et physiologiste, s'indigna devant le
prétendu appareil, en taxant le représentant d'Edison de
ventriloque. Le récit est relaté d'après Camille
Flammarion par Philippe Baudouin, « Machines nécrophoniques »
dans Thomas A. Edison, Philippe Baudouin, Le royaume de l'au-delà
précédé de Machines nécrophoniques,
Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 7-8. Baudouin cite
également un compte-rendu de l'Académie des sciences dans lequel
le même M. Bouillaud persiste dans l'idée que l'invention n'est
qu'une tromperie.
2 François Rabelais, Le Quart Livre des faicts et
dicts héroïques du bon Pantagruel [1552], Paris,
Garnier-Flammarion, 1971, p. 193, cité par Pierre-Henry Frangne,
Hervé Lacombe, « Introduction. Musique et enregistrement : rupture
ou continuité de l'art musical ? », p. 12, dans Pierre-Henry
Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
3 Sur ce thème, écouter Philippe Baudouin,
Lionel Quantin, Claude Niort, Les langues de l'éther
[émission radio], France Culture, 2014 [disponible en ligne :
https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-de-la-creation-14-15/les-langues-de-lether,
consulté le 31/08/2021].
12
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
vive voix » 4. Plusieurs
siècles après, et dix ans seulement avant que le tout premier
enregistrement sonore ne soit réalisé par
Édouard-Léon Scott de Martinville, Théophile Gautier
n'avait aucun doute sur cet avenir, tirant sa certitude de la comparaison
à la photographie naissante : « De même que l'on a
forcé la lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on
parviendra à faire recevoir et garder [...] les ondulations de la
sonorité » 5. Là aussi, Gautier est directement
inspiré par la mort d'une comédienne, et par la
possibilité de conserver sa voix -- non seulement son timbre, mais les
inflexions qui importent au théâtre. Encore, mais sans plus
d'indication, le Dictionnaire de la musique de Marc Vignal
évoque Platon 6 ; Frangne et Lacombe citent Musset, mais ces
références semblent moins frappantes que les premières.
Retenons deux faits : qu'avant son invention, la conception d'un enregistrement
des sons est un accident rare; et que la voix est systématiquement
à la génèse de cette conception -- plus encore, c'est sa
perte, soit la mort, qui génère l'idée d'un tel
enregistrement.
Edison enfin, dans un article de 1878 en forme de longue
liste, énonçait les usages auquel son invention pourrait aboutir,
une fois que la praticité et la qualité en seraient
améliorées. Cette vision surprenante énonce la
possibilité d'enregistrements musicaux parmi d'autres possibles, plus ou
moins visionnaires (préfiguration du message vocal; dictée;
enseignements oraux enregistrés; livres; « souvenirs familiaux
» -- c'est-à-dire, à nouveau la conservation des voix;
jouets; horloges parlantes; enfin discours parlés en tous genres). La
place de la musique, qui apparaît après des propositions
apparemment anecdotiques, a retenu un grand nombre d'historiens de
l'enregistrement comme un témoignage frappant de la distance qui nous
sépare de l'occident de la fin du XIXe siècle, sur la
conception de l'expérience musicale. Edison appuie avant tout sur la
voix (ou peut-être plutôt « les voix », le projet de
« nécrophone » succédant au phonographe), mais
forcé par la recherche et la commercialisation à venir, la
réflexion aboutit finalement à un possible usage musical. Si le
nom de Thomas Edison est le plus largement retenu de l'historiographie, plus
que ceux de Léon Scott de Martinville (auteur d'un pli cacheté
intitulé Principes du phonautographe en 1857), de Charles Cros
(déposant son « paléophone », encore virtuel, en 1877,
quelques mois seulement avant le « phonographe » d'Edison),
d'Alexander Graham Bell et Charles Sumner Tainter (concurrençant Edison
sur le plan commercial avec un « graphophone » proposé en
1887, à partir des travaux de Bell sur la téléphonie) ou
d'Emile Berliner (avec le « gramophone », promu par les
enregistrements sur disques dès 1889), c'est précisément
en raison de cet esprit pragmatique aiguisé qui mènera Edison et
Berliner à s'engager d'abord dans la promotion active de leurs
4 Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune.
L'autre monde ou les états et empire de la lune [1657], Paris,
Garnier-Flammarion, 1970, p. 104, cité par Pierre-Henry Frangne,
Hervé Lacombe, art. cit., p. 14.
5 Théophile Gautier, Histoire de l'art dramatique
en France depuis vingt-cinq ans, t. 5, Paris, Hetzel, 1859, p. 63,
cité par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image
sonore », Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, op. cit.,
p. 137.
6 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, Paris,
Larousse, 2017 [2005], p. 344.
13
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
inventions, puis très rapidement dans leur
commercialisation, qui passera de manière paradoxale par la
création d'un marché musical de l'enregistrement.
De ce point de vue, l'histoire précoce de
l'enregistrement se distingue assez clairement en trois phases : 1/ L'invention
technologique de l'enregistrement que nous venons de présenter, de 1857
à la fin des années 1880 ; 2/ un temps de promotion, ouvert par
Edison avec la présentation en séance publique d'un phonographe
fonctionnel dès 1878, et se poursuivant notamment avec des mentions
littéraires qui présentent ces divers appareils à
reproduire les sons, avant qu'ils ne passent définitivement dans le
champ de l'ordinaire : il est sans doute légitime de considérer
qu'avec la nouvelle « Le phonographe » de 1896, Armand Silvestre
n'avait déjà plus de prétention didactique à faire
découvrir un appareil mystérieux à son lectorat; 3/ une
dernière étape accomplie par cette même
génération d'inventeurs est celle de la commercialisation des
appareils d'enregistrement et de diffusion sonore, et de la production
d'enregistrements : histoire qui démarre elle aussi avec en 1878 avec le
lancement de la Edison Speaking Phonograph Company. Cette étape
progresse nécessairement avec beaucoup plus de lenteur, et
s'étend jusqu'autour de 1900, année de fondation de Victor,
dernière créée des grandes firmes fondatrices de
production d'enregistrements, après quoi le marché de
l'enregistrement se cristallise définitivement autour du marché
de la musique enregistrée. Les recherches se focalisent dès lors
autour de la qualité du son, de la robustesse des appareils
(principalement de lecture, et non plus d'enregistrement), et les
manières d'en réduire les prix 7. La commercialisation
de la musique devient l'objet principal de l'enregistrement sonore, et
s'adresse à un public croissant.
«Musicien»
À la suite de cette période d'invention -- et de
« digestion » de cette invention, placée sous le signe de la
compétition technologique et commerciale -- l'enregistrement commence
une période d'affinement. Au départ, l'objet est en fait
tellement grossier dans la restitution sonore, que le terme d' «
affinement » est quasiment impropre. C'est ce qui explique en partie
qu'outre les découvreurs de l'enregistrement sonore, qui songent
essentiellement à la parole, les musiciens mêmes ne se pressent
pas pour faire entrer leur art dans ce nouveau territoire peu avenant. Le fait
est bien connu que, pendant la courte existence des cylindres de cire
(progressivement évincés par le disque et ses avantages
incontestables, dont le primat est entériné après la
première guerre mondiale), enregistrer la musique n'est pas chose
aisée. Plusieurs problèmes, qui semblent aujourd'hui monstrueux,
contraignent l'opération. Le principal est celui de l'amplification
inexistante, qui
7 Élisabeth Giuliani, « Comment l'enregistrement
s'effaça devant la musique » dans Pierre-Henry Frangne,
Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op.
cit., p. 87.
14
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
contraint à un niveau sonore conséquent,
éliminant d'emblée un certain nombre d'instruments, et
incommodant sensiblement le jeu des musiciens, en obligeant à un certain
positionnement face au cornet d'enregistrement.
[...] [A]insi les cors d'harmonie doivent-ils, pour diriger
leur pavillon vers le cornet d'enregistrement, tourner le dos au chef
d'orchestre et placer sur leur instrument un miroir pour pouvoir suivre ses
indications ! On imagine l'ambiance quelque peu surréaliste qui a
dû régner dans les studios Victor de New York le 6 janvier 1910,
lorsque Caruso, accompagné de la soprano Frances Alda, enregistra l'air
du Miserere extrait du Trouvère de Giuseppe Verdi avec
l'Orchestre du Metropolitan et son choeur, soit plusieurs dizaines de
musiciens... Enfin, il faut signaler que la température qui règne
dans les studios est élevée (plus de 30 °C) afin que les
disques en cire soient suffisamment mous pour que le stylet de gravure puisse
tracer les sillons. Avec une telle chaleur, les interprètes se fatiguent
vite et les instruments se désaccordent régulièrement.
8
Un autre est celui de l'intervalle de fréquences que
les premiers appareils et supports sont en mesure d'enregistrer ou de
restituer, privant des fréquences aiguës, et également d'une
quantité de fréquences basses 9. L'enregistrement est
encore un maigre témoignage des pièces musicales, et à
nouveau pour cette raison il exclut immédiatement certains instruments
(avec les répercussions que l'on imagine sur le choix restreint des
pièces enregistrables). Enfin, c'est peut-être par-dessus tout la
reproductibilité des enregistrements qui se trouve, à
l'origine, grandement limitée. Lorsqu'il ne s'agit pas pour le chanteur
ou les musiciens d'enregistrer individuellement (ou presque 10)
chacun des exemplaires, il n'est pour autant jamais envisageable, jusqu'en 1925
11, de préparer une séance de studio comme un travail
d'orfèvrerie : à ce moment, l'enregistrement n'est pas une «
prise » destinée à être comparée à
d'autres, sélectionnée et mélangée aux autres
instruments, mais bien la gravure définitive d'une pièce, aussi
irrévocable qu'un concert, mais destinée à être
réentendue.
Malgré tout, l'enregistrement gagna progressivement sa
place dans la vie et dans le travail des musiciens. Mais dans ce même
temps (c'est-à-dire, tout au long de l'intégration progressive de
l'enregistrement sonore à la sphère musicale, et
précisément à cause de ce fait), s'opère un
changement dans ce que recouvre la notion composite de « musicien ».
Cela constitue sans doute le premier changement effectif et manifeste du «
paradigme » de l'enregistrement. Ici, il ne s'agit aucunement de montrer
que la définition du « musicien » se modifie avec
l'arrivée de l'enregistrement (ce qui est simplement faux). Mais la
catégorie de « musicien », prise comme un ensemble, se trouve
bousculée de l'intérieur (dans une certaine mesure, on
peut aussi arguer que de
8 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3. Une
histoire de la musique enregistrée XIXe-XXIe
siècles, Paris, Autrement, 2008, p. 32-33.
9 Selon Élisabeth Giuliani, les fréquences
variaient entre 250 et 2500 Hz, soit l'équivalent de la restitution
sonore permise par un téléphone. « Comment l'enregistrement
s'effaça devant la musique », art. cit., p. 89.
10 Par un jeu de tubes communiquant le son entre plusieurs
appareils et l'adjonction de cornets supplémentaires, plusieurs supports
peuvent parfois être gravés simultanément. Ludovic
Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 26.
11 L'enregistrement éléctrique supplante alors
l'enregistrement mécanique. Voir Ludovic Tournès, Du
phonographe au mp3, op. cit., p. 44
15
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
nouveaux types de « musiciens » apparaissent avec
les évolutions que l'enregistrement produit dans le champ de la
création musicale -- arrangeurs, certains métiers compris sous la
catégorie générique d' « ingénieurs du son
», etc. : mais ce n'est pas un point sur lequel nous nous attarderons).
Il faut commencer par faire remarquer que les artistes
précédemment cités, et l'écrasante majorité
de ceux que nous pourrions ajouter à un examen, quel qu'il soit, de
l'histoire de la musique enregistrée, ont entre eux un point commun
déterminant : ces musiciens sont des interprètes. Or,
avec la formalisation progressive d'une écriture musicale occidentale
étalée sur plusieurs siècles, les « musiciens »
trouvaient leur définition la plus remarquée dans la
catégorie de compositeur, situation en vigueur au moment où
l'enregistrement est inventé, et lorsqu'il démarre son
émergence progressive dans le champ musical. Cette analyse demande
certes d'exclure (ce qui n'est pas moindre), l'ensemble des musiques issues des
traditions orales qui peuvent à ce même moment avoir cours.
Néanmoins, il faut bien constater qu'entre le début et le milieu
du siècle, l'interprète gagne en importance au point de
supplanter le compositeur dans la hiérarchie implicite régissant
la typologie des musiciens -- si ce n'est dans la figure individuelle du
musicien, tout du moins dans sa fonction. Glenn Gould est ainsi
effectivement le personnage-clé de ses interprétations, et prend
en cela le pas, nominalement, sur les compositeurs qu'il joue. En revanche,
avec l'exemple canonique des Beatles, c'est l'interprétation
(qu'elle soit enregistrée ou scénique) qui supplante en
valeur la composition : difficile d'envisager qu'un album « des Beatles
» eût pu désigner un ensemble de compositions du groupe,
interprété par d'autres musiciens. L'inverse est également
vrai, mais en ceci, ce dernier exemple n'est sans doute pas le plus parlant.
Celui d'Elvis Presley, qui sélectionnait pour les interpréter des
chansons qui lui étaient soumises plus souvent qu'il n'en composait
lui-même 12, ou de Johnny Cash, demeuré tout au long sa
carrière célèbre pour des interprétations, mais
très peu en tant que compositeur, sont plus significatifs : le nom de l'
« artiste » (pensons aux jaquettes d'albums ou aux affiches de
concerts) est systématiquement celui de l'interprète -- au point
parfois de se retrouver fallacieusement co-crédité pour
l'écriture, lorsqu'il n'en est que le premier interprète.
Plus la musique se trouve donc enregistrée,
c'est-à-dire a minima afin de créer un témoignage
d'une oeuvre écrite à travers l'une de ses
interprétation (qui n'est qu'une contingence), ou à l'inverse,
pensée en vue de son enregistrement voire même
créée directement à partir de lui (le cas des
musiques électroacoustiques), et plus l'interprétation (terme
qui, à un certain point, n'a plus aucun sens) gagne en importance dans
la musique en général au point de modifier la manière de
la créer, ou de l'entendre. Si l'on peut nuancer cette assertion en
pointant, avec François Delalande, que
12 Voir le livre de Ken Sharp, Elvis Presley. Writing for
the King [livre + double CD], s. l., Follow that dream/Sony-BMG, 2006,
dans lequel l'auteur s'entretient avec plus de cent-quarante compositeurs de
chansons ayant vu leur travail interprété par Presley.
16
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'enregistrement n'opère pas exactement un tournant,
mais plutôt une catalyse d'un mouvement qui était
déjà en germe depuis des siècles de musique occidentale
13, le point d'arrivée demeure : la notion de « musicien
» se trouve sensiblement, et à grande vitesse, modifiée par
l'influence grandissante de l'enregistrement sonore au XXe
siècle.
«Musique»
Nuançons néanmoins le rôle de
l'enregistrement, non plus dans le processus de glissement vers
l'interprétation, ou vers le « timbre » (que nous examinerons
dans le chapitre suivant), mais plutôt dans la remise en question directe
de l'écriture musicale. Si l'enregistrement entérine certainement
une rupture avec le « paradigme de l'écriture », y compris par
la proposition d'un moyen de la dépasser (l'enregistrement sonore
lui-même), cette contribution technologique à un changement
d'ampleur voisine de profonds questionnements, portant déjà sur
les limites de l'écriture musicale. Ceux-ci sont multiples, et c'est
pourquoi on ne peut mieux dire que l'enregistrement les « voisine » :
certains précèdent son invention, d'autres sont contemporains de
son émergence dans la musique. La littérature musicologique sur
ces thèmes ne manque pas, et nous n'avons aucune prétention
à nous aventurer au-delà d'une simple liste, qui suffira
certainement à cette parenthèse. Aussi bien la queue du
romantisme (autant dire : l'événement Wagner), que les diverses
explorations relatives à la modalité, puis à
l'atonalité (dodécaphonisme et musique sérielle), que
l'émergence du jazz, et enfin les premières expériences de
l'électricité en musique, ont diversement contribué
à remettre en cause la prédominance de l'écriture, en
pointant ses limites (tonales, rythmiques, « paramétriques »,
instrumentales). D'autres explorations plus ou moins minorées pourraient
encore être ajoutées, dont celles de John Cage dans son
intérêt inédit pour la percussion, puis plus notoirement
par ses modifications instrumentales (« préparation » du
piano), puis l'insertion de paramètres aléatoires; ou son ami
Morton Feldman pour ses expérimentations pionnières dans le
domaine de la composition « graphique ».
Une fois cette nuance opérée, le constat demeure
cependant que l'enregistrement sonore précipite et ratifie une rupture,
à la fois technique et musicale, vis-à-vis du système de
notation occidental. Pour bien le cerner, la notion de paradigme est utile, et
nous l'utilisons volontiers aux côtés de François Delalande
: en demeurant dans la perspective d'une musicologie classique, se
référant à la notation, il y a de grands risques de ne pas
comprendre ce que cette rupture implique exactement. C'est, dans l'ensemble,
une nouvelle représentation de ce qu'est la « musique » qui
se
13 Voir François Delalande, Le son des musiques. Entre
technologie et esthétique, Paris, INA-GRM/Buchet-Chastel, 2001, p.
26-30.
17
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
fomente progressivement, dans ses représentations
autant que dans ses pratiques 14. Manquant de recul, il est
aisé de passer sur ce qui apparaît, et ne percevoir que les
disparitions que cette nouvelle conception implique : une certaine richesse
« compositionnelle » (malgré son émergence dans notre
champ de recherche, ce terme demeure un néologisme pour certains
dictionnaires 15), héritée de siècles
d'affinements et de ruptures, se voit rayée des préoccupations
d'un grand nombre de musiciens. Mais cette attention se transfère sur
d'autres plans, que nous développerons par la suite. La
répétition à l'identique de motifs mélodiques, des
rythmiques d'une simplicité manifeste, ou encore une technique
instrumentale moindre (voire nulle), font l'objet d'une acceptation
générale, pourtant l'opération qui s'y joue relève
d'un déplacement dont les « pertes » recouvrent des «
gains », et supposant une recomposition des critères de «
pertinence », selon le terme que François Delalande emprunte
à la linguistique 16. De nouvelles techniques apparaissent,
en rapport avec l'enregistrement : le « mixage » accompagné
des coupes et collages divers que le travail de studio rendent possibles; la
possibilité de travailler les sons sous de nouvelles conditions
(échantillonnages et boucles, modifications de vitesse, ajout d'effets,
etc.). Pour penser un tel changement paradigmatique, une musicologie
établie est impuissante : quelle nouveauté
mélodique ou harmonique d'intérêt peut-on dégager de
la musique « pop » ? -- effectivement aucune. Et concernant des
cadres (repoussant précisément cadrages) dans lesquels la
recherche formelle se fait plus palpable, la situation paraît pire encore
: que tirer, avec les outils du solfège, de propositions bruitistes, de
collages électroacoustiques -- nous sommes tentés de dire :
« où il n'y a pas trace de musique » ?
Musique et enregistrement
Si, encore une fois, l'enregistrement n'est pas seul
responsable de ces questionnements, son rôle ne peut pas être
négligé; mais pour le comprendre, nous ne pouvons pas demeurer au
déplacement que nous avons déjà pointé, qui
consiste dans l'émergence de l'interprète sur le devant de la
scène musicale. Si les musiques se modifient avec l'enregistrement,
c'est, au fond, une affaire presque extra-musicale : pour qu'un changement
paradigmatique s'opère, il faut que le champ qui définissait la
musique se déplace. Et bien que cela incluse des bousculement internes
(tel est celui qui recompose la hiérarchie entre composition et
interprétation), des déplacements que l'on pourrait qualifier
d'externes, c'est-à-dire redéfinissant les limites du champ,
pèsent sans doute beaucoup plus
14 Voir un commentaire épistémologique sur cette
intersection entre représentations et pratiques, infra, p.
59.
15 Nous relevons quatre occurrences dans
l'Encyclopædia Universalis, relatives à la musique
contemporaine; des entrées apparaissent dans le Dictionnaire
Larousse et le dictionnaire collaboratif Wiktionnaire ; à
l'inverse, pas d'entrées dans Le Robert, le Trésor
de la langue française illustré, ni aucune version du
Dictionnaire de l'Académie. L'usage se partage entre
musicologie contemporaine et linguistique.
16 François Delalande, Le son des musiques,
op. cit., p. 23-26.
18
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
lourdement. C'est à cet endroit que se mêlent des
réflexions croisées sur la « musique » et
l'enregistrement sonore, les deux avançant de pair au cours du
XXe siècle.
La chaîne d'implications (que nous n'épuiserons
pas) se déroule sans grand encombre, en partant du simple fait que
l'enregistrement permet à la musique -- comme pour n'importe quel son --
d'être réentendue indépendamment de sa source de
production. Il faut donc se représenter ce que cela signifie en
particulier pour la musique : elle ne dépend plus, dès lors, des
instrumentistes pour pouvoir être « jouée » et
entendue.
Contrairement à l'auditeur du concert, l'amateur de
disque peut en effet choisir le moment où il écoutera l'oeuvre,
mais il peut également l'interrompre, ou encore l'écouter autant
de fois qu'il le désire. Ce nouveau statut que l'appareil donne à
l'auditeur est résumé par l'emploi d'une expression qui parcourt
tout l'entre-deux-guerres : l'amateur de disque n'écoute pas une oeuvre
sur son phonographe, il la « joue », soit pour lui-même, soit
à des amis qu'il a réunis. 17
Si cette dernière écoute « entre amis
» relève encore du collectif, c'est néanmoins une
entrée dans la sphère privée, et cette pratique peut
être largement minimisée face à l'importance d'une
écoute solitaire qui se passe désormais d'explication tant elle
est généralisée et perpétuée à
travers les supports d'enregistrement, « du phonographe au mp3 »
ainsi que le même Ludovic Tournès nomme son étude
historiographique. Quels que soient les genres musicaux le concert demeure un
des moyens de la musique, mais perd de son apanage, qui n'a jamais connu de
concurrence semblable à celle de l'enregistrement : l'expression «
musique de chambre », dans son acception la plus littérale, peut
recouvrir ce qui se rapproche le plus de l'usage « privé » que
nous évoquions. Le développement d'une pratique domestique de la
musique, connaissant son apogée au XIXe siècle,
notamment à travers le piano et l'édition musicale 18,
et une certaine forme d'enregistrement à travers les automaphones
(instruments mécaniques) 19, constituent sans doute les plus
solitaires des usages musicaux avant le phonographe. L'émergence d'une
telle pratique n'est donc pas une moindre rupture dans l'histoire de la
musique. Avec celle-ci se fomente précisément une modalité
inédite de l'écoute, que l'on a pu appeler « acousmatique
» 20 : la musique libérée de sa dépendance
vis-à-vis de sa source musicienne
17 Ludovic Tournès, « Le temps
maîtrisé. L'enregistrement sonore et les mutations de la
sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue
d'hisoire, 92/4, 2006, p. 12.
18 Sur l'édition musicale et la pratique domestique :
Rémy Campos, « Les nouveaux Solfèges du Conservatoire de
Paris (1865) et le commerce de l'édition pédagogique »,
dans Joann Écart, Étienne Jardon, Patrick Taïeb (dir.),
Quatre siècles d'édition musicale, Bruxelles, P.I.E.
Peter Lang, 2014, p. 258 ; Denis Lafrance, Serge Provençal,
L'édition musicale. De la partition à la musique
virtuelle, Austin (Québec), Berger, 2010, p. 22-27, p. 30 ; Denis
Lafrance, Après la disruption. Innover en édition
musicale, Austin, Berger, 2020, p. 52-53 ; S. v. «
Édition musicale », dans Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la
musique, op. cit., p. 331-333 ; Sophie Maisonneuve,
L'invention du disque. 1877-1949. Genèse de l'usage des
médias musicaux contemporains, Paris, Archives contemporaines,
2009, p. 58-59.
19 Le terme d'automatophone est relevé par Jacques
Favier, « Enregistrements constructifs et popular music »,
dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement
change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 126. Voir aussi Sophie
Maisonneuve, L'invention du disque, ibid., p. 73 et Chris
Sheridan, Gordon Mumma, Howard Hye, Barry Kernfeld, s. v. «
Recording », Grove Music Online, [en ligne, accès
restreint, consulté le 01/09/2021].
20 Expression que l'on trouve chez Pierre Schaeffer, «
Notes sur l'expression radiophonique » [1946], dans Pierre Schaeffer,
De la musique concrète à la musique même, Paris,
Mémoire du livre, 2002, p. 82-84. L'extrait est cité par
19
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
devient un objet « purement sonore », là
où elle demeurait précédemment rattachée à
des situation ancrées dans « la réalité corporelle,
objectale et visuellement perçue » 21. « Corporelle
», car liée au corps du musicien jouant de son instrument (et
à plus forte raison lorsque l'instrument est la voix), et le rapport de
celui de l'auditeur placé dans le lieu et la temporalité
spécifiques du concert; « objectale », car dépendante
d'objets sur lesquels l'auditeur n'a pas ou peu de pouvoir direct (un concert
ne dépend pas de tel ou tel membre du public); « visuellement
perçue », puisque tous les éléments de cette «
réalité » renvoient à des contextes
synesthésiques où la musique s'incarne de manière
concrète dans le monde.
Ces ruptures vont rapidement modifier en profondeur les
pratiques et représentations en jeu dans l'écoute -- celle de
tous les auditeurs : du « public », certes, mais également
celle des musiciens eux-mêmes. Par-delà la hiérarchie des
rôles qui opère son déplacement de la composition vers
l'interprétation, une modification de l'attention
s'opère : les caractéristiques musicales propres à
l'interprétation (les timbres, la micrologie des sons, l'ensemble des
bruits parasites puis intentionnels) prennent le pas sur celles liées
à la composition (reposant essentiellement sur la « hauteur »,
la « durée » et l' « intensité » dans le jeu
instrumental). La musique, par ses deux rivages humains, artiste et public,
prend une direction dictée par une manière d'écoute
radicalement nouvelle. C'est en ce sens que l'on entendra donc l'expression de
« paradigme musical de l'enregistrement » ; celui-ci rompant
immédiatement avec celui de « l'écriture » (dans et par
lequel la composition a primé dans la musique occidentale), mais
différant tout aussi bien de celui de l' « oralité »,
en ce que la remémoration repose sur une technique
mécanisée, et non sur une transmission interpersonnelle directe.
Les musiques pensées pour l'enregistrement différant donc tout
aussi essentiellement des « musiques orales », que des «
musiques écrites ». Mais ces paradigmes, au moins par prudence
épistémologique, ne doivent pas être compris comme des
concepts éternels. Le « paradigme de l'enregistrement » sera
toujours entendu ici comme historique, succédant à un «
paradigme de l'écriture » tout aussi ancré historiquement et
géographiquement; ainsi nommons-nous donc ce que l'on appelle plus
généralement la « musique écrite occidentale
».
Makis Solomos, De la musique au son, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2013, p. 10 ; et également
suggérée par Schaeffer mais convoquée sans guillemets dans
Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction... »,
art. cit., p. 22.
21 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, ibid.
20
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Paramètres du son»
Nous avons esquissé rapidement comment l'enregistrement
produit une influence durable sur le plan pratique, qu'il s'agisse de
création ou d'écoute : par la singularité du rapport que
l'enregistrement sonore entretient (et permet d'entretenir) à la
musique, et par son omniprésence, ces modifications sont à juste
titre résumées par le terme de « paradigme ». Il
paraît clair que cette pratique s'impose largement à l'ensemble du
« monde » musical. Difficile de soutenir que la musique et ses agents
aient permis l'émergence de ce paradigme en lui ménageant
attentivement une place, et nous avons montré que l'enregistrement
sonore, en tant que concept, est si peu évident qu'avant son invention
technologique, très peu d'esprits semblent s'être figuré sa
possibilité. Aucune théorie de l'enregistrement ne
précède véritablement sa concrétisation, et encore
moins aucune théorie de l'enregistrement musical. Il est
également aisé de constater que la musicologie est encore
aujourd'hui très souvent entendue, d'abord, comme l'étude des
musiques « occidentales savantes », celle-ci étant
régulièrement résumée au vocable
générique de « musique » sans scrupule d'appropriation.
La musicologie capable d'appréhender les musiques enregistrées
est encore inégalement reconnue : ce n'est pas faute de
l'incapacité de la musicologie portant sur les musiques écrites
occidentales à le faire. Une notion en particulier nous semble pourtant
prétendre à faire charnière, et nous l'envisagerons comme
une étude de cas. La doctrine des « paramètres du son
», bien connue d'un public très large, paraît faire sens pour
lier les deux paradigmes de l'écriture et de l'enregistrement, en ce
qu'elle hérite d'une conception occidentale devenue traditionnelle du
son musical, mais liée à l'écoute contemporaine par son
attention au sonore et à sa compréhension. Le problème
principal qui nous occupera sera de comprendre de quel « son » il y
est véritablement question, et si cette conception est également
miscible dans deux systèmes d'écoute radicalement
différents.
Ébauche
Nous avons parlé de « son musical » : c'est
bien le premier état de fait. L'expression de « paramètres
du son » (qui peut connaître des synonymes) ne parle jamais d'autre
chose que de sons musicaux. Cette expression, ou ses
équivalents (« caractéristiques du son » par exemple),
font
21
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
aujourd'hui partie du vocabulaire courant de la
pédagogie musicale, mais l'histoire de sa doctrine (de son contenu
sémantique) n'est pas neuve. Cet outil, qui est en
réalité plutôt une trousse d'outils pour l'abord de la
musique, décrit « le son » selon différents
critères permettant d'en donner une définition; et de même
que le vocable de « paramètre » n'est pas exactement fixe, les
notions qui lui sont subsumées peuvent porter plusieurs noms
différents, se recouvrant généralement bien, mais
n'impliquant pas les mêmes sous-entendus. Les quatre termes les plus
usités sont ceux de « hauteur », de « durée
», d' « intensité » et de « timbre ». On trouve
néanmoins une quantité de synonymes, ou de parasynonymes :
Expressions usuelles
|
Synonymie ou parasynonymie
|
paramètres du son
|
caractéristiques du son
|
hauteur
|
1
ton ; note ; classe de tons
|
durée
|
tempo ; rythme
|
intensité
|
nuance
|
timbre
|
qualité
|
--
|
expression; expressivité
|
Pour commencer à défricher cet amas de termes,
il est utile de démarrer par notre première notion
générale de « paramètre », et de constater que
ce terme est issu de la musique sérielle. Chacun des concepts
particuliers, et même leur examen conjoint, lui sont antérieurs.
Mais c'est par l'idée sérielle d'une musique dans laquelle chacun
de ces outils pourrait être travaillé séparément
(par les moyens de la composition sérielle), que ce terme de «
paramètre » émerge, et l'on comprend ainsi de quelle
manière. Des notions qui, jusqu'alors, demeuraient descriptives,
deviennent des matériaux musicaux de statut plus ou moins égal,
proches de variables mathématiques -- domaine auquel le terme de «
paramètre » est alors emprunté. Cette notion
émergée dans les années 1950 est aujourd'hui largement
empruntée par la pédagogie musicale la plus abordable, sans
connexion apparente avec cet héritage. Ce que ces usages ont en commun
est la description du son musical (parfois résumé au « son
», dans une conception bien différente de celle qui fera l'objet du
chapitre suivant), bien plus ancienne que son appropriation sérielle, et
le terme de « paramètre » paraît de fait
émancipé de cette origine.
Mais dans ces termes règnent plusieurs
ambiguïtés intrinsèques, qui empêchent d'en donner
d'emblée des définitions à la fois claires et justes. Cela
explique sans doute que sans l'évocation du
1 Le terme de « classe de ton » ou « classe de
notes » appartient au vocabulaire de la musique sérielle. On le
traduit généralement de l'anglais, et son occurrence ici comme
« paramètre » est par ailleurs issue d'un dictionnaire musical
anglais : Paul Lansky, George Perle, s. v. « Parameter »
dans Stanley Sadie (éd.), The New Grove Dictionary of Music and
Musicians, Londres, Macmillan, 1980, vol. 19, p. 68-69.
22
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
sérialisme, la notion générale de «
paramètre » se trouve souvent omise des dictionnaires musicaux 2.
Néanmoins, nous donnerons ici une première idée intuitive
de ce que recouvre chacune de ces notions, et nous aurons l'occasion de
remarquer plus tard que cette approche « intuitive » se justifie
amplement. La « hauteur » d'un son est un paramètre
quantitatif répondant au terme usuel de « notes » musicales.
Il différencie les sons selon leur tonalité plus ou moins «
grave » ou « aiguë » : une suite mélodique est
ainsi, par exemple, un ensemble de notes de hauteurs
différentes, arrangées successivement dans le temps. Ce qui
est ensuite appelé « durée » est moins ce « temps
» dans lequel se déroulent des événements
musicaux, que la mesure temporelle des événements musicaux
eux-mêmes : une « note », d'abord définie par sa
hauteur, est articulée à l'ensemble musical par sa
délimitation temporelle. L' « intensité » correspond
quant à elle au « niveau sonore », c'est-à-dire la
puissance relative des événements entre eux. Le « timbre
» correspond à une certaine qualité spécifique du
son, permettant de le différencier d'un autre, à hauteur,
durée et intensité identiques; on parle, pour le décrire,
de « couleur » du son, ou encore concrètement du timbre d'un
violon, comparativement à celui d'une clarinette. L'« expression
», enfin, décrit un ensemble de paramètres sur lesquels le
musicien (interprète) a un pouvoir, permettant des variations qui ne
relèvent pas des autres paramètres, généralement
définis par la partition : songeons par exemple à l' «
attaque » pour certains instruments. La liste est le plus souvent
réduite à quatre termes (voire moins 3), desquels
cette « expression » se trouve alors exclue.
Sémantique
Les premières confusions relatives aux notions des
« paramètres du son » concernent leur signification. Que
prétend-on décrire, dans cette description du « son » ?
Nous l'avons déjà énoncé, quel qu'en soit le
degré de conscience de la part des personnes (le plus souvent, des
musiciens) faisant usage de ces notions, il est un fait que le terme de «
son » n'y décrit toujours qu'un son musical. Il convient,
comme nous l'avons fait, d'évoquer ce « degré de conscience
» dans l'usage particulier de la notion de « son »
convoquée par ses « paramètres », puisque longtemps, et
en particulier lorsque cette partition a commencé à être
convoquée et pendant qu'elle a conservé un usage parfaitement
pertinent pour l'appréhension du phénomène musical, le
« son » et le « son musical » étaient
aisément confondus 4. Mais le problème que nous
pointons ne se trouve pas résolu avec cette simple remarque, que
les « paramètres du son » sont seulement des paramètres
des sons
2 Elle apparaît, liée au sérialisme, dans
au moins trois dictionnaires sur lesquels nous nous appuyons ici : Stanley
Sadie (éd.), ibid. ; New Oxford Companion to Music,
traduit en français : Denis Arnold (dir.), Dictionnaire
encyclopédique de la musique, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 418 ;
et le moins formel Vocabulaire de Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire
de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 2013, p. 129-130. Dans un
registre moins littéraire, on trouve trois définitions
séparées (acoustique, sérielle et informatique) du «
paramètre » dans Jacques Siron (dir.), Dictionnaire des mots de
la musique, Paris, Outre mesure, 2002, p. 309.
3 C'est par exemple le cas de Jean-Yves Bosseur, op.
cit., qui n'évoque pas l'intensité sonore.
23
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musicaux. Dans chacune des notions (« hauteur »,
« durée », « intensité », « timbre
»), une ambivalence latente est palpable : prétend-on à une
description physique, c'est-à-dire objective, du son entendu
comme phénomène d'ondulation du milieu; ou à
décrire des modalités perceptives? Mais avant d'en
arriver là, ces notions ont traversé l'histoire sans que la
question soit exactement posée en ces termes (c'est-à-dire
qu'elles ont été longtemps prises comme des outils de
définition, plutôt que faisant eux-mêmes l'objet d'examens
sémantiques); et elles continuent, à titre pédagogique
(dans des contextes non-scientifiques), d'être massivement
usitées, en conservant cette ambiguïté. La confusion dont
nous parlons longe, plutôt qu'une quelconque histoire de la musique,
celle de la musicologie occidentale jusqu'au XXe siècle. Nous
lisons une analyse partielle de cette histoire chez Makis Solomos, dans
l'important De la musique au son. Il y consacre son premier chapitre
à l'évolution de la notion de « timbre » à
travers l'histoire de la musique « savante » et de sa musicologie,
jusqu'au XXIe siècle 5. On y distingue assez
clairement trois phases. Une première, pendant laquelle une musicologie
naissante (qui est du fait des musiciens eux-mêmes) développe la
notion de timbre, oscillant mais sans poser clairement l'alternative, entre
description physique et description perceptive. Sur ce premier mouvement, le
texte fait particulièrement ressortir le nom de Jean-Jacques Rousseau,
en montrant que celui-ci suggérait (prudemment) l'idée de pouvoir
attribuer au timbre une propriété physique définissable
6. Dans un second temps, que Solomos résume sous le vocable
d'une étape « positiviste », une recherche est menée
dans ce sens d'une découverte permettant de hisser définitivement
le timbre au rang de qualité physique objective. On y retient le nom de
Hermann von Helmholtz, qui « innove en proposant de substituer une
acoustique «physiologique» à l'acoustique «physique»
» 7.
Cependant, sa définition est physicaliste : « on
avait démontré que l'intensité des sons
dépendait de l'amplitude des vibrations, et leur hauteur du
nombre de ces vibrations; il ne restait donc, pour expliquer leur
timbre, que la forme de la vibration dans les ondes sonores »,
écrit-il, localisant le timbre dans le phénomène physique
lui-même et non dans la perception. 8
Ces deux intentions (musicale et scientifique) évoluent
de manière conjointe, avec une attention croissante à la notion
« timbre » dans la composition musicale. Mais progressivement
s'esquisse de part et d'autre une aporie physicaliste : il paraît de plus
en plus douteux que le timbre puisse être ramené à autre
chose qu'à une description subjective -- ou intersubjective -- de la
perception des sons musicaux. À quoi il est nécessaire d'ajouter
que l'intégration au champ musical de sons inédits
4 François Delalande remarque (infra p. 39),
en distinguant ses définitions du « son », que celui-ci est
souvent synonyme d'une « note » de musique, c'est-à-dire d'un
événement -- et littéralement, l'événement
écrit d'une partition.
5 Makis Solomos, De la musique au son, op.
cit., chap. 1, « Du timbre », p. 23-86.
6 Ibid., p. 25-26.
7 Ibid., p. 33.
8 Ibid. L'extrait reprend Hermann von Helmoltz,
Théorie physiologique de la musique fondée sur l'étude
des sensations auditives, trad. M. G. Guéroult, Paris, Victor
Masson, 1868, p. 45.
24
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
(ici l'enregistrement joue déjà un rôle
significatif) va contribuer à faire craqueler cette catégorie.
À tous points de vue, cette histoire s'applique également
à tous les autres « paramètres du son » : si le timbre
est la notion la plus problématique, car non quantifiable (pour tenter
de le cartographier, on en passe par des métaphores figuratives, souvent
relatives aux sens : Rousseau parle de sons « aigres », «
moelleux » 9 ; on pense à la « brillance », etc.), toutes
les autres caractéristiques n'en sont pas moins réduites au
statut de critère perceptif. La « hauteur » décrit la
qualité plus ou moins grave ou aiguë des sons,
mais non leur « fréquence », qui ne fait que contribuer
à son explication.
L' « intensité » désigne de même
un « volume » subjectif (appelé « sonie » en
psychoacoustique), plus qu'une « intensité acoustique »
objectivable. La « durée », enfin, est sans doute la notion la
plus physiquement friable de tous les paramètres quantitatifs, puisque
la très grande majorité des sons, qu'ils soient musicaux ou non,
sont soumis à une augmentation et/ou une diminution progressive de
l'intensité, sensible à l'ouïe, qui rend difficile leur
délimitation dans le temps. Ainsi, c'est l'ensemble des «
paramètres du son » qui passent, à mesure que la musique, la
musicologie et l'acoustique évoluent, dans l'ordre de la perception,
c'est-à-dire, de l'écoute. Nous comprenons alors que nos
premières définitions intuitives des différents «
paramètres » ne nous apparaissent plus injustifiables. Le son,
décrit dans ses aspects physiques, ne peut nous suffire à
expliquer le phénomène musical, qui dépend de la
perception proprement humaine des sons.
Ce déplacement musicologique s'opère donc
progressivement, mais se trouve de fait définitivement acté dans
le siècle de l'enregistrement sonore. Et le rôle de la
reproduction des sons dans ce mouvement des représentations n'est, bien
que complexe, pas moindre. Ainsi que nous l'avons vu dans notre première
section, l'enregistrement sonore, s'il est avant tout une technologie,
s'associe très rapidement et de manière pérenne au domaine
musical. C'est aussi sur ces deux plans, également conviés dans
l'évolution des « paramètres du son » vers des notions
purement perceptives, que l'enregistrement va jouer un rôle.
Scientifiquement d'abord, l'enregistrement, s'il est le produit de
théories solides sur l'acoustique, est aussi une condition
nécessaire à l'établissement d'une nouvelle science du son
: par l'enregistrement, le son se trouve représenté, et ainsi
examinable sous de nouvelles conditions qui forment une véritable
aubaine scientifique 10. Il est certain qu'en cela, l'enregistrement
se trouvera très largement complémenté par l'informatique,
qui permet d'en faire un matériau encore plus manipulable, outre qu'il
en permet (après l'électricité) la synthèse
à partir de formes d'ondes. Mais l'enregistrement n'en demeure pas moins
nécessaire, ne serait-ce que par la complexité des sons naturels,
qui échappent à la synthèse (d'un point de vue
9 Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique
dans Jean-Jacques Rousseau, OEuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1995, vol. 5, p. 1053, cité par Makis Solomos,
ibid., p. 26.
10 Philippe Manoury (dont la position nous paraît
complexe mais discutable sur la question des « paramètres »),
décrit bien ce processus dans sa leçon inaugurale au
Collège de France. Philippe Manoury, L'invention de la musique,
Paris, Collège de France / Fayard (Leçons inaugurales), 2017.
25
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
épistémologique, on pourrait dire que
l'enregistrement fournit un outil empirique d'étude des ondes sonores,
là où l'informatique permettrait un travail plus
théorique). Quoi qu'il en soit, par cette contribution, l'enregistrement
fait nécessairement évoluer le travail sur la définition
du son, et contribue à renvoyer les « paramètres du son
» dans leur champ proprement musical, et perceptif. Par un biais musical
ensuite, l'usage massif de l'enregistrement qui s'est développé
au XXe siècle a provoqué l'émergence
déjà évoquée d'une écoute devenue «
acousmatique » (« hautement sensible au timbre » 11),
pas sans effet sur ce que François Delalande nomme les «
pertinences » des critères d'écoute, et plus largement, des
notions musicales -- à commencer par ces « paramètres du son
» définitionnels. Nous l'avons aussi remarqué, ces
critères sont pleinement relatifs à l'écoute, bien qu'ils
revêtent l'ambiguïté originelle d'un physicalisme latent, qui
tend à décrire, outre l'écoute, et par elle, le
fonctionnement physique du « son ». Avec l'enregistrement et la
possibilité de réentendre un même son à l'identique
un nombre illimité de fois, l'écoute se porte sur des faits
sonores jusqu'alors anodins : singularités individuelles (le « jeu
» d'un musicien, la « voix » d'un chanteur), détails
d'interprétation (un tressaillement de voix gravé dans une
interprétation, et devenant par là particulièrement
significatif), bruits a priori parasites (dus au jeu instrumental, ou
à un défaut du dispositif d'enregistrement).
L'électronique musicale persistera dans cette voie, à travers
l'échantillonnage, particulièrement dans le genre dub,
succédé en cela par le hip-hop qui amorce une
systématisation de la répétition d'échantillons (le
« sampling ») ; mais également par la
synthèse, qui permet par un ensemble de critères définis
(enregistrés ensemble, ils se regroupent sous la notion usuelle de
« preset») d'obtenir la génération
indéfinie d'un son toujours identique (et non pas sa reproduction
par un enregistrement sonore). Ces usages musicaux engendrent alors
par eux-mêmes une refonte de l'écoute dans laquelle le son musical
est envisagé sous le prisme de l'enregistrement lui-même (ou plus
largement, du « son » lui-même 12), et non plus en
tant que composition jouant de « hauteurs, intensités,
durées et timbres ».
Prédominance / prédominances?
On perçoit donc un certain glissement de «
pertinence » opéré à l'intérieur de cette
catégorie générique des « paramètres ».
Il est très sensible et largement admis qu'à l'intérieur
des différentes catégories qui y sont réunies, la
hauteur occupe une place prédominante, pour ce qui est de la
musique écrite occidentale. C'est en admettant ce biais que nous avons
nous-mêmes d'abord présenté les différents «
paramètres » : la hauteur est le premier critère
déterminant d'un événement
11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit., p. 173.
12 Ne pas confondre le « son lui-même », les
« sons eux-mêmes », expressions récurrentes chez John
Cage, qui entretient un rapport notoirement difficile avec l'enregistrement
sonore, et le « son », tel qu'envisagé entre autres par
François Delalande et Makis Solomos. Sur l'ambiguïté de ces
parentés, se reporter à la toute dernière section de notre
développement, infra, p. 104.
26
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musical unifié, après quoi la « note »
est envisagée sous ses aspects de durée, d'intensité et de
timbre. Mais au cours du XXe siècle, comme nous l'avons
déjà plusieurs fois remarqué, cette hauteur paraît
progressivement partager (voire céder tout à fait) sa place avec
le timbre dans l'ordre des préoccupations musicales. Si l'enregistrement
et plus tard l'électronique musicale opèrent, par leur usage, un
tournant vers la « culture audio » que nous avons décrite,
portant la musique sur le plan du « son », où la composition
perd de son poids, on parvient rapidement à l'hypothèse que, sur
le plan des « paramètres », la hauteur perdrait de sa
prégnance au profit du timbre. Pour examiner cette question, il
est sans doute utile d'étendre notre première alternative
définitionnelle sur la question des « paramètres »
à une nouvelle catégorie. Des deux possibilités de sens,
physicaliste et psychoacoustique, s'émancipe un usage
conceptuel. Avec Rousseau, qui distingue au-dehors de la hauteur et de
l'amplitude un timbre qui ne correspond ni à l'un ni à l'autre,
suggérant alors qu'il pourrait y avoir dans le son (physique), un
paramètre encore inconnu expliquant en propre cette allure des sons (qui
ne soit ni la fréquence, ni l'amplitude des
vibrations), c'est bien cet usage conceptuel qui semble émerger.
À partir d'une base empirique (la distinction de différents
instruments indépendamment de leur hauteur ou amplitude), un terme
apparaît, mis abstraitement sur le même plan que ces autres, qui
possèdent quant à eux une explication physique. Celui-ci,
à l'inverse, est pour ainsi dire vide. L'étude du
timbre, que nous avons grossièrement résumée, parvient au
XXe siècle à la conclusion que ce terme ne peut pas
être rempli à l'égal des autres. En réalité,
le timbre a toujours conservé sa caractéristique principale et
problématique qu'il était, contrairement aux autres «
paramètres » pris comme concepts, non pas quantitatif, mais
qualitatif 13. Hauteur, durée et amplitude se
résument toutes à des échelles unidimensionnelles : du
grave à l'aigu, du court au long, du faible au fort. Au meilleur des
cas, le timbre peut articuler plusieurs échelles de ce type, qu'elles
soient perceptives ou abstraites, pour pouvoir être cartographié
14. Mais ne se dégageant jamais de sa propriété
de paramètre qualitatif, il semble qu'il ne puisse jamais
être tout à fait épuisé par un quelconque ensemble
de critère : c'est qu'il est seulement conceptuel, et avec cela
conceptuellement ouvert. Il peut certes être rempli
partiellement, mais jamais entièrement, puisqu'il doit, pour
satisfaire à son exigence qualitative, demeurer ouvert. On comprend
alors l'hypothèse qui peut mener à lui faire gagner en
importance, face à la hauteur, dans l'ordre des paramètres : mais
c'est ignorer que ces « paramètres » sont dépendants
d'un contexte musical, qui est celui du paradigme notationnel de la musique
occidentale. Ajoutant à ce fait que, d'après François
Delalande, ce paradigme ait constamment tendu, au cours des plusieurs
siècles de son développement, à accorder une place
croissante au timbre, et que des recherches positives sur le timbre dans la
13 C'est une des premières approches de définition
du timbre relevées par Makis Solomos, ibid., p. 23.
14 C'est à nouveau Makis Solomos qui décrit la
tendance des tentatives de définition du timbre à la
multidimensionnalité : Makis Solomos, De la musique au son,
op. cit., p. 34-38.
27
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musique savante aient voisiné l'émergence de
l'enregistrement, on comprend d'autant mieux l'hypothèse émise
que ce paramètre particulier serait au coeur du bouleversement des
musiques au XXe siècle. Mais l'examen l'invalide.
Il faut donc bien différencier deux positions, qui sont
: 1/ celle d'un glissement, en partie via l'enregistrement, vers une
musicologie et une acoustique portées sur la perception auditive; et 2/
celle d'un déplacement de prédominance depuis la hauteur vers le
timbre. Cette seconde, a priori séduisante, n'est ni
conceptuellement solide, ni juste. La première révèle en
revanche le dépassement nécessaire de la notion de «
paramètres du son », si du moins il s'agit de décrire les
musiques enregistrées, et également celles qui les voisinent en
les considérant. Deux problèmes s'ensuivent de cette conclusion
relative aux « paramètres du son ». Il faut en revenir
à ses deux acceptions. La première est sérialiste, et
concerne donc une musique qui s'est maintenue dans la droite ligne des
débats internes à la musique écrite occidentale. La
manière sérielle de répondre à la crise tonale a
été la perpétuation et le développement de
l'atonalité schoenbergienne, et la réponse aux questionnements
sur les limites de l'écriture musicale a été
opérée par des propositions formelles dans l'écriture. Ces
réponses demeurent donc dans le cadre strict de la question, qui est
celui du « paradigme de l'écriture » occidental, dans lequel
la description du « son » comme étant nécessairement un
son musical, et de sa description par différents «
paramètres » conceptuels, est parfaitement légitime. En
revanche, le second usage (courant) des « paramètres » par le
vocabulaire de l'apprentissage musical, est sans doute moins conscient de ses
limitations, qui perpétuent notamment l'ambiguïté entre
description physique et psychoacoustiques. Il est certain que ce vocabulaire
pédagogique gagnerait à être ouvert aux conceptions
musicologiques actuelles que nous allons explorer, qui permettent de rendre
compte des musiques enregistrées par des critères pertinents; des
critères qui font sens pour comprendre et analyser ces
musiques. D'une double manière, la doctrine des « paramètres
» est en cela limitante : elle ne peut décrire avec une
pertinence accrue les musiques les plus courantes, et ne peut en outre se
détacher de la prédominance interne de la hauteur (ce qui limite,
dans son cadre même, l'examen : une musique principalement axée
sur le rythme peut être examinée par la « durée
», mais sera soit perçue comme musicalement pauvre, soit comme
auxiliaire -- le rythme accompagne les notes). À partir d'un
tel outillage musical, impossible d'appréhender de nombreuses musiques
enregistrées dans lesquelles la simplicité «
paramétrique » est déconcertante (mélodies
répétitives, rythmiques binaires, orchestration limitée,
voire absence totale de ces critères), et usage de sons n'entrant
simplement pas dans ces catégories (réduits au domaine-poubelle
du « bruit »). Nous ne résumerons pas mieux le problème
que ne le fait François Delalande, en posant la question : « la
variété est-elle tonale ? » ; et
28
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
en y apportant une réponse certes nuancée, mais
amplement négative. Les musiques enregistrées ne peuvent pas
être examinées par la musicologie occidentale traditionnelle.
Voici alors notre second problème succédant à l'analyse
des « paramètres » : quel outillage permet d'affronter en
propre les musiques générées par le « paradigme de
l'enregistrement » (non seulement les musiques
enregistrées, mais également les musiques faisant usage
de l'enregistrement, ou simplement influencées par les
modalités d'écoute et de création
générées par l'émergence de l'enregistrement
sonore)? Aussi déroutant que cela paraisse, c'est bien à travers
le terme générique de « son » que cette question trouve
une première réponse.
29
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Son »
À considérer strictement l'organisation de notre
étude, la place de ce chapitre n'a peut-être pas une rigoureuse
légitimité à se trouver dans cette première grande
partie, qui traite de notions précédant l'enregistrement et
subissant des déplacements plus ou moins prononcés sous les
effets de ce dernier. Nous avons évoqué l'idée que la
notion de « son » ne subirait pas au vingtième siècle
une simple évolution, mais que parmi ses définitions une nouvelle
s'émanciperait, recouvrant un concept véritablement
neuf. Ainsi, cette section pourrait aussi bien se trouver dans notre
seconde partie, qui traite en propre de notions émergeant avec
l'enregistrement. Et à prendre le problème sous un certain
angle, il serait peut-être même possible de soutenir que ce «
son » relève de la réception critique de l'enregistrement,
ce qui vaudrait de l'intégrer à notre dernière partie --
non sans paradoxes révélateurs. Mais le « son », en
tant que concept contemporain, naît de manière situationnelle,
c'est-à-dire qu'il décrit d'abord sans médiation un fait
qui n'a pas de référent préexistant dans le langage. La
notion apparaît donc dans un contexte qui n'est pas à vocation
scientifique, et le « son » émerge par une
nécessité quasi pratique; bref, qu'il ne soit pas
théorisé au moment de son émergence n'est donc qu'une
tautologie. Mais l'implication est importante : par la re-convocation d'un
terme existant, et dans un usage relativement proche de ses
précédentes définitions, l'indépendance du concept
n'est que tacite, voire inconsciente. Si bien qu'en tant que concept
musicologique stable, il conviendrait peut-être de le placer dans une
phase théorique des rapports entre enregistrement et musiques. S'il
« n'a pas fait son entrée dans les colonnes du Petit Larousse
» 1, selon François Delalande, c'est pour la bonne
raison que l'auteur est peut-être le premier à pointer
l'émancipation de ce sens du « son ».
Notons ici que, si nous le citons si abondamment, c'est que
François Delalande est l'auteur proposant avant nous la notion de «
paradigme » de l'enregistrement. Pourtant, dans son ouvrage, la notion
musicologiquement centrale demeure celle de « son », et ces deux
faits ensemble sont très révélateurs de l'intrication des
deux thèmes. Par symétrie, cela révèle la
centralité de la notion de « son » dans notre propre
étude. Nous appuierons donc sur les rapports qui lient l'enregistrement
au « son », et poserons la question de savoir à quelle autre
notion traditionnelle (c'est-à-dire
1 François Delalande, Le son des musiques,
op. cit., p. 13.
30
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
appartenant au paradigme de l'écriture, dont
les représentations nous demeurent coutumières), le « son
» pourrait éventuellement correspondre. Que supplante le
« son » ?
«Musique sonore » ?
On trouve usuellement l'idée générale que
l'enregistrement affecte la musique par l'intervention du « son » ;
en substance et même explicitement, l'usage consiste donc à
pointer le caractère « sonore » de la musique. Faut-il
s'attarder sur la « problématisation » de ces expressions?
Deux questions (simples corollaires) se posent d'emblée : une «
musique sonore » est-elle autre chose qu'un pléonasme? -- et que
pourrait être une musique « non sonore » ? Pour répondre
à ces questions, quelques détours sont nécessaires : en
effet, pour saisir ce que l'expression de « musique sonore » peut
avoir de légitime, il faut plutôt répondre à notre
seconde question, qui est de comprendre ce que l'histoire de la musique, avant
l'enregistrement, a pu comporter de non-sonore. Car, puisqu'il ne peut s'agir
ici de prophétiser, c'est inévitablement dans le passé de
cette histoire que nous trouverons ce avec quoi contraste le « son ».
Déjà voit-on se profiler la continuation d'un point qui nous a
occupé antérieurement : il est évident qu'au sein du
couple composition-interprétation, le « son » n'est pas une
notion neutre, indifféremment répartie. Un schéma simple
que propose François Delalande à la fin de son ouvrage
2 aide à saisir clairement cette articulation :
En s'appuyant sur une conception de la musique dans son
paradigme écrit, il propose une musique articulée entre trois
personnages (nous pourrions quasiment parler de « locuteurs ») :
compositeur, interprète, public; liés entre eux par deux types
distincts de médiations. On aura certainement compris que les symboles
« O » correspondaient à des types d' « objets ». Et
nous aurions tendance, dans le cadre de ce livre mené par un
spécialiste des musiques électroacoustiques, publié au
sein d'une collection rattachée au Groupe de recherches musicales, et
dans lequel il consacre un temps significatif à s'entretenir avec des
membres de ce même GRM, à penser que l' « objet » doit
être entendu comme un « objet sonore » schaefferien. Mais force
est de constater que tel n'est pas le cas, ou que le cas, du moins,
fait problème. Le bien-nommé « O2 » du schéma a
peut-être un rapport allégorique avec le dioxygène : il est
tout aussi nécessaire (« vital ») que son homonyme, pour ce
qui est du fait musical; du moins devons-nous pour le moment persister à
soutenir que la musique a nécessairement quelque chose de
sonore, et le son, dans ce schéma, se situe entre
l'interprète et l'auditeur. Un second objet cependant, qui est bien
musical, mais non exactement sonore, apparaît dans l'
« O1 » : du moins, si l'on y comprend comme lien du compositeur
à l'interprète la canonique
2 Ibid., p. 242.
31
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
partition, cet objet de transmission musical n'est pas du son,
mais une notation qui peut exister (de manière peut-être infirme)
indépendamment de lui. Sans doute affirmera-t-on que cet écrit
musical comporte une différence fondamentale vis-à-vis d'une
notation textuelle, en ce qu'un texte peut être lu sans être
énoncé à haute voix, là où un «
écrit » musical suppose et implique toujours le son : rien n'est
moins sûr. En effet dans les deux cas on retrouvera, par opposition
à l'interprétation instrumentale ou à la lecture «
à voix haute », un autre vocable : l' « écoute
intérieure » -- ou parfois dans son acception musicale, l' «
audition mentale ». Elle n'a évidemment pas la même
définition dans l'un ou l'autre cas : l' « écoute
intérieure » étant considérée comme « le
degré le plus élevé de l'écoute musicale »,
nécessitant « une longue pratique [...] pour la développer
» 3 ; l' « écoute intérieure » d'un texte en
revanche (l'euphémisme « lecture à voix basse »), nous
est si familière qu'elle est sans conteste un passage plus aisé.
Malgré l'existence d'une telle écoute en musique, le fait
intuitif demeure :
Il n'empêche que l'écoute intérieure ne
supprime jamais la référence à un instrument et que le
chef d'orchestre lisant la partition d'une symphonie de Mahler crée des
représentations
auditives intérieures en fonction par exemple de
l'instrumentation prévue. 4
Faut-il considérer alors que l'exception toute relative
de l' « audition mentale », qui demeure rattachée à
quelques grands noms (Beethoven en tête), ne suffit pas à
détacher la musique d'un ancrage sonore inaltérable --
que cette conception d'une musique idéelle, détachée du
son, serait un grossissement mal pesé? La réponse est
modérée. Oui, l'écriture et son raffinement progressif
contribuent à mettre à distance un certain rapport au son, en ce
qu'avec l'accroissement du savoir technique et théorique relatif
à la musique écrite (théorie harmonique, scolastique
compositionnelle, orchestration, etc.), la nécessité du recours
à l'instrument dans le processus de composition s'amenuise. Cet
amenuisement allant effectivement jusqu'à, non seulement une lecture,
mais également une écriture « intérieure
», c'est-à-dire une composition rendue possible sans aucune
audition acoustique. Néanmoins, l'écriture et la musique en
général ne se détachent jamais du sonore, même dans
les explorations des avant-gardes -- au contraire, l'exploration des limites de
la musique instituée sera plutôt orientée vers le «
son », en questionnant la frontière entre « sons » et
« sons musicaux ». Prenant en compte, par exemple, les propositions
de Dick Higgins et de la « danger music », mouvement qui se rapproche
certainement le plus d'un équivalent musical de
l' « art conceptuel », nous maintiendrons ici une
position plus banale, qui voit dans le 4'33» de John Cage la
pièce repoussant le plus loin la limite du musical. Malgré
l'absence de tout événement sonore émis par
l'interprète, l'intention revendiquée (a-t-elle jamais
été opérative dans le cadre d'une
3 Kémâl Afsin, Psychopédagogie de
l'écoute musicale, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009,
chap. 2 [disponible en ligne :
https://doi.org/10.3917/dbu.afsin.2009.01,
consulté le 1er septembre 2021]
4 Ibid.
32
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
interprétation réelle?) est d'ouvrir le champ du
musical aux sons accidentels qui en sont habituellement exclus : il est bien
connu que, pour Cage, le silence n'existe tout simplement pas, et la
finalité de 4'33» ne peut donc pas être, par
l'absence de notes, d'atteindre à ce graal de l'annihilation sonore. La
musique, même dans cette acception, demeure sonore, voire l'est encore
plus, au sens où l'écoute s'ouvre à tout son possible sans
considérer les sons traditionnellement musicaux comme particuliers, et
faisant donc hypothétiquement sauter avec eux leur langage et leurs
critères (les « paramètres » : hauteur, durée,
intensité, timbre).
Voici donc par quel jeu de contrastes les musiques
écrites traditionnelles peuvent être opposées à une
conception « sonore » de la musique. Nous comprenons qu'il ne s'agit
pas de considérer, par un grossissement ridicule, que les
premières soient détachées du souci du son -- la musique
demeure effectivement toujours sonore. C'est plutôt envisager
que les musiques enregistrées, quant à elles, s'accompagnent
comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent d'une
conception particulière du « son », qui dépasse le seul
champ musical pour fonder une représentation générale du
« sonore ». C'est donc avec une totale légitimité que
l'on peut se questionner sur la pertinence, de ce premier point de vue, du
contraste proposé entre des musiques plus ou moins « sonores
», ce qui est pourtant l'usage lexical que nous continuerons de constater.
Pour le comprendre, il faut donc véritablement changer de «
paradigme » pour se tourner vers l' « ère phonographique
», en percevant en quoi le « son » y intervient comme concept
nécessaire. C'est à nouveau le point de vue historique qui nous
permettra d'y parvenir.
Histoire du « son » et des «
sons»
Le concept de « son » dont nous parlons s'articule
de manière très étroite à des points précis
de l'histoire musicale de l'enregistrement. L'intrication chronologique d'un
ensemble conséquent d'événements ramassés au milieu
du siècle (1948, avec la commercialisation du microsillon et la
génération conjointe du format « album », peut à
notre sens servir de repère) laisse à l'auteur la charge de
structurer le récit de la naissance du « son ». Nous
remarquerons deux de ces récits, notables par leur évocation de
la notion de « son » (également citée entre
guillemets), dans des textes déjà abondamment cités :
Le son des musiques de François Delalande, et Du
phonographe au mp3 de Ludovic Tournès. La comparaison frappe plus
encore par l'utilisation vraisemblablement sans lien d'une même
expression : « l'invention du «son» »
5. Il nous semble intéressant de comparer ces deux
5 François Delalande, op. cit.,
première partie, chapitre 3, « Le disque et l'invention du
«son» », p. 51-63 et Ludovic Tournès, op. cit.,
chap. 4, section 3, « L'invention du «son» », p. 112. Plus
de dix ans séparent les deux ouvrages, et le second (Tournès)
n'évoque le nom de Delalande ni dans ce livre, ni dans d'autres de ses
articles sur le thème de l'enregistrement.
Le chapitre précité a été
largement repris en 2020 dans François Delalande, « The Invention
of Sound », MusiMid, 1, 2020, p. 71-81.
33
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
versions de « l'invention du «son» », qui
témoignent ensemble d'une vue assez juste, bien que sans
prétention à aucune forme d'exhaustivité.
Ludovic Tournès, même s'il problématise
son ouvrage en s'axant sur la perspective de l'influence de l'enregistrement
sur les musiques du XXe siècle, s'en tient à une
étude essentiellement historique : s'il consacre une section à
cette « invention du «son» », c'est dans une perspective
chronologique et non thématique. Dans cet ouvrage, la création du
« son » est liée à un événement bien
défini : la nécessité pour les compagnies discographiques,
« dans un marché de masse qui s'accroît rapidement et sans
discontinuer à partir de 1950 », d' « élaborer des
stratégies artistico-commerciales pour sortir du lot, capter l'attention
du public et s'installer dans la durée en s'appuyant sur un
répertoire clairement identifié ». C'est-à-dire, et
c'est bien le sens fondamental du terme à partir duquel le concept
pourra s'affiner, d'en passer par la création d'un « son »
singulier. Si cette tendance se systématisera largement plus tard, pour
s'appliquer à des entités de plus en plus restreintes (passant du
« son » d'un label à celui d'un artiste ou d'un groupe, et
même au « son » d'un album particulier au sein d'une
discographie, ou à celui de tel ou tel « morceau »
précis; les personnages allant de pair : producteur, ingénieur du
son, musicien de studio), il n'en demeure que « l'invention » tient
particulièrement, pour Tournès, à la figure
emblématique du label Motown (nommé d'après le surnom de
« Motor Town » désignant la ville de Détroit,
dont le label est emblématique 6). La rupture, bien connue,
est d'ordre aussi bien social que sonore : la Motown est le premier immense
label de musique afro-américaine, et l'expression « Motown Sound
» est retenue comme l'étiquette d'un « genre musical »
à part entière. La particularité de la lecture que nous
relevons tient à ce qu'elle ne sépare pas la rupture musicale
d'une rupture « sonore », ne tenant pas seulement à des
modalités de composition, d'instrumentation, d'interprétation,
mais aussi à des caractéristiques propres au travail
d'enregistrement que relève Ludovic Tournès. Il appuie en
particulier sur un groupe d'interprètes plus ou moins fixe (usuellement
nommés les « Funk Brothers »), assurant pendant plus de dix
ans l'ensemble des enregistrements instrumentaux du label; certaines pratiques
d'enregistrement comme l'utilisation de plusieurs basses ou batteries;
l'acoustique particulière du studio installé dans une maison
(baptisée « Hitsville ») ; enfin, la supervision du fondateur
Berry Gordy 7. C'est donc un ensemble de facteurs dépassant
largement le cadre des « paramètres du son » musicaux
traditionnels qui permettra de définir en propre les musiques
enregistrées entre elles. Et cet ensemble se trouvera, soit par le fruit
complexe du langage courant, soit par une réflexion musicologique
rigoureuse -- peut-être des deux mêlés --
désigné par l'antique vocable de « son ».
6 Guillaume Dupetit, « Loud Motown. P-funk, pure-funk ou
punk-funk? La création musicale de Funkadelic à travers le prisme
de son hybridation » Revue française d'études
américaines, 149, 2016, p. 115.
7 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op.
cit., p. 113-114.
34
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
À l'événement fondateur de la Motown
proposé par Ludovic Tournès (qui déroule ensuite une
série de figures notables de l'histoire du « son »
discographique), François Delalande oppose une présentation plus
abstraite, qui découpe de manière catégorielle
plutôt qu'historique les musiques jouant un rôle dans
l'émergence du « son ». Il distingue clairement trois
événements essentiels que sont le jazz, le rock, et le «
renouveau baroque » (l'intérêt des musiciens du
XXe siècle pour les musiques dites « anciennes »).
Avant la véritable « invention du «son» », le jazz
démarre l'exploration de l'enregistrement et de ses possibles musicaux;
cette technologie apportant à son tour au jazz un médium de
formalisation qui ancrera des caractéristiques majeures du genre. La
plus fondamentale étant certainement la mise en avant des
singularités du jeu instrumental propres aux interprètes, que
l'enregistrement rend à la fois par la gravure de ces
interprétations (à l'inverse de l'interprétation,
périssable, du concert), puis à partir du milieu des
années 1920, par la précision et donc l'intimité sonore
que le studio permet de générer dans la musique
enregistrée (l'attention aux inflexions interprétatives, aux
bruits émis par la manipulation instrumentale, etc.) ; intimité
qui se retrouve par symétrie dans un nouveau mode d'écoute
solitaire, déjà décrit. Il paraît encore plus
évident qu'à son tour, « le rock » entretient un
rapport important à l'enregistrement. Mais un problème majeur se
pose, qui est celui de sa définition, c'est-à-dire : de la
délimitation des frontières du genre « rock ».
L'analyse que nous croyons la plus substantielle, bien qu'étonnante
à de nombreux points de vue, est celle que propose Roger Pouivet dans sa
Philosophie du rock. Étonnante, d'abord par sa thèse
forte : « le rock consiste en la création d'oeuvres musicales en
tant qu'enregistrements dans le cadre des arts de masse » 8 . Ensuite par
la densité et l'originalité du mélange qu'elle forme :
proposant une définition explicitement « ontologique » d'un
objet musical par deux critères technique et sociologique, et l'ensemble
étant envisagé selon une méthode héritée de
l'intérêt de l'auteur pour la philosophie et l'esthétique
analytique. Roger Pouivet répond donc à nos deux questions de
manière simultanée : le « rock » se définit
par son lien à l'enregistrement (dans ses acceptions technologique
et commerciale); et il assume entièrement la thèse
corollaire, qui est que toute musique entrant dans cette définition peut
donc être qualifiée de musique « rock ». Sans entrer
dans une discussion approfondie, du moins approuverons-nous (avec d'autres),
cette position, en se référant à l'influence notable de
divers artistes admis comme « rock » sur l'histoire technique et
musicale de l'enregistrement musical; et inversement, à l'importance de
l'enregistrement dans leurs musiques. L'exemple canonique car fondateur
étant ici celui des Beatles : à la fois par leur travail
véritablement centré, à partir de 1966, sur le «
studio », et ensuite par leur immense succès commercial, ils se
conforment avec une parfaite acuité à la définition de
Roger Pouivet. Par ailleurs, ils sont très régulièrement
cités dans les études générales sur
l'enregistrement musical. Les Beatles
8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, Paris, Presses
universitaires de France, 2010, p. 11.
35
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
instituent une approche de l'enregistrement comme
artefact, en affirmant leur décision de se consacrer
exclusivement à l'enregistrement studio; et l'importance de ce moment
est particulièrement significatif par l'influence que le groupe exerce
déjà alors. Cependant, et par comparaison avec la chronologie qui
faisait de la Motown le seuil d'ouverture de l' « invention du
«son» » (à partir de la fin des années 1950, et
surtout au cours de la décennie 1960), Roger Pouivet situe la naissance
du « rock », c'est-à-dire la musique « sonore » par
excellence, au tout début des années cinquante, avec une
précision presque insolente : « le rock a commencé le 26
mars 1951. Ce jour-là sort l'enregistrement par le guitariste Les Paul
et la chanteuse Mary Ford de «How High the Moon» » 9.
Pour mesurer l'enjeu de cette thèse, il faut avoir à l'esprit
qu'avec « le rock », qui devient un objet proprement relatif à
l'enregistrement, c'est un pas significatif -- sans doute le plus important --
de l'émergence du « son » qui est franchi. Car cette notion
naît substantiellement dans le cadre de ce que Roget Pouivet appelle les
« arts de masse », soit : dans les musiques « populaires »
-- le « son » d'un label (« le son Motown »), d'un
groupe, d'un artiste, d'un album, d'une guitare (« un son
à la Hendrix »). Ces notions, pour autant qu'elles soient
relatives à l'enregistrement, peuvent alors être
rangées sous la catégorie du « rock », et par la
même, la définir. Rien n'oblige à adhérer à
cette perspective « ontologique » (sur laquelle nous reviendrons
abondamment dans notre sixième chapitre), mais elle a le mérite
d'offrir, outre une définition de la catégorie poreuse du «
rock », une véritable pensée des liens qui unissent les
musiques du XXe siècle à l'enregistrement sonore. Pour
terminer l'examen de la partition proposée par Delalande, il faut
examiner son évocation du « renouveau baroque ». Après
Philippe Beaussant 10, il note et examine l'intérêt des
musiciens du XXe siècle pour le répertoire baroque,
une musique dont le « son » est largement « perdu »
11. Pour comprendre ce phénomène, qui paraît
radicalement différent de l'intérêt de musiciens «
populaires » pour l'enregistrement, Antoine Hennion pose ainsi la question
:
Au sens le plus concret du terme : que reste-t-il d'une
musique oubliée ? Rigoureusement, ses objets - c'est-à-dire,
déjà, presque des cadavres. Les traces qu'elle a jetées
devant elle : des instruments, des bâtiments, quelques images; et puis,
à côté de ces restes matériels parcimonieux,
ambigus, morts ou muets, massivement de l'écrit : des partitions, des
textes théoriques, pratiques ou littéraires, des archives qui
nous renseignent sur les pratiques et les programmes, les jugements et les
goûts, les modes de transmission et d'enseignement, les sujets de
polémique. De sons, jusqu'à Edison, aucun. 12
9 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op.
cit., p. 11. Sur cette question précise, voir aussi Richard A.
Peterson, « Why 1955? Explaining the Advent of Rock Music », Popular
Music, 9/1, 1990, p. 97-116.
10 Notamment Philippe Beaussant, Vous avez dit «
baroque»?, Arles, Actes Sud, 1988. Ce livre et d'autres sont
abondamment cités dans François Delalande, « The Invention
of Sound », art. cit. ; et par Antoine Hennion, La passion
musicale. Une sociologie de la méditation, Paris,
Métailié, 2007, chap. II-1, « Une musique dans tous ses
états », 205253.
11 D'après Beaussant, et également chez Delalande
et Hennion.
12 Hennion, chap. II-1, § 3 : « Quand la musique ne
colle pas à ses objets » (en ligne,
https://www.cairn.info/la-passion-musicale--9782864246329.htm,
accès restreint, consulté le 18 juin 2021).
36
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Au sens le plus concret du terme », dans
l'esprit des électroacousticiens (parmi les musiciens, ceux dont
François Delalande est le plus proche), la chose est bien claire : la
« concrétude » exprime le « son ». Le rapprochement
n'est pas illégitime, puisque l'intertitre de section dont est
tiré cet extrait parle aussi d' « objets » musicaux, et que
l'auteur convoque abondamment le vocabulaire des musiques concrètes.
Ainsi, dans l'intérêt croissant pour la musique baroque de la part
des musiciens qui travaillent avec, voire pour l'enregistrement, c'est
bien cette même notion sans vocable spécifique, ce « son
», qui est l'objet principal -- objet, dirions-nous presque, de
convoitise. Dans ce répertoire, la notation musicale
était avant tout envisagée comme un outil de performance
musicale, et non comme un témoignage à visée « sonore
». Si elle est alors bien instituée (la notation musicale ne
démarre pas avec l'époque baroque), au point de témoigner
déjà du mode d'écriture dont nous parlons (un acte de
composition indépendant de la performance acoustique), elle peut
apparaître encore relativement rudimentaire. En tant qu'outil, elle est
conjointe à l'interprétation, si bien qu'en tant qu'artefact
elle se trouve très incomplète (dans le vocabulaire
proposé par Stephen Davies, ces oeuvres seraient dites ontologiquement
« minces » 13). De nombreux éléments sont
omis, au rang desquels le choix des instruments est le plus grand et le plus
sensible des vides, empêchant de rendre compte d'un « son » qui
serait fidèle à l'intention de la composition, ou, a
minima, à la réalité sonore de
l'interprétation de l'époque.
Tropismes
François Delalande distingue encore une autre facette
du « son », qui cette fois s'exprime au pluriel -- les « sons
» des électroacousticiens, et la question, bien que loin
d'être anecdotique pour elle-même, nous amènera vers une
remarque, passablement informelle, d'un tout autre ordre (nous
évoquerons ici des questions géographiques). Mais
commençons par cerner la distinction entre « son » et «
sons ». Il faut d'abord faire remarquer que, si nous utilisons ici les
guillemets pour les deux expressions, la seconde ne le requiert peut-être
pas exactement. L'électroacoustique est sans aucun doute le champ dans
lequel les musiciens sont les plus conscients de travailler avec, et souvent
pour (en vue de) l'enregistrement sonore. En ce sens, on y
trouve une attention au « son » particulièrement aiguë,
et les « sons » dont nous parlons ne sont pas exactement une
multiplicité du « son » que nous avons esquissé. Pour
Delalande, il s'agit d'abord, en opérant cette distinction, de faire
état d'usages lexicaux différenciés. Pour en cerner le
sens, il suffit de préciser un peu ce que recouvre les vocables de
musiques « électroacoustique », « acousmatique », ou
« concrète ». Sans se plonger dans le débat interne des
définitions convergentes ou divergentes sur ces différents
termes, et ceux, encore plus âpres, sur l'usage qu'il conviendrait d'en
faire, contentons-nous de dire que ces
13 Voir infra, p. 107.
37
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musiques se distinguent par l'usage d'une matière
sonore obtenue à partir de dispositifs d'enregistrement. Cela implique
en fait un nombre significatif de pratiques différentes, qui à
leur tour fondent des disjonctions dans ce grand « genre ». Pour les
cas des électroacousticiens les plus notoires, ceux dont parle Delalande
car il les côtoie, c'est également à un produit
enregistré (la musique « sur support ») que la
matière enregistrée conduit. Ainsi, lorsqu'il parle de «
sons » des électroacousticiens, plutôt que de « son
», il parle encore, tout comme dans le rock ou le jazz, d'une
spécificité d'ordre sonore, permettant de distinguer entre eux
des oeuvres, des artistes, des groupes. Mais pour ces musiciens en particulier,
la matière est issue d'un recueillement hétérogène,
qui souvent n'est pas rattachée à une pratique instrumentale
personnelle : le « son » est donc hétérogène, et
l'expression de « sons » au pluriel convient mieux à nommer
cet amas à partir duquel l'électroacousticien travaille, et
à l'oeuvre qui en découle, « composée » en un
sens plus littéral que dans d'autres musiques.
Cette distinction met en exergue un problème que notre
étude fait discrètement émerger, et qui mériterait
sans doute d'être traité plus amplement de manière
frontale. De qui parlons-nous, lorsque nous parlons de musiciens
électroacoustiques? Des « deux Pierre » -- Schaeffer et Henry,
des musiciens issus du GRM -- Luc Ferrari, Michel Chion, François Bayle,
François-Bernard Mâche, Denis Dufour, Christian Zanési pour
quelques-uns des noms les plus célèbres. Aucune sorte
d'exhaustivité ou de recherche dans cette courte liste, mais elle
correspond sans doute assez bien à ce qu'évoque
généralement le terme d' « électroacousticiens
». Le tropisme français (qui ne se limite pas à Paris) est
évident -- par ailleurs, il est notoire. On trouverait à
répliquer que l'électroacoustique trouve un sens «
français » à travers ces noms français, et
que l'on compléterait profitablement sa définition à
travers d'autres influences géographiques. Mais de manière tout
aussi notoire, ce serait déconsidérer leurs
spécificités respectives et nier peut-être notre
première définition, que nous croyons valable : les musiques
électroacoustiques se distinguent par leur usage de matériaux
enregistrés -- ou issus de technologies d'enregistrement. Dans une
certaine tradition historiographique, l'intérêt pour ces
matériaux est généralement considéré comme
français, face aux recherches allemandes sur l'électronique
musicale, et à celles, américaines, sur l'informatique. Ces
distinctions, souvent tracées à partir de structures de recherche
(GRM, GMEB, IRCAM, IMEB en France; studio de la WDR de Cologne; Computer
Music Journal aux presses du MIT) 14, sont traditionnelles pour
situer entre elles les musiques du XXe siècle ayant fait
usage des technologies sonores contemporaines dans les processus de
création. Elles ignorent alors plus ou moins nettement de vastes
régions de la musique occidentale du XXe siècle : les
musiques héritées de la tradition écrite comme le
sérialisme, les musiques « populaires » telles qu'elles se
développent avec le marché phonographique, le jazz et les
14 On trouvera par exemple ces distinctions dans les articles
à teneur historisante de la revue Ars Sonora (1995-1999).
38
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musiques improvisées. Ces distinctions
géographiques sont alors peut-être d'une valeur restreinte, mais
d'autres éléments nous poussent à distinguer un certain
tropisme français important, qu'il faut certainement avoir à
l'esprit dans cette partie qui dénote l'usage d'un concept (le «
son ») à un niveau international. Car alors, la valeur et la
définition de ce concept seraient susceptibles de varier sensiblement,
en fonction des géographies convoquées. Pour appuyer
l'hypothèse d'un tropisme français sur l'enregistrement,
évoquons d'abord les recherches les plus précoces,
déjà mentionnées. Si le pragmatisme a érigé
la renommée des deux inventeurs américains Edison et Bell, il
n'empêche que la reproduction des sons est d'abord activement
fouillée par deux français : Léon Scott de Martinville,
dès 1857, avec une première tentative de gravure des sons
effective; puis Charles Cros, avec l'invention du premier appareil de
reproduction sonore, très similaire à celui d'Edison,
développé conjointement. Le théâtrophone est un
autre exemple important, le procédé ayant permis à partir
de 1881 (aux toutes premières heures de la téléphonie et
avant le développement de la radio), la diffusion à distance
d'oeuvres musicales pendant leur interprétation publique 15.
Bien que le procédé ne relève pas exactement de
l'enregistrement au sens d'une sauvegarde, mais seulement d'une transmission,
le voisinage des deux technologies est évident (c'est aussi ce qui fera
d'Alexander Graham Bell un des noms rattachés à l'invention de
l'enregistrement, bien que son travail ait essentiellement porté sur la
téléphonie). Or, ce dispositif, rapidement rendu caduc à
la fois par la transmission sans fil et le développement de
l'enregistrement musical, ne sera que maigrement exporté au-delà
de son origine française. Ces remarques très insuffisantes
n'érigent pas cette parenthèse au-dessus du stade de suggestion
sur un apparent tropisme. Cependant, leur mention nous paraît importante
pour, du moins, émettre une réserve épistémologique
de principe sur la notion de « son » : en ce qu'elle provient d'abord
d'usages, elle n'est pas tout à fait un concept
transférable à l'envi à travers les courants musicaux et
les aires géographiques.
Problème d'une précession
Nous avons pu cerner l'importance, et quelque chose de la
définition de cette notion de « son », très largement
tributaire du développement de l'enregistrement musical. Nous avons
compris qu'elle était d'abord descriptive : aussi, le son est moins une
cause d'un changement de paradigme musical qu'une tentative pour le cerner.
À l'intérieur de ce nouveau paradigme, lié à la
fois à une continuation des évolutions propres à la
musique occidentale (prédominance progressive du timbre), à
l'émergence de nouvelles technologies (reproduction sonore, puis
électronique et informatique musicales) et conséquemment à
de nouvelles théories du son et de la musique, cette notion, voire
15 Nous renvoyons à l'article de Melissa Van Drie,
« Devenir auditeur. Une nouvelle expérience du son et de soi
à travers l'expérience du théâtrophone (1881-1936)
» dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et
enregistrement, op. cit., p. 55-75.
39
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
(avec prudence) ce concept de « son »
occupe une place prédominante. En cela, à quoi peut-on le faire
succéder? Nous avons vu que si cette notion est rendue
nécessaire, c'est notamment que, malgré leurs similitudes, le
« son » ne peut être réduit au timbre. L'idée
que, dans l'ordre des « paramètres », le timbre supplanterait
la hauteur, pose de multiples problèmes, que l'on peut résumer en
disant que ces notions appartiennent à un paradigme particulier (celui,
historique, de l'écriture occidentale). Elles ne peuvent donc pas sortir
de ce cadre pour en décrire un nouveau avec justesse. Le « son
» peut-il donc trouver une sorte d'équivalence dans ce paradigme
auquel il succède? L'intérêt de trouver une telle
équivalence serait de contribuer à situer ce concept au sein de
son paradigme, soit d'aider à l'intégrer dans nos
représentations. Car, de même que le « son » ressort
d'abord d'un usage, et que son statut de concept demeure friable, le «
paradigme de l'enregistrement » est une situation de fait dans laquelle
nous nous trouvons, mais dont la théorie est encore mal ancrée,
voire complètement ignorée. La preuve en est que nos
représentations courantes de la musique reposent très largement
sur le paradigme de l'écrit : faute de connaissance, nous parlons
souvent de notes et de composition pour décrire des musiques dans
lesquelles ces notions n'occupent qu'une place mineure, mises en regard des
caractéristiques propres aux musiques enregistrées. Cela allant
jusqu'à l'incompréhension radicale, face à des musiques
qui ne partagent que très peu, voire aucune des valeurs de
l'écriture et de ses règles. Les musiques minimalistes,
percussives, ambiantes, bruitistes, électroacoustiques
s'intègrent si mal aux représentations issues de
l'écriture (dont les symboles sont la portée, les clés,
les touches du piano), qu'elle semblent exclues du champ même du
musical.
Que supplanterait alors le « son » ? -- il faut,
pour traiter le problème d'une manière satisfaisante, le diviser
en trois questions distinctes. Il y a d'abord celle, lexicale, de savoir
à quels autres sens du terme ce « son » s'ajoute (que
signifiait le « son » dans le cadre de l'écriture ?). Ensuite
vient effectivement celle de la primauté de concepts dans les
représentations musicales (à quelle autre valeur
succède-t-il ?). Mais également, en troisième lieu, celle
des conceptions auxquelles le « son » succéderait, pour
décrire un objet identique ou similaire (comment était alors
décrit ce « son » ?).
À la première c'est à nouveau
François Delalande qui se propose de répondre, même s'il
semble plutôt pointer, aux côtés de sa proposition de
concept du « son », les autres définitions contemporaines du
terme, plutôt que ses sens antérieurs. Il parle ainsi de trois
définitions générales du « son ».
Discutablement, il place en premier lieu une conception qui fait du « son
», entendu comme un son musical, l'équivalent d'une « note de
musique ». Comme le terme l'implique, cette « note » provient
directement de l'écriture musicale (de la notation), et se
définit donc par un certain nombre de « paramètres »,
dont le plus important est la hauteur; par ailleurs, lorsque l'on parle de
« note », il s'agit souvent de désigner uniquement la hauteur
(« de quelle note s'agit-il ? » : à cette
40
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
question, on s'attend plus volontiers à entendre la
réponse « c'est un fa », que de voir pointer une note
particulière sur une partition; pourtant, c'est bien là le sens
strict et premier de la « note »). D'une manière similaire, le
terme de « son » peut servir, selon Delalande, à
désigner une hauteur, une classe de tons (par exemple : le fa en
général), ou un événement particulier dans le cadre
d'une composition mobilisant le paramètre de la hauteur. À ce
premier sens s'ajoute celui du « son » entendu comme objet de
l'acoustique, c'est-à-dire du son pris comme un phénomène
physique, ou physiologique (selon qu'on le considère comme un effet --
vibration d'un milieu produit par un objet -- ou comme une cause -- concevoir
le son comme la perception de cette vibration par un mécanisme auditif).
Du côté des définitions de l' « écoute »,
qui ne se séparent pas de définitions du « son », il
s'agit que Pierre Schaeffer nomme l' « écoute causale »,
c'est-à-dire rapportée à un objet. Cette symétrie,
bien qu'imparfaite, entre les définitions du « son »
proposées par Delalande et celles de l' « écoute » par
Schaeffer, présente néanmoins un intérêt certain.
Rappelons que l' « écoute » correspondant au « son
»-« note » est nommée « sémantique » (on
perçoit comment le « son », dans ce cadre, dépasse la
seule « note » musicale proposée par Delalande, puisque l'
« écoute sémantique » vaut aussi bien pour
l'écoute musicale que verbale). S'oppose à ces deux modes
d'écoute, « causal » et « sémantique », un
troisième que Schaeffer nomme « écoute réduite
». Michel Chion la résume brillamment en ces termes :
L'écoute réduite, telle que l'auteur du
Traité des objets musicaux la pose, est donc celle qui fait
volontairement et artificiellement abstraction de la cause et du sens (et nous
ajoutons : de l'effet), pour s'intéresser au son considéré
pour lui-même, dans ses qualités sensibles non seulement de
hauteur et rythme, mais aussi de grain, matière, forme, masse et volume.
16
Ce troisième type d'écoute correspond bien au
concept de « son », considéré dans son sens nouveau --
à ceci près que l'attitude « volontaire et artificielle
» de l'auditeur ne semble aucunement décrire la position de la
plupart des « auditeurs » accoutumés à la musique
enregistrée. Nous trouvons donc deux définitions
générales du son, dont il est raisonnable de penser qu'elles
aient eu cours avant l'émergence du sens contemporain : une version
musicale, où le son désigne un événement,
généralement défini par sa hauteur (objet d'une
écoute attachée à ce sens musical); et une
acception physique, renvoyant le son à un effet (l'écoute
étant donc attentive à la cause productrice du son).
Concernant la seconde question, il nous semble effectivement
que le « son » succède au XXe siècle
à la hauteur, variable privilégiée de la musique
écrite occidentale jusqu'à l'émergence de
l'enregistrement. Mais un problème demeure, qui est celui de la
confusion qu'entraîne ce constat. François Delalande le pose en
ces termes : « la variété est-elle tonale ? ». Il y
répond de manière amplement négative : non, les musiques
« populaires » enregistrées ne sont pas tonales. Cela veut
bien signifier que l'attention se porte, pour l'essentiel de ces
musiques (et quelques autres non
16 Michel Chion, Le son [1998], Paris, Armand Colin,
2004, p. 238.
41
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
négligeables), sur le « son » -- annulant du
même coup le primat accordé à la hauteur et à ses
règles complexes. Pour autant, si la question est posée, c'est
que les musiques populaires semblent tonales. Pour comprendre qu'elle
ne le sont pas, il faut entendre l'implicite du terme : le qualificatif de
« tonal » dépend de sa remise en question dans les musiques
« savantes » à partir de la fin du XIXe
siècle, qui aboutissent au XXe à des propositions
non-tonales : modalité, dodécaphonisme, atonalité,
sérialisme. Mais les « musiques populaires », comme aussi une
large partie des musiques dites « savantes » du XXe
siècle, ne se positionnent pas au sein de cette alternative. En
particulier, le minimalisme américain, musique centrée sur la
composition malgré des rapports parfois intimes avec la phonographie,
est massivement « tonal » dans ses aspects harmoniques, mais porte
son attention sur divers paramètres. Notoirement, Steve Reich proposa
une musique « de phase », exposant une micrologie sonore à
travers l'usage de répétitions, de variations et de
décalages successifs. Dans cette musique, souvent résolument
« tonale », l'intérêt de la composition mélodique
et harmonique, bien que présente, est quasiment nulle comparativement
à l'importance accordée au « son », donné
à entendre de manière quasi pédagogique. La hauteur, ici,
ne disparaît pas, mais son importance relative, comparée à
l'intérêt quasi exclusif que lui a accordé le paradigme de
l'écriture pendant plusieurs siècles de musique écrite
occidentale, est comme annihilée. Pour des oreilles « savantes
», les pièces minimalistes sont ainsi souvent rangées dans
le tas des musiques « populaires », ce qui peut paraître
légitime au sens où elles ne s'inscrivent pas exactement dans la
poursuite d'une tradition européenne d'évolutions et de ruptures
successives, depuis l'âge baroque jusqu'à la fin du romantisme. Le
minimalisme américain, avec d'autres musiques « savantes »
comme l'électroacoustique en France sont de fait en rupture avec cette
complexification ascendante, qui s'illustre toujours à la même
époque dans le sérialisme. Pour des musiques plus proprement
« populaires », intrinsèquement liées au marché
discographique, c'est en somme un phénomène similaire que l'on
observe. Bien que pouvant être perçues, par le biais d'une analyse
traditionnelle (c'est-à-dire, au point de vue de l'écriture
« paramétrique ») comme tonales, il n'en demeure pas moins que
l'intérêt musical ne s'y résume pas. Même constat,
donc, et à plus forte raison : pour la musicologie traditionnelle et ses
outils d'analyse, les musiques « populaires » paraissent
objectivement pauvres. En se plaçant au point de vue du « son
» en revanche, des qualités émergent, permettant
d'émettre de nouveaux critères d'appréhension et de
jugement. Mais il paraît nécessaire de constater que malgré
l'intérêt que l'on peut par ailleurs porter aux musiques
enregistrées, qui se distinguent par leurs « sons »
respectifs, la représentation musicale n'en demeure pas moins
traditionnelle. Si, accidentellement, on parlera du « son »
particulier de tel morceau, album ou artiste, on persiste
généralement à envisager avant tout les musiques
enregistrées comme des suites de notes arrangées dans le temps.
C'est que la transition entre les deux paradigmes est en partie
ancrée
42
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
dans l'usage, mais quasiment pas conceptualisée.
L'attention au « son » ne s'émancipe donc que lentement de la
théorie musicale tonale. Pour le « grand public » musical,
c'est par l'introduction de pratiques nouvelles par des artistes « pop
» que l'acculturation « sonore » s'opère, mais aussi
par l'émergence de formes musicales « populaires »
entièrement dépendantes de l'enregistrement, de
l'électronique et l'informatique musicales (techno, hip-hop et genres
dérivés), ou également par l'usage massif d'innovations
proprement « sonores » au cinéma. La hauteur est donc toujours
prégnante, et il n'est aucunement question de postuler sa disparition;
mais il est certain qu'au cours du XXe siècle, l'attention
aux caractéristiques du « son » a véritablement
supplanté celle portée jusqu'alors à la hauteur.
Comprendre le caractère transitionnel de ce changement est un
élément-clé pour l'appréhension des musiques
enregistrées qui portent un quelconque héritage de
l'écriture occidentale. On trouve l'idée que toutes les musiques
enregistrées, voire toutes les musiques « populaires » depuis
le XXe siècle, pourraient être qualifiées d'
« acousmatiques », voire de « concrètes », par leur
usage de l'enregistrement au sein du processus de création musicale. En
réalité, il serait beaucoup plus juste de les qualifier de «
mixtes », genre qui décrit les musiques à mi-chemin entre
l'électroacoustique purement créée sur support, et
composition instrumentale traditionnelle. Pour l'essentiel des musiques
enregistrées du XXe siècle la création est
« mixte », entre les deux paradigmes de l'écriture et de
l'enregistrement.
Et cela nous aide aussi à comprendre l'importance de
notre dernière question : de quelles notions le « son »
pourrait-il être une précision, dans les représentations
musicales qui précèdent l'enregistrement? Car nous aurons compris
que ces conceptions demeurent en partie ancrées dans l'idée
courante que nous nous faisons de « la musique ». Nous aider à
voir où se situe le « son » dans cet ordre de
représentation à la fois ancien et actuel peut donc nous aider
à mieux cerner ce concept, et à mieux en faire usage. La
réponse intuitive est de postuler que le « son » serait une
pure version de ce que couvrait le terme de « timbre » depuis le
XVIIIe siècle. Mais l'hypothèse a déjà
été traitée : le « son », qui mérite en
tant que concept son émancipation, excède tout à fait les
notions propres au paradigme de l'écriture occidentale, dont le timbre
fait partie. Néanmoins, le lien des deux notions est indéniable
-- nous avons énoncé l'importance croissante du timbre à
la naissance du « son » 17. Pour la réponse à notre
question, l'investigation du côté du timbre nous est alors utile.
En effet, à regarder la manière dont le timbre a pu être
défini dans le cadre de la décomposition du son musical en «
paramètres », on constate un problème notable et
systématique de formulation. Afin de décrire le timbre on passe
par la figuration, c'est-à-dire ici par un recours aux sens et
particulièrement à la vue, cherchant à décrire les
singularités de tel ou tel son -- qui, en général, ne sont
pas, comme dans notre concept de « son », des ensembles de
caractères propres à des oeuvres ou artistes, mais les
17 Cf. infra, p. 26.
43
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
spécificités auditives d'instruments ou
ensembles d'instruments musicaux. Il y a donc une impasse remarquable à
témoigner verbalement de la qualité propre aux sons. Elle est
telle que des mots issus des sens, l'audition exceptée, semblent
être les notions les plus promptes à communiquer les
propriétés sonores. On parle ainsi volontiers, et sans penser
généralement le manque que cela révèle, de «
couleur sonore », de « brillance », de « rudesse », de
« lourdeur » ou au contraire de « légèreté
» pour distinguer entre elles les qualités auditives des sons.
C'est un fait que l'on constate déjà avec Rousseau, premier
usager certifié du « timbre » dans son sens «
paramétrique », mis sur le même plan que la hauteur et
l'intensité des sons, et qui se poursuit jusque dans les recherches les
plus systématique sur le « timbre », à l'orée du
XXe siècle. On peut raisonnablement en pointer plusieurs
causes complémentaires. Une première, sans doute parfaitement
intuitive, consiste, pour un type d'objet qui sert de référentiel
implicite, en l'association de ses qualités auditive et issues d'autres
sens. Par référence au son produit par un verre de cristal, on
dira qu'un son est « brillant », « transparent », des
qualités proprement visuelles de ce même objet. On pourra
également parler d'une réverbération en terme de «
sensation de profondeur », par référence aux configurations
acoustiques qui la produisent physiquement (plus ou moins vastes et
fermées), et des sonorités seront « aériennes »
lorsqu'elles partagent certaines caractéristiques auditives du vent
(attaque longue, intensité variable). À un niveau
supérieur de conscientisation, on trouve des comparaisons explicites :
des sons « métalliques », « cristallins ». Depuis
l'un ou l'autre de ces biais, on peut atteindre à une
émancipation de certains termes, qui, à partir de ces
premières formes, prennent un sens strictement auditif. Cette
institution rend l'absence de termes propres à la description des sons
presque imperceptible, puisqu'un glissement de sens s'opère. En plus des
termes comme ceux déjà cités, qui peuvent, à force
d'usage, devenir des signifiants sonores canoniques, d'autres notions plus
abstraites peuvent définir les caractéristiques des sons : un son
« rond », « chaud », qui n'ont pas de
référence directe à des objets physiques produisant des
sons particuliers, même s'ils gardent un lien au domaine du sensible. Il
nous semble donc que, jusqu'à l' « ère phonographique
», qui porte une attention particulière aux singularités des
sons en même temps qu'elle apporte de nouveaux outils d'analyse
acoustique, c'est cette absence que le « son » vient combler, aussi
lentement que s'efface la représentation musicale traditionnelle
centrée sur la superposition et l'agencement des hauteurs. À ce
titre, le « son » est une notion qui restreint l'analyse par sa
généralité, et ses implications demeurent sans doute
à venir : dans la description de singularités sonores plus
précises, mieux définies, issues conjointement des savoirs
acoustiques et de l'ensemble des musiques contemporaines.
II. Émergences
45
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Genres»
Une des contributions majeures à l'objet de notre
étude est l'ouvrage collectif Quand l'enregistrement change la
musique 1. Mais si nous avons déjà montré
comment certains aspects de la musique sont, ainsi que le suggère ce
titre, transformés par l'enregistrement, la notion de « paradigme
» à laquelle nous nous attachons implique que de nouvelles
pratiques et de nouvelles représentations émergent.
Il est vrai que pour les musiques usuellement dites « classiques »,
l'arrivée de l'enregistrement a engendré un ensemble de
modifications des pratiques, et de manière moins franche, des
représentations -- par exemple, à travers l'émergence de
l'interprète comme artiste à part entière. Mais les
musiques « classiques », passées ou présentes,
demeurent articulées à une même tradition
façonnée par l'histoire et l'historiographie musicales; si bien
que leurs théories subissent certes des amendements notables
(modalité, atonalité, « mixité » de la «
musique mixte »), mais aucun démantèlement
général. En revanche, dans ce que l'on appelle par contraste la
« culture populaire », l'enregistrement joue un rôle
placentaire pour un grand nombre de musiques -- pour les « musiques
populaires », donc. Pour énoncer immédiatement la
thèse de ce chapitre, il nous semble que ce soient les « genres
musicaux », dans leur généralité, qui
émergent. Nous tenterons donc ici d'éclaircir l'ensemble des
taxonomies évoquées. Nous croyons pouvoir y montrer que la
perspective des études sur les rapports entre musiques et enregistrement
permet d'avancer sûrement et à grand pas dans les innombrables
débats d'opinions qui agitent, plus ou moins formellement, ces
questions.
Pour une première échelle taxonomique : les
«paradigmes musicaux»
Le « genre » est aujourd'hui si amplement
associé aux études sur les notions de « féminin
» et de « masculin », qu'il est peut-être utile de
démarrer en affirmant que nous parlerons ici de l'usage courant du terme
de « genre » en musique. Nous pensons pouvoir introduire notre
réflexion en le précisant, et en le rendant dans le même
temps à son acception la plus générale -- c'est dire que
nous décrirons en quoi l'étude des « genres musicaux »
peut partager un certain type de préoccupation avec les «
études de genre ». Dans sa conception aristotélicienne, le
genre décrit une échelle taxonomique particulière. C'est
le même Aristote qui systématise la zoologie, science qui
1 Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand
l'enregistrement change la musique, op. cit.
46
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
persiste dans son acception contemporaine à user de ce
sens du terme pour la classification des êtres vivants. Néanmoins,
avant d'être utilisée dans ce cas particulier, le « genre
» figure chez Aristote dans ce que l'on nomme l'Organon, premier
ouvrage de sa Logique. Et certaines des critiques proposées par
les « études de genre » pourraient sans doute
effectivement s'étendre à une discipline qui
n'envisagerait pas le « genre » dans sa seule acception
socio-linguistique (remise en cause des « genre féminin » et
« genre masculin »), mais proprement une critique de
l'essentialisation engendrée par toute taxonomie. Ce n'est donc sans
doute pas un hasard si, dans une acception qui est pour une grande part affaire
de sociologie, l'étude des « genres musicaux » partage
certaines problématiques avec les « études de genre »,
qui ont pourtant a priori un objet radicalement différent. Si
nous tenterons ici d'en remonter à une source plus proche de la logique,
il faut énoncer le fait que les « genres musicaux » sont
fondamentalement associés à des groupes sociaux, existant ou non
par ailleurs. De fait, et de ce fait, les études sur les « genres
» en musique se focalisent largement sur ces aspects sociologiques, avec
des problématiques similaires à ce que l'on peut trouver dans le
champ des « études de genre » : les questionnements sur les
prédéterminations culturelles, et les conflits que ces
catégorisations (implicites ou explicites) génèrent par
suite.
Mais en remontant pour nous vers des considérations
plus abstraites, l'utilisation du terme de « genre musical » a ceci
d'intéressant qu'elle suppose un cadre plus large que la
séparation entre rock, jazz, « classique », et autres
catégories; et elle permet également de comprendre les guillemets
que nous nous sentons contraints d'utiliser ici. Une première question
peut se poser en ces termes : le « classique » est-il un genre? D'une
manière très concrète, la question peut être la
formalisation de cette autre : n'y a-t-il pas quelque chose d'étrange
à voir se côtoyer dans une forme similaire un album de Mayhem,
groupe culte de metal scandinave, et un enregistrement de Mahler dirigé
par Bernstein? -- Ou encore : peut-on parler de la « discographie »
de Mozart au même titre que l'on parlerait de celle de Michael Jackson?
Évidemment, il est bien aisé de passer outre les similitudes
formelles (durée, jaquette, séparation en pistes; distinction
entre enregistrements de studio et de concert, etc.), pour comprendre que les
disques de Jackson sont pensés comme des « albums ». Il n'y
s'agit pas seulement de l'interprétation de compositions musicales, mais
d'artefacts aussi bien sonores que physiques et visuels; rien de comparable de
ce point de vue avec les enregistrements d'oeuvres « classiques »
passées. Mais plus difficilement, la même question pourrait
être réitérée, en comparant le même disque de
Mozart avec des enregistrements de compositeurs tels Moondog ou Arvo Pärt,
qui ont pu penser de manière souvent conjointe la composition et
l'enregistrement sous tous ses aspects; soudain, la fracture n'est plus aussi
claire. Ajoutant à cela que nous avons déjà porté
dans notre réflexion le biais de l'enregistrement, la question
paraît sans doute plus opaque
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
légère
populaire
actuelles / amplifiées
encore, en tentant de comprendre ce qui peut distinguer ou
rapprocher les différents noms cités. Commençons par
désigner cette fracture dont nous parlons. Afin de la rendre la plus
claire possible (et même si cette formalisation pourra paraître
exagérée), nous proposerons un tableau répertoriant ses
usages lexicaux majeurs -- car ils sont pluriels. Dans chaque cas, c'est une
opposition similaire qui est soulevée, mais le contexte d'usage et les
implications conceptuelles n'y sont pas égales; et pour des oeuvres ou
artistes se situant à la frontière de ces distinctions,
l'appartenance ne sera pas nécessairement la même :
c'est-à-dire que les distinctions, bien que similaires, ne sont
conceptuellement pas tout à fait égales entre elles.
Dans chaque cas, les épithètes
répertoriés sont accolés au terme de « musique(s)
» :
savante
classique
sérieuse
47
Une première remarque élémentaire permet
de mettre en exergue les différences de conceptions que ces couples
revêtent : nous ne relevons le pluriel que dans un cas, celui des «
musiques actuelles » ou « amplifiées », expressions
souvent utilisées comme synonymes, et qui nous semblent être mises
au pluriel de manière quasiment systématique. Sans avoir à
entrer dans la compréhension de cet usage, ce seul fait
révèle que les musiques « amplifiées », «
actuelles », « populaires », « légères »
ne sont pas des désignations équivalentes. Arrêtons-nous
sur notre premier couple (musique « savante » - musique «
populaire »). Il n'est pas tout à fait évident de comprendre
sa légitimité et l'usage qui en est fait par les musicologues --
bien qu'il soit souvent assorti d'une remise en cause. En
réalité, comme beaucoup des termes servant à
catégoriser et différencier les musiques, ceux-là ne sont
pas exactement fixes. Mais s'ajoute à cette indistinction un
problème plus important, dont il est aisé de sentir la
présence. L'utilisation du couple (en opposition) et celle des termes
pris séparément (et donc positivement) peut impliquer des sens
différents, et de fait, les deux usages existent. Car le couple «
savant » - « populaire », en tant qu'opposition, semble
définir une sorte d'axe gradué le long duquel toutes les musiques
pourraient se placer, ou une frontière qui les départageraient
dans leur ensemble. Mais s'agit-il d'un critère double? --
c'est-à-dire : une musique « non-savante » est-elle
nécessairement « populaire », et inversement, une musique
« non-populaire » est-elle nécessairement « savante
» ? Il paraît clair que ces vocables ne peuvent pas faire
référence à des valeurs absolues, et qu'ils doivent donc
être compris contextuellement. Dans ce cas, l'appréhension du
contexte consiste à cerner à quoi la catégorie de «
musique savante » fait référence, et il est évident
que l'usage découle de la nécessité de nommer
l'écriture occidentale traditionnelle. Mais face à quoi doit-elle
être nommée? Sans cerner l'importance de l'enregistrement (saisir
donc le paradigme inédit qu'il induit), il est difficile de
comprendre et critiquer cette scission
48
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
et ses termes. C'est en effet par contraste avec de nouvelles
pratiques, dont l'intérêt échappe à l'écoute
et à l'analyse traditionnelle, que le paradigme de l'écrit est
nommé « savant ». Il est donc possible de percevoir
l'unité des musiques « savantes », en fait inscrites dans une
même tradition; dégager la même unité de tout ce qui
se trouverait, de fait, rejeté dans le « populaire » est en
revanche impossible. Si le nom de « musique populaire » conviendrait
bien à ce que l'on peut subsumer sous le terme de « pop »
2, il est plus difficile, voire impossible, d'y comprendre
également les musiques dites « underground », «
extrêmes », concrètes, mixtes. Ceci sans compter les musiques
de tradition orale passées ou présentes, et toutes les musiques
non-occidentales non-écrites, voire écrites, selon le contexte
d'usage du terme de musique « savante ». Il convient ici d'ajouter
que cette dernière critique n'est pas tout à fait légitime
: si nous n'y portons pas ici attention puisque notre étude n'aborde pas
les musiques non-occidentales, il faut néanmoins mentionner une
catégorie qui s'ajoute à celles que l'on a déjà
énoncée, et qui, elle aussi, trouve plusieurs synonymes. Les
vocables de musiques « traditionnelles » ou « folkloriques
» servent habituellement à désigner pêle-mêle un
grand nombre de musiques orales et / ou non-occidentales -- remarquons le
pluriel, qui paraît ici habituel, et significatif d'une ignorance usuelle
de la part de la musicologie traditionnelle : ce tas est établi par
contraste avec un objet bien défini, mais lui-même est un ensemble
hétérogène. On retrouve un problème identique avec
les appellations de musique « sérieuse » et «
légère ». Cet usage est notablement convoqué par
Adorno, chez qui le biais du jugement négatif vis-à-vis du «
léger » ne fait aucun doute. Mais sans cela, l'usage lexical de
l'opposition « sérieux » - « léger » ne
laisse déjà que peu de place au doute concernant le jugement dont
il témoigne. Le dernier couple est sans doute le plus intéressant
pour nous : il ressort d'un usage non spécialisé, et est
bâti à rebours des autres. Pour l'histoire de la musique, le terme
de « classique » a une définition précise (« nous
parlons de la période classique et du style classique
» 3) ; mais l'usage quotidien qui en est fait, s'il provient de
ce premier sens, est beaucoup moins déterminé. C'est que le
« classique » vise à décrire tout ce qui ressemble aux
musiques de la tradition écrite occidentale. Cela peut aussi bien
comprendre Haendel, qui précède de loin le moment classique, que
Berlioz, Schoenberg ou John Williams (connu pour ses bandes-originales de
succès hollywoodiens), qui n'en font pas plus partie. En apparence,
l'unité est semblable à celle que peut recouvrir la musique
« savante », mais la cause n'est pas la même, et comme toujours
ces différences se révèlent dans l'examen de cas
problématiques : Régis Chesneau, qui convoque le compositeur John
Williams, dédie par ailleurs deux pages au problème de
catégorisation d'André Rieu, arrangeur perçu comme un
vulgarisateur et volontiers taxé de
2 Sur cette notion, nous ne ferons pas mieux que de renvoyer
à la riche analyse d'Agnès Gayraud, Dialectique de la
pop, Paris, La découverte / Cité de la musique-Philharmonie
de Paris, 2018.
3 Régis Chesneau, Pour en finir avec le «
classique», Paris, L'Harmattan, 2019, p. 50.
49
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« mièvrerie » 4. Ce débat
est un témoignage complexe, car le qualificatif contesté à
André Rieu est celui de musicien « classique »,
épithète auquel il peut certes prétendre en tant que
technicien, mais dont il ne serait pas digne en tant qu'arrangeur et musicien
de scène. Or cette catégorie même de musique «
classique » est déjà un grossissement discutable, qui
convient en réalité parfaitement à désigner ce que
Rieu opère, en faisant « du classique ». Est offerte une
vision lointaine et romancée de ce que représente la longue
tradition écrite occidentale, culminant effectivement avec la
période classique. Cette vision assez grossière est celle d'un
public appartenant en propre au paradigme de l'enregistrement, pour lequel la
tradition écrite n'est pas une culture prédominante. Le vocable
de « classique » est donc bien formé à rebours des
termes de « savant » et « sérieux », qui pour leur
part semblent très évidemment être tenus d'abord par les
auditeurs familiers des musiques écrites occidentales. De même,
les termes de musiques « actuelles » ou « amplifiées
» souffrent d'emblée d'un jugement moindre, par rapport au «
populaire » ou au « léger » : ils témoignent d'une
meilleure reconnaissance, voire d'une meilleure connaissance, de ce qui fait la
singularité des musiques nées au sein du paradigme de
l'enregistrement (le terme de musiques « amplifiées » est un
pas significatif vers le lien de ces musiques aux technologies du son).
Il n'est pas question d'effacer ce que les différentes
oppositions relevées contiennent en elles de particulier : la
distinction entre « savant » et « populaire » porte une
légitimité au-dehors de ses ambiguïtés, puisque
certaines musiques requièrent, du côté de la
création comme de l'écoute, une somme de connaissances
nécessaires. On peut supposer -- et notre étude nous amène
à le penser -- que toutes les musiques convoquent des connaissances;
mais pas dans des mesures identiques. Toutes peuvent être plus ou moins
« comprises » ou « incomprises » selon l'accoutumance de
l'auditeur à leurs formes, et selon la distance des pièces
musicales vis-à-vis de telles formes préconçues. Par cet
exemple, nous comprenons quelque chose d'également valable pour toutes
les distinctions que nous avons relevées : ces couples d'oppositions
détiennent tous leurs singularités, des critères
particuliers de catégorisation des musiques. Mais ils servent
également, faute de mieux, à décrire l'opposition entre
les deux paradigmes historiques de la musique occidentale : la tradition
écrite occidentale, et les musiques nées de l'enregistrement.
C'est, au moins en partie, à ce fait que nous attribuons la confusion
qui règne dans ces oppositions, qui paraissent toutes imprécises
:
4 L'expression de « King of Schmaltz [musique
sentimentaliste à l'excès] » a été
utilisée par référence à celle de « King of
the Waltz » (roi de la valse) originellement dédiée à
Johann Strauss, reprise par Rieu pour le titre d'un album en 2002. Voir Brian
Viner, « The King of Schmaltz who's waltzed his way to be bigger that
Springsteen: How Andre [sic] Rieu conquered classical music », The
Daily Mail, 13 nov. 2002 (en ligne :
https://www.dailymail.co.uk/femail/article-2232098/The-King-Schmaltz-whos-waltzed-way-bigger-Springsteen-How-Andre-Rieu-conquered-classical
- music .html, consulté le 17 juillet 2021] ; Dean Paton, «
King of Waltz or King of Schmaltz? How conductor André Rieu fills
stadiums », The Christian Science Monitor, 1er
déc. 2017 (en ligne :
https://www.csmonitor.com/USA/Society/
2017/1201/King-of-Waltz-or-King-of-Schmaltz-How-conductor-Andre-Rieu-fills-stadiums,
consulté le 17 juillet 2021).
André Rieu, The King of the Waltz [4xCD],
Philips, 2002.
50
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
chacune, en plus de désigner des critères
propres, cherche à décrire cette scission très sensible,
mais pour laquelle aucun terme usuel ne convient véritablement. Nous
cherchons donc ici à décrire une première échelle
taxonomique, très imparfaitement atteinte par ces oppositions, et qui
nous semble être bien conceptualisée par le terme de
paradigmes. En définitive, une grande part des usages qui est
faite des différentes oppositions (« savant » - «
populaire » / « sérieux » - « léger » /
« classique » - « actuel » - « amplifié »)
nous paraît être un défaut de cette conception manquante, et
pourrait donc -- en dehors de quelques usages précis légitimes --
être remplacée par des termes décrivant la
différence paradigmatique entre les usages de l'écriture
et de l'enregistrement. Nous ne discuterons pas mieux la notion de paradigme
que ne le fait François Delalande en se confrontant directement au texte
de Kuhn 5, mais il nous semble important de relever le
caractère essentiel de globalité que le terme décrit : par
son caractère nouveau et incompatible avec sa
prédécession, un changement de paradigme affecte
l'entièreté d'un domaine, dans ses représentations comme
dans ses techniques. Appuyons également sur un autre point de la notion
: le terme de « paradigme » est forgé par Kuhn à partir
de moments de l'histoire des sciences. Lorsque nous parlons des
paradigmes de l'écrit ou de l'enregistrement, nous ne décrivons
donc pas une partition absolument valable et transposable, mais des moments de
l'histoire de la musique occidentale, en tentant de les articuler au sein d'une
même classification. La question de savoir si ces distinctions pourraient
s'étendre n'est donc pas ici la nôtre. L'intention est de rendre
compte de cette classification, qui avant cela existe au moins
informellement.
Genre et enregistrement
Pourquoi cette classification est-elle en question? En quoi
émerge-t-elle particulièrement avec le
développement de l'enregistrement musical? C'est que l'étude de
la notion de « genre musical » semble primordiale pour la
compréhension de ce développement, et pour l'appréhension
des musiques développées avec l'enregistrement -- palpablement
plurielles, mais déjà systématiquement classées.
Il semble falloir distinguer au moins deux causes dans ce
fait, et bien conserver à l'esprit la différence que nous avons
pointée, entre les paradigmes musicaux dont nous avons parlé (de
l'écrit et de l'enregistrement) et d'autres ordres de distinctions,
comme celui entre musiques « savantes » et « populaires ».
Ces deux dernières catégories, lorsqu'elles ne servent pas
à désigner faute de conceptualisation les « paradigmes
» eux-mêmes (grossièrement : musiques savantes
écrites;
5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions
scientifiques,
éd. rev. et augm., Paris,
Flammarion (Champs), 1983 ; François Delalande, Le son des
musiques, op. cit., p. 42-50. Profitons-en pour préciser
le vocable utilisé par Delalande, qui est celui de « paradigme
technologique ». Bien que parfaitement acceptable et importante
pour son argumentation, l'adjonction de l'adjectif ne nous semble pas
absolument indispensable.
51
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musiques populaires enregistrées), sont
considérées comme se côtoyant au sein du paradigme de
l'enregistrement : généralement, les origines allemandes de
l'électronique musicale, les musiques électroacoustiques, mixtes,
spectrales, sont désignées comme « savantes »
malgré leur dépassement du cadre de l'écriture occidentale
traditionnelle. L'émergence des genres comme catégories
primordiales dans le paradigme de l'enregistrement nous paraît
liée au moins autant aux musiques « populaires » qui y
naissent qu'à des caractères propres à ce paradigme
lui-même, indépendamment des musiques qu'il
génère. La distinction des deux thèses demeure
importante. La première nous est livrée en substance par le
musicologue italien Franco Fabbri 6. Dans une analyse de la notion
de « genres musicaux », Fabbri soutient l'idée que
l'importance du nombre de genres (sous-entendu, au sein des musiques «
populaires ») est liée à un mécanisme particulier.
Les « genres » se définissent par un ensemble de règles
d'ordres divers (règles musicales -- formelles et techniques --,
sémantiques, comportementales, sociales, idéologiques,
économiques, juridiques). Pour Fabbri, la « pauvreté »
des codes explique, au sein des musiques « populaires », la vitesse
de leur succession : plus les règles sont « pauvres »
(lui-même conserve des guillemets), plus rapide est leur
péremption au profit de nouvelles modes musicales
éphémères. L'analyse présente un
intérêt, mais comporte également des limites. À
cette première cause (« pauvreté »
générale des musiques « populaires ») qui, sans doute,
pourrait être autrement et plus justement formulée (sans
guillemets), s'ajoute au moins une autre, que nous voulons ici proposer :
l'enregistrement engendre lui-même une catégorisation des
musiques. Précisons immédiatement : parler d'enregistrement
musical signifie parler de musiques subissant l'influence de l'enregistrement
(il ne faut pas envisager l'enregistrement par opposition, par exemple, au
concert); et l'enregistrement est ici envisagé en un sens large, qui
suppose avec ses aspects techniques et musicaux une importante part
économique (l'« histoire de l'enregistrement » est avant tout
celle du « disque » 7, c'est-à-dire : l'histoire
d'un marché).
Un exemple pertinent est celui de l'ethnomusicologue Johanni
Curtet, spécialiste du chant diphonique mongol
(höömij), dans un article qui relève l'influence de
l'enregistrement sur cette pratique 8. L'enregistrement, par son
caractère de « fixation » 9, cristallise un
répertoire canonique, permettant par exemple à Curtet
d'énoncer, « au regard de [son] corpus d'enregistrements »,
ce
6 Franco Fabbri, « A Theory of Musical Genres. Two
Applications », communication au colloque « First International
Conference on Popular Music Studies », Amsterdam, 1980
(disponible en ligne :
https://tagg.org/xpdfs/ffabbri81a.pdf,
consulté le 11 juillet 2021).
7 Le « disque », comme nous le verrons dans le
chapitre suivant, n'est pas seulement le disque physique (78, 45 ou 33 tours,
CD), mais un format : il ne faut donc pas limiter ce terme à une
histoire qui tiendrait entre la fin des cylindres de cire et le début
des supports magnétiques.
8 Johanni Curtet, « L'apport de l'enregistrement dans
l'étude ethnomusicologique et historique du chant diphonique mongol
» dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et
enregistrement, op. cit., p. 123-136.
9 Ibid., p. 124. Le terme de « fixation »
n'a rien d'anodin : volontairement ou non, il fait écho à l'usage
abondant qu'en fait Michel Chion pour désigner les musiques
électroacoustiques, « art[s] des sons fixés ».
52
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
qu' « un bon disque de höömij produit
en Mongolie doit aujourd'hui contenir » 10. Cette musique de
tradition orale se traduit ainsi en un genre phonographique. Mais ce lien se
révèle également à un autre niveau : une large part
de la présentation dans cet article, qui fait état du travail de
thèse de l'auteur, est consacrée à la compréhension
en détail de ce répertoire réglementaire, qui
découle des enregistrements commerciaux du höömij
:
En considérant tous les enregistrements en ma
possession, j'ai établi une liste de façon bibliographique, afin
présenter l'ensemble du corpus à travers une discographie du
chant diphonique mongol. [...] Cet ensemble révèle le
répertoire (uryn san) enregistré du chant diphonique
mongol en l'état actuel. [...] Il se compose actuellement de quatorze
catégories. 11
Cette catégorisation interne est opérée
par l'auteur lui-même, à partir des enregistrements, et
grâce à eux -- sans cette formalisation et cette
concrétisation, les rapprochements et les distinctions ne peuvent pas
comporter ce type de systématisme (« j'ai procédé
à la réalisation d'un grand tableau regroupant l'ensemble des
pièces enregistrées [...] catégorisées »
12). À ce point de vue, l'enregistrement se comporte,
à l'égard de traditions orales telles que le
höömij, comme une sorte d'écriture. Mais par une
étrange symétrie qui révèle que l'enregistrement
n'est pas seulement cela, il est à l'inverse, pour l'écriture,
une sorte d'oralisation. C'est par ce caractère de « son
fixé » que le paradigme de l'enregistrement se distingue à
la fois des traditions orales et écrites, et cette
spécificité engendre une attention singulière aux
similitudes entre les codifications musicales, qui se déclinent sur un
nombre indéfini de caractères sonores. Dans un tout autre
registre, l'album 20 Jazz Funk Greats 13 du groupe
industriel anglais Throbbing Gristle, outre l'intérêt de son
rapport intime à l'enregistrement (« le studio est utilisé
comme un instrument » 14), est un bon exemple de ce qui fait un
« genre ». L'album (étiqueté « avant-garde »)
ne se contente pas de singer certains « sons » au sein d'une musique
qui n'a par ailleurs aucune similitude avec le « jazz-funk » ou tout
autre style « populaire », mais la jaquette, assortie à ce
titre, suffit à semer un trouble volontaire :
Nous avons fait en sorte que la jaquette soit un pastiche de
ce qu'on trouverait dans un panier promo chez Woolworth. [...] On avait en
tête l'idée que quelqu'un tomberait dessus chez un disquaire,
verrait le disque en pensant véritablement y trouver vingt bons
standards jazz-funk, puis l'écouterait une fois arrivé à
la maison et serait tout simplement anéanti. 15
Le genre n'est donc pas seulement l'affaire des «
paramètres » traditionnels du son musical, mais aussi de tout ce
qui constitue une oeuvre enregistrée, de la musique à la
diffusion phonographique.
10 Ibid., p. 131.
11 Ibid., p. 128.
12 Ibid.
13 Throbbing Gristle, 20 Jazz Funk Greats [LP],
Industrial Records, 1979.
14 Stephen Bush, « Throbbing Gristle, «20 Jazz Funk
Greats» », Brainwashed, (en ligne : https://brainwashed.com/ -
index.php?option=com
content&view=article&id=9058:throbbing-gristle-q20-jazz-funk-greatsq&catid=13:albums-and-singles&Itemid=133,
consulté le 25 juillet 2021), à propos de l'édition
remasterisée sortie en 2011.
15 Emma Warren, Cosey Fanni Tutti, « Hot On The Heels: An
Interview With Cosey Fanni Tutti », Red Bull Music Academy, (en ligne :
https://daily.redbullmusicacademy.com/2012/11/cosey-interview,
consulté le 25 juillet 2021).
53
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Avec cette quantité de paramètres potentiels,
les genres musicaux peuvent aisément se multiplier. En revenant à
l'exemple du höömij, Johanni Curtet relève
l'émergence d'une pratique semblant générée, au
moins en partie, par l'enregistrement : l'adjonction au chant diphonique
(bourdon et mélodie d'harmoniques produits simultanément) d'un
vibrato. Cette pratique inexistante avant les années 60 est
héritée de la volonté de création d'un art
soviétique, plus ou moins calqué sur le modèle occidental
classique : des salles de concert sont créées, et les
höömijèid s'identifient aux chanteurs d'opéra.
L'utilisation du vibrato se diffuse rapidement, au point de devenir «
l'affirmation «du chanteur professionnel qui se démarque, de cette
façon, du traditionnel populaire» » 16. Nous
parlons donc bien d'un phénomène de codification,
édifiée par rapport à (ou, pour Fabbri : en «
subversion » vis-à-vis) d'anciennes règles. À lire
les termes de Curtet, il semble même s'agir proprement de
l'émergence d'un « sous-genre » à part entière,
en forme de disjonction : un höömij professionnalisé
se distinguant d'un autre, demeuré traditionnel.
L'idée d'une telle origine altérée n'est
pas bien loin de celle de l'appropriation des « musiques noires » aux
États-Unis, d'un reggae « roots » diversement malmené
ou ravivé, ou d'une « popularisation » ou «
commercialisation » des genres metal extrêmes. Cet exemple du
höömij montre de quelle manière les
phénomènes conjoints de codification et de catégorisation
se trouvent liés à l'enregistrement lui-même. Si cet
argument ne suffit pas à lui seul à faire autorité pour
défaire son analyse, nous y entrevoyons du moins un amendement à
ce que Franco Fabbri énonce dans son approche. La multiplicité
des « genres » n'est pas seulement liée à cette
pauvreté des codes qui définiraient les genres « populaires
» : dans une musique de tradition orale ancienne, l'arrivée de
l'enregistrement produit également des disjonctions de genre, de
manière immédiate et remarquable. L'importance du « genre
» n'est sans doute pas uniquement relative au caractère «
populaire » des musiques au XXe siècle, mais plus
généralement à l'influence de l'enregistrement (et de son
caractère mercantile) sur elles.
Le « genre » hors de
l'enregistrement?
Si cela ne se limite pas aux musiques dites « populaires
», il n'en demeure pas moins que c'est dans ce registre que les «
genres » trouvent leur acception la plus visible (ce qui n'est rien que
logique, considérant précisément ce caractère
« populaire » qui, toute considération sociale ou
esthétique mise à part, ne signifie rien de plus qu'une diffusion
importante). L'analyse déjà citée de Roger Pouivet va
jusqu'à identifier l'ensemble de l'enregistrement musical «
populaire » (c'est-à-dire, massivement diffusé) à ce
qui est habituellement considéré comme un genre musical, le rock.
La définition du terme est si large qu'il peut sembler que l'ensemble
des musiques « populaires »
16 J. Curtet cite Alain Desjacques, Rhapsodie en sol
mongol, Lille, Le Rifle, 2009, p. 60. Johanni Curtet, art. cit.,
p. 135.
54
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
enregistrées entrent en fait à
l'intérieur de ce genre, pour peu qu'on veuille le définir
objectivement, c'est-à-dire en omettant tout jugement esthétique
susceptible d'en exclure telle ou telle musique, sans autre critère
qu'une apparente ressemblance à l'image que l'on se fait du « rock
». Le genre lui-même acquiert tant d'importance qu'il
s'autonomise et accède au rang de concept, au point de ne plus recouvrir
son sens usuel. Pouivet ne parle pas d'enregistrement, mais de rock.
C'est dire que le genre est d'une importance singulière dans le cadre
des musiques enregistrées.
Est-ce son seul sens? Qu'en est-il du « genre musical
» au-dehors de l'enregistrement et de son paradigme? La réponse
à cette question doit nous aider à clarifier notre seconde
échelle taxonomique : les distinctions en genres et sous-genres
appartiennent-elles en propre au paradigme de l'enregistrement, ou sont-elles
également en vigueur ailleurs? Notre excursion profitable dans le champ
des musiques orales et extra-occidentales faisant, comme nous l'avons
énoncé, figure d'exception, nous nous limiterons ici à
répondre à la question du « genre » dans la tradition
écrite occidentale. Le « genre » a bien un sens dans le
registre de la « musique classique » : en témoigne au moins le
titre d'un ouvrage, le Guide des genres de la musique occidentale
17. Mais quel est ce sens ? Le fait est que de manière
générale, la notion de genre est assez peu usitée, et
encore moins étudiée dans la tradition écrite occidentale;
si cette occurrence ne peut pas être taxée d'accidentelle, elle
n'est du moins pas généralisée, presque idiosyncratique.
Pour beaucoup de dictionnaires et encyclopédies musicales,
l'entrée « genre » n'apparaît pas, et les occurrences du
terme concernent souvent, lorsqu'elles y sont évoquées, les
musiques « populaires » (c'est-à-dire, celles relevant du
paradigme de l'enregistrement). Pour le Dictionnaire de la musique
dirigé par Marc Vignal, bien qu'une entrée lui soit
dédiée, la définition n'existe tout simplement pas. Le
« genre » n'est qu'un outil lexical usuel ne recouvrant rien de
spécifique :
Terme vague, employé sans attribution
déterminée : on parle du « genre lyrique » aussi bien
que du « genre variétés » ou du « genre
descriptif», du « genre symphonique » ou du « genre
concerto », voire du « genre gai » ou du « genre ennuyeux
». Dans la musique grecque antique, par contre, le mot genre
(genos) avait un sens précis [...]. 18
Pour certains de ses usages, des termes apparemment similaires
sont beaucoup plus précisément définis : on parle de
forme, de style. Néanmoins, le terme de genre ne cesse de s'imposer par
défaut, pour désigner certains types de catégorisations
musicales. Dès qu'il s'agit de désigner des musiques pouvant
être regroupées sans qu'une formalisation palpable soit accessible
(un mouvement historique, le « style » d'un compositeur ou la «
forme » d'une pièce), le « genre » intervient. Il semble
donc désigner des usages musicaux semblables, mais sans critères
précis permettant de les réunir. Le « genre » ressort
de l'usage, et certains genres particuliers peuvent être
nommés, étudiés, voire plus
17 Claude Abromont, Eugène de Montalembert, Guide des
genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010.
18 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique,
op. cit., p. 405.
55
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
ou moins formalisés (sans nécessairement relever
de la « forme ») : mais le « genre » en lui-même
n'est rien de plus qu'un « terme vague, employé sans attribution
déterminée » ; il n'est pas un concept. Au sein du paradigme
de l'enregistrement, le « genre » possède en revanche une
utilité pratique : il sert à catégoriser la musique en
tant que marchandise (la classification de la musique « dans les bacs
» de disques semble demander cette catégorisation), à «
segmenter le marché » musical, en attribuant à chaque
musique un public (ou en concevant pour chaque « public » un type de
musique). Par cette segmentation en « genres », une histoire peut
s'écrire rapidement, des communautés s'ériger, et une
actualisation ainsi qu'une actualité se maintiennent. Le
caractère « pauvre » des musiques « populaires »
pointé par Fabbri semble moins en cause que le marché musical
en propre, qui n'existe pas au-dehors de l'enregistrement et sans qui
(inversement) l'enregistrement musical ne peut pas prendre la forme que nous
lui connaissons. Une fois de plus, la représentation rendant
compréhensible cette scission semble être celle du «
paradigme », et nulle autre : le « genre » est une notion
importante du paradigme musical de l'enregistrement. Si son utilisation est
somme toute proche de celle, informelle, en vigueur dans la terminologie de la
musique écrite occidentale, son rôle n'est nullement comparable.
Le « genre » ressort bien comme une nécessité du
paradigme de l'enregistrement, et c'est dans cette forme
privilégiée que les musiques y sont catégorisées.
Dans d'autres paradigmes musicaux, la forme de la classification repose sur
d'autres critères, d'autres concepts, et d'autres vocables.
Fissures
Après notre modeste analyse, nous semblons être
parvenus à une architecture taxonomique rendant compte de l'usage de
plusieurs termes et distinctions, articulés de manière
relativement stable : « savant » - « populaire » (entre
autres), « paradigme musical », « genre ». Pourtant, et
heureusement, les musiques ne cessent de déborder ces cadres. Parfois en
ne les affirmant que mieux, ou en offrant une matière sonore à
des conceptions abstraites, faisant passerelle ou ouvrant à de nouvelles
représentations; parfois, en ruinant des catégorisations
établies. Afin donc de tout à la fois affirmer et ruiner notre
pensée, nous examinerons ici quelques-unes de ces musiques
situées sur une frontière ou une autre.
La première d'entre elles est la musique dite «
concrète », « électroacoustique » ou encore «
acousmatique ». Pour la bien définir, il convient de la situer au
sein d'un contexte : ces termes désignent une musique ancrée dans
une culture « savante », c'est-à-dire largement
séparée des musiques « populaires », qui se distinguent
donc ici du paradigme de l'enregistrement, puisque les genres dont nous parlons
sont des musiques portées sur l'enregistrement, produites par lui, avec
lui,
56
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
et presque sur lui; elles génèrent une
pensée (peut-être l'essentiel de ce qui est pensé) sur
l'enregistrement sonore. Nous parlons de musiques héritées d'une
école française, traditionnellement polarisée face
à l'électronique musicale allemande et à l'informatique
américaine. Parmi celles-ci, l'électroacoustique est sans doute
plus que les autres séparée de son héritage, direct ou
indirect. Sans la précision de ce contexte, toutes les musiques
appartenant au paradigme de l'enregistrement, ou du moins une immense partie
d'entre elles, pourraient bien être taxées d' «
électroacoustiques », de « concrètes » ou d'
« acousmatiques » ; et c'est d'ailleurs parfois le cas dans les
études alertes sur l'enregistrement musical. Presque toutes les musiques
dépendantes de (ou notablement influencées par) l'enregistrement
sont pensées comme des choses sonores, des articulations de sons -- ceci
pour ne pas parler des enregistrements eux-mêmes. Le « studio
», vocable incontournable de toutes les musiques que nous
fréquentons quotidiennement, désigne bien ceci : la fabrication
de la musique par le collage sonore, soit ce qui définit musicalement
les musiques concrètes. L'électroacoustique est-elle donc un
genre? Ou désigne-t-elle le paradigme enregistré lui-même?
Pour beaucoup d'auteurs déjà cités, le problème est
évident. L' « acousmatique » désigne un type
d'écoute, généralisé depuis l'émergence de
l'enregistrement musical -- mais « acousmatique » n'est pas le terme
le plus usité pour désigner ce « genre » musical, car
la chose n'est qu'une extrapolation, depuis l'écoute, vers le type de
musiques qu'elle peut en propre définir. Le vocable de musique «
concrète » est volontiers extrapolé à beaucoup
d'autres champs que ce seul genre restreint, empiétant sur le terrain
des musiques contemporaines « savantes » en général, le
domaine large des musiques dites « expérimentales » et par
capillarité sur l'ensemble des musiques « populaires », pour
lesquelles le rapport au disque est primordial. Enfin, l' «
électroacoustique », comprise comme technique, est
évidemment présente dans toutes ces musiques, mais aussi dans
toutes celles qui passent à un moment ou un autre par l'enregistrement,
sans être pensées spécifiquement en vue de lui (musiques
écrites ou orales). Le genre musical électroacoustique, en ce qui
le définit en propre, n'en est pas un, puisqu'il n'est défini par
rien d'autre que le logiciel de base du paradigme musical au sein duquel il
agit, au sein duquel toutes les autres musiques que nous fréquentons
agissent. Son domaine propre ne lui appartient pas.
Le cas est bien différent lorsque des musiques se
montrent capables de s'émanciper de l'enregistrement pour être. La
naissance du jazz intervient au même moment, et est aussi progressive,
que l'émergence de l'enregistrement musical. Il naît et se
développe aux côtés de l'enregistrement sonore, mais n'en
dépend nullement -- on y trouve la quintessence, sinon l'essence, de
l'improvisation occidentale, autrement dit d'une musique absolument
non-écrite, qu'il est possible d'enregistrer, mais non de penser pour
l'enregistrement. L'enregistrement tel que nous
57
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'avons pensé jusque-là ne recouvre plus son
sens d'artefact dans l'improvisation : « l'objet disque se trouve
inévitablement dans l'incapacité de restituer une improvisation
et en ce sens nous pourrions dire que la réification transfère
l'improvisation dans une autre sphère » 19. Il devient
alors tout à fait autre chose; rien de plus, est-on tenté de dire
après John Cage, qu'une « carte postale » 20, ou
peut-être à l'inverse « un phénomène distinct,
quelque chose en fait de bien plus fort que le simple jeu de l'improvisation
» 21 ; quoi qu'il en soit, improvisation et enregistrement sont
antithétiques. Mais cette position n'est pas celle du jazz dans son
ensemble, qui est d'une extrême ambiguïté, ou
complexité, dans son rapport à l'enregistrement. Au-dehors de
l'improvisation, qui ne recouvre qu'une partie du jazz, cette musique --
ces musiques? « les jazz » ? -- peut être
enregistrée, et pensée pour l'enregistrement. L'exemple canonique
est celui de Miles Davis 22, mais les compléments ne manquent
pas pour étayer un jazz « acousmatique » dans son
écoute et « électroacoustique » dans sa
création. Néanmoins, il n'en dépend pas : hors
l'improvisation, le jazz demeure une musique essentiellement instrumentale et
performative, qui n'use pas avec nécessité des moyens de
l'enregistrement. De la même manière, si le jazz est couramment
admis comme une musique « savante », il ne s'inscrit pas dans la
continuation de la musique écrite occidentale, mais plutôt dans la
possibilité de son dépassement : modalité (plutôt
que tonalité -- ou même atonalité), improvisation (pas de
nécessité de l'écriture); et historiquement construit par
opposition aux codifications sociales imprégnant les musiques «
classiques ». Ainsi, le jazz, qui apparaît à première
vue comme un « genre », occupe une position bien plus complexe. Par
plusieurs aspects (largeur du champ, ancienneté du terme,
indépendance relative vis-à-vis de l'enregistrement) il semble
excéder ce type de catégorie, propre au paradigme
enregistré; mais est tout aussi distinct du paradigme de
l'écriture occidentale. Il ouvre une brèche irréductible
dans nos distinctions -- nous voudrions dire : à lui seul,
c'est-à-dire, ce seul « genre ». En considérant qu'il
n'en est pas exactement un, la chose paraît beaucoup plus sensée.
Toutes les musiques ne peuvent pas se réduire à un même
type de catégorisation. Lorsque la définition du « jazz
» (toujours au singulier) peut paraître une chimère,
voilà du moins ce qui pourrait le définir négativement, et
affirmer une sorte d'unité par défaut : le jazz échappe
fondamentalement aux ruptures que nous affirmons ici.
Nous pourrions ajouter beaucoup d'autres cas à notre
investigation des fissurations provoquées par certaines musiques, qui
remettent en cause notre représentation catégorielle. À
commencer par le rock, que nous avons déjà assez
longuement évoqué, et qui paraît, à
l'intérieur du paradigme de
19 Matthieu Saladin, « Processus de création dans
l'improvisation », Volume !, 1/1, 2002, p. 11.
20 John Cage, Silence. Conférences et
écrits, Genève, Contrechamps / Héros-limite, 2017, p.
44.
21 Denis Levaillant, L'improvisation musicale : essai sur
la puissance du jeu, J.-C. Lattès, 1981, cité par Matthieu
Saladin, ibid., p. 11.
22 Ibid. Miles Davis est également cité
par François Delalande dans sa présentation de l' «
invention du son » : François Delalande, Le son des
musiques, op. cit., p. 51 ; Michel Chion, La musique
concrète acousmatique. Un art des sons fixés, Fontaine,
Metamkine, 1990. Nous citons la trosième édition, mise en ligne
par l'auteur en 2017.
58
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'enregistrement, un genre sans limite, recouvrant
peut-être l'ensemble des musiques -- c'est ce que suggère une
lecture radicale de l'ouvrage de Roger Pouivet. Autre « genre », le
dub pourrait également être évoqué : son
caractère paradoxal, à la fois musique enregistrée et
improvisée, a pu être relevé 23 ; il se situe à la
croisée de pratiques radicalement distinctes (techniques dignes de
l'électroacoustique, origine rocksteady-reggae, puis intégration
aux genres punk et post-punk), et préfigure des pratiques tout aussi
éloignées 24. Les exemples questionnant les limites ne
manquent pas; rares sont en fait, évidemment, les musiques pouvant
être précisément cartographiées. Tout aussi
nombreuses sont les propositions musicologiques (générales ou
spécifiques) sur lesquelles nous passons ici, faute de pouvoir
épuiser les distinctions 25.
En somme, l'idée même d'une taxonomie
paraît viciée. Néanmoins, par son aspect
schématisant, elle est profondément liée à notre
capacité d'appréhension du monde, et ici du monde musical qui est
le nôtre. Ces éléments de classification sont donc
éminemment temporaires et déjà imparfaits; et les causes
qui fomentent cette classification sont si complexes qu'il semble
peut-être impossible de les penser exhaustivement. Nous pensons avoir ici
rendu compte de notre manière d'appréhender les musiques dans
leurs semblances et leur différences, par la proposition d'un premier
niveau taxonomique (le niveau des paradigmes musicaux), et en ayant
montré comment un second niveau, plus usuel (distinctions en genres et
sous-genres), est lié au paradigme qui nous intéresse ici, qui
est celui à partir duquel nous pensons l'ensemble de ces
distinctions. Par notre proximité quotidienne à son mode
d'écoute (« acousmatique »), et à ses techniques de
création propres (au fond, « électroacoustiques »), il
ne nous paraît pas abusif de dire que le paradigme de l'enregistrement
forme ce prisme. Aussi imparfait qu'il puisse être, cet examen nous
semble nécessaire pour cerner notre appréhension des musiques; et
dans un ordre de considération consécutif, à la
construction de nouvelles formes musicales bousculant cette perception -- qui
nous semble statique par manque de précision et de
compréhension.
23 Par Rodolphe Weyl, « Entre oeuvre phonographique et
improvisation. Le cas du dub », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel
Lephay, Quand l'enregistrement change la musique, op. cit.,
p. 153-170.
24 Cf. infra, p. 71.
25 Citons Allan Moore, « Issues of Style, Genre and
Idiolect in Rock » (disponible en ligne : http://allanfmoore.org.uk/ -
questionstyle.pdf, consulté le 4 septembre 2021), traduction
française parue dans Musurgia, 14/3-4, 2007 ; Allan Moore,
« Style and Genre as a Mode of Aesthetics », communication à
l'Université de Bologne (disponible en ligne :
http://allan
fmoore.org.uk/styleaesth.pdf,
consulté le 4 septembre 2021) ; Robert Gjerdingen, David Perrott, «
Scanning the Dial: The Rapid Recognition of Musical Genres », Journal
of New Music Research, 37, 2008, p. 93-100 ; Gérard Denizeau,
Les genres musicaux, vers une nouvelle histoire de la musique, Paris,
Larousse, 1998 ; François Pachet, Daniel Cazaly, « A Taxonomy of
Musical Genres », communication au colloque Content-Based Multimedia
Information Access
Conference, Paris, avril 2000 (disponible en ligne :
https://www.francoispachet.fr/wp- content/uploads/2021/01/pachet-00-RIAO.pdf,
consulté le 4 septembre 2021). Cette liste n'a qu'une valeur
programmatique pour un état de l'art sur la question.
59
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Disque»
L'enregistrement comporte quelques synonymes. L' «
histoire de l'enregistrement sonore » peut tout aussi bien être
nommée « histoire de l'industrie musicale » ou tout simplement
« histoire du disque » : l'équivalence est plus
légitime que les arguments mineurs qu'on lui voudrait opposer. Si tel ou
tel vocable appuie sur un aspect au détriment d'autres, nous pensons
avoir déjà montré comment tous ces jours sont
immédiatement liés : l'enregistrement est très largement
musical, ne peut pas être autre qu'industriel, et c'est
donc en lui que se forme un nécessaire marché de la musique qui
n'a pas d'équivalent historique, en ce qu'il produit des formes
d'écoute et de création radicalement nouvelles. Si le disque au
sens strict n'intervient pas au tout début de l'enregistrement sonore,
et si son avenir en tant que support particulier est contesté, le terme
ne cesse de désigner un concept-clé de la musique
enregistrée. Ce concept est ailleurs le « support » de la
« musique sur support » (lexique électroacoustique) ; ailleurs
l' « album » (au sein des « musiques populaires »).
Ébauche d'une histoire « rugueuse
»
L'histoire du « disque » est ainsi plus
précisément l'histoire de la succession des supports de
l'enregistrement sonore. Elle démarre dès la «
préhistoire » de l'enregistrement, avec les feuilles de carbone sur
lesquelles s'imprimaient les phonautogrammes de Léon Scott de
Martinville, la nuance notable étant que ces premiers supports ne
permettaient pas l'écoute, mais formaient seulement le tout premier
réceptacle du « son fixé » en germe. Les cylindres,
puis très vite les disques constituent donc, à leur suite, les
premiers supports d'enregistrement et de restitution du son.
Dès ce moment, c'est-à-dire à partir de 1877,
l'historiographie des supports devient complexe : elle est l'histoire d'une
concurrence commerciale et d'une compétition à l'innovation
technologique. Sophie Maisonneuve fait le récit de cette histoire dans
L'invention du disque. 1877-1949. Genèse des médias musicaux
contemporains 1. Il n'est aucun hasard à ce sous-titre :
si la première borne (1877) est celle, bien connue, de l'invention
conjointe de l'enregistrement par Cros et Edison, la seconde (1949) est celle
de l'entérinement du microsillon, qui met fin à la course du
« format ». Pas plus de coïncidence
1 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit.
60
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
alors si, avant d'aborder cette question particulière
(celle de la « dynamique des formats » 2), l'autrice prend
le temps d'exposer la nécessité de percevoir l'histoire comme
« rugueuse » :
Ce terme vise à souligner les limites d'une
écriture « lisse » de l'histoire, où les faits
s'enchaînent logiquement et par un mouvement homogène, à
peine perturbé par ce qu'on appelle alors des « résistances
». Il s'agit ici de s'efforcer de renverser la place de l'observateur,
narrateur « omniscient » du fait de sa connaissance de
l'aboutissement des processus qu'il analyse, et de reconnaître la
coexistence de phénomènes qui nous paraissent contradictoires ou
aberrants, mais dont la présence même requiert une interrogation
et peut donner une clé d'analyse des mutations. 3
Cette perception pointant les « va-et-vient » entre
« représentations et systèmes discursifs » d'une part,
« pratiques » 4 d'autre part, au lieu de supposer que les premiers
déterminent entièrement les secondes, semble important pour
envisager la période de construction du format promu par
l'arrivée du microsillon. Elle est à la fois histoire
technologique, sonore, musicale. L'évolution du « disque » en
tant que technologie est aussi bien liée aux formes des supports
(cylindres, disques), qu'aux matériaux (métal, cire, gomme-laque,
matières thermoplastiques), aux appareils de lecture (différentes
normes et terminologies en fonction des firmes), aux multiples vitesses de
lecture, au type de gravure (sillons latéraux ou verticaux), au
diamètre des disques et à leur nombre de faces gravées
(une ou deux). Il faut d'abord voir que les avancées ne s'opèrent
pas par étapes successives dans une parfaite continuité : le
cylindre et le disque se côtoient, par exemple, pendant plus de vingt
ans, avant que le premier ne disparaisse graduellement au début des
années 1910 au profit du second. De la même manière,
l'évolution de la durée d'enregistrement étant un enjeu de
premier ordre, elle est l'objet d'une âpre compétition entre les
firmes, et chacune avance donc, par le jeu des innovations et des brevets,
à un rythme différent. En ce domaine, des expérimentations
font aussi des apparitions éphémères sans que la
technologie soit véritablement viable : un exemple notable est celui de
la tentative de la RCA Victor, en 1931, de produire des disques
préfigurant le LP (long play), qui deviendra une norme à
partir de 1948-49 avec le microsillon. Si la durée n'atteint pas le
stade final du format long, elle opère un pas sensible : de quatre
minutes (1904), Edison était passé à plus de vingt, et
très expérimentalement à quarante minutes (1926). Victor,
avec deux faces de quinze minutes, en donnait alors trente en 1931, de
manière très légèrement plus viable. Pour diverses
raisons, peu d'enregistrements sont ainsi produits -- la proposition
relève, pour ces « long play records »
précoces, plus de la curiosité que du pas décisif dans
l'histoire des supports. Il faut ensuite voir que l'ensemble de ces
paramètres évoluent conjointement dans l'évolution du
disque analogique, ce qui contribue aussi à rendre l'histoire «
rugueuse ». Impossible de comprendre l'évolution d'un seul aspect
en particulier -- telle la durée : elle est évidemment due au
diamètre des
2 Ibid., chap. 3, « La dynamique des formats :
technique et esthétique », p. 103-131.
3 Ibid., n. 105 p. 91.
4 Ibid., p. 91.
61
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
disques , à la vitesse de lecture et au nombre de
faces, mais indirectement, elle est liée à l'ensemble des
caractéristiques du disque, et pas seulement techniques. Tous les
critères finaux -- durée, qualité, praticité de
manipulation, prix d'achat -- sont ainsi rattachés ensemble aux
paramètres techniques, eux-mêmes interdépendants, sur
lesquels les firmes peuvent jouer.
La « rugosité » de l'histoire est donc
saillante. Plusieurs niveaux sont mobilisés sans qu'il soit possible de
les disjoindre. Les caractéristiques techniques, tenant entre elles
grâce à un équilibre difficile, influent directement sur
l'objet de jugement esthétique que constitue le disque, et ces jugements
eux-mêmes opèrent à leur tour un rôle important dans
la définition des formes -- ici, des « formats » -- selon
lesquels les oeuvres à venir seront envisagées. Il devient
possible, à partir d'ici, de saisir l'importance de ces questions pour
notre examen; c'est-à-dire de saisir l'influence massive de cette
histoire complexe sur les formes musicales au sein du paradigme de
l'enregistrement. Depuis la pop jusqu'aux musiques extra-occidentales
qui subissent des mutations inattendues au contact de l'enregistrement (moyen
qui, bien que secondaire, est influent sur les pratiques, comme nous l'avons
pointé dans l'exemple du höömij), aucune musique ne
se sépare sereinement des formes normées qui émergent de
cette période d'expérimentations techniques. Les musiques «
underground », « expérimentales » ou «
d'avant-garde », quelque nom que l'on veuille leur donner (nous voulons
parler de toutes celles qui, de près ou de loin, s'astreignent à
remettre en cause les formes au sens large) y sont également soumises :
au sein de ces remises en cause, le « format » lui-même nous
semble rarement en jeu. Les musiques « savantes » ont une position
bien différente, mais également soumise, pour ce qui est de
l'enregistrement, aux formats commerciaux -- soit qu'elles soient
pensées sans considération pour lui et malgré tout
distribuées par son biais, soit qu'elles le considère sans
véritablement s'emparer de la question de ses normes. Il est
évidemment nécessaire de noter l'existence (et l'impossible
exhaustivité d'une liste) de jeux vis-à-vis des formats de
l'enregistrement, dans des musiques souvent transversales en termes de genres.
Parmi les exemples que nous sommes en mesure de citer, relevons des artistes
tels que Loke Rahbek (sous l'alias Croatian Amor) 5,
Frédéric Acquaviva 6, mais aussi, pour des noms bien
plus célèbres, Aphex Twin 7,
5 Croatian Amor, The Wild Palms [Cassette], Posh
Isolation, 2014. « Il a été annoncé sur le site du
label que l'album serait uniquement échangé contre un
auto-portait nu et de face de l'acquéreur, envoyé à
l'auteur par e-mail entre le 22 juin et le 22 juillet 2014. La quantité
devait être définie par le nombre de commandes. Il a plus tard
été annoncé que 327 personnes avaient participé au
projet. », Discogs (en ligne :
https://www.discogs.com/fr/Croatian-Amor-The-Wild-Palms/release/
5977458, consulté le 13 août 2021).
6 À divers degrés, les médias
pensés par Frédéric Acquaviva pour diffuser sa musique
remettent tous en cause les notions de « disque ». Relevons notamment
Tri (3 Clés DIY Pour Installation Chronopolyphonique),
B@£, 2014, « trois clés usb pour préparer
vous-même une installation chronopolyphonique », Discogs (en ligne
:
https://www.discogs .com
/fr/Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Acquaviva-Tri-3-Cl%C3%A9s-DIY-Pour-Installation-Chronop
o ly phonique/release/6950083, consulté le 13 août 2021) ; et
Antipodes, B@£, 2019, jaquette de type LP (dix pouces) en PVC,
sans disque, comportant un QR-code à scanner renvoyant vers la
composition audiovisuelle.
7 Familier des hétéronymes (presque une
vingtaine), Richard David James a publié sous une forme voulue anonyme
une quantité importante de compositions inédites (plus de trois
cents enregistrements) par le biais de la plateforme Soundcloud, en 2015.
62
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Nine Inch Nails 8 ou même Manu Chao
9. Malgré les critiques adressées à ces
derniers, pour un engagement parfois jugé facile (voire « marketing
» dans le cas de Nine Inch Nails) vis-à-vis des formats
commerciaux, ces manières de diffusion esquissent un rapport conscient
et distant vis-à-vis des « formats » de la musique
enregistrée, et sont à ce titre d'un intérêt (et
d'une rareté) indéniable.
Émergence du microsillon
De quoi parlons-nous donc exactement, lorsque nous
évoquons ces « formats » ? Nous voulons ici ébaucher le
plus précisément possible l'histoire de ce qui en constitue pour
nous l'objet principal, le microsillon. Examiner cette histoire ne signifie pas
seulement en écrire l'histoire constituante, mais
également montrer comment les formats perdurent après le
microsillon, et d'après lui.
Pour présenter la constitution historique de ce support
sans y consacrer un ouvrage entier, difficile de ne pas en passer,
malgré nos mises en garde, par une romantisation de la finalité
que le microsillon représente. Dans les lignes qui suivent, il sera
tentant de comprendre les évolutions qui mènent à cette
forme comme des tâtonnements menant à une fin
déterminée, incarnée par le microsillon. Cela ne doit pas
occulter l'absence d'une telle finalité a priori. Les formes
qu'amène le microsillon ne préexistent pas à
l'enregistrement musical, qui tenterait ainsi d'atteindre à cette fin de
l'histoire -- du moins, nous ne le postulons pas. Demeure le simple fait que
les formes elles-mêmes s'instaurent durablement, indépendamment
même du microsillon, perdurant lorsque que ce support
génésique est rendu obsolète.
Nous avons énoncé différents
critères selon lesquels l'évolution des supports se dessine, le
long desquels ils se définissent entre eux, et dans leur lexique. Dans
les analyses les plus courantes de l'histoire du disque, un de ces
critères sert généralement de repère :
l'évolution est ainsi envisagée, par exemple, au prisme des types
de supports (cylindres, disques...) ou des vitesses de lecture (78,
331/3, 45 tours...), qui servent d'axes majeurs pour envisager une
histoire technologique en fait extrêmement resserrée et complexe.
Ici, nous les traiterons tous séparément, c'est-à-dire de
manière thématique avant d'être chronologique. Notons que
nous nous arrêtons pour cette première présentation aux
évolutions ayant cours jusqu'en 1948, année de lancement du
microsillon. Un second temps nous permettra d'envisager proprement l'importance
des formats après lui.
8 Plusieurs albums de Nine Inch Nails ont été
publiés sous licence Creative Commons : The Slip, The Null
Corporation, 2008 ; Ghosts I-IV, The Null Corporation, 2008 ;
Ghosts V-VI, The Null Corporation, 2020. Year Zero Remixed,
Interscope, 2007, a par ailleurs été édité aux
côtés d'un DVD-ROM contenant les morceaux de l'album Year Zero
(Interscope, 2007) en pistes séparées; l'album («
-concept») lui-même a fait l'objet d'une diffusion hors des circuits
habituels.
9 Après quatre albums « solo » très
largement diffusés (1998-2007), et un dernier enregistrement live en
2009, Manu Chao refuse la publication de nouveaux disques, partageant
sporadiquement des enregistrements gratuits par divers biais, sur internet.
63
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Les types de support : au-dehors des feuilles de
carbone (« phonautographes ») de Léon Scott de Martinville,
rangées sous le statut d'anecdote visionnaire, les premiers supports de
l'enregistrement sont les cylindres, proposés dès 1877
conjointement par Cros et Edison. Peut-être grisé par
l'autorité de l'invention, la société Edison Records
maintiendra la production de cylindres musicaux jusqu'en 1929 -- à ce
moment, le disque l'a déjà largement supplanté comme
support dans la commercialisation d'enregistrements. Développés
par Emile Berliner à la fin des années 1880 (suite à ses
expérimentations dès 1886 sur les dispositifs d'enregistrement),
les premiers disques sont commercialisés en 1889. Cette forme de support
musical s'impose face au cylindre au début des années 1910
(Columbia arrête dès 1912 la production de cylindres). En
grossissant légèrement le trait, le cylindre peut être
lié, et sa disparition en partie attribuée, à son
rôle de support d'enregistrement : dans les premières
heures de l'enregistrement sonore, le souci de la voix prime sur celui,
très progressif, de la musique. Avant de représenter une pratique
très mineure, la possibilité d'enregistrer et de
s'enregistrer est donc le premier usage des technologies de
reproduction du son, et le cylindre en est le moyen privilégié.
D'un certain point de vue, il est autant supplanté par le disque (pour
ce qui est de la lecture d'enregistrements commercialisés en
tant que tels), que par les innovations qui donnent lieu à un
marché indépendant du premier, celui des « appareils de
dictée ». Peu avant l'émergence des supports
magnétiques, les cylindres de cire (parmi lesquels les Edison Blanks
dédiées aux « business phonographs »,
perdurant dans ce marché parallèle à celui de
l'enregistrement musical) seront remplacés par des bandes de plastique.
C'est la société Dictaphone qui apportera cette innovation, en
marquant le langage courant de son propre nom pour désigner ces
appareils d'enregistrement portatifs.
Les matériaux : La cire, utilisée pour
les premiers cylindres musicaux, est abandonnée presque
immédiatement dès l'apparition des disques. Des
expérimentations sur les matériaux se succèdent pendant
les premières années du disque, avant qu'ils ne soient produits
à partir de gomme-laque (« shellac », vers 1895), qui
devient rapidement un standard. L'évolution des matériaux se
dessine en regard direct de deux impératifs finaux majeurs, qui se
dessinent lentement avec l'émergence d'une mélomanie de
l'enregistrement : solidité des disques et qualité de rendu.
À ces deux problèmes, la gomme-laque n'apporte une solution
qu'imparfaite, bien qu'elle perdure largement jusqu'à l'arrivée
du microsillon, et même encore plus tard. Disques et cylindres voient
ensemble l'apparition du celluloïd réputé «
indestructible », mais l'usage de la gomme-laque perdure néanmoins
pour les disques, car les bruits parasites y sont beaucoup moins
présents; les cylindres de cire demeurent pour leur part courants par
l'avantage du ré-enregistrement, que le celluloïd ne permet pas. Le
vinylite, qui deviendra la norme après la Seconde Guerre mondiale, est
utilisé dès 1931 pour les
64
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
disques (RCA Victor), mais s'impose lentement à cause
de coûts de fabrication plus élevés et d'une
compatibilité délicate avec le matériel de lecture alors
courant. Le microsillon (couramment désigné en français
par le terme de « vinyle ») entérinera définitivement
son usage.
Techniques de reproduction : Berliner introduit
très tôt la méthode de reproduction par galvanoplastie,
adoptée par Edison Records en 1892. Le ratio, par rapport à la
production directe en studio, est de 100 à plus de 300 fois
supérieur. Avant la reproduction par galvanoplastie, l' « on place,
selon qu'il s'agit d'un chanteur ou d'un orchestre, trois à dix
appareils enregistreurs devant l'interprète, ce qui oblige celui-ci
à répéter 30 fois la même pièce pour
n'obtenir finalement que 90 à 300 cylindres commercialisables »
10. Notons que cette technique est donc liée à
l'apparition du disque, qui comporte l'avantage important de pouvoir être
ainsi reproduit, renvoyant le cylindre à un usage très restreint.
Plusieurs objets, tour à tour positifs (comme l'enregistrement original)
et négatifs (des moules permettant la reproduction) entrent dans ce
processus. Par le jeu des matériaux constituant ces différents
objets et des additifs ajoutés au produit final (le disque
commercialisable) ou aux supports médiats de fabrication, des
améliorations sont progressivement apportées à cette
reproductibilité. Peu après l'arrivée du microsillon,
l'enregistrement original s'opère déjà sur des bandes
magnétiques.
Techniques d'enregistrement et de lecture : on
distingue habituellement l' « ère acoustique » (celle de
l'enregistrement mécanique) de l' « ère électrique
». Elles dénotent en effet une rupture de poids : l'enregistrement
électrique (où le signal sonore est converti en un signal
électrique qui grave les disques) permet l'amplification du signal.
Difficile de résumer l'impact de cette innovation, mais l'image des
musiciens contraints de produire un volume sonore le plus important possible
devant un cornet frappe immédiatement. La disparition de cette
contrainte permet progressivement le passage à un enregistrement
conçu comme un travail musical propre, qui ne relève plus
seulement de l'exécution.
Sens de gravure : cette donnée, très
inhabituelle car restreinte dans le temps et très peu visible, n'est pas
un critère de classification usuel. C'est à nouveau Emile
Berliner qui apporte une modification aux premiers appareils (phonautographe,
paléophone, phonographe, graphophone) avec son gramophone. La gravure
latérale des sillons, qui diffère de celle, verticale, des
cylindres de cire, possède de plus grandes qualités dans la
reproduction du son, et sera adoptée pour le microsillon monophonique,
alors que les disques de Berliner étaient jusqu'alors les seuls à
l'utiliser. La concurrence des deux systèmes sera reconvoquée et
remise en cause par la stéréophonie, dont le
10 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit., p. 34.
65
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
défi consistera à utiliser les deux techniques
simultanément, avec une qualité sonore similaire pour chacun des
canaux.
Nombre de faces : tous les disques ne
possèdent pas dès le départ deux faces
enregistrées. Les premiers à en disposer sont proposés par
la firme Odéon, plus de quinze ans après la commercialisation des
tous premiers disques Berliner. Si certaines contraintes techniques se posent
et empêchent la simple généralisation des disques à
double face, elles se généralisent néanmoins avec une
rapidité relative, la face simple ne représentant aucun avantage
substantiel. Cette disjonction, à la fois progressive et
irrévocable, n'est ainsi pas d'une très grande pertinence pour la
classification historique des disques. La double face demeure néanmoins
importante, pour ce qui est des « formats » eux-mêmes.
Appareils : les appareils de lecture se
succèdent et diffèrent largement en fonction des firmes, des
modèles et des années. Techniquement, des améliorations
sont généralisées, telle l'adjonction de moteurs (à
ressort à partir de 1894, puis progressivement électriques, avec
la contrainte des perturbations sonores provoquées), et plus tard la
lecture électrique permettant une meilleure maîtrise du son
(notamment du volume, par amplification -- de la même manière que
pour l'enregistrement électrique, conjoint). La terminologie
évolue : certains noms déposés (phonographe, gramophone)
deviennent génériques pour décrire les appareils. La chose
est évidemment un enjeu commercial : en témoigne par exemple la
revue Gramophone, publiée à partir de 1923. D'autres
s'imposent plus tard, comme le nom de « tourne-disque » («
record player », « turntable »),
différant sensiblement des premiers appareils. Entre ces noms
génériques, des pratiques se révèlent à
travers les modèles : autour de 1905, l'historiographie retient la
domestication de la musique enregistrée, notoirement
représentée par des appareils de lecture devenant objets de
décoration (meubles de la Compagnie française du Gramophone en
1904 ; le « Victrola » en 1906). La notion de « jeu » est
également associée à l'évolution des appareils et
à cette domestication : le « Graduola », introduit en 1916,
opère le lien entre la lecture d'enregistrements (sur le volume desquels
il est alors permis de jouer) et le piano mécanique («
pianola »), donc avec le piano, instrument domestique par excellence -- il
est suivi par ses équivalents : Odeola, Grafonola, Amberola, Victrola
entre autres. Ces pratiques (domestication et « jeu ») fondent un
type d'écoute que le microsillon viendra parachever à la fin des
années 1940, s'accompagnant d'appareils affirmant les mêmes
tendances.
Les dimensions : un nombre important de
diamètres se succèdent dans le développement du disque. Le
plus souvent données en pouces, elles constituent des
éléments de vocabulaire connus des discophiles, servant de
repères dans la classification des disques. Cet aspect est rendu
évident par
66
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'adjonction de tirets, ces dimensions sont ainsi
formalisées et érigées au rang d'expressions, au lieu
d'être seulement descriptives d'un élément technique :
« 12-inch », « 10-inch », « 7-inch », etc. Pour
autant, avant une normalisation générale induite par le
microsillon, ces dimensions sont le plus souvent expérimentales, et ne
font pas autorité dans la création de « formats ». Leur
lien à la durée des support est évident, mais les
contraintes techniques sont nombreuses, et les évolutions jusqu'aux
années 1940 ne sont pas toujours significatives dans ce domaine.
Les vitesses : plus que les dimensions, et plus sans
doute que tous les autres critères, les vitesses servent de
repères (plus ou moins) historiques pour la classification des disques
-- à l'exclusion évidemment des disques numériques
à partir des années 1980. La vitesse de rotation est
dépendante du support, c'est-à-dire dépendante du disque
et des autres supports analogiques. En tant que donnée technique, elle
est primordiale pour que la lecture soit possible, sans quoi la durée et
la hauteur de l'enregistrement sont modifiées. Cette donnée est
donc quasi nécessairement connue de tout propriétaire de disque.
Si certaines vitesses hors-normes sont proposées dans l'histoire du
disque, ce critère sert de référence pertinente, divisant
grossièrement l'histoire du disque en deux grandes périodes :
celle du « 78 tours » (par minute), et celle du microsillon,
divisé par deux vitesses majeures, 45 et 331/3 tours par
minutes. Par extension, ces vitesses sont une nouvelle fois des
dénominations de supports spécifiques, c'est-à-dire, de
« formats ».
La durée : le critère fondamental de la
constitution des « formats » est indéniablement, mais à
titre largement rétrospectif, la durée. Si son extension
progressive à travers l'évolution du disque est un enjeu majeur
dans la période 1877-1949, son évolution n'est pas décrite
par une croissance continue. Nous avons déjà évoqué
cet historique de la durée. Celle des disques et des cylindres avance
conjointement, mais pour ces derniers, la progression n'est pas franche : entre
1877 et 1908, la durée varie entre deux et quatre minutes. Le disque
s'imposant, cette progression s'arrête à ce moment, même si
la production des cylindres se poursuit -- certes, en déclinant.
Néanmoins, la bataille n'est au départ pas vaine : les quatre
minutes sont atteintes par les cylindres Pathé dès 1896, le
disque attendant cinq ans de plus (1901, Berliner / Gramophone company) pour
parvenir à trois minutes. Ce retard est néanmoins rapidement
rattrapé. Deux ans plus tard en 1904, RCA Victor étend la
durée à quatre minutes, Neophone propose un disque de 12 minutes
la même année. À ce moment, les deux supports sont encore
en concurrence presque officielle, mais seul le disque continuera en fait sa
progression. Ces données sont résumées par le graphique
qui suit, mais sa lecture doit être nuancée par le fait que pour
l'essentiel des durées « records » jusqu'au microsillon, ces
modèles de disques sont produits en quantité restreintes. Certes,
des « pièces » (c'est-à-dire, « classiques »)
y sont enregistrées et sont diffusées, mais outre les
problèmes que pose parfois la technique (les
67
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
disques « long play » de vingt-quatre
à quarante minutes proposés en 1926 par Edison tournent à
80 tours par minute : en résulte une grande vulnérabilité
du sillon en cas d'accident de lecture), s'ajoutent des contraintes
commerciales difficiles : formats inhabituels, prix élevés et
compatibilité approximative avec les appareils. Dans cette
première moitié de siècle, les formats demeurent donc
généralement courts, autour de trois minutes par face.
Durée (mn)
Columbia
Cylindres Disques
Victor Berliner
Berliner
Edison
Victor
Neophone
Pathé Edison
Edison
16
11
8
6
4
3
2
1
44
31
22
1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950
Évolution des durées
Cylindres et disques, 1877-1949
Deux clés de lecture majeures résultent de cet
historique des durées, justifiant à la fois l'histoire des «
records » expérimentaux, et celle des durées en fait
en usage. Le premier point illustre la manière dont la durée
se pose comme enjeu pour l'industrie naissante du disque. Si une normalisation
tarde à venir (tant au point de vue des conventions de production que
dans l'appréhension des formes de la part du public), il n'en demeure
pas moins que de multiples tentatives de normalisations s'opèrent. La
rupture de durée (mais aussi de solidité et de «
fidélité » sonore) opérée par le microsillon
n'arrive donc, comme pour tous les autres paramètres, qu'après
une longue et riche période d'expérimentations sur le support. En
ce sens, les différentes tentatives, même apparemment
infructueuses, ne sont pas anecdotiques : elles témoignent d'un
mouvement dans lequel le microsillon et ses formats viennent s'inscrire. Mais
l'histoire ne doit pas être lue à l'envers. Le concept crucial de
« format » ne se résume pas à celui de l' « album
» et des formats associés. L'histoire du disque naissant
révèle certes une période d'expérimentations
techniques et industrielles, mais la musique enregistrée de
l'époque ne se résume pas à une ébauche informe.
Des pratiques s'instaurent -- nous avons parlé des notions de «
domestication » et de « jeu » : elles inscrivent le disque dans
la vie des « auditeurs », un concept lui aussi nouveau. Les appareils
trouvent leur place dans les intérieurs, le phonographe s'érige
presque au rang d'instrument, une
68
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
manière de faire entrer l'enregistrement dans l' «
art » au sens le plus étroit du terme. La musique
enregistrée est donc musique, elle est; en fait, en
droit. Des groupes et des revues se créent, des manuels paraissent, et
des habitudes s'ancrent, d'écoute ou de « jeu », mais aussi de
production. Nous avons évoqué les déplacements qui
s'opèrent alors au sein des rôles, entre musiciens : les
interprètes gagnent en importance, certains se spécialisent
progressivement dans l'enregistrement, enfin des fonctions et agents tout
à fait nouveaux apparaissent. Si des scientifiques sans statut
spécifique s'occupent au départ d'enregistrer, la main passe
rapidement aux sociétés de production elles-mêmes (les
« labels », dont les premiers sont créés avant que ce
concept soit même envisageable, par Edison, Berliner, Johnson; puis
Pathé et beaucoup d'autres suivent). L'enregistrement musical prend
alors forme : des premiers « formats » apparaissent
immédiatement. Sophie Maisonneuve les énumère : dans un
premier temps, lorsque la durée n'excède pas les cent-vingt
secondes, on a recours aux « arrangements » et « pots-pourris
» 11, plutôt qu'à l'enregistrement de stricts
extraits, ou plutôt que de sélectionner des pièces
très courtes. Ainsi, les « airs d'opéra [...] finissent par
constituer un genre propre, esthétiquement émancipé de la
forme opéra : l'air existe de façon indépendante »
12. La musique s'adapte et se transforme pour, déjà
très tôt, constituer des pratiques radicalement sans
précédent : ni le concert, ni l'édition musicale n'avaient
permis ou nécessité ces formes, proprement dictées par
celle du disque et ses contraintes. Cette première période est
suivie, à partir du milieu des années 1895, d'une autre, encore
différente, et qui s'inscrit d'emblée en rupture vis-à-vis
des tous premiers « formats » -- une nouvelle fois, l'attitude de
transgression des codes et leur succession, que pointe Franco Fabbri en
l'attribuant à la « pauvreté » des musiques populaires,
semble plutôt inhérente au marché du disque, y compris donc
dans sa genèse. « Lorsque la durée d'enregistrement atteint
quatre minutes [...] commence à se développer un souci d'
«authenticité» de l'oeuvre » 13. Dès
lors, les enregistrements se voudront plus fidèles aux oeuvres
originales (on n'est alors pas encore au stade de l'écriture pour
le disque); s'enregistrent des pièces entières, avec des
nombres parfois invraisemblables de faces : notoirement, le tout premier
opéra enregistré en intégralité (Ernani de
Verdi, par la Gramophone Company de Berliner en 1903) l'était sur
quarante disques mono-faces. Sur des échelles de durées qui
peuvent paraître dérisoires (noter que notre graphique
allège cet effet par une échelle logarithmique), les
différences d'une à deux minutes produisent néanmoins des
effets palpables sur la musique enregistrée, dans sa production comme
dans ses pratiques d'écoute. Avant que le microsillon n'arrive, ce sont
ces formats (les disques plus longs étant rares) qui font la musique
enregistrée. Des évolutions (double faces,
11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit., p. 119-120.
12 Ibid., p. 120.
13 Ibid. Remarquons que Maisonneuve ne paraît pas
attribuer de rapport causal entre ces deux faits; mais nous pouvons
raisonnablement supposer que les nouvelles durées ne sont pas pour
rien dans ces nouvelles conceptions.
69
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
reproduction électrique, matériaux permettant
une écoute plus régulière) ponctuent cette «
dynamique des formats » jusqu'aux années 1940, mais ce n'est qu'en
1948 que la rupture de poids s'opère.
Le microsillon est commercialisé par Columbia, et
apporte plusieurs innovations majeures : la solidité accrue par l'usage
du vinylite, matériau connu mais peu usité à cause de son
coût plus élevé (son usage se systématise aux
États-Unis pendant la Seconde Guerre, l'importation de gomme-laque
étant alors réduite et consacrée à la fabrication
de matériel militaire); la qualité de restitution sonore,
également amplifiée par le matériau et par la gravure
latérale; enfin, la durée plus longue que celle des disques
précédents, de plus de vingt minutes par face (obtenue
grâce, en propre, à la technologie nouvelle du « microsillon
», exigeante pour la compatibilité des appareils mais permettant de
contenir plus de son sur une même couronne, et également par
l'usage de vitesses plus lentes -- 45 et 331/3 tours par minute).
Par l'ensemble de ces nouveaux avantages, le microsillon s'impose dès
les années 1950 comme le principal support de la musique
enregistrée pour le grand public. Avec lui s'imposent également
les formats normalisés sous lesquels il se présente
immédiatement, les « disques 33 tours » et « 45 tours
», qui désignent évidemment des supports très
spécifiés, pas seulement réduits à la vitesse. Le
diamètre du disque et la taille des sillons, par conséquent donc
la durée maximale, sont également normés; et nous avons
déjà évoqué les autres caractéristiques du
microsillon, héritées d'expérimentations ou usages mineurs
(vinylite, gravure latérale), ou d'usages déjà
systématisés (double face). Les vocables de « microsillon
», « 33t », « 45t » ne désignent donc pas
seulement des techniques ou des technologies, mais proprement des formes, qui
pour la toute première fois deviennent une norme industrielle reprise
par l'ensemble des sociétés de production d'enregistrements. La
musique enregistrée gagne encore en importance grâce à ces
nouveaux disques plus longs, plus fiables et d'une qualité accrue, au
même moment que ses formes se figent.
Persistance du format : le concept d'
«album»
Avec les disques 331/3 tours, c'est une forme
longue, succédant aux premiers « long play records »
expérimentaux (« LP ») qui apparaît. D'une durée
variant entre trente (quinze minutes par face pour les disque de vingt-cinq
centimètres « 10-inch »), quarante-six (vingt-trois
minutes par face, trente centimètres « 12-inch » --
de loin le plus courant) et cinquante-deux minutes (Columbia, 1952, vingt-six
par face). En réaction et complément à ce format long, RCA
Victor propose dès 1952 le format « EP » (pour «
extended play »). Le format LP devenant, dans les musiques «
populaires », c'est-à-dire dans l'ensemble des musiques prenant en
considération l'enregistrement au point de l'envisager
70
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
comme une finalité musicale, synonyme d' « album
», le « EP » prend rapidement la forme du « single ».
Il est important de considérer l'identité des musiques «
populaires » et « savantes », qui tiennent moins à ce que
ces vocables laissent entendre qu'à la parenté que les musiques
entretiennent avec l'enregistrement sonore. Des exemples remarquables de
musiciens « savants » n'hésitent pas à travailler
avec l'enregistrement et pour lui, plutôt que de le
considérer comme une branche mineure de la diffusion des musiques. C'est
ainsi que des chefs deviennent des personnages-clés de la musique
écrite de la seconde moitié du XXe siècle
(Klemperer, Karajan, Bernstein), mais également des interprètes
(Gould) et des compositeurs partageant souvent un lien au jazz (Gerschwin ou
Moondog, dans des registres différents). Ce dernier exemple est
particulièrement frappant, en ce que « Moondog » (Thomas Louis
Hardin) enregistre et prépare lui-même des enregistrements de ses
pièces dès 1950 (avec la parution de quatre EP et un LP en 1952),
en les pensant comme des disques et non seulement comme des témoins
enregistrés. Jusqu'en 1995, il ne cesse de faire de ses disques des
objets de plus en plus proches des artefacts que l'on trouve dans les musiques
« populaires ». En partie pour cette raison, Moondog s'inscrit
très mal dans les distinctions « savant », « populaire
» ou « jazz », puisqu'il se situe à une
équidistance remarquable de chacune de ces catégories. Sans doute
cette difficulté de classification a-t-elle joué en la
défaveur de sa postérité, assez restreinte au vu de
l'intérêt de ces compositions pour un public d'une extrême
variété.
Le microsillon ne marque pas la fin de l'évolution des
supports d'enregistrements sonores, bien qu'il arrête brutalement une
longue période de recherches sur la forme du disque analogique.
L'enregistrement sur supports magnétiques est quasiment contemporain du
microsillon (déjà en vigueur pour des usages professionnels dans
les années 1940 puis systématisés dans
l'après-guerre, jusqu'à la commercialisation de la «
musicassette » par Philips en 1963) ; et un nouveau type de disque, le CD
(« compact disc », Sony, Philips, 1982), viendra bousculer
ce qui devient alors le « vinyle », lors de l'émergence des
supports numériques dans les années 1980. Jusqu'à
l'arrivée d'internet, qui remettra en cause beaucoup de
caractéristiques du « support » -- cette évolution est
toujours en cours et en recherche de formes 14 -- les nouveaux supports
s'identifient néanmoins largement à ce que le microsillon avait
institué. Les cassettes audio, supports magnétiques
d'écoute, étendent légèrement la durée
d'enregistrement par rapport au disque (généralement 60 minutes),
mais la différence n'est pas significative au point de défaire l'
« album » : un enchaînement de « pistes » ou «
morceaux » constituent l'unité de base correspondant (avec une plus
grande uniformité) aux « pièces », telles que
nommées dans la musique écrite. La cassette est néanmoins
un support meuble : elle offre la possibilité d'écouter, certes,
et d'être à ce titre éditée comme
14 Ce constat empirique est ressorti d'une série
d'entretiens personnels avec des disquaires et clients de disquaires,
réalisés à Paris en janvier 2020 avec Soliman Cosse.
71
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
enregistrement sur support, mais elle est aussi enregistrable.
L' « album » s'effrite donc légèrement, en ce que
l'auditeur peut composer lui-même ses « disques », dont le nom
ne se justifie plus. Apparaissent les compilations « maison »,
donnant un nouvel élan à la discipline du « mix »,
déjà en germe dès les années 1970 en Jamaïque
avec l'apparition des diffusions populaires d'enregistrements par le biais
technique des « sound systems » permettant de jouer avec
l'égalisation des disques -- cette pratique, en donnant naissance au
genre dub, préfigure à la fois le hip-hop (distinctions proches
de celle entre « DJ » et « MC », le sampling
naissant), et de la techno (sound systems, free parties)
15. Dans certaines acceptions précoces de ces genres, la
cassette porte ainsi une symbolique forte, notamment par opposition au CD qui
lui succède, venant appuyer l'aspect conventionnel et institutionnel du
disque-artefact, présent et hégémonique pendant
l'ère du microsillon. Avec une nouvelle (bien que moindre) discophilie
numérique, ce sont également les formats (album, single, EP) qui
sont réaffirmés, sans qu'ils ne correspondent plus pourtant
à différents types de supports -- là où les 45
tours étaient auparavant immédiatement identifiables par leur
dimension. L'utilisation de différents types de jaquettes rend en fait
l'aspect visuel différent (les singles sont usuellement
insérés dans de simples pochettes cartonnées, alors que
les albums sont généralement stockés dans des
boîtiers « cristal »), mais le support lui-même demeure
unique. En plus de « faces-b » (terme tiré des singles 45
tours, pistes complémentaires souvent exclusives car non
présentes sur album), les singles comportent ainsi souvent plusieurs
« remixes» du titre principal, le « disque compact
» comportant toujours une durée d'enregistrement identique, quel
que soit le format commercial qu'il prenne. Quelles qu'en soient les causes (la
question demanderait une analyse approfondie, et nous ne tenterons pas d'y
répondre à l'aveugle), les « formats » se maintiennent
donc, bien après leur émergence au début des années
1950. Justifiant en définitive l'usage toujours en vigueur du terme de
« disque », qui désigne proprement les formes de la musique
enregistrée, quasi indépendammant du support du même
nom.
Si les discours sont nombreux tentant de percevoir dans les
évolutions que ce « disque » a subi à la fin du
XXe et au début du XXIe siècles, le fait
est que les « formats » tiennent encore aujourd'hui leur place dans
la conception de la musique. Qu'il s'agisse des unités de la musique
« populaire », calquées sur les « chansons », «
morceaux », « titres » ou « pistes » ; des visuels
(« jaquettes ») associés aux « disques » même
lorsque dénués de support physique; des différentes
durées; ou plus abstraitement de la conception d'une musique
procédant par « sorties », c'est-à-dire par des actes
datés de publication; la musique demeure ancrée à ces
« formats ». Pour ce qui est de leur dépassement par les
artistes eux-mêmes, qui se sont emparés de tous ces aspects au
cours de
15 Une littérature abondante d'articles sur le dub
existe, significative de sa place primordiale bien que relativement
méconnue, sans doute minimisée, dans l'histoire des musiques
enregistrées. Citons Wilfried Elfordy, « Le Dub jamaïcain. Du
fond sonore au genre musical », Volume !, 1/1, 2002, p. 39-46 ;
et Rodolphe Weyl, voir supra, p. 58.
72
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'évolution du « disque », nous renvoyons aux
exemples listés au début de ce même chapitre, en maintenant
le constat de leur rareté. Au-dehors de ces premiers acteurs, qui
malgré leur place de choix (le marché musical est
fondamentalement soumis à la présence au tout premier plan des
artistes et de leurs oeuvres) ne semblent que très peu impliqués
dans l'évolution des supports et des formats; demeurent les acteurs de
la production industrielle, et le public. Ceux-là semblent
engagés dans une composition perpétuelle des formes musicales,
qui se poursuit aujourd'hui en étant largement commentée («
mort » ou « crise du disque », voire du marché
lui-même, « retour du vinyle », recomposition du rapport entre
enregistrement et concert, et nombreuses formes de la musique « en ligne
» et « dématérialisée ») ; pour autant, les
prédictions abondamment énoncées et parfois
sérieuses au début des années 2000, semblent aujourd'hui
démenties ou dépassées. Nombre de pratiques
émergent certes, mais ne s'entérinent pas nécessairement
au point de modifier les formes de la musique. Ce que notre analyse peut
néanmoins postuler est qu'aucune rupture au sein de la musique
enregistrée, c'est-à-dire qu'aucune rupture de ses « formats
» ne peut être comparée, pour celles que nous avons
relevées, à la rupture que l'enregistrement lui-même a
provoquée vis-à-vis du paradigme de l'écriture en
occident. Il y a donc fort à parier que, si les formes à venir de
l'enregistrement musical peuvent changer les formes de la musique
elle-même (sans doute notablement), ces évolutions ne pourront
être comparées à celle sur laquelle nous avons
apposé le terme de « paradigme musical ». Mais l'on ne saurait
que souhaiter que cette analyse soit démentie par la création; et
le champ des études sur l'enregistrement serait peut-être
sacré par l'histoire s'il pouvait contribuer à produire ce
démenti, en piquant au vif cette création même par
l'affirmation d'une telle limite. Pour tout dire, c'est dans cet espoir,
rétrospectif vis-à-vis de notre recherche, que nous
plaçons l'unique intérêt majeur -- potentiel -- de ce
travail.
73
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
« Enregistrement»
Tout comme celui consacré au « son », ce
chapitre assure un rôle transitionnel. De nombreuses réflexions
déjà esquissées mènent à la notion
même d'enregistrement, avec la nécessité sensible de
l'analyser en profondeur -- analyser, au sens d'une décortication des
éléments : distinguer ses sens, relever ses
ambiguïtés et paradoxes latents. La conscience de l'enregistrement
comme paradigme musical est affaire récente. L'enregistrement
lui-même désigne une technologie qui n'excède pas encore
les cent cinquante ans; et l'acception majeure que nous venons de nommer,
constituée par la normalisation de formes musicales (les « formats
du disque ») ne s'est formée qu'à partir des années
1950. L'apogée de cette période est marquée par une date
symbolique : 1978, pendant laquelle les ventes de disques atteignent leur
maximum historique 1. Selon Alessandro Arbo, les réflexions
quant au rôle profond de l'enregistrement sur les mutations de la musique
ne se traduisent, au plus tôt, que dix ans plus tard, « lorsque le
philosophe et critique musical américain Evan Eisenberg suggérait
de voir dans certains enregistrements la «photographie composite d'un
minotaure» » 2, à la suite de quoi sont
listés les contributions majeures dans ce champ, par Theodore Gracyk,
Aron Edidin, Andrew Kania et Roger Pouivet. Les ouvrages et articles
concernés s'étendent de 1996 à 2011, et d'autres
contributions plus récentes sont discutées plus loin dans le
même texte. Parmi ces réflexions, beaucoup touchent à des
questions d'ordre ontologique sur l'enregistrement, et le terme d'ontologie est
abondamment convoqué. Accolée à celles-ci, une autre,
complémentaire et parfois (nous le voudrions)
indifférenciée, quasi lexicale -- en fait définitionnelle
: qu'est-ce que
l' « enregistrement » ? Plus profonde, et
néanmoins plus concrète, qu'elle ne peut d'abord
paraître.
Caractériser l'enregistrement
Ce second problème semble particulièrement
naïf, et n'a selon nous presque aucune chance d'émerger
intuitivement. Au contraire, il vient comme parfaire une série de
questionnements sur ce qui fait la musique contemporaine (au sens le plus
strict et le plus large); plus ou moins, ceux que
1 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op.
cit., p. 123.
2 Evan Eisenberg, Phonographies, explorations dans le
monde de l'enregistrement, Paris, Aubier, 1988 [1987], p. 122, cité
par Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou
«enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique
», dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand
l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 16. Pour notre
part, nous citons la version américaine du livre d'Eisenberg.
74
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
nous avons tenté de présenter dans nos chapitres
précédents. Il justifie peut-être notre position (son nom
n'a que peu d'importance) « philosophique » : la candeur de
l'intention à l'origine de ce travail est une nécessité
fondamentale pour sa pertinence. Elle consiste à questionner un des
objets les plus courants de notre quotidien, en demandant ce qui lie et
différencie cette écoute musicale intime, et les oeuvres
écrites appartenant à une histoire de la musique bien mieux
consommée, oeuvres paraissant lointaines et radicalement
différentes de celles que nous fréquentons chaque jour, quelles
que soient nos affinités musicales personnelles. Ce questionnement
mène à une caractéristique commune que nous avons
désignée par un terme, là aussi, courant, et dont la
signification ne semble rien recouvrir d'obscur : l' « enregistrement
» sonore.
La question de sa définition paraît être
une formelle affaire de dictionnaire. Mais prise dans une perspective
étymologique minimale, la chose révèle
immédiatement un paradoxe dans l'ordre des représentations:
[...] Au livre et à l'écriture correspondent
dans le domaine musical la partition et la notation qui enregistrent (dans un
sens premier) diverses données reproductibles à l'infini.
Précisément, le verbe « en-registrer »
(datant du XIIe siècle) signifie « inscrire sur un
registre ». On enregistre une commande, comme on enregistre un acte de
loi, un contrat, un document administratif. Enregistrer c'est encore prendre
note avec l'intention de se rappeler. « Enregistrement »
désigne de ce fait, dès 1863, « l'action de consigner par
écrit » et, dès 1870, en sciences, l'action de stocker sur
un support des informations. 3
Avant de prendre son sens courant et évident,
l'enregistrement désignait une écriture. Il convient donc de
distinguer clairement ce qui sépare la « notation musicale »
de l' « enregistrement sonore », et l'on comprend pourtant que les
deux expressions, une fois défaites de leur familiarité pour
être comprises en un sens vierge de concrétude quotidienne,
pourraient être synonymes. Une partition est une sorte d' «
enregistrement sonore », au sens où la musique écrite fait
toujours d'abord référence à des sensations sonores, et
aux instruments qui permettent de les provoquer. De la même
manière, l' « enregistrement sonore » appliqué à
la musique est indéniablement un certain type d'écriture de cette
musique. Quelle qualité, ou quel ensemble de caractéristiques,
permet de différencier ces deux modes d'écritures -- quels mots
poser sur cette distinction? Car il faut voir que, comme nous l'avions
déjà évoqué dans notre premier chapitre,
l'enregistrement est une technique difficilement imaginable, aussi difficile
à caractériser qu'une photographie, si l'on se trouvait contraint
de la décrire à un esprit vierge de toute expérience de
cet ordre. Il y a, comme toujours dans la manie philosophique, une
extrême complexité à décrire la chose la plus
évidente. Nous tenons l'enregistrement d'une voix pour sa reproduction
exacte; mais il n'y a qu'à rappeler à l'expérience de
notre écoute pour que chacun puisse témoigner de la
différence essentielle entre la
3 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, «
Introduction... », art. cit., p. 13.
75
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
voix émise par l'organe, et celle reproduite par un
appareil de lecture après avoir été enregistrée
4. La distinction, tenant pour beaucoup de la fréquentation
quotidienne des media (et évoluant avec eux), voisine une confusion
déroutante qui approche celle des histoires en forme de comptines que
l'on raconte sur les réactions tenues pour « animistes » que
provoque la photographie. La vue de cette reproduction, mise côte
à côte avec l'objet copié, produit un trouble dans l'ordre
des représentations, et cet effet n'est pas l'apanage de peuplades
vierges de toute technologie industrielle, desquelles on s'amuse comme de la
vue de chiens aboyant après un film. L'indignation et l'acharnement de
l'académicien Bouillaud 5 devant la « machine parlante
» le prouve sans équivoque. Elle met aussi en exergue un autre
point important : l'audition est développée au contact d'outils
spécifiques 6. C'est ainsi que, ce qu'un auditeur pouvait
trouver troublant de réalisme à la fin du XIXe
siècle ne paraît plus pour nous qu'un témoin
inécoutable; cela contribue à expliquer la proximité que
nous pouvons nous-mêmes éprouver entre distinction et confusion,
lorsque l'on compare son acoustique et enregistré. Les
différences imperceptibles ne le sont que par habitude de côtoyer
certaines techniques précises, prises comme étalon de l' «
imitation » en général, mais qui n'ont rien d'absolument
« fidèle ». Ces nuances contribuent à mettre
à distance un objet que Sophie Maisonneuve qualifie de «
transparent » en rappelant leur « «opacité»
première » 7, et nous n'entendons pas cette
primauté comme seulement historique.
À quoi tient donc la singularité de
l'enregistrement, en tant qu'écriture musicale? La question subsidiaire
est celle de comprendre si le terme d' « écriture » est
refusé à l'enregistrement par seul contraste avec la
notation, ou si des raisons moins contextuelles font qu'il ne convient pas
à le décrire. Un premier terme notable à la lecture du
passage que nous avons relevé est l'adjectif « reproductible
», qui, attribué aux « données » de la partition
musicale, frappe immédiatement. De manière analytique, la notion
de reproductibilité émerge rapidement lorsqu'il s'agit de
caractériser l'enregistrement sonore : son importance en tant
qu'invention est intuitivement attribuée à cette qualité
de reproduction du son « objective », indépendante d'une
écoute qui y distingue, par exemple, des qualités musicales, ou
des « données des sens » nous informant sur des objets
particuliers de notre environnement, manifestés par les sons qu'ils
produisent. Si l'enregistrement est donc distinct
4 La question de la « transparence » possible des
sons reproduits est un débat, et nous ne voulons pas dire ici qu'une
telle reproduction sonore est utopique. La question a été
traitée en rendant compte du débat (sans réponse
définitive, mais en proposant un argumentaire en faveur d'une
transparence possible) par Joshua Glasgow, « Hi-Fi Aesthetics »,
Journal of Aesthetics and Art Criticism, 65/2, 2007, p. 163-174.
5 Cf. supra, p. 11.
6 « les jugements au premier abord déroutant des
premiers auditeurs émerveillés par la performance du phonographe
nous révèlent que la fidélité est aussi un objet
social, et que l'histoire du son enregistré est indissociable d'une
histoire des pratiques et dispositions musicales », Sophie Maisonneuve,
L'invention du disque, op. cit., p. 126.
7 Maisonneuve emprunte ces termes à Philippe Junod,
Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques
de l'art moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Lausanne,
Nîmes, Chambon, 2004 [1976] et à Louis Marin, Opacité
de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento,
Paris, Usher, 1989 : Sophie Maisonneuve, Ibid., p. 14.
76
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
d'autres dispositifs de notation du son, c'est par le
caractère « objectif» de sa reproduction des sons, mais non
proprement par la « reproductibilité » qu'il offrirait.
N'importe quel type d'écriture musicale offre la même
reproductibilité, et ni plus ni moins la même
vulnérabilité face à la perte de son support
d'écriture (une partition disparue est une « musique » perdue,
au même titre que peut l'être une musique enregistrée dont
le support est détruit ou égaré). Ce second terme, le
« support », est également présent dans la citation, et
procède du même effet dans les mots des auteurs : attribuer
à la « notation musicale » un caractère par lequel
l'enregistrement est habituellement défini. C'est en effet par le terme
de « support » que de nombreux musiciens électroacoustiques
désignent l'enregistrement musical, et par quoi ils distinguent leur
pratique d'autres genres, l'expression consacrée étant celle de
« musique sur support», de laquelle dérivent
différentes métonymies typiques de ce fascinant milieu
sociolinguistique (le « support » désignant tour à tour
la musique concrète en général, ses techniques, ses
matériaux, ses produits). Parler de support pour désigner la
« partition » est donc un paradoxe de choix (presque une
provocation). Pourtant, si le « support », dans son acception
électroacoustique, différencie très pertinemment le choix
conscient d'un résultat final qui se résume au support
enregistré, par rapport à toutes les musiques considérant
que l'oeuvre musicale est indépendante de celui-ci, il est
indéniable que le vocable général de « support »
puisse être indifféremment attribué à un disque ou
une partition. Le support en lui-même, toute spécificité
mise à part (difficile à définir par leur
multiplicité; et l'idée de la «
dématérialisation », évidemment un abus de langage,
n'aide en rien à bâtir une solide théorie du support
sonore), ne peut pas suffire à décrire en propre
l'enregistrement. Demeure au moins une caractéristique
supplémentaire pouvant, a priori, prétendre
définir l'enregistrement par rapport à l'écriture. Si le
support dans sa généralité ne suffit pas, une de ses
propriétés révèle sa différence fondamentale
par rapport à la notation musicale : un support sonore ne peut
être directement lu par un être humain. Sa lecture est un
décodage de données que nous ne sommes pas en mesure de
déchiffrer, mais là encore, rien de parfaitement distinctif : la
notation musicale, comme tout langage et toute écriture, requiert la
connaissance d'un système pour parvenir à son
déchiffrement. Mais nous approchons ici d'un critère
décisif : le terme (parmi d'autres) de « codage » vaut pour
d'autres formes d'écriture musicale; en revanche, l'appareil qui permet
sa lecture est radicalement différent de ce qui fait la notation
musicale, et qui la rattache au terme plus général d' «
écriture ». Comprise en ce sens, l'écriture en tant qu'acte
humain ne correspond pas à l'enregistrement, qui dépend d'une
technique tierce, pour enregistrer (« écrire ») comme pour
reproduire (« lire ») les sons. Rien de comparable entre la
dépendance à un matériel de rédaction (plume et
papier) et le rapport passif entretenu avec un système d'enregistrement
ou de reproduction sonore. Cette différence s'exprime à nouveau,
mais de manière bien plus concrète, par le terme d' «
objectivité ». Georges Perec, à travers
77
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
ses « tentatives d'épuisement », a mis en
évidence cette rupture foncière entre l'acte d'écriture
humain (textuel, mais aussi pictural et ainsi de suite à travers tous
les arts) et celui qu'il est permis d'opérer grâce à une
machine tierce (photographie et cinéma, enregistrement sonore). La chose
est ainsi rendue plus profonde encore lorsque Perec opère une de ses
tentatives à la radio : enregistré, il tente par tous ses moyens
de produire lui-même cette sorte d'enregistrement, énonçant
les données sensibles qu'il reçoit, placé au carrefour
Mabillon. C'est donc cette médiation, et son caractère
totalisant, qui font différer l'enregistrement de l'écriture : il
ne s'appuie par sur une quantité limitée de critères (dans
le paradigme de l'écriture occidentale : « hauteur, durée,
intensité, timbre »), mais prend en compte indistinctement le
phénomène sonore dans son ensemble. La notion d' « appareil
» semble seule, parmi du moins celles que nous avons
énoncées, à relever une différence essentielle
entre écriture et enregistrement.
«Ontologies» et types
Nous comprenons ainsi mieux ce que le phénomène
de l'écoute « acousmatique » signifie. C'est un fait
systématiquement relevé dans les études sur
l'enregistrement, et logiquement, un des mieux balisés conceptuellement
: l'enregistrement, et plus particulièrement à partir de l'
« ère électrique » (1925), génère un
nouveau type d'écoute, attentive au « son », sensible au
timbre -- parfois au détriment de certaines complexités
rythmiques ou harmoniques, constituant des oeuvres apparemment pauvres
ou lisses; en fait axées sur d'autres caractères
sonores. Un parallèle évident est à établir entre
l' « indistinction du phénomène sonore » par laquelle
nous avons qualifié l'objectivité de l'enregistrement
effectué par un appareil, et cette écoute riche d'attention
à des critères non seulement nombreux, mais peut-être
même poreux -- du moins, pas aussi bien définis que les «
paramètres » arrêtés des systèmes de notation.
Mais il convient de ne pas réduire l'ensemble de la musique
enregistrée à des oeuvres plus ou moins réductibles au
genre électroacoustique, qui donneraient à l'enregistrement un
rôle moteur, en le percevant comme matériau et produit
fondamental. Beaucoup de musiques enregistrées demeurent d'abord des
musiques d'ordre compositionnel, où l'intention musicale n'est pas
teintée, ou presque, par la volonté de donner à entendre
un objet sonore fixé. Toutes ne sont pas pensées en premier lieu
comme des enregistrements.
Ces différences d'intention et de traitement, qui
affectent le statut de l'enregistrement, ont donné lieu à une
multitude de typologies théoriques des diverses sortes d'enregistrement.
Nous en présenterons ici une partie, correspondant à une part
significative des études françaises sur la question. Pour
l'introduire, commençons par pointer le fait que ces tentatives font un
usage
78
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
remarquable du terme d' « ontologie », dans un
univers philosophique où celui-ci est souvent frappé de tabou.
Nous ne ferons pas ici état de ce débat âprement
traité par Roger Pouivet dans sa Philosophie du rock (2010)
8, car une réponse simple et suffisante nous semble
être énoncée dans plusieurs contributions plus courtes.
Alessandro Arbo énonce (en 2017) le problème de manière
élémentaire : « On pourrait ici se demander : mais
qu'importe, au fond, si l'oeuvre est instanciée dans une
exécution ou un enregistrement? Ne continue-t-elle pas à
coïncider avec un ensemble organisé de sons ? » 9.
Le seul vocabulaire employé marque déjà sa
référence marquée aux travaux de Pouivet, qu'il discute
abondamment, et par le biais de qui il envisage certainement les ouvrages moins
récents d'Eisenberg, Gracyk, Davies, Kania -- et c'est Pouivet
lui-même qui complète l'enjeu de la question : « le
musicologue ou le simple amateur de musique, dirait-on, n'a rien à en
tirer » 10. Nous l'avons déjà
énoncé et allons le voir à nouveau, la fracture
fondamentale est tracée entre les enregistrements pensés en tant
que témoins d'une composition, et ceux pensés en tant
qu'oeuvre enregistrée. Effectivement, la question du «
qu'importe ? », pour qui n'a pas le goût de ce genre d'abstraction,
peut se poser. Mais au vu de notre cheminement, la réponse
paraîtra claire : « le problème est que dans les deux cas,
notre écoute, aiguisée par l'une ou l'autre catégorie, ne
s'oriente pas de la même manière » 11. La
conceptualisation a une racine parfaitement tangible. Il faut replacer le
processus dans sa chronologie : la catégorisation est déjà
établie lorsque l'écoute intervient, et c'est elle qui est
susceptible de lui poser problème (de lui faire obstacle).
« Une erreur catégorielle [...] a des conséquences
esthétiques. Elle entrave l'appréciation d'une oeuvre, voire la
rend impossible » 12. La classification des types
d'enregistrements, qui peut donc paraître superflue, n'est que
troisième : elle vient remédier à de premières
conceptions (1) posant un problème concret de compréhension des
oeuvres (2) ; qui peut porter à, par exemple, trouver le «
classique » ennuyeux 13, ou ne pas parvenir « à
faire la différence entre la musique de Jimmy (sic
14) Hendrix et le bruit d'une machine à laver
déglinguée » 15. Voici donc à quel titre
nous (et, nous le croyons, tous les auteurs que nous citons ici) nous
intéresserons à cette typologie ontologique des enregistrements.
Mais avant de clore cette question, nous relèverons, avec Jacques
Favier, un autre point important dans l'abord de la bibliographie (que nous
n'épuisons pas) sur ce thème -- une remarque sans doute
insuffisamment
8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit.,
p. 74-81.
9 Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document»
ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème
épistémique » art. cit., p. 19.
10 Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes
d'enregistrement sonore », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé
Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 160.
11 Alessandro Arbo, ««Enregistrement-document» ou
«enregistrement-oeuvre» ?... », art. cit., p. 19.
12 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op.
cit., p. 161.
13 Régis Chesneau, Pour en finir avec le «
classique», op. cit., p. 30.
14 James Marshall Hendrix est né Johnny Allen Hendrix.
Il se fait appeler Jimmy jusqu'en 1966, au début de sa courte
carrière avec les groupes The Jimi Hendrix Experience, puis Band of
Gypsys. Voir John McDermott, Edward E. Kramer, Hendrix. Setting the Record
Straight, New-York, Warner Books, 1992, p. 21.
15 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op.
cit., p. 85.
79
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
énoncée. Elle explique en partie notre
limitation dans la quantité de travaux recensés plus bas, et
dissout certainement une part de la confusion inhérente au débat
sur l' « ontologie » : « la confusion entre les thèses
défendues tient largement à un malentendu quant à leurs
objectifs respectifs » 16. « Dans un cas, en effet, celui où
l'on oppose enregistrement véridique et enregistrement constructif, il
est question des seules oeuvres phonographiques 17 ; dans
l'autre, celui exposé par Davies [par contraste avec Eisenberg, Gracyk,
Edidin], ce sont les oeuvres musicales en général qui sont prises
en considération » 18. Cette remarque a pour
conséquence de simplifier légèrement notre tâche en
délimitant son champ, ce qui épargne l'abord de nombreuses
réflexions (et les débats dans lesquelles elles se tiennent) qui
opèrent une ontologie de la musique à partir des
diverses catégories d'enregistrements. Si les deux territoires sont
coextensifs, nous nous limiterons ici à n'envisager que les musiques
enregistrées, sans quoi la tâche excéderait nos moyens.
Notre présentation en passe par le tableau
établi ci-après, qui répertorie les usages lexicaux (de
neuf sources, chez sept auteurs) pour opérer cette catégorisation
« ontologique », que nous nommerons simplement « typologie(s)
» des enregistrements. Si le tableau comporte de nombreux synonymes
révélant une assez grande harmonie générale,
certaines précisions (des disjonctions incluses) ne sont pas
systématiques, et en complexifient la lecture. Néanmoins, nous
demeurons à un niveau de recension assez large -- plus de
précision rendrait la forme même du tableau tout à fait
inopérante. Dans l'ensemble de ces sources, exclusivement
françaises, qui profitent de discussions antérieures
amenées et discutées par Roger Pouivet dès 2010, un axe
principal est admis. Il s'agit de la différence entre les
enregistrements « témoignages », faisant
référence à une oeuvre ne relevant pas elle-même de
l'enregistrement (typiquement, une oeuvre écrite dont une
interprétation est enregistrée), et les enregistrements «
constructifs » qui constituent en propre les oeuvres musicales.
16 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular
music », art. cit., p. 124.
17 Ici, cette expression ne correspond pas à celle
relevée plus bas (apparaissant chez Pouivet), synonyme d' «
enregistrement constructif», mais à tout enregistrement musical,
par opposition à toute musique non-enregistrée (composition
écrite ou orale, concert, interprétation ou improvisation).
18 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular
music », art. cit., p. 123.
80
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Catégorie
|
|
Expressions employées
|
Typologies des enregistrements
|
témoignage (a) enregistrement-document (a,
b) enregistrement-témoin (c, d) enregistrement-témoignage
(a, d) enregistrement véridique (e, f)
|
|
phonomontage (a, b)
enregistrement constructif (e, a, f) artefact-enregistrement (a,
e) oeuvre phonographique (e) enregistrement-oeuvre (a, b)
|
document d'une performance (a) exécution
réelle (b)
|
oeuvre de performance (a, b) oeuvre d'interprétation
(a, b) reconstitution (f)
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Typologies des esthétiques
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réalisme (g, h)
|
Illusionnisme (g)
|
Constructivisme (g)
|
|
|
impressionnisme romantisme (h)
(h)
|
Typologie des fins
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instanciation d'une oeuvre (i, b) accession à une
oeuvre (i)
|
constitution d'une oeuvre (i, b)
|
Comme nous le voyons, plusieurs auteurs amendent
néanmoins cette première rupture en relevant un cas particulier
mais nullement rare, celui des interprétations d'oeuvres ne
dépendant pas de l'enregistrement, mais passées par la moulinette
du travail de production post-enregistrement. Particulièrement
concernant les raccords 19 de différentes prises, qui brisent
toute intention possible
d' « enregistrement véridique », ainsi que le
nomme Pouivet (c'est-à-dire fidèle à la captation du
moment de l'interprétation, et non « construit » hors de la
performance 20). Plus largement, ces « oeuvres
d'interprétation » ne font pas qu'affiner l'enregistrement, mais
« établissent et rendent durable une interprétation »
21 (ce que l'on appelle usuellement une « version »). C'est
Alessandro Arbo qui formule précisément cette distinction entre
« exécution réelle » (ou « document »), et
« oeuvre d'interprétation ». Pour faire oeuvre
d'exégèse maniaque, il faut ici noter que, malgré cette
formalisation bienvenue, la catégorisation en est néanmoins
trouble : dans son article de 2014, Arbo
a Alessandro Arbo, « Qu'est-ce qu'un enregistrement
musical(ement) véridique ? », dans Pierre-Henry Frangne,
Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p.
173-192.
b Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou
«enregistrement-oeuvre» ? Un problème
épistémique », art. cit.
c Sandrine Darsel, « Nos pratiques d'écoute
musicale à l'épreuve des enregistrements » dans Pierre-Henry
Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op.
cit., p. 193-203.
d Pierre-Emmanuel Lephay, « De
l'«enregistrement-témoignage» à
l'«enregistrement-objet» et vice-versa », dans Alessandro Arbo,
Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la
musique, op. cit., p. 39-65.
e Roger Pouivet, Philosophie du rock, op.
cit.
f Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et
popular music », art. cit.
g Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image
sonore », art. cit.
h Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit.
i Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes
d'enregistrements musicaux », art. cit.
19 « De toutes les pratiques spécifiques à
l'enregistrement studio, aucune n'a été le sujet d'autant de
controverses que le raccord de bandes [tape splice]. » Glenn
Gould, « The Prospects of Recording » [1966], repris dans Glenn
Gould, Tim Page (éd.), The Glenn Gould Reader, New-York, Alfred
A. Knopf, 1989, p. 337.
20 Evan Eisenberg l'exprime : « Le mot
«enregistrement» prête à confusion. Seuls les
enregistrements de concert enregistrent un événement; les
enregistrements studio, qui représentent la grande majorité,
n'enregistrent rien. » The Recording Angel. Music, Records and Culture
from Aristotle to Zappa [1987], New Haven, Yale University Press, 2005, p.
89. Traduction de Dominique Defert citée par Alessandro Arbo, «
Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique?, art.
cit., p. 179.
21 Alessandro Arbo, ibid., p. 183 ; citation
approximative.
81
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
compte l' « oeuvre de performance » parmi les
enregistrements « constructifs » ; en 2017, il la place comme
disjonction (avec l' « exécution réelle ») de l' «
enregistrement-document ». De fait, cette catégorie bâtarde
comporte à la fois la caractéristique d'un « témoin
» (l'oeuvre n'est pas constituée en propre par l'enregistrement),
et celle d'un « enregistrement-oeuvre », auquel une valeur
singulière est accordée. Ce problème s'éclaircit en
considérant la variété d'oeuvres qui peuvent se trouver
rangée sous cette catégorie mixte. Une chanson de Bob Marley est
une composition avant d'être un enregistrement. Néanmoins, si une
telle composition était demeurée notée en grille d'accords
et paroles dans un carnet inédit retrouvé après la mort du
chanteur, on n'attribuerait pas la valeur de « chanson de Bob Marley
» au premier enregistrement venu qui en ferait une interprétation.
Non seulement, une partie essentielle du travail proprement musical est
réalisé en studio (à un tel point que cela tombe tout
à fait dans l'enregistrement « constructif»), mais la
performance enregistrée est en propre un artefact (n'importe
quelle « prise », dans le cadre de musiques reposant sur
l'enregistrement, l'est dans une certaine mesure). Nous pourrions traduire
(imparfaitement) cette remarque en convoquant à nouveau le couple
compositeur - interprète : lorsque les deux rôles sont
mentionnés, plus ou moins au même titre, dans l'édition
d'un enregistrement, il s'agit d'une telle « oeuvre de performance »
; et à plus forte raison lorsque le même musicien est à la
fois compositeur et interprète. Mais sont également et à
plus forte raison concernées les oeuvres enregistrées, par
exemple, par le pianiste Glenn Gould ou le chef d'orchestre Herbert von Karajan
-- sans doute les deux noms les plus historiquement associés à la
phonographie des musiques écrites, car ayant emprunté cette voie
très tôt dans l'histoire de l'enregistrement, et dans une
perspective constructiviste marquée 22. On comprend donc que
la classification s'approchera plus ou moins du « document » ou de l'
« enregistrement-artefact », selon que l'on parle
d'interprétations d'oeuvres écrites « classiques » ou
d'oeuvres « pop ». Dans le premier cas, l'oeuvre ne peut pas
être constituée dans l'enregistrement, et relève donc
nécessairement en partie d'une « oeuvre d'interprétation
» ; sauf à émettre l'éventualité comme
« chez Gould », si l'on en croit Martin Kaltenecker, de « la
destruction du texte maître » 23, dans laquelle
l'enregistrement constituerait alors, véritablement, une oeuvre
à part entière et ceci presque indépendamment de la
composition jouée.
Cette première présentation nous mène
immédiatement à la deuxième section de ce tableau, qui
relève deux typologies relativement similaires d' «
esthétiques » des enregistrements. Elles correspondent assez
exactement à celles des enregistrements eux-mêmes, à ceci
près qu'elles ne s'appliquent pas nécessairement, dans leurs
sources, à une variété aussi large d'objets. Ces
22 Voir par exemple Pierre-Emmanual Lephay, « La prise de
son et le mixage, éléments de l'interprétation. Les
exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », dans Pierre-Henry
Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op.
cit., p. 113-122. Les exemples de Gould et Karajan sont très
récurrents -- quasi systématiques -- dans les études sur
enregistrement et musique.
23 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image
sonore », art. cit., p. 152.
82
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
caractérisations « esthétiques » nous
paraissent particulièrement intéressantes en ce qu'elles ne
relèvent pas de jugements -- on trouvera souvent le critère de l'
« authenticité » pour qualifier la première
catégorie d'enregistrements, face à l'argument d'un rendu «
finalisé » des enregistrements « constructifs ». Ici, les
deux auteurs relèvent les marques historiquement perceptibles de ces
intentions : elles se retrouvent à la fois du côté de la
production (l'intention en propre des musiciens, techniciens, producteurs), et
de la réception (servant pour le public de grilles de lecture des
enregistrements). Ainsi, les enregistrements « documents » sont
caractérisés par une esthétique « réaliste
» : pour des raisons diverses, l'enregistrement y est
considéré comme la trace d'une interprétation. Ceci
implique que l'intention de la post-production, lorsque celle-ci existe, sera
généralement de rendre l'enregistrement « transparent »
: seule doit ressortir la performance, sans corrections substantielles. Si un
travail devait être opéré sur l'enregistrement, ce serait
alors afin de pallier les éventuels défauts de l'appareillage,
qui feraient de la reproduction un témoin sonorement biaisé de
l'interprétation. Dans les faits évidemment, l'esthétique
n'est pas toujours une donnée consciente, et l'intention doit être
nuancée. Il faut par exemple voir que les deux typologies
exposées sont historisantes, et qu'à ce titre, des contraintes
pèsent lourdement en faveur de cette esthétique réaliste
au début de l'enregistrement musical. Sous l' « ère
mécanique », alors que les oeuvres sont interprétées
en une prise définitive par un « cornet » techniquement
exigeant pour les musiciens, ces questions ne se posent pas encore --
l'intention esthétique (pour la production comme pour la
réception) ne souffre pas d'alternative. Néanmoins, la question
s'esquisse assez tôt dans la réception de l'enregistrement
musical, par un dilemme entre ce réalisme primaire, et une sublimation
sonore des enregistrements. Elle prend lieu notamment avec la notion de «
jeu », un caractère essentiel de la domestication de
l'enregistrement qui tient dans la possibilité (et la volonté),
de la part de l'auditeur phonographique, de se rendre acteur de l'écoute
constituée en interprétation. C'est en ce sens que Sophie
Maisonneuve oppose, d'après des termes empruntés aux
années 1920 et 1930 24 les esthétiques «
réaliste » et « romantique ». Elles se cristallisent dans
les débats techniques de ces années -- d'une précision
excessive; formant de véritables clans autour, par exemple, des
matériaux utilisés pour telle ou telle composante (diaphragme,
aiguilles de lecture). La compréhension de ce phénomène ne
semble pouvoir être atteinte qu'au regard de l'enjeu, qui est
déjà une querelle anachronique entre « témoignage
» et « construction ». Soit : entre visions «
réalistes » et « impressionnistes » de la musique
enregistrée, « fidélité » ou
indépendance vis-à-vis des expériences
antérieures de la musique.
24 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op.
cit., p. 157. Jochen Stolla parle de la même controverse dans les
années 1930 au point de vue de la prise de son, dans Abbild und
Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik
1950-1994, Marburg, Tectum, 2004, cité par Martin Kaltenecker,
« Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit.
83
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Le « romantique », contrairement au «
réaliste », ne recherche pas la « fidélité
» au son connu jusque-là par le concert ou la pratique domestique :
il pose le son phonographique et, avec lui, l'ensemble du dispositif
d'écoute dont il relève, comme relevant d'une esthétique
propre, nouvelle, qu'il contribue à définir.
Cette deuxième vision ne coïncide pas de
manière tout à fait exacte avec une tendance à la
production d'enregistrements « constructifs », qui n'arrivent
véritablement que dans les années 1950-1960, mais elle en
constitue une préfiguration du côté de la réception.
L' « esthétique » dont parle Sophie Maisonneuve et qui se
fomente alors, est fortement conditionnelle de celle qui teintera ensuite la
production des enregistrements; mais à cette époque,
l'enregistrement lui-même semble encore unilatéralement «
réaliste », les batailles du son se jouant d'abord sur le terrain
des techniques de reproduction domestique.
Pour Martin Kaltenecker (qui ne borne pas son étude
à une période spécifique 25), esthétique
et enregistrement concordent beaucoup plus amplement, et une plus grande
précision conceptuelle est donc permise. Les différentes
intentions de la prise de son s'accolent en fait véritablement aux trois
types d'enregistrements distingués par l' « ontologie », et
apportent à cette classification d'importantes clés de lecture
historiques. En s'appuyant sur une quantité de sources, historiques ou
analytiques 26, Kaltenecker montre que les différentes
esthétiques de l'enregistrement sont largement liées à
l'histoire technologique de l'enregistrement. Il montre (plus qu'il n'
« avance ») que l'esthétique « réaliste » est
ainsi liée à l'époque de la monophonie. Ce critère
historique n'a pas de valeur causale (la monophonie ne provoque pas le
« réalisme » des enregistrements, ni techniquement, ni par
l'influence de la technique sur l'intention des acteurs musicaux), mais
définit une période historique par contraste avec
l'émergence de la stéréophonie à la fin des
années 1950. Évidemment, cette date nous rappelle
également l'arrivée (légèrement antérieure)
du microsillon, qui est sans doute pour beaucoup dans l'esthétique qui
domine dès ce moment, et que Kaltenecker désigne par le
qualificatif d' « illusionniste ». À noter que, quant à
la question de l' « image sonore » (c'est-à-dire la
répartition du son dans l' « espace ») dont l'article traite
en propre, il y a bien un lien fort à la stéréophonie;
mais concernant plus largement la correspondance entre prise de son et
intention esthétique des enregistrements, le repère de la
stéréophonie est moins justifié. Le rapport entre cet
« illusionnisme » et les « oeuvres d'interprétation
», ces performances « reconstituées » par un travail de
studio substantiel, semble évident : l'importance accordée au
rendu sonore de la reproduction supplante celle de la valeur de «
témoignage » de l'enregistrement. Glenn Gould, avec
25 Martin Kaltenecker, ibid. Il ne borne pas
historiquement, mais thématise en fait son étude sur la question
de la prise de son, intimement liée à la typologie
précédente en ce que l'intention fomente l'identité (l'
« ontologie ») des enregistrements.
26 Particulièrement Jochen Stolla, Abbild und
Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik
19501994, Marburg, Tectum, 2004, abondamment cité, et Evan
Eisenberg, The Recording Angel, op. cit., à qui il
emprunte sa tripartition.
84
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
une ardeur illustre, s'est engagé dans cette voie non
seulement par le fait de son travail proprement musical, mais également
de manière publique, revendiquant la cessation de toute activité
de concert et multipliant les textes et entretiens. Dans ceux-ci, il promeut
une conception de la musique enregistrée contre le culte de la
performance « authentique » (voire artificiellement authentique
quitte à dégrader volontairement, à l'en croire, la
qualité du rendu), ce qui dénote l'importance effective de
l'esthétique réaliste à cette époque 27.
Cette approche est aussi attribuée notoirement à John Culshaw et
son projet d'enregistrement du « Ring » de Wagner
28 étendu sur presque dix ans (les quatre opéras
occupent quatorze heures réparties sur trente-huit faces) : « pour
Culshaw, il s'agissait non pas de documenter la Tétralogie sur
disque, mais de développer la notion d'«opéra
stéréo» et de «produire cet opéra»
phonographiquement » 29. La réalisation du disque est
documentée par le producteur lui-même dans son livre Ring
Resounding 30, qui porte à certains moments une allure
de manifeste que l'on trouve également chez Gould, en forme de
réponses aux objections qui ne manquent pas d'être
formulées : « cela est impossible sur scène,
voilà la phrase que certains allaient nous lancer. Il y a pourtant une
réponse. Cela n'a pas lieu sur scène parce que personne n'a
essayé de le faire [par des moyens électroacoustiques], mais
l'idée est dans la partition » 31. Entre les deux
bornes historiques qui correspondent assez clairement à une
période « illusionniste » à partir de la fin des
années 1950 (la commercialisation de disques
stéréophoniques démarre en 1958), et le déclin du
« constructivisme » dans les années 1970, les deux intentions
se confondent dans une gradation indistincte. Martin Kaltenecker parle d'une
« phase très caractérisée d'expérimentations
avec la stéréo entre 1958 et 1963 » 32,
c'est-à-dire assez restreinte -- ce qui concorde doublement avec la
classification ambiguë et l'omission régulière des «
oeuvres d'interprétation » dont parle Alessandro Arbo. Le
récit se fait ensuite assez difficile à suivre dans le corps de
l'article, par la proximité des dates et leur imprécision.
Celle-ci est rendue nécessaire par une exactitude historique qui ne
s'appuie alors sur aucun repère technique précis, et qui
témoigne par là de la teneur proprement «
esthétique », au sens de Maisonneuve, des
évolutions dans l'approche de l'enregistrement à partir de cette
période. La phase « constructiviste » s'acte pleinement avec
l'arrivée du rock, différant d'une première vague «
rock and roll » (d'abord « musique noire », puis
appropriée notamment par Elvis Presley). Kaltenecker évoque,
comme il est d'usage, les Beatles pour
27 Le texte essentiel sur cette question est « The
Prospects of Recording », dans The Glenn Gould Reader, op.
cit., p. 331353 ; une traduction française de Bruno Monsaingeon est
disponible : « L'enregistrement et ses perspectives » dans Glenn
Gould, le dernier des puritains, Paris, Fayard, 1983, p. 54-99.
28 Richard Wagner, Georg Solti, Vienna Philharmonic Orchestra,
Der Ring des Nibelungen [19xLP], Londres, Decca/London Records,
1967.
29 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image
sonore », art. cit., p. 142.
30 John Culshaw, Ring Resounding, New-York, Time,
1967 (consultable en ligne :
https://archive.org/details/ringre
sounding 00c u ls, consulté le 21 août 2021).
31 Ibid., p. 194, cité et traduit par Martin
Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art.
cit., p. 143.
32 Martin Kaltenecker, ibid., p. 141.
85
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
leur Sgt. Pepper's (1967) 33, dont nous ne
ferons pas l'analyse ici, car déjà itérée à
foison dans des sources de tous genres. Expliquons peut-être seulement
par quoi ceux-ci se démarquent de leurs contemporains d'alors, tels les
groupes Pink Floyd ou Genesis : à la fois par leur maturité en
tant que groupe et par leur célébrité déjà
établie, les Beatles détiennent une importante connaissance du
travail de studio, et une conscience aiguisée du rapport entre
enregistrement et concert (notamment la pression que le second opère sur
la construction du premier par la nécessité de la performance --
désormais fidèle au disque, par un retournement
remarquable). L'ensemble de ces circonstances leur permet d'aboutir dès
ce moment à un album des plus « construits », au sens
constructiviste de notre typologie, en se débarrassant de la
contrainte du concert. En cela, et avec à nouveau le rôle
fondamental d'un producteur (George Martin), ils marquent et entérinent
les premiers la rupture radicalement « constructive » du rock, sur
laquelle l'ensemble des auteurs que nous citons s'accordent. La tendance «
constructiviste » va grandissante jusqu'à décroître,
selon Kaltenecker et Stolla, « à partir de 1970 »
34, annonçant un retour a priori désarmant
par rapport aux typologies « ontologiques » qui n'en font pas
état.
Il va de soi que [...] c'est le réalisme
négocié, légèrement idéalisé, la
natura naturata de l'orientation positiviste qui l'a emporté
depuis les années 1970. Après la brève euphorie autour
d'une « surréalité » stéréophonique,
d'une « interprétation (Auslegung) supplémentaire
de la musique par la prise de son », ces « approches non naïves
» ont largement disparu, ressurgissant (ou se poursuivant) dans le domaine
de la composition électronique. 35
Résumons cette vue historique, qui affecte notablement
notre premier tableau axé sur les typologies « ontologiques »
qui forment l'essentiel de la littérature philosophique sur
l'enregistrement musical :
réalisme
illusionnisme
constructivisme
#177; réalisme
constructivisme
1958 1963 1970 1980
La typologie des enregistrements, à en croire cette
présentation, n'a qu'une valeur moindre au point de vue historique :
l'enregistrement est, par défaut, réaliste jusqu'en
1958, après quoi l'enregistrement constructif se développe
pendant tout au plus une vingtaine d'années. Ensuite, la chose devient
pour le moins complexe, mais ne semble plus s'inscrire dans la bi- ou
tripartition précédente. Au cours des presque cent cinquante ans
d'existence de l'enregistrement (disons un peu moins pour l'enregistrement
musical institué), quelques années de «
surréalité » sonore vaudraient de dresser une typologie
à laquelle Kaltenecker et Stolla eux-mêmes s'intéressent en
premier lieu? Car ils énoncent bien un retour au
réalisme (non une forme nouvelle de celui-ci); et finissent par noter
que la rupture des années 1980 n'en est pas une : l' « image sonore
» ne subit pas de véritable
33 The Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band
[LP], Parlophone/Capitol, 1967.
34 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image
sonore », art. cit., p. 149.
35 Ibid., p. 146.
86
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
modification avec l'apparition du CD, et l'esthétique
« constructive » provoquée par la stéréophonie
est déjà à ce moment datée. Si bien qu'un autre
point de vue des mêmes données rendrait peut-être mieux
compte du bilan de ces études :
1958
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réalisme
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illusionnisme
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constructivisme
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1970
Les limites de ce schéma nous paraissent
évidentes : comment envisager sa poursuite (historique et future) ?
Demeure la mention des musiques électroniques.
Kaltenecker n'est pas le seul à pointer ce fait. De
même que celle des genres musicaux, la typologie « ontologique
» des enregistrements souffre du problème des exceptions. Or, il
nous semble que notre position sera ici similaire : plutôt que de
considérer une liste de cas exceptionnels comme problématiques,
en tentant de voir de quelle manière ils s'insèrent
imparfaitement entre les catégories proposées, mieux faut-il
immédiatement considérer tout projet de classification comme un
échec substantiel, à seule fin de représentation. Les
exceptions sont des nécessités, qu'elles soient
déjà palpables au moment de l'étude, ou qu'elles
apparaissent plus tard jusqu'à ce que les catégories
proposées ne présentent plus aucune pertinence au regard des
évolutions. Dans le cas précis sur lequel nous appuyons ici, nous
aimerions comprendre dans laquelle de ces situations nous nous trouvons. Ce
faisant, nous affinerons non seulement notre lecture de l'article
proposé par Martin Kaltenecker et le compte-rendu qu'il fait de
l'ouvrage (de langue allemande) de Jochen Stolla, mais c'est aussi toute la
typologie des enregistrements qui gagnera en précision.
Remarquons d'abord qu'un problème
d'interprétation semble poindre : Kaltenecker aborde à peu
près indifféremment des oeuvres classiques (au sens médian
qui n'empiète pas sur l'ensemble des musiques « savantes »,
mais pas purement et simplement limitée à la courte «
période classique ») et, comme nous l'avons vu, des musiques «
populaires » enregistrées. Mais l'ouvrage dont il rend compte porte
exclusivement sur la première catégorie. Aussi, ce qui
apparaît comme une remarque à la portée limitée (la
poursuite de l'esthétique constructiviste dans la musique
électronique) doit être lu en regard de cette position, qui est
par ailleurs aussi celle de l'auteur -- pas de spécialisation dans les
musiques « populaires », et donc l'abord par défaut des
musiques « classiques ». Affirmer un « constructivisme »
des musiques électroniques, qui ne désignent pas un genre, peut
revenir à faire exister cette esthétique (dans différentes
mesures) au sein de toutes les musiques qui sont rangées sous,
associées à ou influencées par la composition
électronique -- autant dire que l'importance n'en serait pas moindre.
Mais, plus important que cette première remarque, l'électronique
musicale, dès le début de son histoire (et l'on pourra
apprécier la distinction que nous avons eu à cet égard
dans
87
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
nos différents chapitres, en appuyant sur la
distinction historique entre électroacoustique, électronique et
informatique musicales), s'associe mal aux catégories esthétiques
générées par l'enregistrement. À la lecture de
l'article de Martin Kaltenecker, la musique électronique, même
pluralisée, semble encore désigner une certaine catégorie
musicale en propre. À notre sens, cela n'est pas le cas :
l'électronique musicale désigne un ensemble de techniques qui, au
même titre que le microphone, peuvent trouver, et trouvent, des
usages dans tous les genres musicaux -- évidemment, dans des mesures
différentes. Que faut-il donc voir dans l'histoire récente de
l'image sonore, dressée avec rigueur ici : cohabitation ou recomposition
des types d'enregistrements?
Paradigme et évolutions
Soyons clair sur la différence entre ces deux
alternatives, qui ne sont pas nécessairement différenciées
de manière essentielle. Car plusieurs types de cohabitation peuvent
être envisagées : l'une est décrite par le vocable d'
« oeuvre d'interprétation », où des
caractéristiques du « document » et de l' « artefact
» cohabitent dans un même enregistrement. Mais au sens où
semble le suggérer l'article de Kaltenecker, il semble plutôt
s'agir d'une cohabitation entre « genres » (nous revenons
immédiatement sur ces guillemets) : les musiques « classiques
» étudiées par Stolla sembleraient être revenues
ensemble à une esthétique largement « réaliste
», et d'autres seraient simultanément « constructivistes
». Mais en suivant la typologie que nous avons proposée dans notre
quatrième chapitre, il nous faut démentir le terme de «
genres » : la distinction est opérée sur l'échelle
taxonomique (d'un cran supérieure) des paradigmes; le « classique
» désignant les musiques issues de la tradition écrite
occidentale, alors que les « musiques électroniques »
dépendent (nous maintenons ce fait) du paradigme des musiques
enregistrées. Si le partage ontologique entre genres vaut
historiquement, car le rock est essentiel pour l'esthétique
constructiviste, la chose n'est peut-être plus vraie. Si les auteurs
(Kaltenecker, Stolla, mais aussi Lephay) peuvent s'accorder sur un regain de
réalisme dans les enregistrements de pièces « classiques
», la chose n'est pas claire ailleurs. Peut-être observe-t-on une
affirmation de l'enregistrement comme paradigme. Elle permet à notre
sens de rendre conceptuellement claire la distinction entre les
différents usages de l'enregistrement, qui ne se réduisent pas
à des vagues habitudes propres aux genres. La conception paradigmatique
permet de donner un statut clairement distinct aux musiques (passées ou
présentes) appartenant au paradigme écrit, qui envisagent (pour
l'essentiel) l'enregistrement comme un moyen d'accession aux oeuvres;
et celles pour lesquelles l'enregistrement est
génésique.
Au-dehors de cette catégorisation paradigmatique, dont
nous maintenons la primauté hiérarchique (son niveau taxonomique
est nécessairement supérieur aux divisions, par exemple en
88
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
genres), le cas de l'électronique musicale continue
néanmoins de faire problème. À l'envisager «
ontologiquement », il nous paraît clair que la composition
électronique ne peut être associée à
l'enregistrement, quel qu'il soit. Elle paraît s'approcher plutôt
du cas des « automatophones » (synonyme de la catégorie des
instruments mécaniques) : si ceux-ci sont parfois comptés, pour
des raisons notamment historiques, comme des enregistrements d'un certain type,
la différence reste palpable, entre enregistrement sonore et une telle
reproduction mécanique. En réalité, peut-être la
diffusion des musiques électroniques par le biais de l'enregistrement
serait-elle plus proche de la « documentation » que de la «
construction ». Techniquement, la composition électronique,
même si elle est diverse et qu'elle fait un usage habituel de
l'enregistrement, peut être tout à fait indépendante de ce
moyen. Dans l'électronique musicale, la production et la reproduction
des sons est souvent synonyme. Par des jeux de paramètres, souvent
enregistrés par des mémoires électroniques, un
même son peut être produit à des moments
différents. Il ne s'agit pas d'un enregistrement sonore, mais
d'un enregistrement paramétrique qui, par le fait que le
dispositif est un appareil défini et fixe (non soumis à une
exécution vivante), produit un résultat semblable : la
réitération exacte d'une même donnée sonore
électrique. Dans beaucoup de cas, même si l'enregistrement
facilite et complémente le processus de composition électronique,
une reproduction musicale exacte peut être obtenue sans lui.
L'affirmation de Kaltenecker, si on lui attribue un tel sens ontologique, est
donc très discutable. Néanmoins, le fait est que la musique
électronique ne se sépare pas pour autant du paradigme de
l'enregistrement : la diffusion des musiques purement électroniques ne
se fait pas (du moins, pour le moment et à une échelle
significative) par génération computationnelle. En dehors de
cela, presque aucune n'est en fait indépendante de l'enregistrement :
l'utilisation d'échantillons (samples) d'origine microphonique
est quasi systématique, et l'utilisation des pratiques
héritées du studio (mixage, mastering, application
d'effets en post-production) l'est également, l'usage de
machines analogiques, intransposable sans enregistrement, est toujours
prégnant. En somme, l'électronique musicale ne se passe pas de
l'enregistrement comme moyen de diffusion et de composition, mais n'a que peu
de points communs avec l'idée de l' « enregistrement
constructif», tant la synthèse sonore est présente. Elle ne
se trouve pas exactement dans la perspective « constructiviste » que
lui attribue Martin Kaltenecker, et ce n'est pas non plus en cela qu'elle
influe sur les musiques qui en font usage, sans pouvoir être pleinement
qualifiées d' « électroniques ». Nous en arrivons
finalement à la conclusion de cette discussion, en émettant
l'hypothèse que les typologies présentées souffrent de
limites qui se font jour, notamment par le développement massif de
l'électronique musicale. À notre sens, la distinction
paradigmatique que nous avons présentée au début de notre
quatrième chapitre n'offre pas de solution conceptuelle pour penser ces
évolutions, mais est un premier pas nécessaire et qui continue
à valoir au regard de ces
89
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
évolutions. Nécessaire, car nous avons
tenté de montrer comment l'histoire des typologies d'enregistrements
semblent directement en faire état : les paradigmes permettent de rendre
compte d'une affinité de certaines musiques (écrites et orales,
enregistrées), avec certaines pratiques d'enregistrement («
accession » ou « constitution » des oeuvres). Toujours valable,
car l'électronique musicale, aussi radicalement qu'elle puisse influer
sur les pratiques contemporaines, ne se sépare pas dans son mode de
fonctionnement du paradigme enregistré. La voie demeure
évidemment ouverte à cette option, qui est une voie
particulièrement intéressante d'évolution pour la
production et la diffusion des musiques -- peut-être même pour de
nouvelles pratiques d'écoutes -- mais elle demeure, pour le moment,
presque inexistante, et ne peut donc en rien prétendre encore à
un renversement du paradigme enregistré.
III. Corps sonores
91
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Corps sonores
Le concept que nous avons défendu au long de notre
examen, celui d'un « paradigme musical de l'enregistrement », est une
tentative de dénomination. Par elle, nous avons cherché à
rendre compte des représentations sonores et musicales qui sont les
nôtres. L'indistinction de ce « nous » est bien consciente.
Elle procède d'une épochê se jouant à
plusieurs niveaux, dont le plus absolu est peut-être celui de
l'expérience individuelle : la limite quotidienne de notre
sensibilité, qui bien que nous fournissant la seule source commune de
réalité, est encore limitée par l'impossibilité de
toute certitude sur ce que l'autre perçoit. Nous espérons ici la
défier, ou du moins l'amincir, en proposant des déplacements qui
généreront peut-être une communauté de
réactions. Ce témoignage, que la philosophie entière ne
suffit pas à faire crouler, est le seul dont nous disposions pour parier
sur une sympathie, à partir de laquelle se convaincre qu'un tel «
nous » existe en une certaine manière. Si des réactions
communes émergent, cette conviction d'une expérience musicale et
sonore contemporaine commune émergera sans doute également;
catalysée par la fragilité de cette communauté de
conceptions, face à une extériorité plus grande. Quelle
est la finalité de ce mouvement dont nous esquissons le programme? Le
morbide argumentaire discursif en est une. Mais de la même manière
que dans l'ensemble de notre présent travail, la seule santé que
nous y trouvions est cette autre fin : celle des possibles de la
création à venir, qui pourraient (cela n'étant
nullement nécessaire) trouver dans la connaissance une manière de
dépasser ce qu'elle décrit.
À nouveau, nous mènerons notre examen à
partir d'expressions lexicales, qui sont ici plus contemporaines que dans nos
précédents chapitres; qui, à notre sens, proposent de
dépasser ce que nous avons tenté de comprendre à travers
nos réflexions jusqu'ici : des modalités de
représentations des sons et de la musique; des modalités de
création sonore, et des modalités d'écoute. Ces
expressions, avec ce qu'elles recouvrent, nous les traverserons
imprégné d'une hypothèse : qu'elles peuvent être
envisagées comme un surgissement des corps dans les champs du
sonore. Elle s'articule évidemment à ce que nous avons
appelé « paradigme de l'enregistrement », en ce que ses effets
les plus saillants sont la génération d'une écoute «
purement sonore ». Cette écoute, du côté de la
réception, correspond à un ensemble de représentations
à la fois générées et agissantes dans le domaine de
la création. Le fait fondamental étant apparemment, en cela, la
séparation du son et de sa
92
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
source. Nous tenterons de nuancer très largement ce
jugement, et critiquerons donc également une large part des
réactions à celui-ci, en envisageant une autre approche du
rapport corps - son, sons - corps.
État des lieux : espaces et corps
sonores
Le premier vocable que nous portons ici à examen est
celui d' « espace », qui nous semble central (et nous ne revendiquons
en cela aucune originalité) pour également toutes les autres
expressions que nous convoquerons. La ligne paraît immédiatement
tracée, entre le dépassement annoncé de la situation
d'écoute « acousmatique » et cette notion d' « espace
» -- elle n'est pourtant pas simple, et les guillemets que nous appliquons
ici se justifient. Avant ce dépassement possible, l'histoire de la
modification de l'espace sonore sous le paradigme de l'enregistrement
démarre avec l'émergence de nouvelles pratiques, à la fois
d'écoute et de création. La musique passe progressivement d'un
phénomène collectif à une pratique de plus en plus
individualisable et individuée. Le concert, lieu conceptuel de la
musique jusqu'alors hégémonique, est d'abord rabaissé en
cela par l'émergence de la pratique instrumentale permettant
d'apprécier des pièces dans l'intimité relative des
maisons bourgeoises. Lors de l'émergence de la reproduction sonore par
le biais du théâtrophone, puis avec l'enregistrement, les
automatophones et la radiophonie, nous avons montré que l'écoute,
bien que domestique, demeurait collective pendant un certain temps avant de
devenir de moins en moins formelle et financièrement difficile
d'accès, permettant une pratique individuelle bientôt dominante.
L'écoute se fait même, tissant en cela un parallèle tentant
(mais imparfait) avec la lecture textuelle, de plus en plus
silencieuse, de par le développement des dispositifs
d'écoute isolée (casques, écouteurs) et des appareils
portatifs qui leur sont liés. L'espace musical s'ouvre donc, à
partir des lieux de concerts, aux « intérieurs »
(c'est-à-dire d'abord aux espaces domestiques collectifs), et
progressivement aux espaces individuels ou fonctionnels. Mais la musique
enregistrée permet aussi un déploiement usuel dans tous les
espaces humains : transports, rues, commerces, campagnes. Cette insertion du
son s'accompagne d'une pléthore d'images : Agnès Gayraud
relève l'importance de ce monde visuel pour l'appréhension des
sons pop; et si elle s'en limite essentiellement à la question
du corps et à la figure de l'artiste, la topologie est pour
nous d'une importance visuelle égale. Diffusion dans les habitacles par
les générations successives d' « autoradios » ;
importance aussi bien visuelle qu'auditive des « boomboxes »
ou « ghetto-blasters » pour les culture punk et hip-hop
des années 1980 dans tous les espaces de la ville (rues, métros
et parcs, transformés en autant de lieux
93
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
de musique et de danse) 1 ; diffusion scientifique de musique
dans les centres commerciaux 2 ; investissement des lieux inhabités par
les musiques électroniques puis techno à travers les «
rave parties », et dans des configurations multiples dans les
festivals au sens général; enfin, une écoute ultimement
individualisée rendue possible dans n'importe quel lieu à
l'orée des années 1980, avec la commercialisation des premiers
modèles de Walkman par Sony. Dans cette dernière acception,
l'écoute semble radicalement indépendante du lieu, et constitue
certainement la pratique la plus saillante du phénomène de «
schizophonie » tel que formulé par Murray Schafer 3.
Généralement, ce n'est cependant pas ces
espaces, que l'on dirait topologiques ou typologiques (nous avons jusqu'ici
parlé de types de lieux) que les études sur
l'enregistrement retiennent. On parle bien plus couramment de l'incursion de ce
que l'on appelle l' « image sonore » dans l'enregistrement,
c'est-à-dire de la situation « auditivement » spatiale des
sons. Dans l'histoire du son spatialisé,
l'événement-clé est celui de la
stéréophonie. Notons que ce concept recouvre peut-être
moins une technique qu'une approche du son envisageant l'espace comme un
paramètre de la réception auditive -- ce qui n'a rien d'une
évidence. La chose peut paraître rudimentaire et anecdotique,
envisagée comme la simple exploitation de la qualité «
binaurale » de l'écoute humaine par l'assignation de deux canaux
sonores différenciés, visant l'une et l'autre oreille.
Considérant en revanche la dimension spatiale que cela engage, le
concept devient une qualité importante de la reproduction sonore.
Au-dehors de la stéréophonie, une certaine spatialisation
(monophonique) est en fait déjà possible, informant de la
proximité ou de l'éloignement des sons; et elle ne s'arrête
pas avec le simple agencement de sons plus ou moins répartis sur le
canal droit ou gauche de l'appareil de reproduction. Au-dehors de ces principes
simples, les études psychophysiologiques sur le fonctionnement de la
spatialisation auditive permettent de simuler la situation de sons dans la
représentation spatiale de l'auditeur d'une manière bien plus
développée. En fonction de la technique de reproduction
utilisée (casque, deux haut-parleurs, ou plus), la technique de
spatialisation du son est différente. Pour comprendre ces
différences, un bon exemple est celui des musiques « constructives
» diffusées aux débuts de la stéréophonie
grand public, une rupture historique élevée au rang de celle du
microsillon qui la précède courtement. Dans de nombreux
enregistrements de l'époque faisant usage de la stéréo,
particulièrement à la fin des années 1960 dans les
musiques « psychédéliques » où les vertiges de
la spatialisation (alternances droite-gauche) sont très
présents, la « balance » est extrêmement
marquée, parfois volontairement exagérée au
1 Voir l'ouvrage du photographe Lyle Owerko, The Boombox
Project. The Machines, the Music and the Urban Underground, New-York,
Abrams, 2010.
2 La liste d'études sur le sujet est longue. À
titre d'exemple, la plus célèbre (proposant déjà
à cette époque une abondante revue de littérature) est
peut-être celle, au titre évocateur, de Ronald E. Milliman, «
Using Background Music to Affect the Behavior of Supermarket Shoppers »,
Journal of Marketing, 46/3, 1982, p. 86-91.
3 R. Murray Schafer, The Soundscape.Our Sonic Environment
and the Tuning of the World [1977], Rochester, Destiny Books, 1994, p.
88.
94
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
profit de l'effet induit. Dans ces cas, l'enregistrement
était pensé pour être reproduit sur un duo d'enceintes :
or, si un casque attribue strictement chaque canal à une oreille, la
diffusion sur haut-parleurs mêle nécessairement les multiples
sources, quelle que soit la position de l'auditeur par rapport à
celles-ci. Afin de provoquer un effet de spatialisation sensible, il
était alors nécessaire d'user de cette exagération,
inadéquatement amplifiée par une écoute au casque
répandue plus tard -- les mixages postérieurs diminuent
dès lors systématiquement les effets de balance
stéréophonique propres à cette période
d'avènement de la stéréophonie. À l'inverse, la
stéréophonie pensée pour une écoute au casque
permet de faire usage des outils de spatialisation fins de délais :
outre la répartition des intensités sonores, les
différences consciemment imperceptibles de temps d'arrivée des
sons dans les deux oreilles (« délai ») jouent un rôle
prépondérant dans la localisation des sources sonores. Mais
notons encore que les avancées en matière de spatialisation ont
d'amples intérêts extra-musicaux, qui situent les innovations en
la matière dans des champs externes à la création
musicale, lui étant parfois inadaptées. Nous pensons
évidemment au cinéma, qui envisage la spatialisation sonore comme
un moyen d' « immersion » du public (qui est d'abord «
spectateur », et non auditeur). Pour autant, l'usage de l'espace, bien que
différent, demeure presque systématique dans la production
d'enregistrements musicaux depuis les années 1960, pas seulement en vue
des effets possibles, mais également pour l'amélioration
générale de la qualité de rendu qu'elle provoque par la
séparation rudimentaire mais bénéfique des deux canaux
(c'est par exemple l'opinion -- la seule -- du Traité des objets
musicaux de Pierre Schaeffer sur la question 4).
Dès les années 1970, sous l'impulsion de Murray
Schafer que nous venons d'évoquer, une partie encore mineure de la
recherche sonore (par contraste avec les « recherches musicales »
alors florissantes) a commencé à se focaliser
méthodiquement sur les sons avec une perspective nouvelle, aujourd'hui
largement connue sous le nom d' « écologie sonore ».
Énonçons immédiatement son principal paradoxe. Elle vise
à pointer un monde sonore supposément ignoré jusqu'alors
(en tant que discipline scientifique, c'est certes un fait), celui des divers
environnements possiblement sonores que nous sommes amenés à
rencontrer et, dans la plupart des cas, avec lesquels nous sommes en
interaction -- voire desquels nous sommes à l'origine. L'ensemble des
« paysages sonores » qui nous entourent : forêts, villes, lieux
marins, déserts, terres agricoles, montagnes, bords de mer
occupés ou non par l'humain; soit l'ensemble des « environnements
acoustiques ». En même temps qu'elle rend compte de ces espaces
sonores, elle se désolidarise radicalement des perspectives «
constructivistes » qu'offre le microphone, moyen privilégié
de ses enquêtes. Plus encore, elle semble nier toute singularité
des sons enregistrés; bref, dans une perspective largement scientifique,
elle ignore tout aussi largement ce qui fait l'esthétique de
l'écoute au sein du paradigme de
4 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essai
interdisciplines, Paris, Seuil, 1966, p. 409.
95
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
l'enregistrement, qu'elle pose de manière
définitivement négative, faisant néanmoins un usage
abondant de cette esthétique comme de ses techniques. Car
l'écologie sonore appuie fortement sur la critique de la «
schizophonie » (de l'écoute « acousmatique »), et
prône néanmoins une attention aux sons qui puisse
être séparée de son ancrage habituel aux autres sens, et
particulièrement à la vue. Le sens de ce paradoxe repose dans
l'idée que le son est fondamentalement dépendant d'une source
première -- ce qui est une interprétation « ontologiquement
» réductrice de l'enregistrement, considéré comme un
strict témoignage d'un événement sonore ayant son origine
dans une matérialité indépassable. L' «
écologie acoustique » se tient à l'épicentre de
dissensions, qui paraissent tracer deux voies assez claires le long desquelles
se positionnent une quantité de personnages et de groupes
impliqués au premier plan de l'histoire sonore du XXe
siècle. Nous reviendrons longuement sur ce point plus tard dans ce
chapitre -- poursuivons pour le moment la présentation de la tradition
que constitue l' « écologie sonore ».
Ce vocable riche d'images semble indéfectiblement
lié au nom de Schafer, à son livre Le paysage sonore
(The Soundscape) et au lexique introduit avec eux. «
Écologie acoustique », « acoustic design »,
« soundscape » (ou « paysage sonore »), «
field recording » (non attribué à Schafer, mais
décrivant une pratique qu'il promeut -- et dont l'usage est courant, y
compris en français), « noise pollution », «
ear cleaning », « rapport signal-bruit», «
soniferous garden », « sacred noises»... 5 :
à bien des égards, Schafer semble balancer entre une figure du
niveau de Freud ou celles des gourous les plus douteux (si cette «
novlangue » systématisée est légitime pour
désigner certaines pratiques encore inexistantes, elle demeure dans son
ensemble critiquable). Le fait que l' « écologie sonore » ait
« fait école » 6 d'une manière souvent si
dépendante de lui mène au soupçon. Dans les faits, les
tenants de la discipline présentent leurs projets, théories,
expériences et analyses sous une forme souvent proche de celle qu'adopte
Schafer : ces éléments s'accompagnent d'une moraline de jugements
et prescriptions. Ceux-ci portent sur le bon usage des sons, ce qui
relève d'un éventail de situations très inégales
entre elles. Le vocable d' « écologie » et son usage
contemporain n'arrangent en rien la situation de cette école
pâmée d'une légitimité croissante. L'objet n'est
nullement de décrier a priori les présupposés
qu'elle engage ou la factualité de l'urgence climatique à
laquelle elle se rattache; il est doublement contraire. Nous critiquerons plus
bas certains présupposés de l' « écologie acoustique
» telle que la présentent Schafer et ses fervents suiveurs; et ici
même, nous appuyons cette restriction de vue qui ne présente
qu'une seule acception méthodologique, interprétative et
éthique à une possible « écologie sonore », qui
pourrait sans encombre se doter d'une véritable intention critique
interne, celle-ci étant encore très embryonnaire. En particulier,
un des fondements
5 Le livre Soundscape contient un abondant glossaire des
néologismes et sens inédits de termes existants qui y sont
amenés. R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit.,
p. 271-275.
6 Makis Solomos, De la musique au son, op.
cit., p. 482.
96
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
du sens Schaferien de la discipline est l'association
nécessaire des théories et pratiques scientifiques (le sens
propre de l' « écologie acoustique »), et de la
création sonore (« acoustic design »). Or, les
prescriptions plus que sensées qui répondent aux analyses
démontrant les nuisances à la viabilité de certains
environnements, qui exigent une conscience et une modification des pratiques,
il est éminemment contestable de suggérer à leurs
côtés un moralisme équivalent dans le champ de la
création sonore et musicale. C'est cependant le cas de Schafer, et une
tendance générale de l' « écologie sonore », que
d'émettre conjointement et sur un même plan un discours politique
et esthétique sur l'usage des sons; s'emparant volontiers de la crise
climatique et de son caractère d'urgence incontestable pour occulter
cette indistinction.
Avant d'en revenir à notre fil principal,
attachons-nous un instant à nuancer ce propos. Impossible de retirer
à Schafer son érudition et sa justesse d'interprétation
pour ce qui est des recherches musicales et sonores du XXe
siècle; ni l'originalité de ses vues, qui révèlent
une finesse de sensibilité remarquable; enfin, nous voulons souligner,
sur un plan tout différent, l'intérêt de son travail de
composition, qui jouit de ces mêmes qualités. L' «
écologie acoustique » dans le sens que nous avons
présenté semble quant à elle effectivement une
nécessité. De fait, il n'est pas difficile de constater que ses
principes sont le plus souvent observés (consciemment ou non) par les
sociétés produisant les corps sonores qui rythment nos vies :
tendance au silence des machines informatiques, sonneries aux effets sensoriels
divers, adjonction de sons volontaire (klaxons, sons artificiels des voitures
électriques, réponse sonore aux interactions avec les appareils
électroniques), également valable pour des pratiques plus
ancrées (importance des génériques et « jingles
» dans le champ audiovisuel, sonneries mécaniques ou
électriques). Dans ces cadres, une injonction à l'observance et
au choix des sons, déjà en vigueur, est nécessaire et sans
doute amplement améliorable d'une manière très largement
systémique -- écologique, dirait-on dans un sens
étymologique. Ces problématiques relèvent d'une science et
d'un art de l' « habitation »
(ï?êïò), qui concerne ensemble tous les membres
d'une société donnée. Au sein de cette pensée, le
rapport à la musique et généralement à l'art est
évidemment complexe, ce que nos critiques ne doivent pas occulter.
Toujours est-il qu'au-dehors de ses aspects
problématiques, l' « écologie sonore » participe
activement de la recomposition du champ du sonore par l'espace. Ce qui y est
pointé est le caractère environnemental des sons, qu'ils soient
humains (« anthropophonie »), généralement vivants
(« biophonie ») ou inertes (« géophonie »
7). Le caractère « environnemental » des sons,
c'est-à-dire le
7 Cette taxonomie ayant fait date a été
proposée Bernie Krause dès les années 1990. Voir par
exemple Bernie Krause, Voices of the Wild. Animal Songs, Human Din, and the
Call to Save Natural Soundscapes, New Haven, Londres, Yale University
Press, 2015.
97
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
caractère spatialement défini de leurs
sources, générant en cela différents « paysages
sonores » composés par ces sons en fonction des lieux dans lesquels
ils se trouvent réunis. C'est donc, selon le point de vue inverse, la
mise au jour du caractère acoustiquement défini de tous
les espaces terrestres, marins, aériens. Mais demeurant critique de la
« schizophonie » et partisane du « no cut » 8,
cette dimension spatiale, bien qu'importante, ne recouvre pas l'intention du
« rendu » spatial dont nous parlions précédemment.
Cette autre acception, héritière de la première
stéréophonie des années 1960, ne vise pas
nécessairement la référence à un espace sonore
réel, mais possiblement tout à fait virtuel; de même que
les sons, dans l'esthétique « constructive » des
enregistrements musicaux, ne visent pas une figuration mais une création
sonore que Schafer nomme « absolue ».
La musique peut être de deux sortes : absolue, ou
programmatique. Dans la musique absolue, les compositeurs fabriquent des
paysages sonores mentaux idéaux. La musique programmatique est imitative
de l'environnement et, comme son nom l'indique, peut être
énoncée verbalement dans le programme du concert. La musique
absolue est désolidarisée de l'environnement extérieur et
ses formes les plus nobles (la sonate, le quatuor, la symphonie) sont
conçues pour être interprétées en intérieur.
En effet, elles semblent se développer en proportion directe de la
désillusion de l'homme vis-à-vis du paysage sonore
extérieur. La musique se déplace dans les salles de concert
lorsqu'elle ne peut plus être entendue à l'extérieur.
C'est-à-dire : le quatuor à cordes et le vacarme urbain sont
historiquement contemporains.9
Ce rapport, s'il ne décrit pas la fracture entre
écriture et enregistrement musicaux, lui est très similaire :
dans les deux cas, la critique faite à la musique historiquement
émergente est celle d'un gain d'abstraction, qui signifie avec la perte
de concrétude un éloignement de la « nature ». Si
l'espace émerge progressivement au cours du XXe siècle
et plus particulièrement dans sa seconde moitié (ce processus
étant toujours d'actualité), c'est par deux positions tenues pour
contradictoires. L'une proviendrait d'une affirmation du « constructivisme
» propre au paradigme de la musique enregistrée qui se
déploie dans un espace virtuel; l'autre, d'une réaction
vis-à-vis de cette esthétique factice, qui affirmerait l'espace
réel des sons (celui de leur production) face à leur
déterritorialisation 10 dans leur reproduction
mécanisée. L'espace produit par l'étude et l'usage de la
binauralité, dans cette dernière optique, n'est alors rien de
plus qu'une écoute « aurale » (équivalent anglophone
d'acousmatique) redoublée -- une « schizophonie »
accentuée : en usant de la localisation auditive, c'est un espace
inexistant qui est créé pour la projection de sons
séparés de leur source. L'abstraction du son reproduit
s'affirmerait donc depuis une déconnexion de leurs sources
matérielles, vers une reconnexion à des sources spatiales
fictives.
8 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie
acoustique », communication au colloque « There is no such thing as
nature! Redéfinition et devenir de l'idée de nature dans l'art
contemporain », Paris, mai-juin 2010 (disponible en ligne :
https://www.implications-philosophiques.org/paysage-sonore-et-ecologie-acoustique/,
consulté le 23 juillet 2021).
9 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit.,
p. 103 (nous traduisons).
10 Le terme est par exemple utilisé dans un exercice
d'orthodoxie deleuzienne de Bruno Heuzé, « Le sampler, machine
à déterritorialiser », Chimères. Revue des
schizoanalyses, 40, 2000, p. 1-11.
98
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
«Espace» et espaces, « arts sonores
»
Ces problématiques méritent d'être
abordées de front, en questionnant la notion d' « espace »,
convoquée à plusieurs titres et dans des acceptions
différentes. Il nous semble que la conception polémique que nous
avons esquissée d'un espace qui serait abstrait, virtuel, purement
auditif, pouvant être reconstitué par illusion en étudiant
les fonctions psychophysiologiques de la localisation sonore, relève
d'une simplification en des termes inappropriés de ce que peuvent
recouvrir les différentes notions d' « espace » dans le champ
du sonore. Elle s'accompagne aussi, à notre sens, de points de vue
arrêtés sur d'autres conceptions : sur ce qu'est le « son
», sur les notions de vérité et de réalité, ou
sur celle de nature. Nous diviserons la notion d' « espace sonore »
en quatre acceptions distinctes -- et notons que cette proposition n'est que
circonstancielle, ne prétendant à aucune sorte d'absolu lexical.
Nous distinguons d'abord, avec Makis Solomos 11, un type d'espace
qu'il nomme « littéral », en parlant d' « espace physique
», contre celui, « figuré », de la «
représentation ». Le couple « littéral » - «
figuré » est celui que nous retiendrons, car cette première
distinction porte à confusion, au regard de ce que nous avons
déjà pu énoncer dans ce chapitre. Ce que Solomos entend
par l' « espace » de la représentation n'est pas la
localisation auditive (mentale) des sons : il s'agit d'un espace
métaphorique au sein duquel la composition musicale est
représentée. Le terme de composition est ici à entendre au
sens strict d'une disposition d'éléments : moments, instruments,
hauteurs, etc., qui interviennent, dans l'esprit du musicien ou du public,
comme des éléments visuellement représentés au sein
d'une articulation spatialisée. Solomos note le rapport entre ces
notions d' « espace » ou de « lieu » (remontant à
Aristoxène de Tarente et au terme de topos), et celle de «
hauteur », qui révèle l'importance de la
représentation spatiale dans la musique occidentale : le critère
principal de la composition est pensé selon une échelle variant
« de bas en haut ». C'est à ce titre que nous mentionnons ce
premier sens, mais l'articulation qui nous intéresse concerne en fait
nos trois autres définitions.
Étonnamment, Makis Solomos n'opère pas de
réelle distinction au sein de ce qu'il nomme espace «
littéral » 12. Pourtant, le qualificatif contraire d'
« espace de la représentation » conviendrait à
définir une partie de celui-ci. En effet, nous distinguerons pour notre
part un espace auditif de deux autres sens de l'espace sonore. Cet
espace auditif désigne la localisation opérée par
l'ouïe, permettant de se représenter la répartition des sons
dans un autre type d'espace, physique, celui qui entoure l'auditeur et que nous
nommerons attributionnel. Les deux désignent des ensembles
d'objets produisant des sons que l'auditeur est ou non capable de
distinguer, mais qu'il est du moins en
11 Makis Solomos, De la musique au son, op.
cit., p. 415-418.
12 Mais il revient sur la polysémie abondante du terme en
mentionnant son apparition au cours du colloque L'espace.
Musique-philosophie, Paris, 1997. Ibid., p. 442.
99
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
mesure d'entendre. En ce sens, il convient donc de distinguer
une sorte d'espace impossible à expérimenter, désignant
l'ensemble des sons d'un lieu donné : nous l'appelons espace sonore
sectoriel. Les deux premiers, bien que différents, sont
également subjectifs : ils sont définis par un auditeur. L'espace
auditif est de l'ordre de la représentation mentale, et l'espace
attributionnel est l'ensemble des sons, envisagés objectivement, qu'un
auditeur est en mesure de percevoir. En revanche, le troisième type
(quatrième en évoquant le sens « figuré » de
Makis Solomos), l'espace sectoriel, n'a rien de subjectif ou d'empirique : il
est un espace sonore purement objectif. Pour qui définit un son par sa
qualité perceptive, ce lieu est une abstraction.
Cette parenthèse technique pour pointer ceci : les
espaces que nous avons nommés sectoriels, c'est-à-dire ceux
situés géographiquement, sont des représentations -- or,
ces objets sont ceux de l' « écologie acoustique ». Collecter
des sons pour les considérer comme faisant partie d'un même
écosystème acoustique n'est pas une abstraction moindre : la
qualité concrète des sons n'est appréhendée que par
la réception, autant psychologique que physiologique, qui est propre
à notre qualité d'auditeurs subjectifs. Elle s'étend, et
les sons affectent tous les êtres vivants dotés d'une telle
capacité de réception sensible aux sons, mais le constat demeure
égal : la concrétude acoustique est toujours le propre d'un
auditeur, et le seul espace sonore concret pouvant être
expérimenté est subjectif, car défini en un point dont le
diamètre est limitée à la distance entre deux oreilles.
Autant dire qu'ainsi séparés du monde par la subjection, la
réception auditive ne donne pas un accès privilégié
à la source des phénomènes sonores. Le rapport sonore est
déjà nécessairement médiat. Il n'est pas question
de dire que, sur un plan symbolique, la phonographie n'a aucune
différence foncière avec l'écoute d'un son directement
projeté par une source productrice (et non reproductrice, aussi
transparente que cette dernière puisse être). Mais de quel type
est cette différence, sinon symbolique? Elle n'a une valeur empirique
qu'indirecte : l'écoute permise par une attention aux sons produits par
des sources premières, et non reproduits par le biais de
l'enregistrement, peut porter à s'attacher des environnements divers, y
compris ceux pour qui l'attention est a priori d'abord visuelle, et
pour lesquelles nous n'avons de considération que fonctionnelle.
L'expérience, d'une manière générale, est rarement
contemplative, car les sens eux-mêmes sont d'abord fonctionnels :
l'attention auditive est agitée par des signes saillants, et il est bien
« naturel » que les « keynote sounds » («
ceux qui sont entendus par une société particulière de
manière suffisamment continue ou fréquente pour former un
arrière-plan par-dessus lequel les autres sons sont entendus »
13), soient généralement oubliés. La notion de
nature est donc également discutable dans cette prétention
contemplative : naturellement, l'écoute n'existe pas pour
elle-même, elle est nécessairement un conditionnement de
l'audition par rapport à son usage normal, qui gagne
13 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit.,
p. 272.
100
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
évidemment à être distancié de cet
usage primaire (fonctionnel), tout autant que de sa culture,
généralement musicale, pour s'ouvrir à d'autres modes
d'écoute -- mais l'expression d' « ear cleaning »
nous paraît, à titre d'exemple, trompeuse quant à la «
nature » de l'écoute. À nouveau, nous reviendrons sur les
présupposés de l' « écologie acoustique » avec
des hypothèses rectificatives -- retenons ici l'importance de
l'attention lexicale, en particulier concernant l'espace.
Celle-ci semble, pour nous, s'inscrire dans une
indétermination générale du vocabulaire propre aux sons,
que nous avons déjà relevée dans notre troisième
chapitre. Le primat de la vue sur l'ouïe et les autres sens est un fait
généralement sensible et souvent relevé, il est aussi
lexicalement palpable (et c'est là peut-être un des
témoignages des plus concrets et stables, pour constater et analyser ce
fait). Nous avons pu remarquer en particulier que la description des timbres
était tributaire de notions visuelles. Or, c'est là proprement le
paramètre réputé pour être qualitatif,
c'est-à-dire irréductiblement propre à la
singularité des sons, à l'inverse de la « hauteur », de
la « durée » et de l' « intensité ». Leur
caractère quantitatif, nous venons de le voir, s'accompagne
volontiers d'une représentation « spatiale », peut-être
dirions-nous plutôt schématique, donc liée à un type
de représentation proche de l'image. Les hauteurs sont plus ou moins
hautes, les durées plus ou moins longues, les
intensités plus ou moins grandes -- autant de critères
qui se résument aisément à une représentation
visuelle, en témoigne leur notation possible. Mais le timbre, qui ne
peut être résumé à une échelle
unidimensionnelle (pas plus qu'il ne peut être cartographié en
trois dimensions, ainsi que l'ont tenté Reiner Plomp, John Grey ou David
Wessel 14) et ne peut donc être imagé, l'est
pourtant. Plus encore, la qualité du son semble si impalpable que
sa description passe non seulement par des comparaisons visuelles («
brillance »), mais autant voire plus par la convocation d'autres sens
(« légèreté », « lourdeur », «
rugosité ») ; ou même par des affects non directement
sensoriels (« rudesse », « agressivité », «
douceur »). La limitation définitionnelle des notions d' «
espaces sonores », qui nous paraît mener à des confusions
grossières, ne s'en tient pas à ce seul problème, mais est
bien plus général; et le lien entre ces deux constats est
d'ailleurs rendu évident par la notion d' « image sonore »,
terme consensuel désignant la perception des sons dans l'espace, et plus
particulièrement la spatialisation sonore (c'est-à-dire la
simulation d'un espace « attributionnel » par la convocation de
l'espace « auditif»).
Lorsque la représentation visuelle dont nous parlons
s'affaiblit, au profit de l'émergence du « son » (que nous
avons décrite particulièrement dans notre troisième
chapitre, mais généralement latente au cours de tout le
XXe siècle), la modification des pratiques induit, de
manière plus ou moins prégnante, une recomposition des
représentations. C'est le caractère général de
cette recomposition
14 Sur ces analyses multidimensionnelles du timbre, nous nous en
remettons au compte-rendu qu'en fait Makis Solomos, De la musique au
son, op. cit., p. 36-38.
101
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
que nous avons nommé, après François
Delalande, un « paradigme musical ». Lorsque les
représentations ou pratiques nouvelles s'éloignent de
manière peut-être trop brutale des canons qui les
précédaient, au lieu d'opérer un déplacement
progressif voire insensible, des objets qui autrement pourraient être
identifiés peuvent paraître radicalement différents. Il
nous semble que c'est ce qui se produit lorsque, au vocable de « musiques
», celui d' « arts sonores » vient se substituer. Cette
évocation nous semble être en lien direct avec la recomposition
des liens entre sons et images -- ou schèmes. La liaison de ce que l'on
peut appeler les « arts sonores » avec la vision et la
représentation spatiale est palpable, bien qu'il conviendrait de
consacrer un long moment à ces vocables contemporains pour
prétendre la cerner avec une précision satisfaisante. Le terme
d' « arts » semble impliquer l'introduction du son
dans un réel amplement envisagé par l'image
(l' « art » étant généralement,
par le fait du primat de la vision sur les autres sens, synonyme d' « arts
visuels »). Immédiatement alors, l'idée d'un art «
sonore » évoque la nécessité de l'espace réel,
sans lequel aucune sorte de pratique acoustique ne peut être
envisagée. Ainsi depuis l'émergence du souci de l'espace dans le
champ du musical, le voisinage pluriel des « arts » et de
l'architecture s'est imposé, un fait abondamment relevé par les
critiques et analystes depuis plusieurs décennies. Quantifier
précisément cette histoire (de la création et de la
réception) est une tâche périlleuse, qui requiert de poser
des jalons, même si l'histoire est toujours plus meuble que son
récit. Certains ont déjà été
évoqués, mais parmi les oeuvres considérées comme
fondatrices, il convient de citer a minima le Poème
électronique (1958) d'Edgar Varèse. Jusqu'aux années
1980 on trouve ensuite, pêle-mêle, les noms de Xenakis,
Stockhausen, Pink Floyd, Schaeffer (nous l'avons vu, plus tardivement
porté sur l'espace), Henry et les studios de musiques
électroacoustiques (à la tête desquels le GMEB et le GRM et
leurs dispositifs de « projection sonore », Gmebaphone et
acousmonium), puis John Chowning, The Cure, Boulez, Luigi Nono 15.
À notre sens et d'un point de vue théorique
général, « musique » et « art sonore » ne
font qu'un. Si l'on peut considérer ensemble (parvenir à
concilier), sous un même vocable, les musiques « savantes » et
« populaires », qui se distinguent pour nous par leurs liens à
deux paradigmes musicaux différents, la même souplesse est
possible (et peut-être à plus forte raison) pour la réunion
entre « musiques » et « arts sonores ». Agnès
Gayraud, dans sa Dialectique de la pop, propose dans ce même
esprit de distinguer son objet des autres catégories musicales pour le
considérer comme « non pas un avatar moderne dégradé
de la musique, mais véritablement un autre art musical »
16. L' « art sonore », s'il se distingue à son tour
des formes des musiques enregistrées telles que nous les avons
présentées, ne suffit pas en cela à se distinguer de la
15 Cette liste d'un éclectisme rare correspond au
relevé historique que donne Makis Solomos, ibid., p. 424-442.
Pour un ouvrage général sur l'espace et le son, nous renvoyons
à Gascia Ouzounian, Stereophonica. Sound and Space in Science,
Technology, and the Arts, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2020.
16 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op.
cit., p. 9.
102
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
musique en général. Quant à savoir si ce
vocable pourrait amorcer un nouveau paradigme, c'est encore pour nous
impossible à déterminer -- mais il nous semble du moins que le
seul rapport à l'espace ne suffit pas à opérer un tel
passage. La remise en cause du terme de musique elle-même nous semble
inhérente au passage dans le paradigme de l'enregistrement : Edgar
Varèse, et à sa suite John Cage, faisaient la promotion active de
l'expression d' « organisation de sons ». Ce qu'elle suggère
n'a pas été mieux accompli dans les faits que par
l'émergence d'une écoute nouvelle au cours du XXe
siècle, du côté des musiciens comme du profane, par le
biais de la diffusion massive de la musique sous forme enregistrée. L'
« esthétique constructiviste » qui lui est conjointe ne
signifie pas autre chose que l' « organisation de sons » supplantant
la composition écrite.
Contribution à l' « écologie
acoustique»
Après ces différentes parenthèses, qui
nous semblent constituer un ensemble de points que relie la question du rapport
entre sons et corps, nous en revenons à l' « écologie sonore
». Cette discipline s'empare ensemble de toutes ces questions et il nous
paraît intéressant de discuter ici certains de ses
présupposés pour avancer dans notre dernière
problématique tout en discutant des positions contemporaines sur
celle-ci. Les présupposés substantiels dont nous parlons, dans le
rapport que l' « écologie sonore » semble vouloir entretenir
au corps, semblent révélés par une volonté de
réinvestir celui-ci dans le rapport au son. C'est tout le sens de la
« schizophonie », qui serait une perte de la source matérielle
du son, et inversement dans les pratiques proposées par elle, le «
field recording », qui consiste dans la collection de
données sonores in situ, impliquant une expérience
directe des environnements sonores avec cette même attention auditive.
Car adossée précisément à la critique du
caractère « schizophonique » de l'écoute contemporaine
généré par le rapport à l'enregistrement, il est
proprement impossible de comprendre cet enregistrement comme la finalité
du « field recording » ; il est évident que le terme
essentiel est celui de « field », la pratique ayant ceci de
particulier qu'elle est « de terrain ». Ainsi, on comprend qu'en
substance, l' « écologie acoustique » semble supposer que le
son en lui-même n'a pas grande valeur corporelle. C'est une
critique qu'opère Francisco López de manière radicale
17, en convoquant les distinctions de Pierre Schaeffer sur les types
d'écoute. Ceux-ci recouvrent en réalité une analyse des
rapports aux sons, qui peuvent être ou non causaux. Pour López,
attribuer une valeur effective à tous les sons, c'est-à-dire les
soumettre de manière nécessaire à une cause, est une
condamnation radicale de notre rapport au monde, réduit à une vue
unilatérale, et restreignant d'autant les manières d'interagir
avec celui-ci. Il argue finalement que le rapport causal aux sons --
considérer qu'un son est fondamentalement le son de quelque
17 Cette critique est plus particulièrement
développée dans Francisco López, « Sonic Creatures
», 2019 (disponible en ligne :
http://www.franciscolopez.net/pdf/creatures.pdf,
consulté le 1er septembre 2021). Une version espagnole en a
été publiée dans la revue chilienne Aural.
103
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
chose -- est un rapport soumis à une perspective de la
« représentation », dans un sens différent de celui que
nous avons convoqué jusqu'ici. La représentation désigne
chez López ce que l'on pourrait ailleurs nommer « signification
», c'est-à-dire le renvoi d'un phénomène à un
objet, qui est ici à l'origine du son. À l'inverse, dans la
droite lignée Schaefferienne (non Schaferienne -- et même
clairement anti-schaferienne) qu'il revendique, le son est « une chose,
autant que n'importe quoi d'autre » 18. En
déconsidérant leur référenciation, les sons
deviennent le véritable centre de l'attention auditive -- à
l'inverse, l' « indexalité » des sons renvoyant à leurs
sources concentrerait l'attention sur des objets dont les sons ne donnent
qu'une information catégorielle : le son d'une grenouille, par exemple,
renvoie à une catégorie abstraite qui ne considère pas
l'être en question pour lui-même. Pauline Nadrigny résume
bien la limite de ce raisonnement (s'appuyant sur un autre article de Francisco
López), tout en valorisant le débat qu'il engage : «
au-delà de cette opposition peut-être stérile, tout
l'intérêt de l'attitude de López est de repousser
l'écologie acoustique dans une conception plus compréhensive de
notre rapport quotidien au sonore, tout en évitant de tomber dans une
compréhension documentaire du musical » 19. En
définitive, c'est bien la place de la musique dans l'étroite
orthodoxie de l'écologie de Schafer qui pose problème. Loin de
composer avec l'enregistrement musical, il assène sa critique
contre les effets que celui-ci a engendrés tout au long du
XXe siècle; et particulièrement au moment où il
bâtissait l'édifice The Soundscape (rappelons que
celui-ci est publié en 1977, l'année-record des ventes mondiales
de disques étant 1978). Aucune conciliation ne semble possible entre ses
positions et l'esthétique la plus constructiviste -- la plus «
schizophonique », ou la plus aboutie des versions de la musique
enregistrée.
L'intention de l' « écologie acoustique »
semble donc être le réinvestissement des corps dans le
domaine sonore; du moins leur reconsidération. L'autre voie est celle de
la recherche des corps dans le paradigme de l'enregistrement -- des
corps qui, de toute évidence, n'ont pas disparu, mais dans le pire des
cas, auraient pu être mis de côté. Il convient donc de poser
la question : quel est le statut du corps dans le paradigme enregistré
du son musical?
À celle-ci, nous l'avons dit, Schafer semble
répondre qu'il n'y a qu'une forme de corporéité possible,
hors de quoi le rapport du corps « entendant » au corps « sonore
» serait absent ou nul, car médiatisé. Or, il nous semble au
contraire que des corps proprement sonores n'ont jamais
été aussi présents que depuis l'invention de
l'enregistrement, qui coïncide avec l'entérinement global de la
société industrielle. Ce n'est, en somme, pas contradictoire avec
la position schaferienne que de l'énoncer : la progression des machines
de tous types a signifié une croissance des sons humains. C'est
évidemment le futuriste italien Luigi Russolo qui le relève avec
un ton emporté caractéristique
18 Ibid.
19 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie
acoustique » (en ligne), art. cit.
104
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
des « Manifestes » écrits autour et
d'après Marinetti : « La vie antique ne fut que silence. C'est au
dix-neuvième siècle seulement, avec l'invention des machines, que
naquit le bruit. Aujourd'hui le bruit domine en souverain sur la
sensibilité des hommes » 20. Il semble presque balourd
de dire que ces lignes pourraient être de Murray Schafer. Il faut
néanmoins le remarquer pour affirmer que sa position, que l'on pourrait
qualifier de réactionnaire au sens le plus strict, n'est pas l'unique
possible. Car Russolo, dans son Art des bruits, propose
évidemment, après ce constat énoncé dans les
premières lignes de son texte, de s'emparer de ces sons. La
concrétisation qu'il lui donnera n'est pas celle qui domine aujourd'hui
dans des disciplines d'ordre électroacoustique (bruitismes divers
dont
l' « industriel » anglais dès la fin des
années 1970, puis des mouvements « dark ambient»,
« drone metal », « japanoise » et autres
« harsh noise wall »), puisque Russolo a pour sa part promu
une musique de « bruits » produite de manière
mécanique, sans aucun recours à l'enregistrement; qui, on peut le
croire, aurait difficilement permis ces expérimentation dans les
années 1910. La remarque n'a rien de très glorieux : Schafer
abhorre le bruit, certains genres musicaux s'en emparent. Mais il est beaucoup
plus intéressant sans doute de voir que se tracent deux voies
relativement distinctes, dont Schafer n'est qu'un point. Les postulats de l'
« écologie sonore » trouvent déjà une racine
importante chez Henry David Thoreau au XIXe siècle
21 et éminemment repérés par John Cage qui
prolongea ses vues sur l'attention indistincte à tous les sons. La
position de Cage est particulièrement complexe et nuancée, et il
convient de ne pas l'identifier à celle de Schafer. Mais par beaucoup
d'aspects (perspectives sur l'enregistrement et la musique, question du
silence), Cage nous paraît néanmoins (légèrement)
plus proche de Schafer que d'une autre lignée, tracée à
partir de Russolo. À la musique industrielle et aux différents
courants bruitistes contemporains (plutôt d'ordre « populaire
»), il conviendrait d'ajouter les noms déjà cités de
l'esthétique constructiviste -- Culshaw, Gould ou Karajan; mais
également l'électroacoustique dans son ensemble et des figures
contemporaines comme Francisco López. Ce qui lie ces musiques si
différentes entre elles est le parti d'une création radicale
s'emparant des outils techniques du XXe siècle pour
s'enfoncer dans le son en acceptant sa condition d'alors : divers, modifiable,
reproductible. Et à ces possibles correspondent des faits : l'univers
sonore contemporain est « bruyant », altéré,
répétitif. La question, d'ordre éthique, de savoir ce
qu'il convient d'en faire (le prendre comme tel pour le faire sentir et
éventuellement le dépasser, ou y proposer une alternative
radicalement opposée), n'a aucune réponse évidente. Nous
aurons certainement fait comprendre notre propre position quant à cette
question -- mais l' « écologie sonore », ou peut-être
plutôt comme nous voudrions le faire voir,
l' « écologie » générale, la
convoque à nouveaux frais.
20 Luigi Russolo, L'art des bruits, Paris, Allia, 2003,
p. 9.
21 Henry David Thoreau, Walden, Marseille, Le mot et le
reste, 2017, chap. 4, « Bruits », p. 125-143.
105
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
La question se pose de savoir laquelle des deux alternatives
est véritablement tenable -- si, du moins, l'une des deux peut
l'être. La seconde est proprement ce qui est appelé de
manière usuelle l' « écologie sonore » : elle ne
constitue pas un simple questionnement, mais un positionnement. Elle propose de
repenser radicalement notre rapport aux sons pour le modifier dans son
entièreté : établir des critères
arrêtés (en dernier recours, d'ordre législatif), 1/ de
respect des sons « naturels », pris comme témoins de la
santé des écosystèmes sonores; 2/ de réglementation
de la production sonore humaine, potentiellement nuisible, ce qui passe
logiquement par, a) le sanctionnement et b) la fixation de
règles sonores plus ou moins précises. Nous sentons la question
massive et délicate : elle impliquerait, pour être effective, un
processus long et sujet à débats. La première en revanche,
ne prône aucune sorte de militantisme; elle paraît même tout
à fait ignorante des problématiques écologiques. Pourtant,
outre le statut de témoins qu'assument les sons des
écosystèmes, ainsi que les diverses données objectives qui
peuvent être énoncées sur les effets négatifs des
sons industriels sur l'esprit et le corps humain, un problème plus grand
semble s'esquisser aujourd'hui. Nous avons parlé de la présence
croissante des « corps sonores » depuis la naissance de
l'enregistrement. Outre l'ensemble des machines produisant des sons à
plus ou moins fort volume, l'enregistrement a fait naître une
catégorie d'objets nouvelle, faisant un usage abondant de
matières plastiques et de métaux, destinés en propre
à produire du son. Voici donc nos corps sonores ignorés,
définis en propre par leur finalité acoustique. Si
l'enregistrement produit une médiation entre les sources primaires de
production des sons enregistrés (c'est, notons-le, exclure la
synthèse sonore, qui ne possède pas exactement ce même
genre de cause mécanique) et l'oreille, ce n'est pas pour rendre le son
immatériel. Au contraire, chacun d'entre nous est équipé
d'objets sonores -- au sens le plus brut, plus « concret » même
que celui des « objets sonores » du traité de Pierre
Schaeffer. Nous avons déjà débattu du caractère
sonore ou abstrait de la musique, pour conclure que celle-ci demeurait
foncièrement dépendante du son : nous constatons ici qu'elle est
aussi dépendante des corps matériels. Quel qu'il soit, un son est
nécessairement rattaché aux corps : considérer la
causalité à la manière de Schafer équivaut presque
à dire qu'un haut-parleur ne produirait pas de son (ne faisant que
reproduire); et finalement à l'abstraire de sa matérialité
inhérente. Que faire donc de l'ensemble des « corps sonores »,
qui pèsent de la manière la plus concrète sur
l'écologie par le saccage de ressources, le dégagement polluant
de leur fabrication, et l'amas de substances encombrantes qu'ils
représentent? Le paradigme de l'enregistrement est-il en ce sens
matériellement viable? Évidemment, les musiques
enregistrées, électriques et électroniques ne sont en cela
qu'un effet collatéral de ce questionnement, qui touche à
l'ensemble des pratiques propres aux sociétés
industrialisées. La musique et le son ne sont pas des enjeux à
eux seuls décisifs, mais la question de leur viabilité au sein du
paradigme de l'enregistrement demeure telle que nous l'avons posée.
C'est
106
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
par cette question que nous entendons contribuer à l'
« écologie acoustique ». Moins brillante que le raffinement
des propositions sur l'écoute proposées par l'orthodoxie
rangée sous cette expression, elle nous paraît cependant se poser
d'une manière au moins aussi urgente, et rendre à ce vocable sa
dimension complexe. Les problématiques climatiques des décennies
et siècles à venir ne limitent pas leur impact sur le son
à des aménagements de l'écoute : elles sont, avant
d'aboutir à ce point, influentes sur nos conditions d'écoute, en
ce que celles-ci sont tributaires d'objets dont la viabilité est en
question. Les supports traditionnels, dont la mort annoncée au
début du XXIe siècle n'a pas eu lieu, ne sont pas
l'unique problème : s'ils démultiplient significativement la
production de matériaux polluants, le son enregistré ne saurait
se débarrasser, même sans eux, de supports de lecture quelconque,
et de dispositifs de production du son. Incapable de prolonger plus loin ici
une réflexion plus avancée sur les possibles que ces questions
requerraient, nous souhaiterions, à défaut, poursuivre cette
contribution en reprenant le problème de la place des corps dans le
paradigme enregistré, dont nous n'avons fait qu'esquisser une
réponse.
Corps enregistrés
Nous avons posé la recomposition comme une
évidence : la musique, demeurée sonore, et même selon une
autre acception du terme, rendue sonore dans le paradigme de
l'enregistrement, demeure liée à la matérialité
inhérente du son. Cette recomposition peut être utilement
conceptualisée, puis problématisée en prolongeant notre
questionnement sur l'espace. Le son implique nécessairement un ensemble
de trois corps : celui, « entendant », de l'auditeur; un corps
proprement « sonore » ; enfin, un ensemble de corps « obstacles
» (dont le milieu), dans et par lesquels le son émis se diffuse et
se modifie. Quoi que l'on puisse dire par ailleurs des modalités
d'écoute, ce modèle n'est en rien changé; tout au plus,
à un niveau supérieur de représentation que celui du
contexte de propagation d'un événement, est-il
médiatisé, c'est-à-dire redoublé. Dans ce cas, un
son est émis et diffusé, entendu par un corps d'un type
particulier, appareil de réception relié à un dispositif
d'enregistrement. Dans un second ensemble, un appareil de lecture est
relié à un premier corps émettant ce même
enregistrement, diffusé et finalement entendu par un auditeur. Aucune
disparition, au contraire : un nouveau type de corps objectaux apparaissent,
constituant le dispositif d'enregistrement et de lecture (conceptuellement
distincts des corps sonores, même s'ils sont, dans le phonographe par
exemple, des parties d'un objet par ailleurs individualisé). Comment ce
rapport se modifie-t-il donc, outre cette médiation sur laquelle nous
n'appuierons pas, dans le paradigme enregistré -- c'est-à-dire,
en pratique?
107
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Examinons d'abord le rapport des corps sonores dans le lieu du
concert, qui demeure quoi qu'il en soit une modalité importante de la
musique, même lorsqu'elle se présente d'abord comme artefact
« saturé » (défini dans tous ses paramètres)
22 dans l'enregistrement. Le concert « classique », si son
évolution est palpable et que sa codification a donc été
le fruit d'un mouvement progressif, semble avoir tendu, c'est du moins ce qu'il
reste de son acception bourgeoise, à une mise de côté des
corps le temps du concert. Le silence est de mise, les applaudissements
ordonnés (seul maigre investissement), parfois
complémentés par une station debout, signifiant l'émoi
provoqué par l'interprétation 23. Nous connaissons
l'équivalence de cette codification du côté des musiciens
-- discrétion, mouvements réglés. Au milieu de cette
catalepsie générale ressortent peut-être les instruments,
et surtout le son : le seul sens à avoir sa place dans la salle de
concert est l'audition. La synesthésie relative de l'opéra
n'échappe qu'à moitié à cette norme : les chanteurs
sont parfois en mouvement, un décor globalement fixe excite
l'imaginaire. L'orchestre est pour l'occasion invisibilisé,
rejeté dans sa fosse; le public conserve la même disposition. Si
les réflexions sur l'espace ont pu mener à une recomposition de
la limite entre public et musiciens, la chose est demeurée
exceptionnelle. Solomos évoque les expérimentations «
spectaculaires et quasi politiques » de Xenakis dans les années
1960 : « les musiciens sont distribués dans la salle et le public
est dispersé dans l'orchestre » 24. Il faut
s'arrêter un instant sur cette configuration pour comprendre que
l'événement est de poids : il ne peut plus être question
ici de mettre les corps « de côté » : la limite entre
public et orchestre, qui assure une partie importante du dispositif permettant
d'oublier les corps et les sens (d'une manière presque «
acousmatique »), tombe. La composition, qui par le seul style de Xenakis
est déjà bousculée dans ses canons et suffit à
provoquer des réactions saisissantes, exploite ici la dimension
humaine et charnelle du concert -- habituellement annihilée au prix
d'efforts communs. Mais le caractère accidentel de cette configuration
n'est pas mieux illustré que par le fait que Terretektorh pour
orchestre éparpillé dans le public, la pièce en
question dans l'extrait, est disponible dans une vidéo d'un concert
à Darmstadt en 2011 25, où l' «
éparpillement» n'est pas respecté. Mais outre ces
explorations dans les musiques écrites, dont l'exemple de Xenakis n'est
qu'une illustration, c'est véritablement dans le cadre du concert
pop qu'une rupture de taille s'opère. Avec le rock, c'est une
convocation double des corps que le concert cristallise. D'un
côté, le public
22 L'idée de la saturation, que nous n'avons pas pris
le temps d'évoquer en ces termes, est proposée par Davies. Il
définit l'ontologie des oeuvres musicales selon le critère de l'
« épaisseur » : les oeuvres définies dans tous leurs
paramètres, tels les enregistrements constructifs, sont en ce sens d'une
« épaisseur » maximale, soit « saturées ».
Inversement, des oeuvres écrites précoces, où seule la
hauteur apparaît, mais ni l'instrumentation, ni le tempo, etc., ne sont
indiquées, sont plus « minces ». Voir par exemple Stephen
Davies, Themes in the Philosophy of Music, Oxford, Oxford University
Press, 2003, p. 30-46.
23 Pour une nuance de cette passivité, voir Sophie
Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 70.
24 Makis Solomos, De la musique au son, op.
cit., p. 428.
25 « Iannis Xenakis - "Terretektorh" für Orchester -
Cresc... Biennale für Moderne Musik », YouTube (en ligne :
https://www.youtube.com/watch?v=37ajOyhcl
c, consulté le 2 septembre 2021).
108
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
(nombreux) se tient debout, est invité à danser
-- et peut-être sans invitation, l'attitude du « fan » est
également productrice de sons pendant le concert. Avec la «
beatlemania » qui entérine le rôle de ce dernier personnage,
le son venant du public est effectivement si prégnant qu'il fait partie
des raisons de l'abandon de la scène par le groupe au moment de l'album
Sgt. Pepper's. Les corps des membres de public sont donc
convoqués : de plus en plus massés devant la scène, criant
et bougeant, les « spectateurs » vivent en réalité une
expérience totale, qui convoque tous les sens à un degré
toujours plus fort. Avec le dispositif du festival qui étend le cadre du
concert sur une journée ou plus, offrant des temps de pause propices aux
rencontres, c'est également une expérience sociale. Mais ce n'est
pas tout : de l'autre côté, le corps de l'artiste entre en jeu
d'une manière inédite. Dans la configuration
générale de la pop, où l'enregistrement constitue
une part essentielle de l' « oeuvre », la figure du musicien passe
au-devant : celui-ci est l'interprète dont les mimiques (auditives comme
visuelles) sont connues et exagérées, la singularité du
personnage (qui est aussi dans le meilleur des cas la personne; ainsi
que l' « auteur-compositeur-interprète ») est tout
entière mise en avant. Le corps du musicien, qui assure l'existence de
sa musique, est donc sacralisé; sa présence est en
elle-même une expérience. Agnès Gayraud résume ce
rôle dans le paradigme enregistré en général :
Par l'enregistrement, toutes les manifestations acoustiques
perceptibles possibles d'une incarnation, y compris ce que cette
dernière a d'incontrôlable, d'instantané, deviennent
matériau indispensable des oeuvres : la forme pop [...] inscrit de cette
manière les corps incarnés au coeur de sa puissance d'expression.
26
Mais le concert, qui demeure ici proche de sa forme
traditionnelle dans sa définition, ne se résume pas à
cette acception. L'enregistrement, dans sa forme médiatisée,
trouve également une place dans l'événement, et la
corporéité n'est pour autant pas en reste -- le son non plus. Il
ne paraît pas illégitime d'affirmer que l'expérience
contemporaine du concert trouve son apogée dans
l'événement techno. L'exemple semble presque idéel. La
figure de l'artiste, si elle peut exister, ne souffre pas le même
fanatisme que dans le concert pop en général -- quoi que
nous mettions derrière ce terme. Le « DJ » peut bien parfois
être anonyme, l'essence de la techno ne repose pas dans cette figure. Le
critère fondamental est celui du « son », dans une acception
proche de celle de Delalande, ou plutôt dans une acception radicale de ce
concept de « son ». Certaines catégories musicales qui, dans
le cadre de la pop, n'avaient plus de prédominance, mais
continuaient à demeurer apparemment nécessaire -- en premier lieu
la hauteur, et avec elle harmonie et mélodie, peuvent également
s'évanouir. Le « son », ce concept que nous avons tenté
de cerner dans notre troisième chapitre, devient alors l'unique
critère -- presque l'unique vocable. Il recouvre presque tout,
et parmi ses définitions, une est d'un intérêt particulier.
S'il est évidemment le phénomène acoustique, il
désigne aussi des groupes et leur équipement (tel ou tel «
son » étant présent à un événement ou
un autre).
26 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op.
cit., p. 226.
109
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Le « son » est donc un ensemble matériel, et
le jugement qui en est fait dépend pour beaucoup de la quantité
des équipements sonores en question; en définitive, de la
qualité et du volume que ce « son » sera en mesure de
produire. Cette définition éclaire donc l'expérience
techno : il s'agit de ressentir le son, de manière à ce que la
seule expérience auditive atteigne ou surpasse la synesthésie
ailleurs recherchée. Le corps n'est nullement ignoré, et le corps
fondamental, au centre de tout, est celui du matériel sonore -- peu ou
prou, un ensemble de haut-parleurs. C'est à ce matériel et
à ce qu'il est en mesure de produire que l'ensemble de
l'événement techno est dédié. Que l'on comprenne la
formule de manière plus ou moins métaphorique,
l'événement techno donne corps au son.
Cela nous ramène à l'expérience
individuelle de la musique, soit le centre de l'attention que beaucoup
d'auteurs ont consacrée à l'enregistrement, qualifiée par
les termes d' « écoute acousmatique », d' «
auralité » ou de « schizophonie ». Il nous paraît
important de pointer une remarque de Schafer qui nous semble d'une pertinence
tout à fait déconsidérée :
Les trois mécanismes sonores les plus
révolutionnaires de la révolution électrique furent le
téléphone, le phonographe et la radio. Avec le
téléphone et la radio, le son n'était plus lié
à son
origine spatiale; avec le phonographe il était
libéré de son origine temporelle. 27
L'espace n'est finalement pas la question que pose
l'enregistrement. Du moins, ce n'est pas le pas qu'il engage en propre.
L'espace est l'affaire de la radiophonie et du téléphone,
à qui pourtant le problème de l'écoute « acousmatique
» ou « schizophonique » ne se pose pas véritablement.
« À l'antenne », « au bout du fil », quelqu'un est
présent. Certes, seule l'audition est engagée; mais demeure une
correspondance directe avec la source de production primaire du son -- qui est
généralement une voix humaine. Revenons-en à notre
question : que deviennent les corps (« sonores », « obstacles
», « entendants ») dans l'écoute solitaire permise par
l'enregistrement? Nous avons pu appuyer en plusieurs endroits de notre travail
sur le rapport de « jeu » que la phonographie génère;
entendre que, rapidement dans l'histoire de l'enregistrement musical, le disque
est « joué ». Cela renvoie à une intentionnalité
nouvelle que l'enregistrement musical engendre : l'écoute n'est plus
soumise aux contraintes du concert, c'est donc à l'auditeur de s'emparer
de la musique. Cette appropriation est aussi bien matérielle que
temporelle. Matérielle, car comme nous venons de l'énoncer avec
l'expérience de l'événement techno, le son n'est pas une
pure abstraction -- au contraire, il nécessite la mise en place d'un
équipement, plus ou moins lourd sur les plans physique et technique.
Temporelle, car le moment de l'écoute n'est plus dicté par le
concert, programmé indépendamment de l'opinion du «
spectateur ». Il s'agit donc de déterminer le moment de
l'écoute, et avec lui, de choisir quelle musique doit être
jouée; quelle musique correspond à quel moment -- à quels
amis, puis à quel contexte temporel, puis à quelle humeur. La
27 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit.,
p. 89.
110
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
phonographie génère une relation
particulière de la musique aux affects : elle ne les provoque plus, mais
les épouse. La répétition agit de même, chaque
disque devenant lié à des émotions particulières.
Progressivement, l'expérience de l'audition de disques devient une
relation de transfert. Le disque représente, entérine,
éternalise. De même que dès 1878, « la chanteuse peut
vieillir impunément, mourir même, sa voix reste »
28, le fait semblant énoncé dans un mélange
ambigu de tons, le mélomane lui aussi projette, non sa voix, mais des
tranches de vie dans ses disques. C'est ce qui ressort des récits
contant la vie des collectionneurs : une sensation étrange de rapport
passionnel et mortifère à la musique et à ses
réceptacles. C'est par une de ces histoires qu'Evan Eisenberg introduit
son ouvrage, peut-être le premier livre proposant une réflexion
sur les enregistrements musicaux. Sans outrance et contrebalancé par
l'humour du dénommé « Clarence » (Clarence Abram
Browne), le récit est néanmoins parsemé de
références à la vieillesse, à la maladie,
généralement à toutes les formes du déclin, et
à la mort : « «Groucho Marx : enfin quelque chose de rare. Il
était un gentleman. Cette histoire avec l'infirmière
était triste, mais le fils était de son côté 29. Ma
mère disait qu'âgé de plus de cinquante ans, n'importe qui
devrait se faire abattre. Elle disait toujours qu'on ne pouvait rien contre le
Sieur Temps». Quand on se rencontre, Clarence a cinquante-trois ans.
Récemment, confie-t-il, il a acheté une bouteille de poison
» 30. Une atmosphère similaire règne dans une
vidéo réalisée en 2008 à propos de Paul Mawhinney
et de ses disques, qui constituaient alors la plus large collection
privée au monde 31. Tentant de la vendre à des fins
d'archivage alors qu'il estimait que plus de quatre-vingt pour cent de ses
disques n'avaient pas été rendus disponibles en CD, le document
se clôt dans le mélodrame des différents éclairages
s'éteignant sur les différentes parties de sa collection, le
titre « Music (Was My First Love) » de John Miles, et un texte
expliquant l'impasse dans laquelle la vente se trouvait. Elle a depuis
été réalisée par le brésilien « Zero
» Freitas, magnat d'une société de transports projetant de
rendre publique sa collection croissante de presque dix millions de disques.
Celui-ci affirme pour sa part estimer que les disques ne lui appartiennent
pas.
Il y a des milliers de disques qui me parviennent dont les
étiquettes contiennent des messages écrits à la main,
comme « ce disque appartient à untel, 1958 ». Eh bien,
même ce jour-là, le disque n'appartenait pas à cette
personne. Il est plus vraisemblable que la personne ait appartenu au disque.
32
28 Arnold Mortier, Les soirées parisiennes de
1878, Paris, E. Dentu, 1879, p. 153, cité par Élisabeth
Giuliani, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique
», art. cit. p. 91. Nous soulignons.
29 Erin Fleming a été accusée de mauvais
traitement envers Groucho Marx pendant ses dernières années. Voir
Howard Markel, « How Groucho Marx fell prey to elder abuse », PBS (en
ligne :
https://www.pbs.org/newshour/health/how-groucho-marx-fell-prey-to-elder-abuse,
consulté le 2 septembre 2021)
30 Evan Eisenberg, The Recording Angel, op.
cit., p. 4.
31 Sean Dunne, « The Archive - The World's Largest Record
Collection », YouTube (en ligne :
https://www.youtube.com / -
watch? v=SwXayHbUQ2o, consulté le 2 septembre 2021)
32 José Roberto "Zero" Alves Freitas cité par
Anton Spice, « Inside the world's biggest record collection. An interview
with Zero Freitas », The Vinyl Factory (en ligne :
https://thevinylfactory.com/features/inside-the-worlds-biggest-
111
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
L'écoute du disque, par la mécanique du «
jeu » qu'elle requiert encore dans l'écoute, relève d'une
expérience attentive. Lorsque le son n'est pas un simple fond («
background music » désigne la musique diffusée en
supermarchés), l'aspect rituel de l'écoute est
régulièrement relevé. Elle renvoie directement à la
présence-absence de l'interprète, et acquiert une dimension
religieuse palpable.
La reproduction mécanisée assure à
l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant
tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous la
forme d'une photographie, soit sous la forme de disque. La cathédrale
quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur; le choeur
exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans
une chambre. 33
Agnès Gayraud relève également
après Benjamin ce même caractère, dans ce qui paraît
en premier lieu comme une simple évocation de la « schizophonie
» dans son aspect le plus froidement pathologique : « la transmission
de la musique populaire enregistrée tient à sa
reproductibilité technique et, ce faisant, à sa capacité
de déterritorialisation (d'ubiquité et de résonance hors
de son territoire d'origine) ». Si la « déterritorialisation
» relève d'une description brute, l' « ubiquité »
et la « résonance » changent fondamentalement la perception de
cette écoute. Un rapport de convocation du corps sonore, absent,
relève d'un ordre quasi magique. Inversement, l'auditeur étend sa
corporéité, par l'écoute multipliée, à celle
des disques. La collection, dans ce qu'elle a d'unique, rend palpable la
survivance de l'esprit, mais rien de plus concret que cette survivance :
l'expérience corporelle est actée et prolongée dans des
artefacts qui en témoignent. Témoignage d'une
interprétation, ou création d'une oeuvre inédite dans un
corps tiers (le disque « constructif»); témoignage d'une
écoute dans une collection; et dans la plupart des cas, renvoi à
l'expérience du concert, unique rapport corporel intégralement
consacré à la musique. En dernier ressort, l'enregistrement
apparaît comme une expérience à la fois unique (dans la
singularité de sa pratique) et « universelle » (dans la limite
de l'humanité) -- elle relève de la nécessité d'un
rapport absolu aux corps finis et périssables.
record-collection-an-interview-with-zero-freitas/,
consulté le 2 septembre 2021)
33 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à
l'époque de sa reproduction mécanisée dans
Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 142,
cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Musique et
enregistrement, rupture ou continuité de l'art musical? », art.
cit., p. 20.
112
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Conclusion et ouverture
Si nous espérons avoir argumenté d'une
manière assez exhaustive et convaincante quant à l'influence de
l'enregistrement sur les notions de « musique » et de « son
», et avoir montré quelles conceptions émergeaient tout
à fait avec cette technologie au cours du XXe siècle,
ce n'est pas pour poser ces faits comme des données désormais
permanentes. Cette première intention didactique n'est sans doute qu'une
nécessité en vue d'une autre fin, qui a été de
ménager au fil de nos réflexions des limites comme autant de
fissures. Ceci dans l'espoir que les musiques, envisagées comme des arts
critiques au même rang que tous les autres, puissent les investir. Nous
n'énonçons nullement en cela la prétention de notre propre
influence potentielle, mais la conviction que nous pensons avoir pu forger ici,
que de tels interstices existent. Cette finalité, émergée
d'une manière très progressive au contact de cette recherche, est
presque en définitive son seul point focal. Encore un moyen de prolonger
nos dernières réflexions, en posant que nos propositions,
exclusivement discursives, ne se séparent pas non plus d'une
forme de création. « Non plus » : nous répondons en
cela à la position de Schafer, en pointant avec arrogance la
singularité de notre propre résolution. Nous ne pensons pas avoir
ici esquissé des préceptes, mais seulement avoir
considéré, d'après une observation attentive, certains
sentiers possibles -- y compris, certains vis-à-vis desquels nous
n'avions parfois aucun goût personnel. Une dernière attitude
rétrospective donc, qui nous porte à croire que nous avons aussi
pu tracer quelques passerelles en tentant de penser les modes
d'appréhension de différents types de musiques. Au rang
desquelles les musiques enregistrées les plus « constructives
» ont évidemment été les mieux servies, mais
d'autres, nous le croyons, ont été examinées
profitablement -- a minima, par et pour « nous ».
Cette conclusion sera le lieu d'une dernière remarque
en forme d'hypothèse. Il nous semble que l'enregistrement sonore, parmi
les définitions que l'on pourrait en donner, ne se distingue sans doute
pas mieux des autres technologies du son que par son caractère de
stockage -- un terme sans équivalent qui, par un hasard
étrange, semble remonter, au plus tôt, à 1877 1.
C'est peut-être par ce même terme qu'il conviendrait d'envisager
son avenir. Si l'enregistrement a pu donner la sensation d'une musique
abstraite de la matérialité, c'est par l'idée que le son
pourrait être reproduit en le
1 S. v. « stockage », Trésor de la
langue française illustré (en ligne :
https://www.cnrtl.fr/definition/stockage,
consulté le 3 septembre 2021).
113
SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
séparant de sa source première; puis par
glissement, produit sans cette première source; puis produit,
peut-être, sans aucune source. Cette vue absurde ne va pas en
décroissant puisque le stockage, aussi matériel qu'il soit en
dernier ressort, est erronément qualifié de «
dématérialisé », alors qu'il en passe uniquement par
un nouveau mode de médiatisation (la numérisation). Les supports
d'enregistrements évoluent comme ils l'ont fait depuis le début
de la reproduction sonore; et avant même son invention. Aussi longtemps
que l'information aura à s'appuyer sur la matière,
l'enregistrement aura un poids irréductible avec lequel nous nous
trouvons contraints de composer. Pour l'envisager, il nous semble qu'il
conviendrait de rendre publics les lieux méconnus que constituent les
archives sonores. Cette catégorie, qui recouvre aujourd'hui un nombre
impossible de réalités différentes -- ceci, autant par
l'histoire difficile de la succession des supports, que par la finalité
des enregistrements eux-mêmes, et encore, que par la diversité de
ce qu'il est possible d'entendre par la notion d' « archivage sonore
», recouvrant en dernier ressort n'importe quel enregistrement, qui est
déjà nécessairement un stockage. L'ouverture, à la
fois institutionnelle et privée, des différentes formes de
stockages d'enregistrements, est à notre sens une
nécessité sur plusieurs plans. Didactiquement, une telle
fréquentation des enregistrements sous ses formes les plus diverses,
rendrait peut-être d'abord inutile l'exposé que nous achevons --
aucun meilleur moyen de comprendre des musiques diverses qu'en les
fréquentant dans leur diversité, et sous des formes
dissemblables. En cela sans doute, sentirait-on la nécessité,
dirait-on, « patrimoniale » de s'attacher (notamment, mais pas
seulement) aux formes enregistrées des musiques. Mais l'on sentirait
également par là le poids matériel qu'elles impliquent, et
la nécessité de penser des formes écologiquement efficaces
de les conserver -- à cette question encore passablement informe, la
réponse semble pour le moment tout à fait inexistante. 2
2 Une partie de cette ouverture s'appuie sur un travail
réalisé en 2021 sur la notion d'archivage sonore. Elle est
accessible pour un temps indéterminé à cette adresse :
https://app.milanote.com/1Lk30N1dfcNM5p/projet--
conservation-sonore?p=o6KhxK6G261.
114
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LÓPEZ Francisco, « Sonic Creatures », 2019
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NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et écologie
acoustique », communication au colloque « There is no such thing as
nature! Redéfinition et devenir de l'idée de nature dans l'art
contemporain », Paris, mai-juin 2010 (disponible en ligne :
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SHERIDAN Chris, MUMMA Gordon, HYE Howard, KERNFELD Barry, s.
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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES
MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Discographie
ACQUAVIVA Frédéric, Tri (3 Clés DIY
Pour Installation Chronopolyphonique) [3xUSB], B@€, 2014.
-- Antipodes [QR-code sur jaquette PVC de type LP],
B@€, 2019.
BAUDOUIN Philippe, QUANTIN Lionel, NIORT Claude, Les
langues de l'éther [émission radio], France Culture,
2014.
BEATLES (The), Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band
[LP], Parlophone/Capitol, 1967.
CROATIAN AMOR, The Wild Palms [Cassette], Posh
Isolation, 2014.
NINE INCH NAILS, Year Zero Remixed [LP], Interscope,
2007.
-- The Slip [LP], The Null Corporation, 2008.
-- Ghosts I-IV [LP], The Null Corporation, 2008.
-- Ghosts V-VI [LP], The Null Corporation, 2020.
RIEU André, The King of the Waltz [4xCD],
Philips, 2002.
THROBBING GRISTLE, 20 Jazz Funk Greats [LP],
Industrial Records, 1979.
WAGNER Richard, SOLTI Georg, VIENNA PHILHARMONIC ORCHESTRA,
Der Ring des Nibelungen [19xLP], Londres,
Decca / London Records, 1967.
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