WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Sur le "paradigme de l'enregistrement". Terminologies musicales au XXe siècle


par Jason Mache
Université Paris-8 - Vincennes - St-Denis - Master philosophie 2022
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

SUR LE « PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT»

Jason Mache - Université Paris-8

TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Mémoire de Master mention philosophie Année académique 2020-2021

Dirigé par Bertrand Ogilvie et soutenu le 20 janvier 2022 en présence de Bertrand Ogilvie, philosophe et Makis Solomos, musicologue.

Sommaire

4

Avant-propos 5

Introduction 6

I. Déplacements

1. « Musique » 10

Enregistrement sans musique : la perte des voix - « Musicien » - « Musique » - Musique et enregistrement

2. « Paramètres du son » 20
Ébauche - Sémantique - Prédominance/prédominances ? -

3. « Son » 29

« Musique sonore » ? - Histoire du « son » et des « sons » - Tropismes - Problème d'une précession

II. Émergences

4. « Genres » 45

Pour une première échelle taxonomique : les « paradigmes musicaux » - Genre et enregistrement - Le « genre » hors de l'enregistrement ? - Fissures

5. « Disque » 59

Ébauche d'une histoire « rugueuse » - Émergence du microsillon - Persistance du format : le concept d' « album »

6. « Enregistrement » 73

Caractériser l'enregistrement - « Ontologies » et types - Paradigme et évolutions

III. Actualisations

7. Corps sonores 91

État des lieux : espaces et corps sonores - « Espace » et espaces, « arts sonores » - Contribution à l' « écologie acoustique » - Corps enregistrés

Conclusion et ouverture 112

Bibliographie 114

Discographie 118

4

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Remerciements

Mes remerciements vont à mes jurés de soutenance, pour leurs lectures attentives, le témoignage de leur intérêt authentique et la longue discussion qui s'en est suivie : mon directeur de recherche Bertrand Ogilvie, et Makis Solomos.

Je remercie vivement Marie Miguel, Sylvain Nicolino, Lucie Nourigat et Jean-Pierre Vieu pour les relectures, aides et encouragements dans l'impression et la distribution de ce mémoire.

Pour leurs contributions directes ou indirectes aux différentes étapes (et moutures) de ce long travail, je remercie Soliman Cosse, Didier Delrieu, Jean-Jacques Flores et Céline Jaspart, Benjamin Larvol, Éric Lecerf, Richard Linon, Guillaume Loizillon, Quentin Mur et Yoann Rouxel Esteing.

Merci à ma famille pour son soutien pendant mes six années d'études de philosophie, et à toutes les amitiés décisives, majoritairement musicales.

5

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Avant-propos

L'intention, pas seulement rétrospective je le crois, de ce travail, était celle de comprendre les musiques que j'écoute; que j'ai toujours écoutées, avant toute forme d'intentionnalité; les seules musiques que j'écouterai peut-être jamais véritablement. Il s'agissait donc de comprendre le sens de la limite qui les séparent de celles que je n'écoute pas, n'ai jamais écoutées et ne serai peut-être jamais en mesure d'écouter convenablement. Le problème est évidemment d'ordre éthique et souffreteux : cette limitation est observée, identique ou symétrique, chez l'autre. À dire vrai, la limite n'est jamais identique -- dialectique des goûts et couleurs; mais semblable, oui. Au point qu'un sens pouvait être espéré; et cette vie consiste tout entière à orpailler de tels éclats de sens, que j'ai appris aussi, une fois touchés, à rejeter dans leur milieu. La nature de ce travail est néanmoins plutôt inverse de cette dernière manie : il convenait, me semble-t-il, de constituer une petite statuette, à plaquer de ces paillettes qui par nature se fanent au contact de la colle. Manquant des astuces que je n'ose jamais espérer développer, cette oeuvre en demeure à l'état d'exercice, d'une médiocrité certaine. Néanmoins, en souvenir de la recherche véritable dont j'ai retiré suffisamment du sens que je cherchais, et dans l'espoir que quelques-uns de ses reflets pourront surgir à la lecture de ce compte-rendu, je dédie cette sorte de « carte postale » à mes parents.

6

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Introduction

À première vue, l'enregistrement sonore n'est pas une notion particulièrement attrayante. Il faut commencer, pour saisir l'enjeu de notre travail, par le considérer sous un aspect autre que ce que l'on y entend généralement. L'enregistrement est évidemment une technologie, et désigne du même coup un ensemble de pratiques techniques d'un ordre plus ou moins spécialiste. Mais son usage majeur est évidemment le domaine musical. C'est un fait que nous affirmons dans ce texte et qui, nous semble-t-il, se vérifie amplement à sa lecture. Mais sans cela, l'enregistrement est déjà intuitivement associé à la musique, et en s'y arrêtant un instant, on peine bien à lui attribuer des usages majeurs, au-dehors de celui-ci. Il en existe évidemment; en particulier, le son enregistré est une donnée primordiale du large domaine « audiovisuel », et d'un autre champ qui recoupe parfois ce premier, les télécommunications. Mais au-dehors de ceux-ci, l'usage de l'enregistrement est souvent anecdotique. Au sein de la musique en revanche, l'enregistrement n'est pas le simple moyen technique que nous avons déjà décrit. Il constitue aussi et surtout la forme principale sous laquelle nous entendons et écoutons les musiques depuis le XXe siècle. Les « disques » sont des enregistrements sonores; les « albums » en sont; un « titre » ou « morceau » désigne souvent, outre une composition musicale, un artefact sonore particulier. Le concert même, souvent considéré comme son envers, fait un usage abondant de ses techniques : que ce soit par le simple (mais souvent nécessaire) usage de microphones et de haut-parleurs, ou par l'adjonction à la performance instrumentale d'enregistrements effectués antérieurement. Pour les « techniciens du son », l'enregistrement constitue la genèse et l'outil de leur travail, sans quoi celui-ci n'a pas lieu d'exister. Pour les musiciens, l'enregistrement constitue un cadre (le studio), un passage obligé, et souvent une finalité. À partir de ce point, il est aisé de comprendre comment la musique a pu subir l'influence, majeure, de cette technologie. Alors que, dans son acception musicale, elle n'existe pas depuis beaucoup plus de cent ans, elle est indéniablement devenue le principal moyen d'accès à toute musique. Si l'enregistrement paraît donc une matière spécialiste de peu d'intérêt, c'est que cet état de fait est d'un quotidien banal, et que sa singularité historique est ainsi rendue généralement imperceptible.

Ce texte est parcouru par une thèse générale, et explore un certain nombre d'hypothèses annexes. La principale, bien que discrète, affirme dans notre chapitre central (sur les « genres » musicaux) que

7

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'enregistrement fonde la rupture entre ce que nous appelons usuellement les musiques « savantes » et les musiques « populaires » occidentales; toutes deux se distinguant d'une pratique souvent oubliée dans cette tension, les musiques « orales ». Elle s'appuie sur le fait que nous venons de présenter : l'enregistrement n'est pas seulement un ensemble de techniques, il est également à l'origine de représentations singulières. En cela, l'enregistrement est ici envisagé comme un « paradigme » musical -- une acception de la « musique » qui ne peut être confondue ou envisagée depuis un autre ensemble de conceptions. Les musiques « savantes », avec leurs critères propres, sont dès lors incapables de rendre compte d'une musique générée par ce « paradigme » enregistré. À l'inverse, un « auditeur » accoutumé aux formes enregistrées de la musique, et aux musiques particulières qui y sont créées, ne peut pas, sans un mouvement intentionnel et laborieux, saisir pertinemment des musiques issues de la tradition écrite occidentale, ou de toute autre tradition musicale. Nous cernons ici les bornes de notre réflexion. Si ce raisonnement peut sembler extrapolable à l'extérieur de la scission que nous décrirons, entre ce paradigme écrit de la musique, et celui, enregistré, qui lui succède et avec qui il cohabite, l'objet de notre examen n'est pas d'affirmer ce passage épistémique. Notre examen s'en tiendra strictement à l'émergence de l'enregistrement, et à certaines de ses implications. Enfin, nous ne sortirons pas non plus des considérations en lien direct avec le champ de la musique, et parfois des sons enregistrés en général. Si l'examen peut donc paraître mince d'un point de vue sociologique, que les méthodes propres à l'historiographie ne sont pas respectées, ou que des enjeux de philosophie politique suscités par notre réflexion sont mis de côté, c'est qu'il convient de ne pas les y rechercher.

Une discipline, cependant, pourrait sembler prétendre à un statut légèrement différent dans cet examen. Affirmons immédiatement que ce travail ne relève en rien de la linguistique. Notre biais lexical, du moins, ne signifie pas qu'une quelconque méthodologie instituée a été convoquée ici. Il faut plutôt le comprendre ainsi : l'attention aux usages langagiers qui se trouvent modifiés ou générés par l'enregistrement sonore et musical nous a paru un moyen d'accès aux conceptions que nous avons voulu traiter ici. Ce n'est pas une pratique originale de la philosophie que de prendre pour témoignage de la pensée doxique les vocables qui ont cours de la manière la plus usuelle. Ils sont des éléments palpables d'une pensée parfois informe -- l'or de cette discipline. Pour autant, la méthode demeure arbitraire; ce dont il faut un peu, pour parvenir à une mise en forme. C'est donc ce biais qui nous permet aussi de comprendre l'articulation de nos différents chapitres. Dans une première partie seront considérées des conceptions musicales anciennes, qui ont subi sous l'influence de l'enregistrement des modifications notables. Sans se voir pour autant supprimées, leurs définitions sont déplacées par l'émergence progressive de ce paradigme. À plus forte raison, ces

8

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

modifications ne sont pas autre chose que des déplacements, car si un paradigme de l'enregistrement émerge dans la musique occidentale, il ne détruit pas pour autant l'édifice constitué avant lui : avec la cohabitation des pratiques et des représentations, ce sont bien des déplacements ou des complémentations, qui affectent ces concepts préexistants. Ce sont donc les notions même de « musique » et de « son » qui sont essentiellement ici en jeu. Dans une seconde partie, les termes que nous envisageons seront, en revanche, propres au paradigme de l'enregistrement. De nouvelles catégorisations émergent avec lui pour rendre compte des nouvelles formes musicales qui y naissent, mais pour autant, il ne s'agit nullement de termes d'un ordre plus technique -- les musiques « populaires » sont ordonnées par des notions tout aussi « populaires », qui sont évidemment les plus efficientes, puisque correspondant à des pratiques. Quant à la troisième et dernière partie de notre étude, elle diffèrera légèrement par sa forme des précédentes. Si elle tentera également de cerner certaines notions qui relèvent pour leur cas d'une conscience émergente du rôle de l'enregistrement, l'ordonnancement y sera moins sensible. C'est que les notions d' « espace », d' « arts sonores » et d' « écologie acoustique » qui y sont envisagées, nous paraissent recouvrir des formes de réactions au paradigme musical de l'enregistrement, dont nous tenterons une critique. Après avoir esquissé une cartographie assez précise de ce paradigme, il nous aura semblé que ces conceptions contemporaines méritent d'être replacées dans la complexité du passage que nous aurons décrit. À notre sens, toutes semblent s'emparer en substance de la question du corps, en considérant largement que celui-ci n'aurait aucune sorte de rôle dans le paradigme enregistré de la musique. C'est ce postulat que nous tenterons finalement d'y discuter, en dialogue avec ces notions contemporaines.

I.Déplacements

10

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Musique»

Il peut apparaître déroutant de traiter de musique en tout premier lieu : ceci, non pas parce que musique et enregistrement nous paraîtraient étrangers; mais seulement car, pour les besoins de cette étude, cela semble consister à « vendre la mèche », là où l'on s'attendrait à la voir s'affiner longuement, et plus ou moins silencieusement, jusqu'à sa révélation lors d'un climax didactique. Il n'en est rien. En pratique, la musique s'impose rapidement, dans l'examen de ce que l'enregistrement vient affecter. C'est -- du moins pour nous -- à partir de ce questionnement que la pensée se raffine, par examens successifs. En aucun cas la musique ne peut constituer un point d'arrivée : cela aboutirait difficilement à autre chose qu'une idée de la musique enregistrée, dont nous ne voudrions pas négliger l'intérêt, mais qui n'est pas le nôtre.

Il est sans doute nécessaire de noter pourtant que dans l'histoire précoce de l'enregistrement sonore (c'est-à-dire, à l'époque de son invention), et même avant cela dans ce que l'on nommerait la préhistoire de l'enregistrement, la musique n'a pas une place de choix -- le plus souvent, elle n'y tient aucune place. L'intention derrière l'invention de l'enregistrement ne s'est jamais portée sur le souci de la musique. Il convient de présenter ce qui est entendu par les termes d'« histoire précoce » et de « préhistoire » ; et cette présentation suffira seule à faire sentir cette absence de souci musical.

Enregistrement sans musique : la perte des voix

Il existe un certain nombre de mentions de l'enregistrement sonore qui précèdent son invention. Certains précèdent également les conditions et le contexte technologique dans lequel il naît, c'est-à-dire le contexte occidental industriel et capitaliste de la deuxième moitié du XIXe siècle. Tout comme la photographie, qui partage avec lui un certain mode de représentation du réel sensible, l'enregistrement est tributaire de ce contexte technologique : en dehors de celui-ci, la conception d'une image « photographique » ou de ce que l'on appelle un « enregistrement sonore » n'a rien d'une évidence. Si nous n'avons pas de difficulté à les comprendre, c'est que nous avons fait, par exemple, l'expérience directe d'un monument capturé par un appareil capable de reproduire notre vision sur un support (du papier glacé, un écran), et de la même manière, nous savons que si nous parlons dans un microphone relié à un système quelconque de sauvegarde, nous pourrons entendre

11

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

bientôt le timbre désagréable de notre voix énonçant les mêmes mots avec la même inflexion. Sans ces expériences, nous nous trouverions démunis à comprendre exactement comment une photographie ou un enregistrement sonore a été produit (« est-ce le travail d'un génie pictural ? » ; « j'entends une voix, mais je ne vois personne parler ? » 1) : il y a sans doute beaucoup de cela dans le fait que la musique soit si mal placée dans l'ordre des préoccupations liées à la possibilité de recueillir des sons à partir de leur émission. Si l'enregistrement a pu être conçu avant qu'il ne soit rendu possible, c'est uniquement semble-t-il grâce à la conscience d'un problème d'ordre existentiel, qui suggère dans son énonciation même la fiction d'une conservation du son : la perte de la voix humaine.

L'introduction donnée à leur ouvrage collectif par Pierre-Henry Frangne et Hervé Lacombe est abondamment nourrie par un ensemble de référence littéraires. L'intention n'est pas anecdotique, car c'est évidemment à travers les livres que l'on trouve, éparses, de toutes premières conceptions d'un enregistrement acoustique -- partant de certaines de ces références, les auteurs passent progressivement à la réception d'auteurs contemporains de l'invention du phonographe, tel Proust, célèbre abonné du théâtrophone. Frangne et Lacombe citent ainsi les « paroles gelées » ranimées par Pantagruel 2, peut-être héritée d'un ouvrage écrit quelques années avant par Baldassar Castiglione; peu après, « le narrateur du Quart Livre rêve [...] [de] pouvoir mettre en réserve quelques mots nouvellement prononcés, qu'il appelle «motz de gueule» ». Pour les auteurs, c'est une thématique centrale de l'enregistrement qui se révèle déjà chez Rabelais : la dissociation du son et de sa source, et le rapport consécutif à la mort. Pensée évidemment présente dans les mots de Deleuze, les « machines à fantômes » répondant directement à Edison et son « nécrophone », à Joyce et sa proposition d'équiper chaque tombe d'un phonographe 3. Une autre référence est celle de (l'historique) Cyrano de Bergerac qui, dans les États et empires de la lune, découvre un mécanisme équivalent aux « baladeurs » ; une fois de plus, il ne s'agit pas ici de musique, mais de paroles : l'appareil est dédié aux livres. Et toujours, l'enregistrement renvoie à la disparition : « ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de

1 Lors d'une présentation publique du gramophone, Jean-Baptiste Bouillaud, médecin et physiologiste, s'indigna devant le prétendu appareil, en taxant le représentant d'Edison de ventriloque. Le récit est relaté d'après Camille Flammarion par Philippe Baudouin, « Machines nécrophoniques » dans Thomas A. Edison, Philippe Baudouin, Le royaume de l'au-delà précédé de Machines nécrophoniques, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 7-8. Baudouin cite également un compte-rendu de l'Académie des sciences dans lequel le même M. Bouillaud persiste dans l'idée que l'invention n'est qu'une tromperie.

2 François Rabelais, Le Quart Livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel [1552], Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 193, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction. Musique et enregistrement : rupture ou continuité de l'art musical ? », p. 12, dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

3 Sur ce thème, écouter Philippe Baudouin, Lionel Quantin, Claude Niort, Les langues de l'éther [émission radio], France Culture, 2014 [disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-de-la-creation-14-15/les-langues-de-lether, consulté le 31/08/2021].

12

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

vive voix » 4. Plusieurs siècles après, et dix ans seulement avant que le tout premier enregistrement sonore ne soit réalisé par Édouard-Léon Scott de Martinville, Théophile Gautier n'avait aucun doute sur cet avenir, tirant sa certitude de la comparaison à la photographie naissante : « De même que l'on a forcé la lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on parviendra à faire recevoir et garder [...] les ondulations de la sonorité » 5. Là aussi, Gautier est directement inspiré par la mort d'une comédienne, et par la possibilité de conserver sa voix -- non seulement son timbre, mais les inflexions qui importent au théâtre. Encore, mais sans plus d'indication, le Dictionnaire de la musique de Marc Vignal évoque Platon 6 ; Frangne et Lacombe citent Musset, mais ces références semblent moins frappantes que les premières. Retenons deux faits : qu'avant son invention, la conception d'un enregistrement des sons est un accident rare; et que la voix est systématiquement à la génèse de cette conception -- plus encore, c'est sa perte, soit la mort, qui génère l'idée d'un tel enregistrement.

Edison enfin, dans un article de 1878 en forme de longue liste, énonçait les usages auquel son invention pourrait aboutir, une fois que la praticité et la qualité en seraient améliorées. Cette vision surprenante énonce la possibilité d'enregistrements musicaux parmi d'autres possibles, plus ou moins visionnaires (préfiguration du message vocal; dictée; enseignements oraux enregistrés; livres; « souvenirs familiaux » -- c'est-à-dire, à nouveau la conservation des voix; jouets; horloges parlantes; enfin discours parlés en tous genres). La place de la musique, qui apparaît après des propositions apparemment anecdotiques, a retenu un grand nombre d'historiens de l'enregistrement comme un témoignage frappant de la distance qui nous sépare de l'occident de la fin du XIXe siècle, sur la conception de l'expérience musicale. Edison appuie avant tout sur la voix (ou peut-être plutôt « les voix », le projet de « nécrophone » succédant au phonographe), mais forcé par la recherche et la commercialisation à venir, la réflexion aboutit finalement à un possible usage musical. Si le nom de Thomas Edison est le plus largement retenu de l'historiographie, plus que ceux de Léon Scott de Martinville (auteur d'un pli cacheté intitulé Principes du phonautographe en 1857), de Charles Cros (déposant son « paléophone », encore virtuel, en 1877, quelques mois seulement avant le « phonographe » d'Edison), d'Alexander Graham Bell et Charles Sumner Tainter (concurrençant Edison sur le plan commercial avec un « graphophone » proposé en 1887, à partir des travaux de Bell sur la téléphonie) ou d'Emile Berliner (avec le « gramophone », promu par les enregistrements sur disques dès 1889), c'est précisément en raison de cet esprit pragmatique aiguisé qui mènera Edison et Berliner à s'engager d'abord dans la promotion active de leurs

4 Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune. L'autre monde ou les états et empire de la lune [1657], Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 104, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, art. cit., p. 14.

5 Théophile Gautier, Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, t. 5, Paris, Hetzel, 1859, p. 63, cité par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, op. cit., p. 137.

6 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, Paris, Larousse, 2017 [2005], p. 344.

13

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

inventions, puis très rapidement dans leur commercialisation, qui passera de manière paradoxale par la création d'un marché musical de l'enregistrement.

De ce point de vue, l'histoire précoce de l'enregistrement se distingue assez clairement en trois phases : 1/ L'invention technologique de l'enregistrement que nous venons de présenter, de 1857 à la fin des années 1880 ; 2/ un temps de promotion, ouvert par Edison avec la présentation en séance publique d'un phonographe fonctionnel dès 1878, et se poursuivant notamment avec des mentions littéraires qui présentent ces divers appareils à reproduire les sons, avant qu'ils ne passent définitivement dans le champ de l'ordinaire : il est sans doute légitime de considérer qu'avec la nouvelle « Le phonographe » de 1896, Armand Silvestre n'avait déjà plus de prétention didactique à faire découvrir un appareil mystérieux à son lectorat; 3/ une dernière étape accomplie par cette même génération d'inventeurs est celle de la commercialisation des appareils d'enregistrement et de diffusion sonore, et de la production d'enregistrements : histoire qui démarre elle aussi avec en 1878 avec le lancement de la Edison Speaking Phonograph Company. Cette étape progresse nécessairement avec beaucoup plus de lenteur, et s'étend jusqu'autour de 1900, année de fondation de Victor, dernière créée des grandes firmes fondatrices de production d'enregistrements, après quoi le marché de l'enregistrement se cristallise définitivement autour du marché de la musique enregistrée. Les recherches se focalisent dès lors autour de la qualité du son, de la robustesse des appareils (principalement de lecture, et non plus d'enregistrement), et les manières d'en réduire les prix 7. La commercialisation de la musique devient l'objet principal de l'enregistrement sonore, et s'adresse à un public croissant.

«Musicien»

À la suite de cette période d'invention -- et de « digestion » de cette invention, placée sous le signe de la compétition technologique et commerciale -- l'enregistrement commence une période d'affinement. Au départ, l'objet est en fait tellement grossier dans la restitution sonore, que le terme d' « affinement » est quasiment impropre. C'est ce qui explique en partie qu'outre les découvreurs de l'enregistrement sonore, qui songent essentiellement à la parole, les musiciens mêmes ne se pressent pas pour faire entrer leur art dans ce nouveau territoire peu avenant. Le fait est bien connu que, pendant la courte existence des cylindres de cire (progressivement évincés par le disque et ses avantages incontestables, dont le primat est entériné après la première guerre mondiale), enregistrer la musique n'est pas chose aisée. Plusieurs problèmes, qui semblent aujourd'hui monstrueux, contraignent l'opération. Le principal est celui de l'amplification inexistante, qui

7 Élisabeth Giuliani, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 87.

14

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

contraint à un niveau sonore conséquent, éliminant d'emblée un certain nombre d'instruments, et incommodant sensiblement le jeu des musiciens, en obligeant à un certain positionnement face au cornet d'enregistrement.

[...] [A]insi les cors d'harmonie doivent-ils, pour diriger leur pavillon vers le cornet d'enregistrement, tourner le dos au chef d'orchestre et placer sur leur instrument un miroir pour pouvoir suivre ses indications ! On imagine l'ambiance quelque peu surréaliste qui a dû régner dans les studios Victor de New York le 6 janvier 1910, lorsque Caruso, accompagné de la soprano Frances Alda, enregistra l'air du Miserere extrait du Trouvère de Giuseppe Verdi avec l'Orchestre du Metropolitan et son choeur, soit plusieurs dizaines de musiciens... Enfin, il faut signaler que la température qui règne dans les studios est élevée (plus de 30 °C) afin que les disques en cire soient suffisamment mous pour que le stylet de gravure puisse tracer les sillons. Avec une telle chaleur, les interprètes se fatiguent vite et les instruments se désaccordent régulièrement. 8

Un autre est celui de l'intervalle de fréquences que les premiers appareils et supports sont en mesure d'enregistrer ou de restituer, privant des fréquences aiguës, et également d'une quantité de fréquences basses 9. L'enregistrement est encore un maigre témoignage des pièces musicales, et à nouveau pour cette raison il exclut immédiatement certains instruments (avec les répercussions que l'on imagine sur le choix restreint des pièces enregistrables). Enfin, c'est peut-être par-dessus tout la reproductibilité des enregistrements qui se trouve, à l'origine, grandement limitée. Lorsqu'il ne s'agit pas pour le chanteur ou les musiciens d'enregistrer individuellement (ou presque 10) chacun des exemplaires, il n'est pour autant jamais envisageable, jusqu'en 1925 11, de préparer une séance de studio comme un travail d'orfèvrerie : à ce moment, l'enregistrement n'est pas une « prise » destinée à être comparée à d'autres, sélectionnée et mélangée aux autres instruments, mais bien la gravure définitive d'une pièce, aussi irrévocable qu'un concert, mais destinée à être réentendue.

Malgré tout, l'enregistrement gagna progressivement sa place dans la vie et dans le travail des musiciens. Mais dans ce même temps (c'est-à-dire, tout au long de l'intégration progressive de l'enregistrement sonore à la sphère musicale, et précisément à cause de ce fait), s'opère un changement dans ce que recouvre la notion composite de « musicien ». Cela constitue sans doute le premier changement effectif et manifeste du « paradigme » de l'enregistrement. Ici, il ne s'agit aucunement de montrer que la définition du « musicien » se modifie avec l'arrivée de l'enregistrement (ce qui est simplement faux). Mais la catégorie de « musicien », prise comme un ensemble, se trouve bousculée de l'intérieur (dans une certaine mesure, on peut aussi arguer que de

8 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3. Une histoire de la musique enregistrée XIXe-XXIe siècles, Paris, Autrement, 2008, p. 32-33.

9 Selon Élisabeth Giuliani, les fréquences variaient entre 250 et 2500 Hz, soit l'équivalent de la restitution sonore permise par un téléphone. « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique », art. cit., p. 89.

10 Par un jeu de tubes communiquant le son entre plusieurs appareils et l'adjonction de cornets supplémentaires, plusieurs supports peuvent parfois être gravés simultanément. Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 26.

11 L'enregistrement éléctrique supplante alors l'enregistrement mécanique. Voir Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 44

15

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

nouveaux types de « musiciens » apparaissent avec les évolutions que l'enregistrement produit dans le champ de la création musicale -- arrangeurs, certains métiers compris sous la catégorie générique d' « ingénieurs du son », etc. : mais ce n'est pas un point sur lequel nous nous attarderons).

Il faut commencer par faire remarquer que les artistes précédemment cités, et l'écrasante majorité de ceux que nous pourrions ajouter à un examen, quel qu'il soit, de l'histoire de la musique enregistrée, ont entre eux un point commun déterminant : ces musiciens sont des interprètes. Or, avec la formalisation progressive d'une écriture musicale occidentale étalée sur plusieurs siècles, les « musiciens » trouvaient leur définition la plus remarquée dans la catégorie de compositeur, situation en vigueur au moment où l'enregistrement est inventé, et lorsqu'il démarre son émergence progressive dans le champ musical. Cette analyse demande certes d'exclure (ce qui n'est pas moindre), l'ensemble des musiques issues des traditions orales qui peuvent à ce même moment avoir cours. Néanmoins, il faut bien constater qu'entre le début et le milieu du siècle, l'interprète gagne en importance au point de supplanter le compositeur dans la hiérarchie implicite régissant la typologie des musiciens -- si ce n'est dans la figure individuelle du musicien, tout du moins dans sa fonction. Glenn Gould est ainsi effectivement le personnage-clé de ses interprétations, et prend en cela le pas, nominalement, sur les compositeurs qu'il joue. En revanche, avec l'exemple canonique des Beatles, c'est l'interprétation (qu'elle soit enregistrée ou scénique) qui supplante en valeur la composition : difficile d'envisager qu'un album « des Beatles » eût pu désigner un ensemble de compositions du groupe, interprété par d'autres musiciens. L'inverse est également vrai, mais en ceci, ce dernier exemple n'est sans doute pas le plus parlant. Celui d'Elvis Presley, qui sélectionnait pour les interpréter des chansons qui lui étaient soumises plus souvent qu'il n'en composait lui-même 12, ou de Johnny Cash, demeuré tout au long sa carrière célèbre pour des interprétations, mais très peu en tant que compositeur, sont plus significatifs : le nom de l' « artiste » (pensons aux jaquettes d'albums ou aux affiches de concerts) est systématiquement celui de l'interprète -- au point parfois de se retrouver fallacieusement co-crédité pour l'écriture, lorsqu'il n'en est que le premier interprète.

Plus la musique se trouve donc enregistrée, c'est-à-dire a minima afin de créer un témoignage d'une oeuvre écrite à travers l'une de ses interprétation (qui n'est qu'une contingence), ou à l'inverse, pensée en vue de son enregistrement voire même créée directement à partir de lui (le cas des musiques électroacoustiques), et plus l'interprétation (terme qui, à un certain point, n'a plus aucun sens) gagne en importance dans la musique en général au point de modifier la manière de la créer, ou de l'entendre. Si l'on peut nuancer cette assertion en pointant, avec François Delalande, que

12 Voir le livre de Ken Sharp, Elvis Presley. Writing for the King [livre + double CD], s. l., Follow that dream/Sony-BMG, 2006, dans lequel l'auteur s'entretient avec plus de cent-quarante compositeurs de chansons ayant vu leur travail interprété par Presley.

16

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'enregistrement n'opère pas exactement un tournant, mais plutôt une catalyse d'un mouvement qui était déjà en germe depuis des siècles de musique occidentale 13, le point d'arrivée demeure : la notion de « musicien » se trouve sensiblement, et à grande vitesse, modifiée par l'influence grandissante de l'enregistrement sonore au XXe siècle.

«Musique»

Nuançons néanmoins le rôle de l'enregistrement, non plus dans le processus de glissement vers l'interprétation, ou vers le « timbre » (que nous examinerons dans le chapitre suivant), mais plutôt dans la remise en question directe de l'écriture musicale. Si l'enregistrement entérine certainement une rupture avec le « paradigme de l'écriture », y compris par la proposition d'un moyen de la dépasser (l'enregistrement sonore lui-même), cette contribution technologique à un changement d'ampleur voisine de profonds questionnements, portant déjà sur les limites de l'écriture musicale. Ceux-ci sont multiples, et c'est pourquoi on ne peut mieux dire que l'enregistrement les « voisine » : certains précèdent son invention, d'autres sont contemporains de son émergence dans la musique. La littérature musicologique sur ces thèmes ne manque pas, et nous n'avons aucune prétention à nous aventurer au-delà d'une simple liste, qui suffira certainement à cette parenthèse. Aussi bien la queue du romantisme (autant dire : l'événement Wagner), que les diverses explorations relatives à la modalité, puis à l'atonalité (dodécaphonisme et musique sérielle), que l'émergence du jazz, et enfin les premières expériences de l'électricité en musique, ont diversement contribué à remettre en cause la prédominance de l'écriture, en pointant ses limites (tonales, rythmiques, « paramétriques », instrumentales). D'autres explorations plus ou moins minorées pourraient encore être ajoutées, dont celles de John Cage dans son intérêt inédit pour la percussion, puis plus notoirement par ses modifications instrumentales (« préparation » du piano), puis l'insertion de paramètres aléatoires; ou son ami Morton Feldman pour ses expérimentations pionnières dans le domaine de la composition « graphique ».

Une fois cette nuance opérée, le constat demeure cependant que l'enregistrement sonore précipite et ratifie une rupture, à la fois technique et musicale, vis-à-vis du système de notation occidental. Pour bien le cerner, la notion de paradigme est utile, et nous l'utilisons volontiers aux côtés de François Delalande : en demeurant dans la perspective d'une musicologie classique, se référant à la notation, il y a de grands risques de ne pas comprendre ce que cette rupture implique exactement. C'est, dans l'ensemble, une nouvelle représentation de ce qu'est la « musique » qui se

13 Voir François Delalande, Le son des musiques. Entre technologie et esthétique, Paris, INA-GRM/Buchet-Chastel, 2001, p. 26-30.

17

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

fomente progressivement, dans ses représentations autant que dans ses pratiques 14. Manquant de recul, il est aisé de passer sur ce qui apparaît, et ne percevoir que les disparitions que cette nouvelle conception implique : une certaine richesse « compositionnelle » (malgré son émergence dans notre champ de recherche, ce terme demeure un néologisme pour certains dictionnaires 15), héritée de siècles d'affinements et de ruptures, se voit rayée des préoccupations d'un grand nombre de musiciens. Mais cette attention se transfère sur d'autres plans, que nous développerons par la suite. La répétition à l'identique de motifs mélodiques, des rythmiques d'une simplicité manifeste, ou encore une technique instrumentale moindre (voire nulle), font l'objet d'une acceptation générale, pourtant l'opération qui s'y joue relève d'un déplacement dont les « pertes » recouvrent des « gains », et supposant une recomposition des critères de « pertinence », selon le terme que François Delalande emprunte à la linguistique 16. De nouvelles techniques apparaissent, en rapport avec l'enregistrement : le « mixage » accompagné des coupes et collages divers que le travail de studio rendent possibles; la possibilité de travailler les sons sous de nouvelles conditions (échantillonnages et boucles, modifications de vitesse, ajout d'effets, etc.). Pour penser un tel changement paradigmatique, une musicologie établie est impuissante : quelle nouveauté mélodique ou harmonique d'intérêt peut-on dégager de la musique « pop » ? -- effectivement aucune. Et concernant des cadres (repoussant précisément cadrages) dans lesquels la recherche formelle se fait plus palpable, la situation paraît pire encore : que tirer, avec les outils du solfège, de propositions bruitistes, de collages électroacoustiques -- nous sommes tentés de dire : « où il n'y a pas trace de musique » ?

Musique et enregistrement

Si, encore une fois, l'enregistrement n'est pas seul responsable de ces questionnements, son rôle ne peut pas être négligé; mais pour le comprendre, nous ne pouvons pas demeurer au déplacement que nous avons déjà pointé, qui consiste dans l'émergence de l'interprète sur le devant de la scène musicale. Si les musiques se modifient avec l'enregistrement, c'est, au fond, une affaire presque extra-musicale : pour qu'un changement paradigmatique s'opère, il faut que le champ qui définissait la musique se déplace. Et bien que cela incluse des bousculement internes (tel est celui qui recompose la hiérarchie entre composition et interprétation), des déplacements que l'on pourrait qualifier d'externes, c'est-à-dire redéfinissant les limites du champ, pèsent sans doute beaucoup plus

14 Voir un commentaire épistémologique sur cette intersection entre représentations et pratiques, infra, p. 59.

15 Nous relevons quatre occurrences dans l'Encyclopædia Universalis, relatives à la musique contemporaine; des entrées apparaissent dans le Dictionnaire Larousse et le dictionnaire collaboratif Wiktionnaire ; à l'inverse, pas d'entrées dans Le Robert, le Trésor de la langue française illustré, ni aucune version du Dictionnaire de l'Académie. L'usage se partage entre musicologie contemporaine et linguistique.

16 François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 23-26.

18

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

lourdement. C'est à cet endroit que se mêlent des réflexions croisées sur la « musique » et l'enregistrement sonore, les deux avançant de pair au cours du XXe siècle.

La chaîne d'implications (que nous n'épuiserons pas) se déroule sans grand encombre, en partant du simple fait que l'enregistrement permet à la musique -- comme pour n'importe quel son -- d'être réentendue indépendamment de sa source de production. Il faut donc se représenter ce que cela signifie en particulier pour la musique : elle ne dépend plus, dès lors, des instrumentistes pour pouvoir être « jouée » et entendue.

Contrairement à l'auditeur du concert, l'amateur de disque peut en effet choisir le moment où il écoutera l'oeuvre, mais il peut également l'interrompre, ou encore l'écouter autant de fois qu'il le désire. Ce nouveau statut que l'appareil donne à l'auditeur est résumé par l'emploi d'une expression qui parcourt tout l'entre-deux-guerres : l'amateur de disque n'écoute pas une oeuvre sur son phonographe, il la « joue », soit pour lui-même, soit à des amis qu'il a réunis. 17

Si cette dernière écoute « entre amis » relève encore du collectif, c'est néanmoins une entrée dans la sphère privée, et cette pratique peut être largement minimisée face à l'importance d'une écoute solitaire qui se passe désormais d'explication tant elle est généralisée et perpétuée à travers les supports d'enregistrement, « du phonographe au mp3 » ainsi que le même Ludovic Tournès nomme son étude historiographique. Quels que soient les genres musicaux le concert demeure un des moyens de la musique, mais perd de son apanage, qui n'a jamais connu de concurrence semblable à celle de l'enregistrement : l'expression « musique de chambre », dans son acception la plus littérale, peut recouvrir ce qui se rapproche le plus de l'usage « privé » que nous évoquions. Le développement d'une pratique domestique de la musique, connaissant son apogée au XIXe siècle, notamment à travers le piano et l'édition musicale 18, et une certaine forme d'enregistrement à travers les automaphones (instruments mécaniques) 19, constituent sans doute les plus solitaires des usages musicaux avant le phonographe. L'émergence d'une telle pratique n'est donc pas une moindre rupture dans l'histoire de la musique. Avec celle-ci se fomente précisément une modalité inédite de l'écoute, que l'on a pu appeler « acousmatique » 20 : la musique libérée de sa dépendance vis-à-vis de sa source musicienne

17 Ludovic Tournès, « Le temps maîtrisé. L'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'hisoire, 92/4, 2006, p. 12.

18 Sur l'édition musicale et la pratique domestique : Rémy Campos, « Les nouveaux Solfèges du Conservatoire de Paris (1865) et le commerce de l'édition pédagogique », dans Joann Écart, Étienne Jardon, Patrick Taïeb (dir.), Quatre siècles d'édition musicale, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2014, p. 258 ; Denis Lafrance, Serge Provençal, L'édition musicale. De la partition à la musique virtuelle, Austin (Québec), Berger, 2010, p. 22-27, p. 30 ; Denis Lafrance, Après la disruption. Innover en édition musicale, Austin, Berger, 2020, p. 52-53 ; S. v. « Édition musicale », dans Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 331-333 ; Sophie Maisonneuve, L'invention du disque. 1877-1949. Genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Archives contemporaines, 2009, p. 58-59.

19 Le terme d'automatophone est relevé par Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 126. Voir aussi Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, ibid., p. 73 et Chris Sheridan, Gordon Mumma, Howard Hye, Barry Kernfeld, s. v. « Recording », Grove Music Online, [en ligne, accès restreint, consulté le 01/09/2021].

20 Expression que l'on trouve chez Pierre Schaeffer, « Notes sur l'expression radiophonique » [1946], dans Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du livre, 2002, p. 82-84. L'extrait est cité par

19

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

devient un objet « purement sonore », là où elle demeurait précédemment rattachée à des situation ancrées dans « la réalité corporelle, objectale et visuellement perçue » 21. « Corporelle », car liée au corps du musicien jouant de son instrument (et à plus forte raison lorsque l'instrument est la voix), et le rapport de celui de l'auditeur placé dans le lieu et la temporalité spécifiques du concert; « objectale », car dépendante d'objets sur lesquels l'auditeur n'a pas ou peu de pouvoir direct (un concert ne dépend pas de tel ou tel membre du public); « visuellement perçue », puisque tous les éléments de cette « réalité » renvoient à des contextes synesthésiques où la musique s'incarne de manière concrète dans le monde.

Ces ruptures vont rapidement modifier en profondeur les pratiques et représentations en jeu dans l'écoute -- celle de tous les auditeurs : du « public », certes, mais également celle des musiciens eux-mêmes. Par-delà la hiérarchie des rôles qui opère son déplacement de la composition vers l'interprétation, une modification de l'attention s'opère : les caractéristiques musicales propres à l'interprétation (les timbres, la micrologie des sons, l'ensemble des bruits parasites puis intentionnels) prennent le pas sur celles liées à la composition (reposant essentiellement sur la « hauteur », la « durée » et l' « intensité » dans le jeu instrumental). La musique, par ses deux rivages humains, artiste et public, prend une direction dictée par une manière d'écoute radicalement nouvelle. C'est en ce sens que l'on entendra donc l'expression de « paradigme musical de l'enregistrement » ; celui-ci rompant immédiatement avec celui de « l'écriture » (dans et par lequel la composition a primé dans la musique occidentale), mais différant tout aussi bien de celui de l' « oralité », en ce que la remémoration repose sur une technique mécanisée, et non sur une transmission interpersonnelle directe. Les musiques pensées pour l'enregistrement différant donc tout aussi essentiellement des « musiques orales », que des « musiques écrites ». Mais ces paradigmes, au moins par prudence épistémologique, ne doivent pas être compris comme des concepts éternels. Le « paradigme de l'enregistrement » sera toujours entendu ici comme historique, succédant à un « paradigme de l'écriture » tout aussi ancré historiquement et géographiquement; ainsi nommons-nous donc ce que l'on appelle plus généralement la « musique écrite occidentale ».

Makis Solomos, De la musique au son, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 10 ; et également suggérée par Schaeffer mais convoquée sans guillemets dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction... », art. cit., p. 22.

21 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, ibid.

20

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Paramètres du son»

Nous avons esquissé rapidement comment l'enregistrement produit une influence durable sur le plan pratique, qu'il s'agisse de création ou d'écoute : par la singularité du rapport que l'enregistrement sonore entretient (et permet d'entretenir) à la musique, et par son omniprésence, ces modifications sont à juste titre résumées par le terme de « paradigme ». Il paraît clair que cette pratique s'impose largement à l'ensemble du « monde » musical. Difficile de soutenir que la musique et ses agents aient permis l'émergence de ce paradigme en lui ménageant attentivement une place, et nous avons montré que l'enregistrement sonore, en tant que concept, est si peu évident qu'avant son invention technologique, très peu d'esprits semblent s'être figuré sa possibilité. Aucune théorie de l'enregistrement ne précède véritablement sa concrétisation, et encore moins aucune théorie de l'enregistrement musical. Il est également aisé de constater que la musicologie est encore aujourd'hui très souvent entendue, d'abord, comme l'étude des musiques « occidentales savantes », celle-ci étant régulièrement résumée au vocable générique de « musique » sans scrupule d'appropriation. La musicologie capable d'appréhender les musiques enregistrées est encore inégalement reconnue : ce n'est pas faute de l'incapacité de la musicologie portant sur les musiques écrites occidentales à le faire. Une notion en particulier nous semble pourtant prétendre à faire charnière, et nous l'envisagerons comme une étude de cas. La doctrine des « paramètres du son », bien connue d'un public très large, paraît faire sens pour lier les deux paradigmes de l'écriture et de l'enregistrement, en ce qu'elle hérite d'une conception occidentale devenue traditionnelle du son musical, mais liée à l'écoute contemporaine par son attention au sonore et à sa compréhension. Le problème principal qui nous occupera sera de comprendre de quel « son » il y est véritablement question, et si cette conception est également miscible dans deux systèmes d'écoute radicalement différents.

Ébauche

Nous avons parlé de « son musical » : c'est bien le premier état de fait. L'expression de « paramètres du son » (qui peut connaître des synonymes) ne parle jamais d'autre chose que de sons musicaux. Cette expression, ou ses équivalents (« caractéristiques du son » par exemple), font

21

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

aujourd'hui partie du vocabulaire courant de la pédagogie musicale, mais l'histoire de sa doctrine (de son contenu sémantique) n'est pas neuve. Cet outil, qui est en réalité plutôt une trousse d'outils pour l'abord de la musique, décrit « le son » selon différents critères permettant d'en donner une définition; et de même que le vocable de « paramètre » n'est pas exactement fixe, les notions qui lui sont subsumées peuvent porter plusieurs noms différents, se recouvrant généralement bien, mais n'impliquant pas les mêmes sous-entendus. Les quatre termes les plus usités sont ceux de « hauteur », de « durée », d' « intensité » et de « timbre ». On trouve néanmoins une quantité de synonymes, ou de parasynonymes :

Expressions usuelles

Synonymie ou parasynonymie

paramètres du son

caractéristiques du son

hauteur

1

ton ; note ; classe de tons

durée

tempo ; rythme

intensité

nuance

timbre

qualité

--

expression; expressivité

Pour commencer à défricher cet amas de termes, il est utile de démarrer par notre première notion générale de « paramètre », et de constater que ce terme est issu de la musique sérielle. Chacun des concepts particuliers, et même leur examen conjoint, lui sont antérieurs. Mais c'est par l'idée sérielle d'une musique dans laquelle chacun de ces outils pourrait être travaillé séparément (par les moyens de la composition sérielle), que ce terme de « paramètre » émerge, et l'on comprend ainsi de quelle manière. Des notions qui, jusqu'alors, demeuraient descriptives, deviennent des matériaux musicaux de statut plus ou moins égal, proches de variables mathématiques -- domaine auquel le terme de « paramètre » est alors emprunté. Cette notion émergée dans les années 1950 est aujourd'hui largement empruntée par la pédagogie musicale la plus abordable, sans connexion apparente avec cet héritage. Ce que ces usages ont en commun est la description du son musical (parfois résumé au « son », dans une conception bien différente de celle qui fera l'objet du chapitre suivant), bien plus ancienne que son appropriation sérielle, et le terme de « paramètre » paraît de fait émancipé de cette origine.

Mais dans ces termes règnent plusieurs ambiguïtés intrinsèques, qui empêchent d'en donner d'emblée des définitions à la fois claires et justes. Cela explique sans doute que sans l'évocation du

1 Le terme de « classe de ton » ou « classe de notes » appartient au vocabulaire de la musique sérielle. On le traduit généralement de l'anglais, et son occurrence ici comme « paramètre » est par ailleurs issue d'un dictionnaire musical anglais : Paul Lansky, George Perle, s. v. « Parameter » dans Stanley Sadie (éd.), The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Londres, Macmillan, 1980, vol. 19, p. 68-69.

22

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

sérialisme, la notion générale de « paramètre » se trouve souvent omise des dictionnaires musicaux 2. Néanmoins, nous donnerons ici une première idée intuitive de ce que recouvre chacune de ces notions, et nous aurons l'occasion de remarquer plus tard que cette approche « intuitive » se justifie amplement. La « hauteur » d'un son est un paramètre quantitatif répondant au terme usuel de « notes » musicales. Il différencie les sons selon leur tonalité plus ou moins « grave » ou « aiguë » : une suite mélodique est ainsi, par exemple, un ensemble de notes de hauteurs différentes, arrangées successivement dans le temps. Ce qui est ensuite appelé « durée » est moins ce « temps » dans lequel se déroulent des événements musicaux, que la mesure temporelle des événements musicaux eux-mêmes : une « note », d'abord définie par sa hauteur, est articulée à l'ensemble musical par sa délimitation temporelle. L' « intensité » correspond quant à elle au « niveau sonore », c'est-à-dire la puissance relative des événements entre eux. Le « timbre » correspond à une certaine qualité spécifique du son, permettant de le différencier d'un autre, à hauteur, durée et intensité identiques; on parle, pour le décrire, de « couleur » du son, ou encore concrètement du timbre d'un violon, comparativement à celui d'une clarinette. L'« expression », enfin, décrit un ensemble de paramètres sur lesquels le musicien (interprète) a un pouvoir, permettant des variations qui ne relèvent pas des autres paramètres, généralement définis par la partition : songeons par exemple à l' « attaque » pour certains instruments. La liste est le plus souvent réduite à quatre termes (voire moins 3), desquels cette « expression » se trouve alors exclue.

Sémantique

Les premières confusions relatives aux notions des « paramètres du son » concernent leur signification. Que prétend-on décrire, dans cette description du « son » ? Nous l'avons déjà énoncé, quel qu'en soit le degré de conscience de la part des personnes (le plus souvent, des musiciens) faisant usage de ces notions, il est un fait que le terme de « son » n'y décrit toujours qu'un son musical. Il convient, comme nous l'avons fait, d'évoquer ce « degré de conscience » dans l'usage particulier de la notion de « son » convoquée par ses « paramètres », puisque longtemps, et en particulier lorsque cette partition a commencé à être convoquée et pendant qu'elle a conservé un usage parfaitement pertinent pour l'appréhension du phénomène musical, le « son » et le « son musical » étaient aisément confondus 4. Mais le problème que nous pointons ne se trouve pas résolu avec cette simple remarque, que les « paramètres du son » sont seulement des paramètres des sons

2 Elle apparaît, liée au sérialisme, dans au moins trois dictionnaires sur lesquels nous nous appuyons ici : Stanley Sadie (éd.), ibid. ; New Oxford Companion to Music, traduit en français : Denis Arnold (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la musique, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 418 ; et le moins formel Vocabulaire de Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 2013, p. 129-130. Dans un registre moins littéraire, on trouve trois définitions séparées (acoustique, sérielle et informatique) du « paramètre » dans Jacques Siron (dir.), Dictionnaire des mots de la musique, Paris, Outre mesure, 2002, p. 309.

3 C'est par exemple le cas de Jean-Yves Bosseur, op. cit., qui n'évoque pas l'intensité sonore.

23

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musicaux. Dans chacune des notions (« hauteur », « durée », « intensité », « timbre »), une ambivalence latente est palpable : prétend-on à une description physique, c'est-à-dire objective, du son entendu comme phénomène d'ondulation du milieu; ou à décrire des modalités perceptives? Mais avant d'en arriver là, ces notions ont traversé l'histoire sans que la question soit exactement posée en ces termes (c'est-à-dire qu'elles ont été longtemps prises comme des outils de définition, plutôt que faisant eux-mêmes l'objet d'examens sémantiques); et elles continuent, à titre pédagogique (dans des contextes non-scientifiques), d'être massivement usitées, en conservant cette ambiguïté. La confusion dont nous parlons longe, plutôt qu'une quelconque histoire de la musique, celle de la musicologie occidentale jusqu'au XXe siècle. Nous lisons une analyse partielle de cette histoire chez Makis Solomos, dans l'important De la musique au son. Il y consacre son premier chapitre à l'évolution de la notion de « timbre » à travers l'histoire de la musique « savante » et de sa musicologie, jusqu'au XXIe siècle 5. On y distingue assez clairement trois phases. Une première, pendant laquelle une musicologie naissante (qui est du fait des musiciens eux-mêmes) développe la notion de timbre, oscillant mais sans poser clairement l'alternative, entre description physique et description perceptive. Sur ce premier mouvement, le texte fait particulièrement ressortir le nom de Jean-Jacques Rousseau, en montrant que celui-ci suggérait (prudemment) l'idée de pouvoir attribuer au timbre une propriété physique définissable 6. Dans un second temps, que Solomos résume sous le vocable d'une étape « positiviste », une recherche est menée dans ce sens d'une découverte permettant de hisser définitivement le timbre au rang de qualité physique objective. On y retient le nom de Hermann von Helmholtz, qui « innove en proposant de substituer une acoustique «physiologique» à l'acoustique «physique» » 7.

Cependant, sa définition est physicaliste : « on avait démontré que l'intensité des sons dépendait de l'amplitude des vibrations, et leur hauteur du nombre de ces vibrations; il ne restait donc, pour expliquer leur timbre, que la forme de la vibration dans les ondes sonores », écrit-il, localisant le timbre dans le phénomène physique lui-même et non dans la perception. 8

Ces deux intentions (musicale et scientifique) évoluent de manière conjointe, avec une attention croissante à la notion « timbre » dans la composition musicale. Mais progressivement s'esquisse de part et d'autre une aporie physicaliste : il paraît de plus en plus douteux que le timbre puisse être ramené à autre chose qu'à une description subjective -- ou intersubjective -- de la perception des sons musicaux. À quoi il est nécessaire d'ajouter que l'intégration au champ musical de sons inédits

4 François Delalande remarque (infra p. 39), en distinguant ses définitions du « son », que celui-ci est souvent synonyme d'une « note » de musique, c'est-à-dire d'un événement -- et littéralement, l'événement écrit d'une partition.

5 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., chap. 1, « Du timbre », p. 23-86.

6 Ibid., p. 25-26.

7 Ibid., p. 33.

8 Ibid. L'extrait reprend Hermann von Helmoltz, Théorie physiologique de la musique fondée sur l'étude des sensations auditives, trad. M. G. Guéroult, Paris, Victor Masson, 1868, p. 45.

24

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

(ici l'enregistrement joue déjà un rôle significatif) va contribuer à faire craqueler cette catégorie. À tous points de vue, cette histoire s'applique également à tous les autres « paramètres du son » : si le timbre est la notion la plus problématique, car non quantifiable (pour tenter de le cartographier, on en passe par des métaphores figuratives, souvent relatives aux sens : Rousseau parle de sons « aigres », « moelleux » 9 ; on pense à la « brillance », etc.), toutes les autres caractéristiques n'en sont pas moins réduites au statut de critère perceptif. La « hauteur » décrit la qualité plus ou moins grave ou aiguë des sons, mais non leur « fréquence », qui ne fait que contribuer à son explication.

L' « intensité » désigne de même un « volume » subjectif (appelé « sonie » en psychoacoustique), plus qu'une « intensité acoustique » objectivable. La « durée », enfin, est sans doute la notion la plus physiquement friable de tous les paramètres quantitatifs, puisque la très grande majorité des sons, qu'ils soient musicaux ou non, sont soumis à une augmentation et/ou une diminution progressive de l'intensité, sensible à l'ouïe, qui rend difficile leur délimitation dans le temps. Ainsi, c'est l'ensemble des « paramètres du son » qui passent, à mesure que la musique, la musicologie et l'acoustique évoluent, dans l'ordre de la perception, c'est-à-dire, de l'écoute. Nous comprenons alors que nos premières définitions intuitives des différents « paramètres » ne nous apparaissent plus injustifiables. Le son, décrit dans ses aspects physiques, ne peut nous suffire à expliquer le phénomène musical, qui dépend de la perception proprement humaine des sons.

Ce déplacement musicologique s'opère donc progressivement, mais se trouve de fait définitivement acté dans le siècle de l'enregistrement sonore. Et le rôle de la reproduction des sons dans ce mouvement des représentations n'est, bien que complexe, pas moindre. Ainsi que nous l'avons vu dans notre première section, l'enregistrement sonore, s'il est avant tout une technologie, s'associe très rapidement et de manière pérenne au domaine musical. C'est aussi sur ces deux plans, également conviés dans l'évolution des « paramètres du son » vers des notions purement perceptives, que l'enregistrement va jouer un rôle. Scientifiquement d'abord, l'enregistrement, s'il est le produit de théories solides sur l'acoustique, est aussi une condition nécessaire à l'établissement d'une nouvelle science du son : par l'enregistrement, le son se trouve représenté, et ainsi examinable sous de nouvelles conditions qui forment une véritable aubaine scientifique 10. Il est certain qu'en cela, l'enregistrement se trouvera très largement complémenté par l'informatique, qui permet d'en faire un matériau encore plus manipulable, outre qu'il en permet (après l'électricité) la synthèse à partir de formes d'ondes. Mais l'enregistrement n'en demeure pas moins nécessaire, ne serait-ce que par la complexité des sons naturels, qui échappent à la synthèse (d'un point de vue

9 Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique dans Jean-Jacques Rousseau, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, vol. 5, p. 1053, cité par Makis Solomos, ibid., p. 26.

10 Philippe Manoury (dont la position nous paraît complexe mais discutable sur la question des « paramètres »), décrit bien ce processus dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Philippe Manoury, L'invention de la musique, Paris, Collège de France / Fayard (Leçons inaugurales), 2017.

25

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

épistémologique, on pourrait dire que l'enregistrement fournit un outil empirique d'étude des ondes sonores, là où l'informatique permettrait un travail plus théorique). Quoi qu'il en soit, par cette contribution, l'enregistrement fait nécessairement évoluer le travail sur la définition du son, et contribue à renvoyer les « paramètres du son » dans leur champ proprement musical, et perceptif. Par un biais musical ensuite, l'usage massif de l'enregistrement qui s'est développé au XXe siècle a provoqué l'émergence déjà évoquée d'une écoute devenue « acousmatique » (« hautement sensible au timbre » 11), pas sans effet sur ce que François Delalande nomme les « pertinences » des critères d'écoute, et plus largement, des notions musicales -- à commencer par ces « paramètres du son » définitionnels. Nous l'avons aussi remarqué, ces critères sont pleinement relatifs à l'écoute, bien qu'ils revêtent l'ambiguïté originelle d'un physicalisme latent, qui tend à décrire, outre l'écoute, et par elle, le fonctionnement physique du « son ». Avec l'enregistrement et la possibilité de réentendre un même son à l'identique un nombre illimité de fois, l'écoute se porte sur des faits sonores jusqu'alors anodins : singularités individuelles (le « jeu » d'un musicien, la « voix » d'un chanteur), détails d'interprétation (un tressaillement de voix gravé dans une interprétation, et devenant par là particulièrement significatif), bruits a priori parasites (dus au jeu instrumental, ou à un défaut du dispositif d'enregistrement). L'électronique musicale persistera dans cette voie, à travers l'échantillonnage, particulièrement dans le genre dub, succédé en cela par le hip-hop qui amorce une systématisation de la répétition d'échantillons (le « sampling ») ; mais également par la synthèse, qui permet par un ensemble de critères définis (enregistrés ensemble, ils se regroupent sous la notion usuelle de « preset») d'obtenir la génération indéfinie d'un son toujours identique (et non pas sa reproduction par un enregistrement sonore). Ces usages musicaux engendrent alors par eux-mêmes une refonte de l'écoute dans laquelle le son musical est envisagé sous le prisme de l'enregistrement lui-même (ou plus largement, du « son » lui-même 12), et non plus en tant que composition jouant de « hauteurs, intensités, durées et timbres ».

Prédominance / prédominances?

On perçoit donc un certain glissement de « pertinence » opéré à l'intérieur de cette catégorie générique des « paramètres ». Il est très sensible et largement admis qu'à l'intérieur des différentes catégories qui y sont réunies, la hauteur occupe une place prédominante, pour ce qui est de la musique écrite occidentale. C'est en admettant ce biais que nous avons nous-mêmes d'abord présenté les différents « paramètres » : la hauteur est le premier critère déterminant d'un événement

11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 173.

12 Ne pas confondre le « son lui-même », les « sons eux-mêmes », expressions récurrentes chez John Cage, qui entretient un rapport notoirement difficile avec l'enregistrement sonore, et le « son », tel qu'envisagé entre autres par François Delalande et Makis Solomos. Sur l'ambiguïté de ces parentés, se reporter à la toute dernière section de notre développement, infra, p. 104.

26

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musical unifié, après quoi la « note » est envisagée sous ses aspects de durée, d'intensité et de timbre. Mais au cours du XXe siècle, comme nous l'avons déjà plusieurs fois remarqué, cette hauteur paraît progressivement partager (voire céder tout à fait) sa place avec le timbre dans l'ordre des préoccupations musicales. Si l'enregistrement et plus tard l'électronique musicale opèrent, par leur usage, un tournant vers la « culture audio » que nous avons décrite, portant la musique sur le plan du « son », où la composition perd de son poids, on parvient rapidement à l'hypothèse que, sur le plan des « paramètres », la hauteur perdrait de sa prégnance au profit du timbre. Pour examiner cette question, il est sans doute utile d'étendre notre première alternative définitionnelle sur la question des « paramètres » à une nouvelle catégorie. Des deux possibilités de sens, physicaliste et psychoacoustique, s'émancipe un usage conceptuel. Avec Rousseau, qui distingue au-dehors de la hauteur et de l'amplitude un timbre qui ne correspond ni à l'un ni à l'autre, suggérant alors qu'il pourrait y avoir dans le son (physique), un paramètre encore inconnu expliquant en propre cette allure des sons (qui ne soit ni la fréquence, ni l'amplitude des vibrations), c'est bien cet usage conceptuel qui semble émerger. À partir d'une base empirique (la distinction de différents instruments indépendamment de leur hauteur ou amplitude), un terme apparaît, mis abstraitement sur le même plan que ces autres, qui possèdent quant à eux une explication physique. Celui-ci, à l'inverse, est pour ainsi dire vide. L'étude du timbre, que nous avons grossièrement résumée, parvient au XXe siècle à la conclusion que ce terme ne peut pas être rempli à l'égal des autres. En réalité, le timbre a toujours conservé sa caractéristique principale et problématique qu'il était, contrairement aux autres « paramètres » pris comme concepts, non pas quantitatif, mais qualitatif 13. Hauteur, durée et amplitude se résument toutes à des échelles unidimensionnelles : du grave à l'aigu, du court au long, du faible au fort. Au meilleur des cas, le timbre peut articuler plusieurs échelles de ce type, qu'elles soient perceptives ou abstraites, pour pouvoir être cartographié 14. Mais ne se dégageant jamais de sa propriété de paramètre qualitatif, il semble qu'il ne puisse jamais être tout à fait épuisé par un quelconque ensemble de critère : c'est qu'il est seulement conceptuel, et avec cela conceptuellement ouvert. Il peut certes être rempli partiellement, mais jamais entièrement, puisqu'il doit, pour satisfaire à son exigence qualitative, demeurer ouvert. On comprend alors l'hypothèse qui peut mener à lui faire gagner en importance, face à la hauteur, dans l'ordre des paramètres : mais c'est ignorer que ces « paramètres » sont dépendants d'un contexte musical, qui est celui du paradigme notationnel de la musique occidentale. Ajoutant à ce fait que, d'après François Delalande, ce paradigme ait constamment tendu, au cours des plusieurs siècles de son développement, à accorder une place croissante au timbre, et que des recherches positives sur le timbre dans la

13 C'est une des premières approches de définition du timbre relevées par Makis Solomos, ibid., p. 23.

14 C'est à nouveau Makis Solomos qui décrit la tendance des tentatives de définition du timbre à la multidimensionnalité : Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 34-38.

27

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musique savante aient voisiné l'émergence de l'enregistrement, on comprend d'autant mieux l'hypothèse émise que ce paramètre particulier serait au coeur du bouleversement des musiques au XXe siècle. Mais l'examen l'invalide.

Il faut donc bien différencier deux positions, qui sont : 1/ celle d'un glissement, en partie via l'enregistrement, vers une musicologie et une acoustique portées sur la perception auditive; et 2/ celle d'un déplacement de prédominance depuis la hauteur vers le timbre. Cette seconde, a priori séduisante, n'est ni conceptuellement solide, ni juste. La première révèle en revanche le dépassement nécessaire de la notion de « paramètres du son », si du moins il s'agit de décrire les musiques enregistrées, et également celles qui les voisinent en les considérant. Deux problèmes s'ensuivent de cette conclusion relative aux « paramètres du son ». Il faut en revenir à ses deux acceptions. La première est sérialiste, et concerne donc une musique qui s'est maintenue dans la droite ligne des débats internes à la musique écrite occidentale. La manière sérielle de répondre à la crise tonale a été la perpétuation et le développement de l'atonalité schoenbergienne, et la réponse aux questionnements sur les limites de l'écriture musicale a été opérée par des propositions formelles dans l'écriture. Ces réponses demeurent donc dans le cadre strict de la question, qui est celui du « paradigme de l'écriture » occidental, dans lequel la description du « son » comme étant nécessairement un son musical, et de sa description par différents « paramètres » conceptuels, est parfaitement légitime. En revanche, le second usage (courant) des « paramètres » par le vocabulaire de l'apprentissage musical, est sans doute moins conscient de ses limitations, qui perpétuent notamment l'ambiguïté entre description physique et psychoacoustiques. Il est certain que ce vocabulaire pédagogique gagnerait à être ouvert aux conceptions musicologiques actuelles que nous allons explorer, qui permettent de rendre compte des musiques enregistrées par des critères pertinents; des critères qui font sens pour comprendre et analyser ces musiques. D'une double manière, la doctrine des « paramètres » est en cela limitante : elle ne peut décrire avec une pertinence accrue les musiques les plus courantes, et ne peut en outre se détacher de la prédominance interne de la hauteur (ce qui limite, dans son cadre même, l'examen : une musique principalement axée sur le rythme peut être examinée par la « durée », mais sera soit perçue comme musicalement pauvre, soit comme auxiliaire -- le rythme accompagne les notes). À partir d'un tel outillage musical, impossible d'appréhender de nombreuses musiques enregistrées dans lesquelles la simplicité « paramétrique » est déconcertante (mélodies répétitives, rythmiques binaires, orchestration limitée, voire absence totale de ces critères), et usage de sons n'entrant simplement pas dans ces catégories (réduits au domaine-poubelle du « bruit »). Nous ne résumerons pas mieux le problème que ne le fait François Delalande, en posant la question : « la variété est-elle tonale ? » ; et

28

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

en y apportant une réponse certes nuancée, mais amplement négative. Les musiques enregistrées ne peuvent pas être examinées par la musicologie occidentale traditionnelle. Voici alors notre second problème succédant à l'analyse des « paramètres » : quel outillage permet d'affronter en propre les musiques générées par le « paradigme de l'enregistrement » (non seulement les musiques enregistrées, mais également les musiques faisant usage de l'enregistrement, ou simplement influencées par les modalités d'écoute et de création générées par l'émergence de l'enregistrement sonore)? Aussi déroutant que cela paraisse, c'est bien à travers le terme générique de « son » que cette question trouve une première réponse.

29

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Son »

À considérer strictement l'organisation de notre étude, la place de ce chapitre n'a peut-être pas une rigoureuse légitimité à se trouver dans cette première grande partie, qui traite de notions précédant l'enregistrement et subissant des déplacements plus ou moins prononcés sous les effets de ce dernier. Nous avons évoqué l'idée que la notion de « son » ne subirait pas au vingtième siècle une simple évolution, mais que parmi ses définitions une nouvelle s'émanciperait, recouvrant un concept véritablement neuf. Ainsi, cette section pourrait aussi bien se trouver dans notre seconde partie, qui traite en propre de notions émergeant avec l'enregistrement. Et à prendre le problème sous un certain angle, il serait peut-être même possible de soutenir que ce « son » relève de la réception critique de l'enregistrement, ce qui vaudrait de l'intégrer à notre dernière partie -- non sans paradoxes révélateurs. Mais le « son », en tant que concept contemporain, naît de manière situationnelle, c'est-à-dire qu'il décrit d'abord sans médiation un fait qui n'a pas de référent préexistant dans le langage. La notion apparaît donc dans un contexte qui n'est pas à vocation scientifique, et le « son » émerge par une nécessité quasi pratique; bref, qu'il ne soit pas théorisé au moment de son émergence n'est donc qu'une tautologie. Mais l'implication est importante : par la re-convocation d'un terme existant, et dans un usage relativement proche de ses précédentes définitions, l'indépendance du concept n'est que tacite, voire inconsciente. Si bien qu'en tant que concept musicologique stable, il conviendrait peut-être de le placer dans une phase théorique des rapports entre enregistrement et musiques. S'il « n'a pas fait son entrée dans les colonnes du Petit Larousse » 1, selon François Delalande, c'est pour la bonne raison que l'auteur est peut-être le premier à pointer l'émancipation de ce sens du « son ».

Notons ici que, si nous le citons si abondamment, c'est que François Delalande est l'auteur proposant avant nous la notion de « paradigme » de l'enregistrement. Pourtant, dans son ouvrage, la notion musicologiquement centrale demeure celle de « son », et ces deux faits ensemble sont très révélateurs de l'intrication des deux thèmes. Par symétrie, cela révèle la centralité de la notion de « son » dans notre propre étude. Nous appuierons donc sur les rapports qui lient l'enregistrement au « son », et poserons la question de savoir à quelle autre notion traditionnelle (c'est-à-dire

1 François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 13.

30

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

appartenant au paradigme de l'écriture, dont les représentations nous demeurent coutumières), le « son » pourrait éventuellement correspondre. Que supplante le « son » ?

«Musique sonore » ?

On trouve usuellement l'idée générale que l'enregistrement affecte la musique par l'intervention du « son » ; en substance et même explicitement, l'usage consiste donc à pointer le caractère « sonore » de la musique. Faut-il s'attarder sur la « problématisation » de ces expressions? Deux questions (simples corollaires) se posent d'emblée : une « musique sonore » est-elle autre chose qu'un pléonasme? -- et que pourrait être une musique « non sonore » ? Pour répondre à ces questions, quelques détours sont nécessaires : en effet, pour saisir ce que l'expression de « musique sonore » peut avoir de légitime, il faut plutôt répondre à notre seconde question, qui est de comprendre ce que l'histoire de la musique, avant l'enregistrement, a pu comporter de non-sonore. Car, puisqu'il ne peut s'agir ici de prophétiser, c'est inévitablement dans le passé de cette histoire que nous trouverons ce avec quoi contraste le « son ». Déjà voit-on se profiler la continuation d'un point qui nous a occupé antérieurement : il est évident qu'au sein du couple composition-interprétation, le « son » n'est pas une notion neutre, indifféremment répartie. Un schéma simple que propose François Delalande à la fin de son ouvrage 2 aide à saisir clairement cette articulation :

En s'appuyant sur une conception de la musique dans son paradigme écrit, il propose une musique articulée entre trois personnages (nous pourrions quasiment parler de « locuteurs ») : compositeur, interprète, public; liés entre eux par deux types distincts de médiations. On aura certainement compris que les symboles « O » correspondaient à des types d' « objets ». Et nous aurions tendance, dans le cadre de ce livre mené par un spécialiste des musiques électroacoustiques, publié au sein d'une collection rattachée au Groupe de recherches musicales, et dans lequel il consacre un temps significatif à s'entretenir avec des membres de ce même GRM, à penser que l' « objet » doit être entendu comme un « objet sonore » schaefferien. Mais force est de constater que tel n'est pas le cas, ou que le cas, du moins, fait problème. Le bien-nommé « O2 » du schéma a peut-être un rapport allégorique avec le dioxygène : il est tout aussi nécessaire (« vital ») que son homonyme, pour ce qui est du fait musical; du moins devons-nous pour le moment persister à soutenir que la musique a nécessairement quelque chose de sonore, et le son, dans ce schéma, se situe entre l'interprète et l'auditeur. Un second objet cependant, qui est bien musical, mais non exactement sonore, apparaît dans l' « O1 » : du moins, si l'on y comprend comme lien du compositeur à l'interprète la canonique

2 Ibid., p. 242.

31

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

partition, cet objet de transmission musical n'est pas du son, mais une notation qui peut exister (de manière peut-être infirme) indépendamment de lui. Sans doute affirmera-t-on que cet écrit musical comporte une différence fondamentale vis-à-vis d'une notation textuelle, en ce qu'un texte peut être lu sans être énoncé à haute voix, là où un « écrit » musical suppose et implique toujours le son : rien n'est moins sûr. En effet dans les deux cas on retrouvera, par opposition à l'interprétation instrumentale ou à la lecture « à voix haute », un autre vocable : l' « écoute intérieure » -- ou parfois dans son acception musicale, l' « audition mentale ». Elle n'a évidemment pas la même définition dans l'un ou l'autre cas : l' « écoute intérieure » étant considérée comme « le degré le plus élevé de l'écoute musicale », nécessitant « une longue pratique [...] pour la développer » 3 ; l' « écoute intérieure » d'un texte en revanche (l'euphémisme « lecture à voix basse »), nous est si familière qu'elle est sans conteste un passage plus aisé. Malgré l'existence d'une telle écoute en musique, le fait intuitif demeure :

Il n'empêche que l'écoute intérieure ne supprime jamais la référence à un instrument et que le chef d'orchestre lisant la partition d'une symphonie de Mahler crée des représentations

auditives intérieures en fonction par exemple de l'instrumentation prévue. 4

Faut-il considérer alors que l'exception toute relative de l' « audition mentale », qui demeure rattachée à quelques grands noms (Beethoven en tête), ne suffit pas à détacher la musique d'un ancrage sonore inaltérable -- que cette conception d'une musique idéelle, détachée du son, serait un grossissement mal pesé? La réponse est modérée. Oui, l'écriture et son raffinement progressif contribuent à mettre à distance un certain rapport au son, en ce qu'avec l'accroissement du savoir technique et théorique relatif à la musique écrite (théorie harmonique, scolastique compositionnelle, orchestration, etc.), la nécessité du recours à l'instrument dans le processus de composition s'amenuise. Cet amenuisement allant effectivement jusqu'à, non seulement une lecture, mais également une écriture « intérieure », c'est-à-dire une composition rendue possible sans aucune audition acoustique. Néanmoins, l'écriture et la musique en général ne se détachent jamais du sonore, même dans les explorations des avant-gardes -- au contraire, l'exploration des limites de la musique instituée sera plutôt orientée vers le « son », en questionnant la frontière entre « sons » et « sons musicaux ». Prenant en compte, par exemple, les propositions de Dick Higgins et de la « danger music », mouvement qui se rapproche certainement le plus d'un équivalent musical de

l' « art conceptuel », nous maintiendrons ici une position plus banale, qui voit dans le 4'33» de John Cage la pièce repoussant le plus loin la limite du musical. Malgré l'absence de tout événement sonore émis par l'interprète, l'intention revendiquée (a-t-elle jamais été opérative dans le cadre d'une

3 Kémâl Afsin, Psychopédagogie de l'écoute musicale, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, chap. 2 [disponible en ligne : https://doi.org/10.3917/dbu.afsin.2009.01, consulté le 1er septembre 2021]

4 Ibid.

32

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

interprétation réelle?) est d'ouvrir le champ du musical aux sons accidentels qui en sont habituellement exclus : il est bien connu que, pour Cage, le silence n'existe tout simplement pas, et la finalité de 4'33» ne peut donc pas être, par l'absence de notes, d'atteindre à ce graal de l'annihilation sonore. La musique, même dans cette acception, demeure sonore, voire l'est encore plus, au sens où l'écoute s'ouvre à tout son possible sans considérer les sons traditionnellement musicaux comme particuliers, et faisant donc hypothétiquement sauter avec eux leur langage et leurs critères (les « paramètres » : hauteur, durée, intensité, timbre).

Voici donc par quel jeu de contrastes les musiques écrites traditionnelles peuvent être opposées à une conception « sonore » de la musique. Nous comprenons qu'il ne s'agit pas de considérer, par un grossissement ridicule, que les premières soient détachées du souci du son -- la musique demeure effectivement toujours sonore. C'est plutôt envisager que les musiques enregistrées, quant à elles, s'accompagnent comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent d'une conception particulière du « son », qui dépasse le seul champ musical pour fonder une représentation générale du « sonore ». C'est donc avec une totale légitimité que l'on peut se questionner sur la pertinence, de ce premier point de vue, du contraste proposé entre des musiques plus ou moins « sonores », ce qui est pourtant l'usage lexical que nous continuerons de constater. Pour le comprendre, il faut donc véritablement changer de « paradigme » pour se tourner vers l' « ère phonographique », en percevant en quoi le « son » y intervient comme concept nécessaire. C'est à nouveau le point de vue historique qui nous permettra d'y parvenir.

Histoire du « son » et des « sons»

Le concept de « son » dont nous parlons s'articule de manière très étroite à des points précis de l'histoire musicale de l'enregistrement. L'intrication chronologique d'un ensemble conséquent d'événements ramassés au milieu du siècle (1948, avec la commercialisation du microsillon et la génération conjointe du format « album », peut à notre sens servir de repère) laisse à l'auteur la charge de structurer le récit de la naissance du « son ». Nous remarquerons deux de ces récits, notables par leur évocation de la notion de « son » (également citée entre guillemets), dans des textes déjà abondamment cités : Le son des musiques de François Delalande, et Du phonographe au mp3 de Ludovic Tournès. La comparaison frappe plus encore par l'utilisation vraisemblablement sans lien d'une même expression : « l'invention du «son» » 5. Il nous semble intéressant de comparer ces deux

5 François Delalande, op. cit., première partie, chapitre 3, « Le disque et l'invention du «son» », p. 51-63 et Ludovic Tournès, op. cit., chap. 4, section 3, « L'invention du «son» », p. 112. Plus de dix ans séparent les deux ouvrages, et le second (Tournès) n'évoque le nom de Delalande ni dans ce livre, ni dans d'autres de ses articles sur le thème de l'enregistrement.

Le chapitre précité a été largement repris en 2020 dans François Delalande, « The Invention of Sound », MusiMid, 1, 2020, p. 71-81.

33

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

versions de « l'invention du «son» », qui témoignent ensemble d'une vue assez juste, bien que sans prétention à aucune forme d'exhaustivité.

Ludovic Tournès, même s'il problématise son ouvrage en s'axant sur la perspective de l'influence de l'enregistrement sur les musiques du XXe siècle, s'en tient à une étude essentiellement historique : s'il consacre une section à cette « invention du «son» », c'est dans une perspective chronologique et non thématique. Dans cet ouvrage, la création du « son » est liée à un événement bien défini : la nécessité pour les compagnies discographiques, « dans un marché de masse qui s'accroît rapidement et sans discontinuer à partir de 1950 », d' « élaborer des stratégies artistico-commerciales pour sortir du lot, capter l'attention du public et s'installer dans la durée en s'appuyant sur un répertoire clairement identifié ». C'est-à-dire, et c'est bien le sens fondamental du terme à partir duquel le concept pourra s'affiner, d'en passer par la création d'un « son » singulier. Si cette tendance se systématisera largement plus tard, pour s'appliquer à des entités de plus en plus restreintes (passant du « son » d'un label à celui d'un artiste ou d'un groupe, et même au « son » d'un album particulier au sein d'une discographie, ou à celui de tel ou tel « morceau » précis; les personnages allant de pair : producteur, ingénieur du son, musicien de studio), il n'en demeure que « l'invention » tient particulièrement, pour Tournès, à la figure emblématique du label Motown (nommé d'après le surnom de « Motor Town » désignant la ville de Détroit, dont le label est emblématique 6). La rupture, bien connue, est d'ordre aussi bien social que sonore : la Motown est le premier immense label de musique afro-américaine, et l'expression « Motown Sound » est retenue comme l'étiquette d'un « genre musical » à part entière. La particularité de la lecture que nous relevons tient à ce qu'elle ne sépare pas la rupture musicale d'une rupture « sonore », ne tenant pas seulement à des modalités de composition, d'instrumentation, d'interprétation, mais aussi à des caractéristiques propres au travail d'enregistrement que relève Ludovic Tournès. Il appuie en particulier sur un groupe d'interprètes plus ou moins fixe (usuellement nommés les « Funk Brothers »), assurant pendant plus de dix ans l'ensemble des enregistrements instrumentaux du label; certaines pratiques d'enregistrement comme l'utilisation de plusieurs basses ou batteries; l'acoustique particulière du studio installé dans une maison (baptisée « Hitsville ») ; enfin, la supervision du fondateur Berry Gordy 7. C'est donc un ensemble de facteurs dépassant largement le cadre des « paramètres du son » musicaux traditionnels qui permettra de définir en propre les musiques enregistrées entre elles. Et cet ensemble se trouvera, soit par le fruit complexe du langage courant, soit par une réflexion musicologique rigoureuse -- peut-être des deux mêlés -- désigné par l'antique vocable de « son ».

6 Guillaume Dupetit, « Loud Motown. P-funk, pure-funk ou punk-funk? La création musicale de Funkadelic à travers le prisme de son hybridation » Revue française d'études américaines, 149, 2016, p. 115.

7 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 113-114.

34

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

À l'événement fondateur de la Motown proposé par Ludovic Tournès (qui déroule ensuite une série de figures notables de l'histoire du « son » discographique), François Delalande oppose une présentation plus abstraite, qui découpe de manière catégorielle plutôt qu'historique les musiques jouant un rôle dans l'émergence du « son ». Il distingue clairement trois événements essentiels que sont le jazz, le rock, et le « renouveau baroque » (l'intérêt des musiciens du XXe siècle pour les musiques dites « anciennes »). Avant la véritable « invention du «son» », le jazz démarre l'exploration de l'enregistrement et de ses possibles musicaux; cette technologie apportant à son tour au jazz un médium de formalisation qui ancrera des caractéristiques majeures du genre. La plus fondamentale étant certainement la mise en avant des singularités du jeu instrumental propres aux interprètes, que l'enregistrement rend à la fois par la gravure de ces interprétations (à l'inverse de l'interprétation, périssable, du concert), puis à partir du milieu des années 1920, par la précision et donc l'intimité sonore que le studio permet de générer dans la musique enregistrée (l'attention aux inflexions interprétatives, aux bruits émis par la manipulation instrumentale, etc.) ; intimité qui se retrouve par symétrie dans un nouveau mode d'écoute solitaire, déjà décrit. Il paraît encore plus évident qu'à son tour, « le rock » entretient un rapport important à l'enregistrement. Mais un problème majeur se pose, qui est celui de sa définition, c'est-à-dire : de la délimitation des frontières du genre « rock ». L'analyse que nous croyons la plus substantielle, bien qu'étonnante à de nombreux points de vue, est celle que propose Roger Pouivet dans sa Philosophie du rock. Étonnante, d'abord par sa thèse forte : « le rock consiste en la création d'oeuvres musicales en tant qu'enregistrements dans le cadre des arts de masse » 8 . Ensuite par la densité et l'originalité du mélange qu'elle forme : proposant une définition explicitement « ontologique » d'un objet musical par deux critères technique et sociologique, et l'ensemble étant envisagé selon une méthode héritée de l'intérêt de l'auteur pour la philosophie et l'esthétique analytique. Roger Pouivet répond donc à nos deux questions de manière simultanée : le « rock » se définit par son lien à l'enregistrement (dans ses acceptions technologique et commerciale); et il assume entièrement la thèse corollaire, qui est que toute musique entrant dans cette définition peut donc être qualifiée de musique « rock ». Sans entrer dans une discussion approfondie, du moins approuverons-nous (avec d'autres), cette position, en se référant à l'influence notable de divers artistes admis comme « rock » sur l'histoire technique et musicale de l'enregistrement musical; et inversement, à l'importance de l'enregistrement dans leurs musiques. L'exemple canonique car fondateur étant ici celui des Beatles : à la fois par leur travail véritablement centré, à partir de 1966, sur le « studio », et ensuite par leur immense succès commercial, ils se conforment avec une parfaite acuité à la définition de Roger Pouivet. Par ailleurs, ils sont très régulièrement cités dans les études générales sur l'enregistrement musical. Les Beatles

8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 11.

35

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

instituent une approche de l'enregistrement comme artefact, en affirmant leur décision de se consacrer exclusivement à l'enregistrement studio; et l'importance de ce moment est particulièrement significatif par l'influence que le groupe exerce déjà alors. Cependant, et par comparaison avec la chronologie qui faisait de la Motown le seuil d'ouverture de l' « invention du «son» » (à partir de la fin des années 1950, et surtout au cours de la décennie 1960), Roger Pouivet situe la naissance du « rock », c'est-à-dire la musique « sonore » par excellence, au tout début des années cinquante, avec une précision presque insolente : « le rock a commencé le 26 mars 1951. Ce jour-là sort l'enregistrement par le guitariste Les Paul et la chanteuse Mary Ford de «How High the Moon» » 9. Pour mesurer l'enjeu de cette thèse, il faut avoir à l'esprit qu'avec « le rock », qui devient un objet proprement relatif à l'enregistrement, c'est un pas significatif -- sans doute le plus important -- de l'émergence du « son » qui est franchi. Car cette notion naît substantiellement dans le cadre de ce que Roget Pouivet appelle les « arts de masse », soit : dans les musiques « populaires » -- le « son » d'un label (« le son Motown »), d'un groupe, d'un artiste, d'un album, d'une guitare (« un son à la Hendrix »). Ces notions, pour autant qu'elles soient relatives à l'enregistrement, peuvent alors être rangées sous la catégorie du « rock », et par la même, la définir. Rien n'oblige à adhérer à cette perspective « ontologique » (sur laquelle nous reviendrons abondamment dans notre sixième chapitre), mais elle a le mérite d'offrir, outre une définition de la catégorie poreuse du « rock », une véritable pensée des liens qui unissent les musiques du XXe siècle à l'enregistrement sonore. Pour terminer l'examen de la partition proposée par Delalande, il faut examiner son évocation du « renouveau baroque ». Après Philippe Beaussant 10, il note et examine l'intérêt des musiciens du XXe siècle pour le répertoire baroque, une musique dont le « son » est largement « perdu » 11. Pour comprendre ce phénomène, qui paraît radicalement différent de l'intérêt de musiciens « populaires » pour l'enregistrement, Antoine Hennion pose ainsi la question :

Au sens le plus concret du terme : que reste-t-il d'une musique oubliée ? Rigoureusement, ses objets - c'est-à-dire, déjà, presque des cadavres. Les traces qu'elle a jetées devant elle : des instruments, des bâtiments, quelques images; et puis, à côté de ces restes matériels parcimonieux, ambigus, morts ou muets, massivement de l'écrit : des partitions, des textes théoriques, pratiques ou littéraires, des archives qui nous renseignent sur les pratiques et les programmes, les jugements et les goûts, les modes de transmission et d'enseignement, les sujets de polémique. De sons, jusqu'à Edison, aucun. 12

9 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 11. Sur cette question précise, voir aussi Richard A. Peterson, « Why 1955? Explaining the Advent of Rock Music », Popular Music, 9/1, 1990, p. 97-116.

10 Notamment Philippe Beaussant, Vous avez dit « baroque»?, Arles, Actes Sud, 1988. Ce livre et d'autres sont abondamment cités dans François Delalande, « The Invention of Sound », art. cit. ; et par Antoine Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la méditation, Paris, Métailié, 2007, chap. II-1, « Une musique dans tous ses états », 205253.

11 D'après Beaussant, et également chez Delalande et Hennion.

12 Hennion, chap. II-1, § 3 : « Quand la musique ne colle pas à ses objets » (en ligne, https://www.cairn.info/la-passion-musicale--9782864246329.htm, accès restreint, consulté le 18 juin 2021).

36

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Au sens le plus concret du terme », dans l'esprit des électroacousticiens (parmi les musiciens, ceux dont François Delalande est le plus proche), la chose est bien claire : la « concrétude » exprime le « son ». Le rapprochement n'est pas illégitime, puisque l'intertitre de section dont est tiré cet extrait parle aussi d' « objets » musicaux, et que l'auteur convoque abondamment le vocabulaire des musiques concrètes. Ainsi, dans l'intérêt croissant pour la musique baroque de la part des musiciens qui travaillent avec, voire pour l'enregistrement, c'est bien cette même notion sans vocable spécifique, ce « son », qui est l'objet principal -- objet, dirions-nous presque, de convoitise. Dans ce répertoire, la notation musicale était avant tout envisagée comme un outil de performance musicale, et non comme un témoignage à visée « sonore ». Si elle est alors bien instituée (la notation musicale ne démarre pas avec l'époque baroque), au point de témoigner déjà du mode d'écriture dont nous parlons (un acte de composition indépendant de la performance acoustique), elle peut apparaître encore relativement rudimentaire. En tant qu'outil, elle est conjointe à l'interprétation, si bien qu'en tant qu'artefact elle se trouve très incomplète (dans le vocabulaire proposé par Stephen Davies, ces oeuvres seraient dites ontologiquement « minces » 13). De nombreux éléments sont omis, au rang desquels le choix des instruments est le plus grand et le plus sensible des vides, empêchant de rendre compte d'un « son » qui serait fidèle à l'intention de la composition, ou, a minima, à la réalité sonore de l'interprétation de l'époque.

Tropismes

François Delalande distingue encore une autre facette du « son », qui cette fois s'exprime au pluriel -- les « sons » des électroacousticiens, et la question, bien que loin d'être anecdotique pour elle-même, nous amènera vers une remarque, passablement informelle, d'un tout autre ordre (nous évoquerons ici des questions géographiques). Mais commençons par cerner la distinction entre « son » et « sons ». Il faut d'abord faire remarquer que, si nous utilisons ici les guillemets pour les deux expressions, la seconde ne le requiert peut-être pas exactement. L'électroacoustique est sans aucun doute le champ dans lequel les musiciens sont les plus conscients de travailler avec, et souvent pour (en vue de) l'enregistrement sonore. En ce sens, on y trouve une attention au « son » particulièrement aiguë, et les « sons » dont nous parlons ne sont pas exactement une multiplicité du « son » que nous avons esquissé. Pour Delalande, il s'agit d'abord, en opérant cette distinction, de faire état d'usages lexicaux différenciés. Pour en cerner le sens, il suffit de préciser un peu ce que recouvre les vocables de musiques « électroacoustique », « acousmatique », ou « concrète ». Sans se plonger dans le débat interne des définitions convergentes ou divergentes sur ces différents termes, et ceux, encore plus âpres, sur l'usage qu'il conviendrait d'en faire, contentons-nous de dire que ces

13 Voir infra, p. 107.

37

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musiques se distinguent par l'usage d'une matière sonore obtenue à partir de dispositifs d'enregistrement. Cela implique en fait un nombre significatif de pratiques différentes, qui à leur tour fondent des disjonctions dans ce grand « genre ». Pour les cas des électroacousticiens les plus notoires, ceux dont parle Delalande car il les côtoie, c'est également à un produit enregistré (la musique « sur support ») que la matière enregistrée conduit. Ainsi, lorsqu'il parle de « sons » des électroacousticiens, plutôt que de « son », il parle encore, tout comme dans le rock ou le jazz, d'une spécificité d'ordre sonore, permettant de distinguer entre eux des oeuvres, des artistes, des groupes. Mais pour ces musiciens en particulier, la matière est issue d'un recueillement hétérogène, qui souvent n'est pas rattachée à une pratique instrumentale personnelle : le « son » est donc hétérogène, et l'expression de « sons » au pluriel convient mieux à nommer cet amas à partir duquel l'électroacousticien travaille, et à l'oeuvre qui en découle, « composée » en un sens plus littéral que dans d'autres musiques.

Cette distinction met en exergue un problème que notre étude fait discrètement émerger, et qui mériterait sans doute d'être traité plus amplement de manière frontale. De qui parlons-nous, lorsque nous parlons de musiciens électroacoustiques? Des « deux Pierre » -- Schaeffer et Henry, des musiciens issus du GRM -- Luc Ferrari, Michel Chion, François Bayle, François-Bernard Mâche, Denis Dufour, Christian Zanési pour quelques-uns des noms les plus célèbres. Aucune sorte d'exhaustivité ou de recherche dans cette courte liste, mais elle correspond sans doute assez bien à ce qu'évoque généralement le terme d' « électroacousticiens ». Le tropisme français (qui ne se limite pas à Paris) est évident -- par ailleurs, il est notoire. On trouverait à répliquer que l'électroacoustique trouve un sens « français » à travers ces noms français, et que l'on compléterait profitablement sa définition à travers d'autres influences géographiques. Mais de manière tout aussi notoire, ce serait déconsidérer leurs spécificités respectives et nier peut-être notre première définition, que nous croyons valable : les musiques électroacoustiques se distinguent par leur usage de matériaux enregistrés -- ou issus de technologies d'enregistrement. Dans une certaine tradition historiographique, l'intérêt pour ces matériaux est généralement considéré comme français, face aux recherches allemandes sur l'électronique musicale, et à celles, américaines, sur l'informatique. Ces distinctions, souvent tracées à partir de structures de recherche (GRM, GMEB, IRCAM, IMEB en France; studio de la WDR de Cologne; Computer Music Journal aux presses du MIT) 14, sont traditionnelles pour situer entre elles les musiques du XXe siècle ayant fait usage des technologies sonores contemporaines dans les processus de création. Elles ignorent alors plus ou moins nettement de vastes régions de la musique occidentale du XXe siècle : les musiques héritées de la tradition écrite comme le sérialisme, les musiques « populaires » telles qu'elles se développent avec le marché phonographique, le jazz et les

14 On trouvera par exemple ces distinctions dans les articles à teneur historisante de la revue Ars Sonora (1995-1999).

38

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musiques improvisées. Ces distinctions géographiques sont alors peut-être d'une valeur restreinte, mais d'autres éléments nous poussent à distinguer un certain tropisme français important, qu'il faut certainement avoir à l'esprit dans cette partie qui dénote l'usage d'un concept (le « son ») à un niveau international. Car alors, la valeur et la définition de ce concept seraient susceptibles de varier sensiblement, en fonction des géographies convoquées. Pour appuyer l'hypothèse d'un tropisme français sur l'enregistrement, évoquons d'abord les recherches les plus précoces, déjà mentionnées. Si le pragmatisme a érigé la renommée des deux inventeurs américains Edison et Bell, il n'empêche que la reproduction des sons est d'abord activement fouillée par deux français : Léon Scott de Martinville, dès 1857, avec une première tentative de gravure des sons effective; puis Charles Cros, avec l'invention du premier appareil de reproduction sonore, très similaire à celui d'Edison, développé conjointement. Le théâtrophone est un autre exemple important, le procédé ayant permis à partir de 1881 (aux toutes premières heures de la téléphonie et avant le développement de la radio), la diffusion à distance d'oeuvres musicales pendant leur interprétation publique 15. Bien que le procédé ne relève pas exactement de l'enregistrement au sens d'une sauvegarde, mais seulement d'une transmission, le voisinage des deux technologies est évident (c'est aussi ce qui fera d'Alexander Graham Bell un des noms rattachés à l'invention de l'enregistrement, bien que son travail ait essentiellement porté sur la téléphonie). Or, ce dispositif, rapidement rendu caduc à la fois par la transmission sans fil et le développement de l'enregistrement musical, ne sera que maigrement exporté au-delà de son origine française. Ces remarques très insuffisantes n'érigent pas cette parenthèse au-dessus du stade de suggestion sur un apparent tropisme. Cependant, leur mention nous paraît importante pour, du moins, émettre une réserve épistémologique de principe sur la notion de « son » : en ce qu'elle provient d'abord d'usages, elle n'est pas tout à fait un concept transférable à l'envi à travers les courants musicaux et les aires géographiques.

Problème d'une précession

Nous avons pu cerner l'importance, et quelque chose de la définition de cette notion de « son », très largement tributaire du développement de l'enregistrement musical. Nous avons compris qu'elle était d'abord descriptive : aussi, le son est moins une cause d'un changement de paradigme musical qu'une tentative pour le cerner. À l'intérieur de ce nouveau paradigme, lié à la fois à une continuation des évolutions propres à la musique occidentale (prédominance progressive du timbre), à l'émergence de nouvelles technologies (reproduction sonore, puis électronique et informatique musicales) et conséquemment à de nouvelles théories du son et de la musique, cette notion, voire

15 Nous renvoyons à l'article de Melissa Van Drie, « Devenir auditeur. Une nouvelle expérience du son et de soi à travers l'expérience du théâtrophone (1881-1936) » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 55-75.

39

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

(avec prudence) ce concept de « son » occupe une place prédominante. En cela, à quoi peut-on le faire succéder? Nous avons vu que si cette notion est rendue nécessaire, c'est notamment que, malgré leurs similitudes, le « son » ne peut être réduit au timbre. L'idée que, dans l'ordre des « paramètres », le timbre supplanterait la hauteur, pose de multiples problèmes, que l'on peut résumer en disant que ces notions appartiennent à un paradigme particulier (celui, historique, de l'écriture occidentale). Elles ne peuvent donc pas sortir de ce cadre pour en décrire un nouveau avec justesse. Le « son » peut-il donc trouver une sorte d'équivalence dans ce paradigme auquel il succède? L'intérêt de trouver une telle équivalence serait de contribuer à situer ce concept au sein de son paradigme, soit d'aider à l'intégrer dans nos représentations. Car, de même que le « son » ressort d'abord d'un usage, et que son statut de concept demeure friable, le « paradigme de l'enregistrement » est une situation de fait dans laquelle nous nous trouvons, mais dont la théorie est encore mal ancrée, voire complètement ignorée. La preuve en est que nos représentations courantes de la musique reposent très largement sur le paradigme de l'écrit : faute de connaissance, nous parlons souvent de notes et de composition pour décrire des musiques dans lesquelles ces notions n'occupent qu'une place mineure, mises en regard des caractéristiques propres aux musiques enregistrées. Cela allant jusqu'à l'incompréhension radicale, face à des musiques qui ne partagent que très peu, voire aucune des valeurs de l'écriture et de ses règles. Les musiques minimalistes, percussives, ambiantes, bruitistes, électroacoustiques s'intègrent si mal aux représentations issues de l'écriture (dont les symboles sont la portée, les clés, les touches du piano), qu'elle semblent exclues du champ même du musical.

Que supplanterait alors le « son » ? -- il faut, pour traiter le problème d'une manière satisfaisante, le diviser en trois questions distinctes. Il y a d'abord celle, lexicale, de savoir à quels autres sens du terme ce « son » s'ajoute (que signifiait le « son » dans le cadre de l'écriture ?). Ensuite vient effectivement celle de la primauté de concepts dans les représentations musicales (à quelle autre valeur succède-t-il ?). Mais également, en troisième lieu, celle des conceptions auxquelles le « son » succéderait, pour décrire un objet identique ou similaire (comment était alors décrit ce « son » ?).

À la première c'est à nouveau François Delalande qui se propose de répondre, même s'il semble plutôt pointer, aux côtés de sa proposition de concept du « son », les autres définitions contemporaines du terme, plutôt que ses sens antérieurs. Il parle ainsi de trois définitions générales du « son ». Discutablement, il place en premier lieu une conception qui fait du « son », entendu comme un son musical, l'équivalent d'une « note de musique ». Comme le terme l'implique, cette « note » provient directement de l'écriture musicale (de la notation), et se définit donc par un certain nombre de « paramètres », dont le plus important est la hauteur; par ailleurs, lorsque l'on parle de « note », il s'agit souvent de désigner uniquement la hauteur (« de quelle note s'agit-il ? » : à cette

40

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

question, on s'attend plus volontiers à entendre la réponse « c'est un fa », que de voir pointer une note particulière sur une partition; pourtant, c'est bien là le sens strict et premier de la « note »). D'une manière similaire, le terme de « son » peut servir, selon Delalande, à désigner une hauteur, une classe de tons (par exemple : le fa en général), ou un événement particulier dans le cadre d'une composition mobilisant le paramètre de la hauteur. À ce premier sens s'ajoute celui du « son » entendu comme objet de l'acoustique, c'est-à-dire du son pris comme un phénomène physique, ou physiologique (selon qu'on le considère comme un effet -- vibration d'un milieu produit par un objet -- ou comme une cause -- concevoir le son comme la perception de cette vibration par un mécanisme auditif). Du côté des définitions de l' « écoute », qui ne se séparent pas de définitions du « son », il s'agit que Pierre Schaeffer nomme l' « écoute causale », c'est-à-dire rapportée à un objet. Cette symétrie, bien qu'imparfaite, entre les définitions du « son » proposées par Delalande et celles de l' « écoute » par Schaeffer, présente néanmoins un intérêt certain. Rappelons que l' « écoute » correspondant au « son »-« note » est nommée « sémantique » (on perçoit comment le « son », dans ce cadre, dépasse la seule « note » musicale proposée par Delalande, puisque l' « écoute sémantique » vaut aussi bien pour l'écoute musicale que verbale). S'oppose à ces deux modes d'écoute, « causal » et « sémantique », un troisième que Schaeffer nomme « écoute réduite ». Michel Chion la résume brillamment en ces termes :

L'écoute réduite, telle que l'auteur du Traité des objets musicaux la pose, est donc celle qui fait volontairement et artificiellement abstraction de la cause et du sens (et nous ajoutons : de l'effet), pour s'intéresser au son considéré pour lui-même, dans ses qualités sensibles non seulement de hauteur et rythme, mais aussi de grain, matière, forme, masse et volume. 16

Ce troisième type d'écoute correspond bien au concept de « son », considéré dans son sens nouveau -- à ceci près que l'attitude « volontaire et artificielle » de l'auditeur ne semble aucunement décrire la position de la plupart des « auditeurs » accoutumés à la musique enregistrée. Nous trouvons donc deux définitions générales du son, dont il est raisonnable de penser qu'elles aient eu cours avant l'émergence du sens contemporain : une version musicale, où le son désigne un événement, généralement défini par sa hauteur (objet d'une écoute attachée à ce sens musical); et une acception physique, renvoyant le son à un effet (l'écoute étant donc attentive à la cause productrice du son).

Concernant la seconde question, il nous semble effectivement que le « son » succède au XXe siècle à la hauteur, variable privilégiée de la musique écrite occidentale jusqu'à l'émergence de l'enregistrement. Mais un problème demeure, qui est celui de la confusion qu'entraîne ce constat. François Delalande le pose en ces termes : « la variété est-elle tonale ? ». Il y répond de manière amplement négative : non, les musiques « populaires » enregistrées ne sont pas tonales. Cela veut bien signifier que l'attention se porte, pour l'essentiel de ces musiques (et quelques autres non

16 Michel Chion, Le son [1998], Paris, Armand Colin, 2004, p. 238.

41

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

négligeables), sur le « son » -- annulant du même coup le primat accordé à la hauteur et à ses règles complexes. Pour autant, si la question est posée, c'est que les musiques populaires semblent tonales. Pour comprendre qu'elle ne le sont pas, il faut entendre l'implicite du terme : le qualificatif de « tonal » dépend de sa remise en question dans les musiques « savantes » à partir de la fin du XIXe siècle, qui aboutissent au XXe à des propositions non-tonales : modalité, dodécaphonisme, atonalité, sérialisme. Mais les « musiques populaires », comme aussi une large partie des musiques dites « savantes » du XXe siècle, ne se positionnent pas au sein de cette alternative. En particulier, le minimalisme américain, musique centrée sur la composition malgré des rapports parfois intimes avec la phonographie, est massivement « tonal » dans ses aspects harmoniques, mais porte son attention sur divers paramètres. Notoirement, Steve Reich proposa une musique « de phase », exposant une micrologie sonore à travers l'usage de répétitions, de variations et de décalages successifs. Dans cette musique, souvent résolument « tonale », l'intérêt de la composition mélodique et harmonique, bien que présente, est quasiment nulle comparativement à l'importance accordée au « son », donné à entendre de manière quasi pédagogique. La hauteur, ici, ne disparaît pas, mais son importance relative, comparée à l'intérêt quasi exclusif que lui a accordé le paradigme de l'écriture pendant plusieurs siècles de musique écrite occidentale, est comme annihilée. Pour des oreilles « savantes », les pièces minimalistes sont ainsi souvent rangées dans le tas des musiques « populaires », ce qui peut paraître légitime au sens où elles ne s'inscrivent pas exactement dans la poursuite d'une tradition européenne d'évolutions et de ruptures successives, depuis l'âge baroque jusqu'à la fin du romantisme. Le minimalisme américain, avec d'autres musiques « savantes » comme l'électroacoustique en France sont de fait en rupture avec cette complexification ascendante, qui s'illustre toujours à la même époque dans le sérialisme. Pour des musiques plus proprement « populaires », intrinsèquement liées au marché discographique, c'est en somme un phénomène similaire que l'on observe. Bien que pouvant être perçues, par le biais d'une analyse traditionnelle (c'est-à-dire, au point de vue de l'écriture « paramétrique ») comme tonales, il n'en demeure pas moins que l'intérêt musical ne s'y résume pas. Même constat, donc, et à plus forte raison : pour la musicologie traditionnelle et ses outils d'analyse, les musiques « populaires » paraissent objectivement pauvres. En se plaçant au point de vue du « son » en revanche, des qualités émergent, permettant d'émettre de nouveaux critères d'appréhension et de jugement. Mais il paraît nécessaire de constater que malgré l'intérêt que l'on peut par ailleurs porter aux musiques enregistrées, qui se distinguent par leurs « sons » respectifs, la représentation musicale n'en demeure pas moins traditionnelle. Si, accidentellement, on parlera du « son » particulier de tel morceau, album ou artiste, on persiste généralement à envisager avant tout les musiques enregistrées comme des suites de notes arrangées dans le temps. C'est que la transition entre les deux paradigmes est en partie ancrée

42

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

dans l'usage, mais quasiment pas conceptualisée. L'attention au « son » ne s'émancipe donc que lentement de la théorie musicale tonale. Pour le « grand public » musical, c'est par l'introduction de pratiques nouvelles par des artistes « pop » que l'acculturation « sonore » s'opère, mais aussi par l'émergence de formes musicales « populaires » entièrement dépendantes de l'enregistrement, de l'électronique et l'informatique musicales (techno, hip-hop et genres dérivés), ou également par l'usage massif d'innovations proprement « sonores » au cinéma. La hauteur est donc toujours prégnante, et il n'est aucunement question de postuler sa disparition; mais il est certain qu'au cours du XXe siècle, l'attention aux caractéristiques du « son » a véritablement supplanté celle portée jusqu'alors à la hauteur. Comprendre le caractère transitionnel de ce changement est un élément-clé pour l'appréhension des musiques enregistrées qui portent un quelconque héritage de l'écriture occidentale. On trouve l'idée que toutes les musiques enregistrées, voire toutes les musiques « populaires » depuis le XXe siècle, pourraient être qualifiées d' « acousmatiques », voire de « concrètes », par leur usage de l'enregistrement au sein du processus de création musicale. En réalité, il serait beaucoup plus juste de les qualifier de « mixtes », genre qui décrit les musiques à mi-chemin entre l'électroacoustique purement créée sur support, et composition instrumentale traditionnelle. Pour l'essentiel des musiques enregistrées du XXe siècle la création est « mixte », entre les deux paradigmes de l'écriture et de l'enregistrement.

Et cela nous aide aussi à comprendre l'importance de notre dernière question : de quelles notions le « son » pourrait-il être une précision, dans les représentations musicales qui précèdent l'enregistrement? Car nous aurons compris que ces conceptions demeurent en partie ancrées dans l'idée courante que nous nous faisons de « la musique ». Nous aider à voir où se situe le « son » dans cet ordre de représentation à la fois ancien et actuel peut donc nous aider à mieux cerner ce concept, et à mieux en faire usage. La réponse intuitive est de postuler que le « son » serait une pure version de ce que couvrait le terme de « timbre » depuis le XVIIIe siècle. Mais l'hypothèse a déjà été traitée : le « son », qui mérite en tant que concept son émancipation, excède tout à fait les notions propres au paradigme de l'écriture occidentale, dont le timbre fait partie. Néanmoins, le lien des deux notions est indéniable -- nous avons énoncé l'importance croissante du timbre à la naissance du « son » 17. Pour la réponse à notre question, l'investigation du côté du timbre nous est alors utile. En effet, à regarder la manière dont le timbre a pu être défini dans le cadre de la décomposition du son musical en « paramètres », on constate un problème notable et systématique de formulation. Afin de décrire le timbre on passe par la figuration, c'est-à-dire ici par un recours aux sens et particulièrement à la vue, cherchant à décrire les singularités de tel ou tel son -- qui, en général, ne sont pas, comme dans notre concept de « son », des ensembles de caractères propres à des oeuvres ou artistes, mais les

17 Cf. infra, p. 26.

43

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

spécificités auditives d'instruments ou ensembles d'instruments musicaux. Il y a donc une impasse remarquable à témoigner verbalement de la qualité propre aux sons. Elle est telle que des mots issus des sens, l'audition exceptée, semblent être les notions les plus promptes à communiquer les propriétés sonores. On parle ainsi volontiers, et sans penser généralement le manque que cela révèle, de « couleur sonore », de « brillance », de « rudesse », de « lourdeur » ou au contraire de « légèreté » pour distinguer entre elles les qualités auditives des sons. C'est un fait que l'on constate déjà avec Rousseau, premier usager certifié du « timbre » dans son sens « paramétrique », mis sur le même plan que la hauteur et l'intensité des sons, et qui se poursuit jusque dans les recherches les plus systématique sur le « timbre », à l'orée du XXe siècle. On peut raisonnablement en pointer plusieurs causes complémentaires. Une première, sans doute parfaitement intuitive, consiste, pour un type d'objet qui sert de référentiel implicite, en l'association de ses qualités auditive et issues d'autres sens. Par référence au son produit par un verre de cristal, on dira qu'un son est « brillant », « transparent », des qualités proprement visuelles de ce même objet. On pourra également parler d'une réverbération en terme de « sensation de profondeur », par référence aux configurations acoustiques qui la produisent physiquement (plus ou moins vastes et fermées), et des sonorités seront « aériennes » lorsqu'elles partagent certaines caractéristiques auditives du vent (attaque longue, intensité variable). À un niveau supérieur de conscientisation, on trouve des comparaisons explicites : des sons « métalliques », « cristallins ». Depuis l'un ou l'autre de ces biais, on peut atteindre à une émancipation de certains termes, qui, à partir de ces premières formes, prennent un sens strictement auditif. Cette institution rend l'absence de termes propres à la description des sons presque imperceptible, puisqu'un glissement de sens s'opère. En plus des termes comme ceux déjà cités, qui peuvent, à force d'usage, devenir des signifiants sonores canoniques, d'autres notions plus abstraites peuvent définir les caractéristiques des sons : un son « rond », « chaud », qui n'ont pas de référence directe à des objets physiques produisant des sons particuliers, même s'ils gardent un lien au domaine du sensible. Il nous semble donc que, jusqu'à l' « ère phonographique », qui porte une attention particulière aux singularités des sons en même temps qu'elle apporte de nouveaux outils d'analyse acoustique, c'est cette absence que le « son » vient combler, aussi lentement que s'efface la représentation musicale traditionnelle centrée sur la superposition et l'agencement des hauteurs. À ce titre, le « son » est une notion qui restreint l'analyse par sa généralité, et ses implications demeurent sans doute à venir : dans la description de singularités sonores plus précises, mieux définies, issues conjointement des savoirs acoustiques et de l'ensemble des musiques contemporaines.

II. Émergences

45

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Genres»

Une des contributions majeures à l'objet de notre étude est l'ouvrage collectif Quand l'enregistrement change la musique 1. Mais si nous avons déjà montré comment certains aspects de la musique sont, ainsi que le suggère ce titre, transformés par l'enregistrement, la notion de « paradigme » à laquelle nous nous attachons implique que de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations émergent. Il est vrai que pour les musiques usuellement dites « classiques », l'arrivée de l'enregistrement a engendré un ensemble de modifications des pratiques, et de manière moins franche, des représentations -- par exemple, à travers l'émergence de l'interprète comme artiste à part entière. Mais les musiques « classiques », passées ou présentes, demeurent articulées à une même tradition façonnée par l'histoire et l'historiographie musicales; si bien que leurs théories subissent certes des amendements notables (modalité, atonalité, « mixité » de la « musique mixte »), mais aucun démantèlement général. En revanche, dans ce que l'on appelle par contraste la « culture populaire », l'enregistrement joue un rôle placentaire pour un grand nombre de musiques -- pour les « musiques populaires », donc. Pour énoncer immédiatement la thèse de ce chapitre, il nous semble que ce soient les « genres musicaux », dans leur généralité, qui émergent. Nous tenterons donc ici d'éclaircir l'ensemble des taxonomies évoquées. Nous croyons pouvoir y montrer que la perspective des études sur les rapports entre musiques et enregistrement permet d'avancer sûrement et à grand pas dans les innombrables débats d'opinions qui agitent, plus ou moins formellement, ces questions.

Pour une première échelle taxonomique : les «paradigmes musicaux»

Le « genre » est aujourd'hui si amplement associé aux études sur les notions de « féminin » et de « masculin », qu'il est peut-être utile de démarrer en affirmant que nous parlerons ici de l'usage courant du terme de « genre » en musique. Nous pensons pouvoir introduire notre réflexion en le précisant, et en le rendant dans le même temps à son acception la plus générale -- c'est dire que nous décrirons en quoi l'étude des « genres musicaux » peut partager un certain type de préoccupation avec les « études de genre ». Dans sa conception aristotélicienne, le genre décrit une échelle taxonomique particulière. C'est le même Aristote qui systématise la zoologie, science qui

1 Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit.

46

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

persiste dans son acception contemporaine à user de ce sens du terme pour la classification des êtres vivants. Néanmoins, avant d'être utilisée dans ce cas particulier, le « genre » figure chez Aristote dans ce que l'on nomme l'Organon, premier ouvrage de sa Logique. Et certaines des critiques proposées par les « études de genre » pourraient sans doute effectivement s'étendre à une discipline qui n'envisagerait pas le « genre » dans sa seule acception socio-linguistique (remise en cause des « genre féminin » et « genre masculin »), mais proprement une critique de l'essentialisation engendrée par toute taxonomie. Ce n'est donc sans doute pas un hasard si, dans une acception qui est pour une grande part affaire de sociologie, l'étude des « genres musicaux » partage certaines problématiques avec les « études de genre », qui ont pourtant a priori un objet radicalement différent. Si nous tenterons ici d'en remonter à une source plus proche de la logique, il faut énoncer le fait que les « genres musicaux » sont fondamentalement associés à des groupes sociaux, existant ou non par ailleurs. De fait, et de ce fait, les études sur les « genres » en musique se focalisent largement sur ces aspects sociologiques, avec des problématiques similaires à ce que l'on peut trouver dans le champ des « études de genre » : les questionnements sur les prédéterminations culturelles, et les conflits que ces catégorisations (implicites ou explicites) génèrent par suite.

Mais en remontant pour nous vers des considérations plus abstraites, l'utilisation du terme de « genre musical » a ceci d'intéressant qu'elle suppose un cadre plus large que la séparation entre rock, jazz, « classique », et autres catégories; et elle permet également de comprendre les guillemets que nous nous sentons contraints d'utiliser ici. Une première question peut se poser en ces termes : le « classique » est-il un genre? D'une manière très concrète, la question peut être la formalisation de cette autre : n'y a-t-il pas quelque chose d'étrange à voir se côtoyer dans une forme similaire un album de Mayhem, groupe culte de metal scandinave, et un enregistrement de Mahler dirigé par Bernstein? -- Ou encore : peut-on parler de la « discographie » de Mozart au même titre que l'on parlerait de celle de Michael Jackson? Évidemment, il est bien aisé de passer outre les similitudes formelles (durée, jaquette, séparation en pistes; distinction entre enregistrements de studio et de concert, etc.), pour comprendre que les disques de Jackson sont pensés comme des « albums ». Il n'y s'agit pas seulement de l'interprétation de compositions musicales, mais d'artefacts aussi bien sonores que physiques et visuels; rien de comparable de ce point de vue avec les enregistrements d'oeuvres « classiques » passées. Mais plus difficilement, la même question pourrait être réitérée, en comparant le même disque de Mozart avec des enregistrements de compositeurs tels Moondog ou Arvo Pärt, qui ont pu penser de manière souvent conjointe la composition et l'enregistrement sous tous ses aspects; soudain, la fracture n'est plus aussi claire. Ajoutant à cela que nous avons déjà porté dans notre réflexion le biais de l'enregistrement, la question paraît sans doute plus opaque

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

légère

populaire

actuelles / amplifiées

encore, en tentant de comprendre ce qui peut distinguer ou rapprocher les différents noms cités. Commençons par désigner cette fracture dont nous parlons. Afin de la rendre la plus claire possible (et même si cette formalisation pourra paraître exagérée), nous proposerons un tableau répertoriant ses usages lexicaux majeurs -- car ils sont pluriels. Dans chaque cas, c'est une opposition similaire qui est soulevée, mais le contexte d'usage et les implications conceptuelles n'y sont pas égales; et pour des oeuvres ou artistes se situant à la frontière de ces distinctions, l'appartenance ne sera pas nécessairement la même : c'est-à-dire que les distinctions, bien que similaires, ne sont conceptuellement pas tout à fait égales entre elles.

Dans chaque cas, les épithètes répertoriés sont accolés au terme de « musique(s) » :

savante

classique

sérieuse

47

Une première remarque élémentaire permet de mettre en exergue les différences de conceptions que ces couples revêtent : nous ne relevons le pluriel que dans un cas, celui des « musiques actuelles » ou « amplifiées », expressions souvent utilisées comme synonymes, et qui nous semblent être mises au pluriel de manière quasiment systématique. Sans avoir à entrer dans la compréhension de cet usage, ce seul fait révèle que les musiques « amplifiées », « actuelles », « populaires », « légères » ne sont pas des désignations équivalentes. Arrêtons-nous sur notre premier couple (musique « savante » - musique « populaire »). Il n'est pas tout à fait évident de comprendre sa légitimité et l'usage qui en est fait par les musicologues -- bien qu'il soit souvent assorti d'une remise en cause. En réalité, comme beaucoup des termes servant à catégoriser et différencier les musiques, ceux-là ne sont pas exactement fixes. Mais s'ajoute à cette indistinction un problème plus important, dont il est aisé de sentir la présence. L'utilisation du couple (en opposition) et celle des termes pris séparément (et donc positivement) peut impliquer des sens différents, et de fait, les deux usages existent. Car le couple « savant » - « populaire », en tant qu'opposition, semble définir une sorte d'axe gradué le long duquel toutes les musiques pourraient se placer, ou une frontière qui les départageraient dans leur ensemble. Mais s'agit-il d'un critère double? -- c'est-à-dire : une musique « non-savante » est-elle nécessairement « populaire », et inversement, une musique « non-populaire » est-elle nécessairement « savante » ? Il paraît clair que ces vocables ne peuvent pas faire référence à des valeurs absolues, et qu'ils doivent donc être compris contextuellement. Dans ce cas, l'appréhension du contexte consiste à cerner à quoi la catégorie de « musique savante » fait référence, et il est évident que l'usage découle de la nécessité de nommer l'écriture occidentale traditionnelle. Mais face à quoi doit-elle être nommée? Sans cerner l'importance de l'enregistrement (saisir donc le paradigme inédit qu'il induit), il est difficile de comprendre et critiquer cette scission

48

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

et ses termes. C'est en effet par contraste avec de nouvelles pratiques, dont l'intérêt échappe à l'écoute et à l'analyse traditionnelle, que le paradigme de l'écrit est nommé « savant ». Il est donc possible de percevoir l'unité des musiques « savantes », en fait inscrites dans une même tradition; dégager la même unité de tout ce qui se trouverait, de fait, rejeté dans le « populaire » est en revanche impossible. Si le nom de « musique populaire » conviendrait bien à ce que l'on peut subsumer sous le terme de « pop » 2, il est plus difficile, voire impossible, d'y comprendre également les musiques dites « underground », « extrêmes », concrètes, mixtes. Ceci sans compter les musiques de tradition orale passées ou présentes, et toutes les musiques non-occidentales non-écrites, voire écrites, selon le contexte d'usage du terme de musique « savante ». Il convient ici d'ajouter que cette dernière critique n'est pas tout à fait légitime : si nous n'y portons pas ici attention puisque notre étude n'aborde pas les musiques non-occidentales, il faut néanmoins mentionner une catégorie qui s'ajoute à celles que l'on a déjà énoncée, et qui, elle aussi, trouve plusieurs synonymes. Les vocables de musiques « traditionnelles » ou « folkloriques » servent habituellement à désigner pêle-mêle un grand nombre de musiques orales et / ou non-occidentales -- remarquons le pluriel, qui paraît ici habituel, et significatif d'une ignorance usuelle de la part de la musicologie traditionnelle : ce tas est établi par contraste avec un objet bien défini, mais lui-même est un ensemble hétérogène. On retrouve un problème identique avec les appellations de musique « sérieuse » et « légère ». Cet usage est notablement convoqué par Adorno, chez qui le biais du jugement négatif vis-à-vis du « léger » ne fait aucun doute. Mais sans cela, l'usage lexical de l'opposition « sérieux » - « léger » ne laisse déjà que peu de place au doute concernant le jugement dont il témoigne. Le dernier couple est sans doute le plus intéressant pour nous : il ressort d'un usage non spécialisé, et est bâti à rebours des autres. Pour l'histoire de la musique, le terme de « classique » a une définition précise (« nous parlons de la période classique et du style classique » 3) ; mais l'usage quotidien qui en est fait, s'il provient de ce premier sens, est beaucoup moins déterminé. C'est que le « classique » vise à décrire tout ce qui ressemble aux musiques de la tradition écrite occidentale. Cela peut aussi bien comprendre Haendel, qui précède de loin le moment classique, que Berlioz, Schoenberg ou John Williams (connu pour ses bandes-originales de succès hollywoodiens), qui n'en font pas plus partie. En apparence, l'unité est semblable à celle que peut recouvrir la musique « savante », mais la cause n'est pas la même, et comme toujours ces différences se révèlent dans l'examen de cas problématiques : Régis Chesneau, qui convoque le compositeur John Williams, dédie par ailleurs deux pages au problème de catégorisation d'André Rieu, arrangeur perçu comme un vulgarisateur et volontiers taxé de

2 Sur cette notion, nous ne ferons pas mieux que de renvoyer à la riche analyse d'Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, Paris, La découverte / Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2018.

3 Régis Chesneau, Pour en finir avec le « classique», Paris, L'Harmattan, 2019, p. 50.

49

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« mièvrerie » 4. Ce débat est un témoignage complexe, car le qualificatif contesté à André Rieu est celui de musicien « classique », épithète auquel il peut certes prétendre en tant que technicien, mais dont il ne serait pas digne en tant qu'arrangeur et musicien de scène. Or cette catégorie même de musique « classique » est déjà un grossissement discutable, qui convient en réalité parfaitement à désigner ce que Rieu opère, en faisant « du classique ». Est offerte une vision lointaine et romancée de ce que représente la longue tradition écrite occidentale, culminant effectivement avec la période classique. Cette vision assez grossière est celle d'un public appartenant en propre au paradigme de l'enregistrement, pour lequel la tradition écrite n'est pas une culture prédominante. Le vocable de « classique » est donc bien formé à rebours des termes de « savant » et « sérieux », qui pour leur part semblent très évidemment être tenus d'abord par les auditeurs familiers des musiques écrites occidentales. De même, les termes de musiques « actuelles » ou « amplifiées » souffrent d'emblée d'un jugement moindre, par rapport au « populaire » ou au « léger » : ils témoignent d'une meilleure reconnaissance, voire d'une meilleure connaissance, de ce qui fait la singularité des musiques nées au sein du paradigme de l'enregistrement (le terme de musiques « amplifiées » est un pas significatif vers le lien de ces musiques aux technologies du son).

Il n'est pas question d'effacer ce que les différentes oppositions relevées contiennent en elles de particulier : la distinction entre « savant » et « populaire » porte une légitimité au-dehors de ses ambiguïtés, puisque certaines musiques requièrent, du côté de la création comme de l'écoute, une somme de connaissances nécessaires. On peut supposer -- et notre étude nous amène à le penser -- que toutes les musiques convoquent des connaissances; mais pas dans des mesures identiques. Toutes peuvent être plus ou moins « comprises » ou « incomprises » selon l'accoutumance de l'auditeur à leurs formes, et selon la distance des pièces musicales vis-à-vis de telles formes préconçues. Par cet exemple, nous comprenons quelque chose d'également valable pour toutes les distinctions que nous avons relevées : ces couples d'oppositions détiennent tous leurs singularités, des critères particuliers de catégorisation des musiques. Mais ils servent également, faute de mieux, à décrire l'opposition entre les deux paradigmes historiques de la musique occidentale : la tradition écrite occidentale, et les musiques nées de l'enregistrement. C'est, au moins en partie, à ce fait que nous attribuons la confusion qui règne dans ces oppositions, qui paraissent toutes imprécises :

4 L'expression de « King of Schmaltz [musique sentimentaliste à l'excès] » a été utilisée par référence à celle de « King of the Waltz » (roi de la valse) originellement dédiée à Johann Strauss, reprise par Rieu pour le titre d'un album en 2002. Voir Brian Viner, « The King of Schmaltz who's waltzed his way to be bigger that Springsteen: How Andre [sic] Rieu conquered classical music », The Daily Mail, 13 nov. 2002 (en ligne : https://www.dailymail.co.uk/femail/article-2232098/The-King-Schmaltz-whos-waltzed-way-bigger-Springsteen-How-Andre-Rieu-conquered-classical - music .html, consulté le 17 juillet 2021] ; Dean Paton, « King of Waltz or King of Schmaltz? How conductor André Rieu fills stadiums », The Christian Science Monitor, 1er déc. 2017 (en ligne : https://www.csmonitor.com/USA/Society/ 2017/1201/King-of-Waltz-or-King-of-Schmaltz-How-conductor-Andre-Rieu-fills-stadiums, consulté le 17 juillet 2021).

André Rieu, The King of the Waltz [4xCD], Philips, 2002.

50

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

chacune, en plus de désigner des critères propres, cherche à décrire cette scission très sensible, mais pour laquelle aucun terme usuel ne convient véritablement. Nous cherchons donc ici à décrire une première échelle taxonomique, très imparfaitement atteinte par ces oppositions, et qui nous semble être bien conceptualisée par le terme de paradigmes. En définitive, une grande part des usages qui est faite des différentes oppositions (« savant » - « populaire » / « sérieux » - « léger » / « classique » - « actuel » - « amplifié ») nous paraît être un défaut de cette conception manquante, et pourrait donc -- en dehors de quelques usages précis légitimes -- être remplacée par des termes décrivant la différence paradigmatique entre les usages de l'écriture et de l'enregistrement. Nous ne discuterons pas mieux la notion de paradigme que ne le fait François Delalande en se confrontant directement au texte de Kuhn 5, mais il nous semble important de relever le caractère essentiel de globalité que le terme décrit : par son caractère nouveau et incompatible avec sa prédécession, un changement de paradigme affecte l'entièreté d'un domaine, dans ses représentations comme dans ses techniques. Appuyons également sur un autre point de la notion : le terme de « paradigme » est forgé par Kuhn à partir de moments de l'histoire des sciences. Lorsque nous parlons des paradigmes de l'écrit ou de l'enregistrement, nous ne décrivons donc pas une partition absolument valable et transposable, mais des moments de l'histoire de la musique occidentale, en tentant de les articuler au sein d'une même classification. La question de savoir si ces distinctions pourraient s'étendre n'est donc pas ici la nôtre. L'intention est de rendre compte de cette classification, qui avant cela existe au moins informellement.

Genre et enregistrement

Pourquoi cette classification est-elle en question? En quoi émerge-t-elle particulièrement avec le développement de l'enregistrement musical? C'est que l'étude de la notion de « genre musical » semble primordiale pour la compréhension de ce développement, et pour l'appréhension des musiques développées avec l'enregistrement -- palpablement plurielles, mais déjà systématiquement classées.

Il semble falloir distinguer au moins deux causes dans ce fait, et bien conserver à l'esprit la différence que nous avons pointée, entre les paradigmes musicaux dont nous avons parlé (de l'écrit et de l'enregistrement) et d'autres ordres de distinctions, comme celui entre musiques « savantes » et « populaires ». Ces deux dernières catégories, lorsqu'elles ne servent pas à désigner faute de conceptualisation les « paradigmes » eux-mêmes (grossièrement : musiques savantes écrites;

5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, éd. rev. et augm., Paris, Flammarion (Champs), 1983 ; François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 42-50. Profitons-en pour préciser le vocable utilisé par Delalande, qui est celui de « paradigme technologique ». Bien que parfaitement acceptable et importante pour son argumentation, l'adjonction de l'adjectif ne nous semble pas absolument indispensable.

51

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musiques populaires enregistrées), sont considérées comme se côtoyant au sein du paradigme de l'enregistrement : généralement, les origines allemandes de l'électronique musicale, les musiques électroacoustiques, mixtes, spectrales, sont désignées comme « savantes » malgré leur dépassement du cadre de l'écriture occidentale traditionnelle. L'émergence des genres comme catégories primordiales dans le paradigme de l'enregistrement nous paraît liée au moins autant aux musiques « populaires » qui y naissent qu'à des caractères propres à ce paradigme lui-même, indépendamment des musiques qu'il génère. La distinction des deux thèses demeure importante. La première nous est livrée en substance par le musicologue italien Franco Fabbri 6. Dans une analyse de la notion de « genres musicaux », Fabbri soutient l'idée que l'importance du nombre de genres (sous-entendu, au sein des musiques « populaires ») est liée à un mécanisme particulier. Les « genres » se définissent par un ensemble de règles d'ordres divers (règles musicales -- formelles et techniques --, sémantiques, comportementales, sociales, idéologiques, économiques, juridiques). Pour Fabbri, la « pauvreté » des codes explique, au sein des musiques « populaires », la vitesse de leur succession : plus les règles sont « pauvres » (lui-même conserve des guillemets), plus rapide est leur péremption au profit de nouvelles modes musicales éphémères. L'analyse présente un intérêt, mais comporte également des limites. À cette première cause (« pauvreté » générale des musiques « populaires ») qui, sans doute, pourrait être autrement et plus justement formulée (sans guillemets), s'ajoute au moins une autre, que nous voulons ici proposer : l'enregistrement engendre lui-même une catégorisation des musiques. Précisons immédiatement : parler d'enregistrement musical signifie parler de musiques subissant l'influence de l'enregistrement (il ne faut pas envisager l'enregistrement par opposition, par exemple, au concert); et l'enregistrement est ici envisagé en un sens large, qui suppose avec ses aspects techniques et musicaux une importante part économique (l'« histoire de l'enregistrement » est avant tout celle du « disque » 7, c'est-à-dire : l'histoire d'un marché).

Un exemple pertinent est celui de l'ethnomusicologue Johanni Curtet, spécialiste du chant diphonique mongol (höömij), dans un article qui relève l'influence de l'enregistrement sur cette pratique 8. L'enregistrement, par son caractère de « fixation » 9, cristallise un répertoire canonique, permettant par exemple à Curtet d'énoncer, « au regard de [son] corpus d'enregistrements », ce

6 Franco Fabbri, « A Theory of Musical Genres. Two Applications », communication au colloque « First International

Conference on Popular Music Studies », Amsterdam, 1980 (disponible en ligne :
https://tagg.org/xpdfs/ffabbri81a.pdf, consulté le 11 juillet 2021).

7 Le « disque », comme nous le verrons dans le chapitre suivant, n'est pas seulement le disque physique (78, 45 ou 33 tours, CD), mais un format : il ne faut donc pas limiter ce terme à une histoire qui tiendrait entre la fin des cylindres de cire et le début des supports magnétiques.

8 Johanni Curtet, « L'apport de l'enregistrement dans l'étude ethnomusicologique et historique du chant diphonique mongol » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 123-136.

9 Ibid., p. 124. Le terme de « fixation » n'a rien d'anodin : volontairement ou non, il fait écho à l'usage abondant qu'en fait Michel Chion pour désigner les musiques électroacoustiques, « art[s] des sons fixés ».

52

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

qu' « un bon disque de höömij produit en Mongolie doit aujourd'hui contenir » 10. Cette musique de tradition orale se traduit ainsi en un genre phonographique. Mais ce lien se révèle également à un autre niveau : une large part de la présentation dans cet article, qui fait état du travail de thèse de l'auteur, est consacrée à la compréhension en détail de ce répertoire réglementaire, qui découle des enregistrements commerciaux du höömij :

En considérant tous les enregistrements en ma possession, j'ai établi une liste de façon bibliographique, afin présenter l'ensemble du corpus à travers une discographie du chant diphonique mongol. [...] Cet ensemble révèle le répertoire (uryn san) enregistré du chant diphonique mongol en l'état actuel. [...] Il se compose actuellement de quatorze catégories. 11

Cette catégorisation interne est opérée par l'auteur lui-même, à partir des enregistrements, et grâce à eux -- sans cette formalisation et cette concrétisation, les rapprochements et les distinctions ne peuvent pas comporter ce type de systématisme (« j'ai procédé à la réalisation d'un grand tableau regroupant l'ensemble des pièces enregistrées [...] catégorisées » 12). À ce point de vue, l'enregistrement se comporte, à l'égard de traditions orales telles que le höömij, comme une sorte d'écriture. Mais par une étrange symétrie qui révèle que l'enregistrement n'est pas seulement cela, il est à l'inverse, pour l'écriture, une sorte d'oralisation. C'est par ce caractère de « son fixé » que le paradigme de l'enregistrement se distingue à la fois des traditions orales et écrites, et cette spécificité engendre une attention singulière aux similitudes entre les codifications musicales, qui se déclinent sur un nombre indéfini de caractères sonores. Dans un tout autre registre, l'album 20 Jazz Funk Greats 13 du groupe industriel anglais Throbbing Gristle, outre l'intérêt de son rapport intime à l'enregistrement (« le studio est utilisé comme un instrument » 14), est un bon exemple de ce qui fait un « genre ». L'album (étiqueté « avant-garde ») ne se contente pas de singer certains « sons » au sein d'une musique qui n'a par ailleurs aucune similitude avec le « jazz-funk » ou tout autre style « populaire », mais la jaquette, assortie à ce titre, suffit à semer un trouble volontaire :

Nous avons fait en sorte que la jaquette soit un pastiche de ce qu'on trouverait dans un panier promo chez Woolworth. [...] On avait en tête l'idée que quelqu'un tomberait dessus chez un disquaire, verrait le disque en pensant véritablement y trouver vingt bons standards jazz-funk, puis l'écouterait une fois arrivé à la maison et serait tout simplement anéanti. 15

Le genre n'est donc pas seulement l'affaire des « paramètres » traditionnels du son musical, mais aussi de tout ce qui constitue une oeuvre enregistrée, de la musique à la diffusion phonographique.

10 Ibid., p. 131.

11 Ibid., p. 128.

12 Ibid.

13 Throbbing Gristle, 20 Jazz Funk Greats [LP], Industrial Records, 1979.

14 Stephen Bush, « Throbbing Gristle, «20 Jazz Funk Greats» », Brainwashed, (en ligne : https://brainwashed.com/ - index.php?option=com content&view=article&id=9058:throbbing-gristle-q20-jazz-funk-greatsq&catid=13:albums-and-singles&Itemid=133, consulté le 25 juillet 2021), à propos de l'édition remasterisée sortie en 2011.

15 Emma Warren, Cosey Fanni Tutti, « Hot On The Heels: An Interview With Cosey Fanni Tutti », Red Bull Music Academy, (en ligne : https://daily.redbullmusicacademy.com/2012/11/cosey-interview, consulté le 25 juillet 2021).

53

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Avec cette quantité de paramètres potentiels, les genres musicaux peuvent aisément se multiplier. En revenant à l'exemple du höömij, Johanni Curtet relève l'émergence d'une pratique semblant générée, au moins en partie, par l'enregistrement : l'adjonction au chant diphonique (bourdon et mélodie d'harmoniques produits simultanément) d'un vibrato. Cette pratique inexistante avant les années 60 est héritée de la volonté de création d'un art soviétique, plus ou moins calqué sur le modèle occidental classique : des salles de concert sont créées, et les höömijèid s'identifient aux chanteurs d'opéra. L'utilisation du vibrato se diffuse rapidement, au point de devenir « l'affirmation «du chanteur professionnel qui se démarque, de cette façon, du traditionnel populaire» » 16. Nous parlons donc bien d'un phénomène de codification, édifiée par rapport à (ou, pour Fabbri : en « subversion » vis-à-vis) d'anciennes règles. À lire les termes de Curtet, il semble même s'agir proprement de l'émergence d'un « sous-genre » à part entière, en forme de disjonction : un höömij professionnalisé se distinguant d'un autre, demeuré traditionnel.

L'idée d'une telle origine altérée n'est pas bien loin de celle de l'appropriation des « musiques noires » aux États-Unis, d'un reggae « roots » diversement malmené ou ravivé, ou d'une « popularisation » ou « commercialisation » des genres metal extrêmes. Cet exemple du höömij montre de quelle manière les phénomènes conjoints de codification et de catégorisation se trouvent liés à l'enregistrement lui-même. Si cet argument ne suffit pas à lui seul à faire autorité pour défaire son analyse, nous y entrevoyons du moins un amendement à ce que Franco Fabbri énonce dans son approche. La multiplicité des « genres » n'est pas seulement liée à cette pauvreté des codes qui définiraient les genres « populaires » : dans une musique de tradition orale ancienne, l'arrivée de l'enregistrement produit également des disjonctions de genre, de manière immédiate et remarquable. L'importance du « genre » n'est sans doute pas uniquement relative au caractère « populaire » des musiques au XXe siècle, mais plus généralement à l'influence de l'enregistrement (et de son caractère mercantile) sur elles.

Le « genre » hors de l'enregistrement?

Si cela ne se limite pas aux musiques dites « populaires », il n'en demeure pas moins que c'est dans ce registre que les « genres » trouvent leur acception la plus visible (ce qui n'est rien que logique, considérant précisément ce caractère « populaire » qui, toute considération sociale ou esthétique mise à part, ne signifie rien de plus qu'une diffusion importante). L'analyse déjà citée de Roger Pouivet va jusqu'à identifier l'ensemble de l'enregistrement musical « populaire » (c'est-à-dire, massivement diffusé) à ce qui est habituellement considéré comme un genre musical, le rock. La définition du terme est si large qu'il peut sembler que l'ensemble des musiques « populaires »

16 J. Curtet cite Alain Desjacques, Rhapsodie en sol mongol, Lille, Le Rifle, 2009, p. 60. Johanni Curtet, art. cit., p. 135.

54

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

enregistrées entrent en fait à l'intérieur de ce genre, pour peu qu'on veuille le définir objectivement, c'est-à-dire en omettant tout jugement esthétique susceptible d'en exclure telle ou telle musique, sans autre critère qu'une apparente ressemblance à l'image que l'on se fait du « rock ». Le genre lui-même acquiert tant d'importance qu'il s'autonomise et accède au rang de concept, au point de ne plus recouvrir son sens usuel. Pouivet ne parle pas d'enregistrement, mais de rock. C'est dire que le genre est d'une importance singulière dans le cadre des musiques enregistrées.

Est-ce son seul sens? Qu'en est-il du « genre musical » au-dehors de l'enregistrement et de son paradigme? La réponse à cette question doit nous aider à clarifier notre seconde échelle taxonomique : les distinctions en genres et sous-genres appartiennent-elles en propre au paradigme de l'enregistrement, ou sont-elles également en vigueur ailleurs? Notre excursion profitable dans le champ des musiques orales et extra-occidentales faisant, comme nous l'avons énoncé, figure d'exception, nous nous limiterons ici à répondre à la question du « genre » dans la tradition écrite occidentale. Le « genre » a bien un sens dans le registre de la « musique classique » : en témoigne au moins le titre d'un ouvrage, le Guide des genres de la musique occidentale 17. Mais quel est ce sens ? Le fait est que de manière générale, la notion de genre est assez peu usitée, et encore moins étudiée dans la tradition écrite occidentale; si cette occurrence ne peut pas être taxée d'accidentelle, elle n'est du moins pas généralisée, presque idiosyncratique. Pour beaucoup de dictionnaires et encyclopédies musicales, l'entrée « genre » n'apparaît pas, et les occurrences du terme concernent souvent, lorsqu'elles y sont évoquées, les musiques « populaires » (c'est-à-dire, celles relevant du paradigme de l'enregistrement). Pour le Dictionnaire de la musique dirigé par Marc Vignal, bien qu'une entrée lui soit dédiée, la définition n'existe tout simplement pas. Le « genre » n'est qu'un outil lexical usuel ne recouvrant rien de spécifique :

Terme vague, employé sans attribution déterminée : on parle du « genre lyrique » aussi bien que du « genre variétés » ou du « genre descriptif», du « genre symphonique » ou du « genre concerto », voire du « genre gai » ou du « genre ennuyeux ». Dans la musique grecque antique, par contre, le mot genre (genos) avait un sens précis [...]. 18

Pour certains de ses usages, des termes apparemment similaires sont beaucoup plus précisément définis : on parle de forme, de style. Néanmoins, le terme de genre ne cesse de s'imposer par défaut, pour désigner certains types de catégorisations musicales. Dès qu'il s'agit de désigner des musiques pouvant être regroupées sans qu'une formalisation palpable soit accessible (un mouvement historique, le « style » d'un compositeur ou la « forme » d'une pièce), le « genre » intervient. Il semble donc désigner des usages musicaux semblables, mais sans critères précis permettant de les réunir. Le « genre » ressort de l'usage, et certains genres particuliers peuvent être nommés, étudiés, voire plus

17 Claude Abromont, Eugène de Montalembert, Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010.

18 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 405.

55

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

ou moins formalisés (sans nécessairement relever de la « forme ») : mais le « genre » en lui-même n'est rien de plus qu'un « terme vague, employé sans attribution déterminée » ; il n'est pas un concept. Au sein du paradigme de l'enregistrement, le « genre » possède en revanche une utilité pratique : il sert à catégoriser la musique en tant que marchandise (la classification de la musique « dans les bacs » de disques semble demander cette catégorisation), à « segmenter le marché » musical, en attribuant à chaque musique un public (ou en concevant pour chaque « public » un type de musique). Par cette segmentation en « genres », une histoire peut s'écrire rapidement, des communautés s'ériger, et une actualisation ainsi qu'une actualité se maintiennent. Le caractère « pauvre » des musiques « populaires » pointé par Fabbri semble moins en cause que le marché musical en propre, qui n'existe pas au-dehors de l'enregistrement et sans qui (inversement) l'enregistrement musical ne peut pas prendre la forme que nous lui connaissons. Une fois de plus, la représentation rendant compréhensible cette scission semble être celle du « paradigme », et nulle autre : le « genre » est une notion importante du paradigme musical de l'enregistrement. Si son utilisation est somme toute proche de celle, informelle, en vigueur dans la terminologie de la musique écrite occidentale, son rôle n'est nullement comparable. Le « genre » ressort bien comme une nécessité du paradigme de l'enregistrement, et c'est dans cette forme privilégiée que les musiques y sont catégorisées. Dans d'autres paradigmes musicaux, la forme de la classification repose sur d'autres critères, d'autres concepts, et d'autres vocables.

Fissures

Après notre modeste analyse, nous semblons être parvenus à une architecture taxonomique rendant compte de l'usage de plusieurs termes et distinctions, articulés de manière relativement stable : « savant » - « populaire » (entre autres), « paradigme musical », « genre ». Pourtant, et heureusement, les musiques ne cessent de déborder ces cadres. Parfois en ne les affirmant que mieux, ou en offrant une matière sonore à des conceptions abstraites, faisant passerelle ou ouvrant à de nouvelles représentations; parfois, en ruinant des catégorisations établies. Afin donc de tout à la fois affirmer et ruiner notre pensée, nous examinerons ici quelques-unes de ces musiques situées sur une frontière ou une autre.

La première d'entre elles est la musique dite « concrète », « électroacoustique » ou encore « acousmatique ». Pour la bien définir, il convient de la situer au sein d'un contexte : ces termes désignent une musique ancrée dans une culture « savante », c'est-à-dire largement séparée des musiques « populaires », qui se distinguent donc ici du paradigme de l'enregistrement, puisque les genres dont nous parlons sont des musiques portées sur l'enregistrement, produites par lui, avec lui,

56

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

et presque sur lui; elles génèrent une pensée (peut-être l'essentiel de ce qui est pensé) sur l'enregistrement sonore. Nous parlons de musiques héritées d'une école française, traditionnellement polarisée face à l'électronique musicale allemande et à l'informatique américaine. Parmi celles-ci, l'électroacoustique est sans doute plus que les autres séparée de son héritage, direct ou indirect. Sans la précision de ce contexte, toutes les musiques appartenant au paradigme de l'enregistrement, ou du moins une immense partie d'entre elles, pourraient bien être taxées d' « électroacoustiques », de « concrètes » ou d' « acousmatiques » ; et c'est d'ailleurs parfois le cas dans les études alertes sur l'enregistrement musical. Presque toutes les musiques dépendantes de (ou notablement influencées par) l'enregistrement sont pensées comme des choses sonores, des articulations de sons -- ceci pour ne pas parler des enregistrements eux-mêmes. Le « studio », vocable incontournable de toutes les musiques que nous fréquentons quotidiennement, désigne bien ceci : la fabrication de la musique par le collage sonore, soit ce qui définit musicalement les musiques concrètes. L'électroacoustique est-elle donc un genre? Ou désigne-t-elle le paradigme enregistré lui-même? Pour beaucoup d'auteurs déjà cités, le problème est évident. L' « acousmatique » désigne un type d'écoute, généralisé depuis l'émergence de l'enregistrement musical -- mais « acousmatique » n'est pas le terme le plus usité pour désigner ce « genre » musical, car la chose n'est qu'une extrapolation, depuis l'écoute, vers le type de musiques qu'elle peut en propre définir. Le vocable de musique « concrète » est volontiers extrapolé à beaucoup d'autres champs que ce seul genre restreint, empiétant sur le terrain des musiques contemporaines « savantes » en général, le domaine large des musiques dites « expérimentales » et par capillarité sur l'ensemble des musiques « populaires », pour lesquelles le rapport au disque est primordial. Enfin, l' « électroacoustique », comprise comme technique, est évidemment présente dans toutes ces musiques, mais aussi dans toutes celles qui passent à un moment ou un autre par l'enregistrement, sans être pensées spécifiquement en vue de lui (musiques écrites ou orales). Le genre musical électroacoustique, en ce qui le définit en propre, n'en est pas un, puisqu'il n'est défini par rien d'autre que le logiciel de base du paradigme musical au sein duquel il agit, au sein duquel toutes les autres musiques que nous fréquentons agissent. Son domaine propre ne lui appartient pas.

Le cas est bien différent lorsque des musiques se montrent capables de s'émanciper de l'enregistrement pour être. La naissance du jazz intervient au même moment, et est aussi progressive, que l'émergence de l'enregistrement musical. Il naît et se développe aux côtés de l'enregistrement sonore, mais n'en dépend nullement -- on y trouve la quintessence, sinon l'essence, de l'improvisation occidentale, autrement dit d'une musique absolument non-écrite, qu'il est possible d'enregistrer, mais non de penser pour l'enregistrement. L'enregistrement tel que nous

57

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'avons pensé jusque-là ne recouvre plus son sens d'artefact dans l'improvisation : « l'objet disque se trouve inévitablement dans l'incapacité de restituer une improvisation et en ce sens nous pourrions dire que la réification transfère l'improvisation dans une autre sphère » 19. Il devient alors tout à fait autre chose; rien de plus, est-on tenté de dire après John Cage, qu'une « carte postale » 20, ou peut-être à l'inverse « un phénomène distinct, quelque chose en fait de bien plus fort que le simple jeu de l'improvisation » 21 ; quoi qu'il en soit, improvisation et enregistrement sont antithétiques. Mais cette position n'est pas celle du jazz dans son ensemble, qui est d'une extrême ambiguïté, ou complexité, dans son rapport à l'enregistrement. Au-dehors de l'improvisation, qui ne recouvre qu'une partie du jazz, cette musique -- ces musiques? « les jazz » ? -- peut être enregistrée, et pensée pour l'enregistrement. L'exemple canonique est celui de Miles Davis 22, mais les compléments ne manquent pas pour étayer un jazz « acousmatique » dans son écoute et « électroacoustique » dans sa création. Néanmoins, il n'en dépend pas : hors l'improvisation, le jazz demeure une musique essentiellement instrumentale et performative, qui n'use pas avec nécessité des moyens de l'enregistrement. De la même manière, si le jazz est couramment admis comme une musique « savante », il ne s'inscrit pas dans la continuation de la musique écrite occidentale, mais plutôt dans la possibilité de son dépassement : modalité (plutôt que tonalité -- ou même atonalité), improvisation (pas de nécessité de l'écriture); et historiquement construit par opposition aux codifications sociales imprégnant les musiques « classiques ». Ainsi, le jazz, qui apparaît à première vue comme un « genre », occupe une position bien plus complexe. Par plusieurs aspects (largeur du champ, ancienneté du terme, indépendance relative vis-à-vis de l'enregistrement) il semble excéder ce type de catégorie, propre au paradigme enregistré; mais est tout aussi distinct du paradigme de l'écriture occidentale. Il ouvre une brèche irréductible dans nos distinctions -- nous voudrions dire : à lui seul, c'est-à-dire, ce seul « genre ». En considérant qu'il n'en est pas exactement un, la chose paraît beaucoup plus sensée. Toutes les musiques ne peuvent pas se réduire à un même type de catégorisation. Lorsque la définition du « jazz » (toujours au singulier) peut paraître une chimère, voilà du moins ce qui pourrait le définir négativement, et affirmer une sorte d'unité par défaut : le jazz échappe fondamentalement aux ruptures que nous affirmons ici.

Nous pourrions ajouter beaucoup d'autres cas à notre investigation des fissurations provoquées par certaines musiques, qui remettent en cause notre représentation catégorielle. À commencer par le rock, que nous avons déjà assez longuement évoqué, et qui paraît, à l'intérieur du paradigme de

19 Matthieu Saladin, « Processus de création dans l'improvisation », Volume !, 1/1, 2002, p. 11.

20 John Cage, Silence. Conférences et écrits, Genève, Contrechamps / Héros-limite, 2017, p. 44.

21 Denis Levaillant, L'improvisation musicale : essai sur la puissance du jeu, J.-C. Lattès, 1981, cité par Matthieu Saladin, ibid., p. 11.

22 Ibid. Miles Davis est également cité par François Delalande dans sa présentation de l' « invention du son » : François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 51 ; Michel Chion, La musique concrète acousmatique. Un art des sons fixés, Fontaine, Metamkine, 1990. Nous citons la trosième édition, mise en ligne par l'auteur en 2017.

58

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'enregistrement, un genre sans limite, recouvrant peut-être l'ensemble des musiques -- c'est ce que suggère une lecture radicale de l'ouvrage de Roger Pouivet. Autre « genre », le dub pourrait également être évoqué : son caractère paradoxal, à la fois musique enregistrée et improvisée, a pu être relevé 23 ; il se situe à la croisée de pratiques radicalement distinctes (techniques dignes de l'électroacoustique, origine rocksteady-reggae, puis intégration aux genres punk et post-punk), et préfigure des pratiques tout aussi éloignées 24. Les exemples questionnant les limites ne manquent pas; rares sont en fait, évidemment, les musiques pouvant être précisément cartographiées. Tout aussi nombreuses sont les propositions musicologiques (générales ou spécifiques) sur lesquelles nous passons ici, faute de pouvoir épuiser les distinctions 25.

En somme, l'idée même d'une taxonomie paraît viciée. Néanmoins, par son aspect schématisant, elle est profondément liée à notre capacité d'appréhension du monde, et ici du monde musical qui est le nôtre. Ces éléments de classification sont donc éminemment temporaires et déjà imparfaits; et les causes qui fomentent cette classification sont si complexes qu'il semble peut-être impossible de les penser exhaustivement. Nous pensons avoir ici rendu compte de notre manière d'appréhender les musiques dans leurs semblances et leur différences, par la proposition d'un premier niveau taxonomique (le niveau des paradigmes musicaux), et en ayant montré comment un second niveau, plus usuel (distinctions en genres et sous-genres), est lié au paradigme qui nous intéresse ici, qui est celui à partir duquel nous pensons l'ensemble de ces distinctions. Par notre proximité quotidienne à son mode d'écoute (« acousmatique »), et à ses techniques de création propres (au fond, « électroacoustiques »), il ne nous paraît pas abusif de dire que le paradigme de l'enregistrement forme ce prisme. Aussi imparfait qu'il puisse être, cet examen nous semble nécessaire pour cerner notre appréhension des musiques; et dans un ordre de considération consécutif, à la construction de nouvelles formes musicales bousculant cette perception -- qui nous semble statique par manque de précision et de compréhension.

23 Par Rodolphe Weyl, « Entre oeuvre phonographique et improvisation. Le cas du dub », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay, Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 153-170.

24 Cf. infra, p. 71.

25 Citons Allan Moore, « Issues of Style, Genre and Idiolect in Rock » (disponible en ligne : http://allanfmoore.org.uk/ - questionstyle.pdf, consulté le 4 septembre 2021), traduction française parue dans Musurgia, 14/3-4, 2007 ; Allan Moore, « Style and Genre as a Mode of Aesthetics », communication à l'Université de Bologne (disponible en ligne : http://allan

fmoore.org.uk/styleaesth.pdf, consulté le 4 septembre 2021) ; Robert Gjerdingen, David Perrott, « Scanning the Dial: The Rapid Recognition of Musical Genres », Journal of New Music Research, 37, 2008, p. 93-100 ; Gérard Denizeau, Les genres musicaux, vers une nouvelle histoire de la musique, Paris, Larousse, 1998 ; François Pachet, Daniel Cazaly, « A Taxonomy of Musical Genres », communication au colloque Content-Based Multimedia Information Access

Conference, Paris, avril 2000 (disponible en ligne : https://www.francoispachet.fr/wp-
content/uploads/2021/01/pachet-00-RIAO.pdf, consulté le 4 septembre 2021). Cette liste n'a qu'une valeur programmatique pour un état de l'art sur la question.

59

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Disque»

L'enregistrement comporte quelques synonymes. L' « histoire de l'enregistrement sonore » peut tout aussi bien être nommée « histoire de l'industrie musicale » ou tout simplement « histoire du disque » : l'équivalence est plus légitime que les arguments mineurs qu'on lui voudrait opposer. Si tel ou tel vocable appuie sur un aspect au détriment d'autres, nous pensons avoir déjà montré comment tous ces jours sont immédiatement liés : l'enregistrement est très largement musical, ne peut pas être autre qu'industriel, et c'est donc en lui que se forme un nécessaire marché de la musique qui n'a pas d'équivalent historique, en ce qu'il produit des formes d'écoute et de création radicalement nouvelles. Si le disque au sens strict n'intervient pas au tout début de l'enregistrement sonore, et si son avenir en tant que support particulier est contesté, le terme ne cesse de désigner un concept-clé de la musique enregistrée. Ce concept est ailleurs le « support » de la « musique sur support » (lexique électroacoustique) ; ailleurs l' « album » (au sein des « musiques populaires »).

Ébauche d'une histoire « rugueuse »

L'histoire du « disque » est ainsi plus précisément l'histoire de la succession des supports de l'enregistrement sonore. Elle démarre dès la « préhistoire » de l'enregistrement, avec les feuilles de carbone sur lesquelles s'imprimaient les phonautogrammes de Léon Scott de Martinville, la nuance notable étant que ces premiers supports ne permettaient pas l'écoute, mais formaient seulement le tout premier réceptacle du « son fixé » en germe. Les cylindres, puis très vite les disques constituent donc, à leur suite, les premiers supports d'enregistrement et de restitution du son. Dès ce moment, c'est-à-dire à partir de 1877, l'historiographie des supports devient complexe : elle est l'histoire d'une concurrence commerciale et d'une compétition à l'innovation technologique. Sophie Maisonneuve fait le récit de cette histoire dans L'invention du disque. 1877-1949. Genèse des médias musicaux contemporains 1. Il n'est aucun hasard à ce sous-titre : si la première borne (1877) est celle, bien connue, de l'invention conjointe de l'enregistrement par Cros et Edison, la seconde (1949) est celle de l'entérinement du microsillon, qui met fin à la course du « format ». Pas plus de coïncidence

1 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit.

60

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

alors si, avant d'aborder cette question particulière (celle de la « dynamique des formats » 2), l'autrice prend le temps d'exposer la nécessité de percevoir l'histoire comme « rugueuse » :

Ce terme vise à souligner les limites d'une écriture « lisse » de l'histoire, où les faits s'enchaînent logiquement et par un mouvement homogène, à peine perturbé par ce qu'on appelle alors des « résistances ». Il s'agit ici de s'efforcer de renverser la place de l'observateur, narrateur « omniscient » du fait de sa connaissance de l'aboutissement des processus qu'il analyse, et de reconnaître la coexistence de phénomènes qui nous paraissent contradictoires ou aberrants, mais dont la présence même requiert une interrogation et peut donner une clé d'analyse des mutations. 3

Cette perception pointant les « va-et-vient » entre « représentations et systèmes discursifs » d'une part, « pratiques » 4 d'autre part, au lieu de supposer que les premiers déterminent entièrement les secondes, semble important pour envisager la période de construction du format promu par l'arrivée du microsillon. Elle est à la fois histoire technologique, sonore, musicale. L'évolution du « disque » en tant que technologie est aussi bien liée aux formes des supports (cylindres, disques), qu'aux matériaux (métal, cire, gomme-laque, matières thermoplastiques), aux appareils de lecture (différentes normes et terminologies en fonction des firmes), aux multiples vitesses de lecture, au type de gravure (sillons latéraux ou verticaux), au diamètre des disques et à leur nombre de faces gravées (une ou deux). Il faut d'abord voir que les avancées ne s'opèrent pas par étapes successives dans une parfaite continuité : le cylindre et le disque se côtoient, par exemple, pendant plus de vingt ans, avant que le premier ne disparaisse graduellement au début des années 1910 au profit du second. De la même manière, l'évolution de la durée d'enregistrement étant un enjeu de premier ordre, elle est l'objet d'une âpre compétition entre les firmes, et chacune avance donc, par le jeu des innovations et des brevets, à un rythme différent. En ce domaine, des expérimentations font aussi des apparitions éphémères sans que la technologie soit véritablement viable : un exemple notable est celui de la tentative de la RCA Victor, en 1931, de produire des disques préfigurant le LP (long play), qui deviendra une norme à partir de 1948-49 avec le microsillon. Si la durée n'atteint pas le stade final du format long, elle opère un pas sensible : de quatre minutes (1904), Edison était passé à plus de vingt, et très expérimentalement à quarante minutes (1926). Victor, avec deux faces de quinze minutes, en donnait alors trente en 1931, de manière très légèrement plus viable. Pour diverses raisons, peu d'enregistrements sont ainsi produits -- la proposition relève, pour ces « long play records » précoces, plus de la curiosité que du pas décisif dans l'histoire des supports. Il faut ensuite voir que l'ensemble de ces paramètres évoluent conjointement dans l'évolution du disque analogique, ce qui contribue aussi à rendre l'histoire « rugueuse ». Impossible de comprendre l'évolution d'un seul aspect en particulier -- telle la durée : elle est évidemment due au diamètre des

2 Ibid., chap. 3, « La dynamique des formats : technique et esthétique », p. 103-131.

3 Ibid., n. 105 p. 91.

4 Ibid., p. 91.

61

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

disques , à la vitesse de lecture et au nombre de faces, mais indirectement, elle est liée à l'ensemble des caractéristiques du disque, et pas seulement techniques. Tous les critères finaux -- durée, qualité, praticité de manipulation, prix d'achat -- sont ainsi rattachés ensemble aux paramètres techniques, eux-mêmes interdépendants, sur lesquels les firmes peuvent jouer.

La « rugosité » de l'histoire est donc saillante. Plusieurs niveaux sont mobilisés sans qu'il soit possible de les disjoindre. Les caractéristiques techniques, tenant entre elles grâce à un équilibre difficile, influent directement sur l'objet de jugement esthétique que constitue le disque, et ces jugements eux-mêmes opèrent à leur tour un rôle important dans la définition des formes -- ici, des « formats » -- selon lesquels les oeuvres à venir seront envisagées. Il devient possible, à partir d'ici, de saisir l'importance de ces questions pour notre examen; c'est-à-dire de saisir l'influence massive de cette histoire complexe sur les formes musicales au sein du paradigme de l'enregistrement. Depuis la pop jusqu'aux musiques extra-occidentales qui subissent des mutations inattendues au contact de l'enregistrement (moyen qui, bien que secondaire, est influent sur les pratiques, comme nous l'avons pointé dans l'exemple du höömij), aucune musique ne se sépare sereinement des formes normées qui émergent de cette période d'expérimentations techniques. Les musiques « underground », « expérimentales » ou « d'avant-garde », quelque nom que l'on veuille leur donner (nous voulons parler de toutes celles qui, de près ou de loin, s'astreignent à remettre en cause les formes au sens large) y sont également soumises : au sein de ces remises en cause, le « format » lui-même nous semble rarement en jeu. Les musiques « savantes » ont une position bien différente, mais également soumise, pour ce qui est de l'enregistrement, aux formats commerciaux -- soit qu'elles soient pensées sans considération pour lui et malgré tout distribuées par son biais, soit qu'elles le considère sans véritablement s'emparer de la question de ses normes. Il est évidemment nécessaire de noter l'existence (et l'impossible exhaustivité d'une liste) de jeux vis-à-vis des formats de l'enregistrement, dans des musiques souvent transversales en termes de genres. Parmi les exemples que nous sommes en mesure de citer, relevons des artistes tels que Loke Rahbek (sous l'alias Croatian Amor) 5, Frédéric Acquaviva 6, mais aussi, pour des noms bien plus célèbres, Aphex Twin 7,

5 Croatian Amor, The Wild Palms [Cassette], Posh Isolation, 2014. « Il a été annoncé sur le site du label que l'album serait uniquement échangé contre un auto-portait nu et de face de l'acquéreur, envoyé à l'auteur par e-mail entre le 22 juin et le 22 juillet 2014. La quantité devait être définie par le nombre de commandes. Il a plus tard été annoncé que 327 personnes avaient participé au projet. », Discogs (en ligne : https://www.discogs.com/fr/Croatian-Amor-The-Wild-Palms/release/ 5977458, consulté le 13 août 2021).

6 À divers degrés, les médias pensés par Frédéric Acquaviva pour diffuser sa musique remettent tous en cause les notions de « disque ». Relevons notamment Tri (3 Clés DIY Pour Installation Chronopolyphonique), B@£, 2014, « trois clés usb pour préparer vous-même une installation chronopolyphonique », Discogs (en ligne : https://www.discogs .com /fr/Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Acquaviva-Tri-3-Cl%C3%A9s-DIY-Pour-Installation-Chronop o ly phonique/release/6950083, consulté le 13 août 2021) ; et Antipodes, B@£, 2019, jaquette de type LP (dix pouces) en PVC, sans disque, comportant un QR-code à scanner renvoyant vers la composition audiovisuelle.

7 Familier des hétéronymes (presque une vingtaine), Richard David James a publié sous une forme voulue anonyme une quantité importante de compositions inédites (plus de trois cents enregistrements) par le biais de la plateforme Soundcloud, en 2015.

62

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Nine Inch Nails 8 ou même Manu Chao 9. Malgré les critiques adressées à ces derniers, pour un engagement parfois jugé facile (voire « marketing » dans le cas de Nine Inch Nails) vis-à-vis des formats commerciaux, ces manières de diffusion esquissent un rapport conscient et distant vis-à-vis des « formats » de la musique enregistrée, et sont à ce titre d'un intérêt (et d'une rareté) indéniable.

Émergence du microsillon

De quoi parlons-nous donc exactement, lorsque nous évoquons ces « formats » ? Nous voulons ici ébaucher le plus précisément possible l'histoire de ce qui en constitue pour nous l'objet principal, le microsillon. Examiner cette histoire ne signifie pas seulement en écrire l'histoire constituante, mais également montrer comment les formats perdurent après le microsillon, et d'après lui.

Pour présenter la constitution historique de ce support sans y consacrer un ouvrage entier, difficile de ne pas en passer, malgré nos mises en garde, par une romantisation de la finalité que le microsillon représente. Dans les lignes qui suivent, il sera tentant de comprendre les évolutions qui mènent à cette forme comme des tâtonnements menant à une fin déterminée, incarnée par le microsillon. Cela ne doit pas occulter l'absence d'une telle finalité a priori. Les formes qu'amène le microsillon ne préexistent pas à l'enregistrement musical, qui tenterait ainsi d'atteindre à cette fin de l'histoire -- du moins, nous ne le postulons pas. Demeure le simple fait que les formes elles-mêmes s'instaurent durablement, indépendamment même du microsillon, perdurant lorsque que ce support génésique est rendu obsolète.

Nous avons énoncé différents critères selon lesquels l'évolution des supports se dessine, le long desquels ils se définissent entre eux, et dans leur lexique. Dans les analyses les plus courantes de l'histoire du disque, un de ces critères sert généralement de repère : l'évolution est ainsi envisagée, par exemple, au prisme des types de supports (cylindres, disques...) ou des vitesses de lecture (78, 331/3, 45 tours...), qui servent d'axes majeurs pour envisager une histoire technologique en fait extrêmement resserrée et complexe. Ici, nous les traiterons tous séparément, c'est-à-dire de manière thématique avant d'être chronologique. Notons que nous nous arrêtons pour cette première présentation aux évolutions ayant cours jusqu'en 1948, année de lancement du microsillon. Un second temps nous permettra d'envisager proprement l'importance des formats après lui.

8 Plusieurs albums de Nine Inch Nails ont été publiés sous licence Creative Commons : The Slip, The Null Corporation, 2008 ; Ghosts I-IV, The Null Corporation, 2008 ; Ghosts V-VI, The Null Corporation, 2020. Year Zero Remixed, Interscope, 2007, a par ailleurs été édité aux côtés d'un DVD-ROM contenant les morceaux de l'album Year Zero (Interscope, 2007) en pistes séparées; l'album (« -concept») lui-même a fait l'objet d'une diffusion hors des circuits habituels.

9 Après quatre albums « solo » très largement diffusés (1998-2007), et un dernier enregistrement live en 2009, Manu Chao refuse la publication de nouveaux disques, partageant sporadiquement des enregistrements gratuits par divers biais, sur internet.

63

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Les types de support : au-dehors des feuilles de carbone (« phonautographes ») de Léon Scott de Martinville, rangées sous le statut d'anecdote visionnaire, les premiers supports de l'enregistrement sont les cylindres, proposés dès 1877 conjointement par Cros et Edison. Peut-être grisé par l'autorité de l'invention, la société Edison Records maintiendra la production de cylindres musicaux jusqu'en 1929 -- à ce moment, le disque l'a déjà largement supplanté comme support dans la commercialisation d'enregistrements. Développés par Emile Berliner à la fin des années 1880 (suite à ses expérimentations dès 1886 sur les dispositifs d'enregistrement), les premiers disques sont commercialisés en 1889. Cette forme de support musical s'impose face au cylindre au début des années 1910 (Columbia arrête dès 1912 la production de cylindres). En grossissant légèrement le trait, le cylindre peut être lié, et sa disparition en partie attribuée, à son rôle de support d'enregistrement : dans les premières heures de l'enregistrement sonore, le souci de la voix prime sur celui, très progressif, de la musique. Avant de représenter une pratique très mineure, la possibilité d'enregistrer et de s'enregistrer est donc le premier usage des technologies de reproduction du son, et le cylindre en est le moyen privilégié. D'un certain point de vue, il est autant supplanté par le disque (pour ce qui est de la lecture d'enregistrements commercialisés en tant que tels), que par les innovations qui donnent lieu à un marché indépendant du premier, celui des « appareils de dictée ». Peu avant l'émergence des supports magnétiques, les cylindres de cire (parmi lesquels les Edison Blanks dédiées aux « business phonographs », perdurant dans ce marché parallèle à celui de l'enregistrement musical) seront remplacés par des bandes de plastique. C'est la société Dictaphone qui apportera cette innovation, en marquant le langage courant de son propre nom pour désigner ces appareils d'enregistrement portatifs.

Les matériaux : La cire, utilisée pour les premiers cylindres musicaux, est abandonnée presque immédiatement dès l'apparition des disques. Des expérimentations sur les matériaux se succèdent pendant les premières années du disque, avant qu'ils ne soient produits à partir de gomme-laque (« shellac », vers 1895), qui devient rapidement un standard. L'évolution des matériaux se dessine en regard direct de deux impératifs finaux majeurs, qui se dessinent lentement avec l'émergence d'une mélomanie de l'enregistrement : solidité des disques et qualité de rendu. À ces deux problèmes, la gomme-laque n'apporte une solution qu'imparfaite, bien qu'elle perdure largement jusqu'à l'arrivée du microsillon, et même encore plus tard. Disques et cylindres voient ensemble l'apparition du celluloïd réputé « indestructible », mais l'usage de la gomme-laque perdure néanmoins pour les disques, car les bruits parasites y sont beaucoup moins présents; les cylindres de cire demeurent pour leur part courants par l'avantage du ré-enregistrement, que le celluloïd ne permet pas. Le vinylite, qui deviendra la norme après la Seconde Guerre mondiale, est utilisé dès 1931 pour les

64

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

disques (RCA Victor), mais s'impose lentement à cause de coûts de fabrication plus élevés et d'une compatibilité délicate avec le matériel de lecture alors courant. Le microsillon (couramment désigné en français par le terme de « vinyle ») entérinera définitivement son usage.

Techniques de reproduction : Berliner introduit très tôt la méthode de reproduction par galvanoplastie, adoptée par Edison Records en 1892. Le ratio, par rapport à la production directe en studio, est de 100 à plus de 300 fois supérieur. Avant la reproduction par galvanoplastie, l' « on place, selon qu'il s'agit d'un chanteur ou d'un orchestre, trois à dix appareils enregistreurs devant l'interprète, ce qui oblige celui-ci à répéter 30 fois la même pièce pour n'obtenir finalement que 90 à 300 cylindres commercialisables » 10. Notons que cette technique est donc liée à l'apparition du disque, qui comporte l'avantage important de pouvoir être ainsi reproduit, renvoyant le cylindre à un usage très restreint. Plusieurs objets, tour à tour positifs (comme l'enregistrement original) et négatifs (des moules permettant la reproduction) entrent dans ce processus. Par le jeu des matériaux constituant ces différents objets et des additifs ajoutés au produit final (le disque commercialisable) ou aux supports médiats de fabrication, des améliorations sont progressivement apportées à cette reproductibilité. Peu après l'arrivée du microsillon, l'enregistrement original s'opère déjà sur des bandes magnétiques.

Techniques d'enregistrement et de lecture : on distingue habituellement l' « ère acoustique » (celle de l'enregistrement mécanique) de l' « ère électrique ». Elles dénotent en effet une rupture de poids : l'enregistrement électrique (où le signal sonore est converti en un signal électrique qui grave les disques) permet l'amplification du signal. Difficile de résumer l'impact de cette innovation, mais l'image des musiciens contraints de produire un volume sonore le plus important possible devant un cornet frappe immédiatement. La disparition de cette contrainte permet progressivement le passage à un enregistrement conçu comme un travail musical propre, qui ne relève plus seulement de l'exécution.

Sens de gravure : cette donnée, très inhabituelle car restreinte dans le temps et très peu visible, n'est pas un critère de classification usuel. C'est à nouveau Emile Berliner qui apporte une modification aux premiers appareils (phonautographe, paléophone, phonographe, graphophone) avec son gramophone. La gravure latérale des sillons, qui diffère de celle, verticale, des cylindres de cire, possède de plus grandes qualités dans la reproduction du son, et sera adoptée pour le microsillon monophonique, alors que les disques de Berliner étaient jusqu'alors les seuls à l'utiliser. La concurrence des deux systèmes sera reconvoquée et remise en cause par la stéréophonie, dont le

10 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 34.

65

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

défi consistera à utiliser les deux techniques simultanément, avec une qualité sonore similaire pour chacun des canaux.

Nombre de faces : tous les disques ne possèdent pas dès le départ deux faces enregistrées. Les premiers à en disposer sont proposés par la firme Odéon, plus de quinze ans après la commercialisation des tous premiers disques Berliner. Si certaines contraintes techniques se posent et empêchent la simple généralisation des disques à double face, elles se généralisent néanmoins avec une rapidité relative, la face simple ne représentant aucun avantage substantiel. Cette disjonction, à la fois progressive et irrévocable, n'est ainsi pas d'une très grande pertinence pour la classification historique des disques. La double face demeure néanmoins importante, pour ce qui est des « formats » eux-mêmes.

Appareils : les appareils de lecture se succèdent et diffèrent largement en fonction des firmes, des modèles et des années. Techniquement, des améliorations sont généralisées, telle l'adjonction de moteurs (à ressort à partir de 1894, puis progressivement électriques, avec la contrainte des perturbations sonores provoquées), et plus tard la lecture électrique permettant une meilleure maîtrise du son (notamment du volume, par amplification -- de la même manière que pour l'enregistrement électrique, conjoint). La terminologie évolue : certains noms déposés (phonographe, gramophone) deviennent génériques pour décrire les appareils. La chose est évidemment un enjeu commercial : en témoigne par exemple la revue Gramophone, publiée à partir de 1923. D'autres s'imposent plus tard, comme le nom de « tourne-disque » (« record player », « turntable »), différant sensiblement des premiers appareils. Entre ces noms génériques, des pratiques se révèlent à travers les modèles : autour de 1905, l'historiographie retient la domestication de la musique enregistrée, notoirement représentée par des appareils de lecture devenant objets de décoration (meubles de la Compagnie française du Gramophone en 1904 ; le « Victrola » en 1906). La notion de « jeu » est également associée à l'évolution des appareils et à cette domestication : le « Graduola », introduit en 1916, opère le lien entre la lecture d'enregistrements (sur le volume desquels il est alors permis de jouer) et le piano mécanique (« pianola »), donc avec le piano, instrument domestique par excellence -- il est suivi par ses équivalents : Odeola, Grafonola, Amberola, Victrola entre autres. Ces pratiques (domestication et « jeu ») fondent un type d'écoute que le microsillon viendra parachever à la fin des années 1940, s'accompagnant d'appareils affirmant les mêmes tendances.

Les dimensions : un nombre important de diamètres se succèdent dans le développement du disque. Le plus souvent données en pouces, elles constituent des éléments de vocabulaire connus des discophiles, servant de repères dans la classification des disques. Cet aspect est rendu évident par

66

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'adjonction de tirets, ces dimensions sont ainsi formalisées et érigées au rang d'expressions, au lieu d'être seulement descriptives d'un élément technique : « 12-inch », « 10-inch », « 7-inch », etc. Pour autant, avant une normalisation générale induite par le microsillon, ces dimensions sont le plus souvent expérimentales, et ne font pas autorité dans la création de « formats ». Leur lien à la durée des support est évident, mais les contraintes techniques sont nombreuses, et les évolutions jusqu'aux années 1940 ne sont pas toujours significatives dans ce domaine.

Les vitesses : plus que les dimensions, et plus sans doute que tous les autres critères, les vitesses servent de repères (plus ou moins) historiques pour la classification des disques -- à l'exclusion évidemment des disques numériques à partir des années 1980. La vitesse de rotation est dépendante du support, c'est-à-dire dépendante du disque et des autres supports analogiques. En tant que donnée technique, elle est primordiale pour que la lecture soit possible, sans quoi la durée et la hauteur de l'enregistrement sont modifiées. Cette donnée est donc quasi nécessairement connue de tout propriétaire de disque. Si certaines vitesses hors-normes sont proposées dans l'histoire du disque, ce critère sert de référence pertinente, divisant grossièrement l'histoire du disque en deux grandes périodes : celle du « 78 tours » (par minute), et celle du microsillon, divisé par deux vitesses majeures, 45 et 331/3 tours par minutes. Par extension, ces vitesses sont une nouvelle fois des dénominations de supports spécifiques, c'est-à-dire, de « formats ».

La durée : le critère fondamental de la constitution des « formats » est indéniablement, mais à titre largement rétrospectif, la durée. Si son extension progressive à travers l'évolution du disque est un enjeu majeur dans la période 1877-1949, son évolution n'est pas décrite par une croissance continue. Nous avons déjà évoqué cet historique de la durée. Celle des disques et des cylindres avance conjointement, mais pour ces derniers, la progression n'est pas franche : entre 1877 et 1908, la durée varie entre deux et quatre minutes. Le disque s'imposant, cette progression s'arrête à ce moment, même si la production des cylindres se poursuit -- certes, en déclinant. Néanmoins, la bataille n'est au départ pas vaine : les quatre minutes sont atteintes par les cylindres Pathé dès 1896, le disque attendant cinq ans de plus (1901, Berliner / Gramophone company) pour parvenir à trois minutes. Ce retard est néanmoins rapidement rattrapé. Deux ans plus tard en 1904, RCA Victor étend la durée à quatre minutes, Neophone propose un disque de 12 minutes la même année. À ce moment, les deux supports sont encore en concurrence presque officielle, mais seul le disque continuera en fait sa progression. Ces données sont résumées par le graphique qui suit, mais sa lecture doit être nuancée par le fait que pour l'essentiel des durées « records » jusqu'au microsillon, ces modèles de disques sont produits en quantité restreintes. Certes, des « pièces » (c'est-à-dire, « classiques ») y sont enregistrées et sont diffusées, mais outre les problèmes que pose parfois la technique (les

67

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

disques « long play » de vingt-quatre à quarante minutes proposés en 1926 par Edison tournent à 80 tours par minute : en résulte une grande vulnérabilité du sillon en cas d'accident de lecture), s'ajoutent des contraintes commerciales difficiles : formats inhabituels, prix élevés et compatibilité approximative avec les appareils. Dans cette première moitié de siècle, les formats demeurent donc généralement courts, autour de trois minutes par face.

Durée (mn)

Columbia

Cylindres Disques

Victor Berliner

Berliner

Edison

Victor

Neophone

Pathé Edison

Edison

16

11

8

6

4

3

2

1

44

31

22

1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950

Évolution des durées

Cylindres et disques, 1877-1949

Deux clés de lecture majeures résultent de cet historique des durées, justifiant à la fois l'histoire des « records » expérimentaux, et celle des durées en fait en usage. Le premier point illustre la manière dont la durée se pose comme enjeu pour l'industrie naissante du disque. Si une normalisation tarde à venir (tant au point de vue des conventions de production que dans l'appréhension des formes de la part du public), il n'en demeure pas moins que de multiples tentatives de normalisations s'opèrent. La rupture de durée (mais aussi de solidité et de « fidélité » sonore) opérée par le microsillon n'arrive donc, comme pour tous les autres paramètres, qu'après une longue et riche période d'expérimentations sur le support. En ce sens, les différentes tentatives, même apparemment infructueuses, ne sont pas anecdotiques : elles témoignent d'un mouvement dans lequel le microsillon et ses formats viennent s'inscrire. Mais l'histoire ne doit pas être lue à l'envers. Le concept crucial de « format » ne se résume pas à celui de l' « album » et des formats associés. L'histoire du disque naissant révèle certes une période d'expérimentations techniques et industrielles, mais la musique enregistrée de l'époque ne se résume pas à une ébauche informe. Des pratiques s'instaurent -- nous avons parlé des notions de « domestication » et de « jeu » : elles inscrivent le disque dans la vie des « auditeurs », un concept lui aussi nouveau. Les appareils trouvent leur place dans les intérieurs, le phonographe s'érige presque au rang d'instrument, une

68

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

manière de faire entrer l'enregistrement dans l' « art » au sens le plus étroit du terme. La musique enregistrée est donc musique, elle est; en fait, en droit. Des groupes et des revues se créent, des manuels paraissent, et des habitudes s'ancrent, d'écoute ou de « jeu », mais aussi de production. Nous avons évoqué les déplacements qui s'opèrent alors au sein des rôles, entre musiciens : les interprètes gagnent en importance, certains se spécialisent progressivement dans l'enregistrement, enfin des fonctions et agents tout à fait nouveaux apparaissent. Si des scientifiques sans statut spécifique s'occupent au départ d'enregistrer, la main passe rapidement aux sociétés de production elles-mêmes (les « labels », dont les premiers sont créés avant que ce concept soit même envisageable, par Edison, Berliner, Johnson; puis Pathé et beaucoup d'autres suivent). L'enregistrement musical prend alors forme : des premiers « formats » apparaissent immédiatement. Sophie Maisonneuve les énumère : dans un premier temps, lorsque la durée n'excède pas les cent-vingt secondes, on a recours aux « arrangements » et « pots-pourris » 11, plutôt qu'à l'enregistrement de stricts extraits, ou plutôt que de sélectionner des pièces très courtes. Ainsi, les « airs d'opéra [...] finissent par constituer un genre propre, esthétiquement émancipé de la forme opéra : l'air existe de façon indépendante » 12. La musique s'adapte et se transforme pour, déjà très tôt, constituer des pratiques radicalement sans précédent : ni le concert, ni l'édition musicale n'avaient permis ou nécessité ces formes, proprement dictées par celle du disque et ses contraintes. Cette première période est suivie, à partir du milieu des années 1895, d'une autre, encore différente, et qui s'inscrit d'emblée en rupture vis-à-vis des tous premiers « formats » -- une nouvelle fois, l'attitude de transgression des codes et leur succession, que pointe Franco Fabbri en l'attribuant à la « pauvreté » des musiques populaires, semble plutôt inhérente au marché du disque, y compris donc dans sa genèse. « Lorsque la durée d'enregistrement atteint quatre minutes [...] commence à se développer un souci d' «authenticité» de l'oeuvre » 13. Dès lors, les enregistrements se voudront plus fidèles aux oeuvres originales (on n'est alors pas encore au stade de l'écriture pour le disque); s'enregistrent des pièces entières, avec des nombres parfois invraisemblables de faces : notoirement, le tout premier opéra enregistré en intégralité (Ernani de Verdi, par la Gramophone Company de Berliner en 1903) l'était sur quarante disques mono-faces. Sur des échelles de durées qui peuvent paraître dérisoires (noter que notre graphique allège cet effet par une échelle logarithmique), les différences d'une à deux minutes produisent néanmoins des effets palpables sur la musique enregistrée, dans sa production comme dans ses pratiques d'écoute. Avant que le microsillon n'arrive, ce sont ces formats (les disques plus longs étant rares) qui font la musique enregistrée. Des évolutions (double faces,

11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 119-120.

12 Ibid., p. 120.

13 Ibid. Remarquons que Maisonneuve ne paraît pas attribuer de rapport causal entre ces deux faits; mais nous pouvons raisonnablement supposer que les nouvelles durées ne sont pas pour rien dans ces nouvelles conceptions.

69

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

reproduction électrique, matériaux permettant une écoute plus régulière) ponctuent cette « dynamique des formats » jusqu'aux années 1940, mais ce n'est qu'en 1948 que la rupture de poids s'opère.

Le microsillon est commercialisé par Columbia, et apporte plusieurs innovations majeures : la solidité accrue par l'usage du vinylite, matériau connu mais peu usité à cause de son coût plus élevé (son usage se systématise aux États-Unis pendant la Seconde Guerre, l'importation de gomme-laque étant alors réduite et consacrée à la fabrication de matériel militaire); la qualité de restitution sonore, également amplifiée par le matériau et par la gravure latérale; enfin, la durée plus longue que celle des disques précédents, de plus de vingt minutes par face (obtenue grâce, en propre, à la technologie nouvelle du « microsillon », exigeante pour la compatibilité des appareils mais permettant de contenir plus de son sur une même couronne, et également par l'usage de vitesses plus lentes -- 45 et 331/3 tours par minute). Par l'ensemble de ces nouveaux avantages, le microsillon s'impose dès les années 1950 comme le principal support de la musique enregistrée pour le grand public. Avec lui s'imposent également les formats normalisés sous lesquels il se présente immédiatement, les « disques 33 tours » et « 45 tours », qui désignent évidemment des supports très spécifiés, pas seulement réduits à la vitesse. Le diamètre du disque et la taille des sillons, par conséquent donc la durée maximale, sont également normés; et nous avons déjà évoqué les autres caractéristiques du microsillon, héritées d'expérimentations ou usages mineurs (vinylite, gravure latérale), ou d'usages déjà systématisés (double face). Les vocables de « microsillon », « 33t », « 45t » ne désignent donc pas seulement des techniques ou des technologies, mais proprement des formes, qui pour la toute première fois deviennent une norme industrielle reprise par l'ensemble des sociétés de production d'enregistrements. La musique enregistrée gagne encore en importance grâce à ces nouveaux disques plus longs, plus fiables et d'une qualité accrue, au même moment que ses formes se figent.

Persistance du format : le concept d' «album»

Avec les disques 331/3 tours, c'est une forme longue, succédant aux premiers « long play records » expérimentaux (« LP ») qui apparaît. D'une durée variant entre trente (quinze minutes par face pour les disque de vingt-cinq centimètres « 10-inch »), quarante-six (vingt-trois minutes par face, trente centimètres « 12-inch » -- de loin le plus courant) et cinquante-deux minutes (Columbia, 1952, vingt-six par face). En réaction et complément à ce format long, RCA Victor propose dès 1952 le format « EP » (pour « extended play »). Le format LP devenant, dans les musiques « populaires », c'est-à-dire dans l'ensemble des musiques prenant en considération l'enregistrement au point de l'envisager

70

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

comme une finalité musicale, synonyme d' « album », le « EP » prend rapidement la forme du « single ». Il est important de considérer l'identité des musiques « populaires » et « savantes », qui tiennent moins à ce que ces vocables laissent entendre qu'à la parenté que les musiques entretiennent avec l'enregistrement sonore. Des exemples remarquables de musiciens « savants » n'hésitent pas à travailler avec l'enregistrement et pour lui, plutôt que de le considérer comme une branche mineure de la diffusion des musiques. C'est ainsi que des chefs deviennent des personnages-clés de la musique écrite de la seconde moitié du XXe siècle (Klemperer, Karajan, Bernstein), mais également des interprètes (Gould) et des compositeurs partageant souvent un lien au jazz (Gerschwin ou Moondog, dans des registres différents). Ce dernier exemple est particulièrement frappant, en ce que « Moondog » (Thomas Louis Hardin) enregistre et prépare lui-même des enregistrements de ses pièces dès 1950 (avec la parution de quatre EP et un LP en 1952), en les pensant comme des disques et non seulement comme des témoins enregistrés. Jusqu'en 1995, il ne cesse de faire de ses disques des objets de plus en plus proches des artefacts que l'on trouve dans les musiques « populaires ». En partie pour cette raison, Moondog s'inscrit très mal dans les distinctions « savant », « populaire » ou « jazz », puisqu'il se situe à une équidistance remarquable de chacune de ces catégories. Sans doute cette difficulté de classification a-t-elle joué en la défaveur de sa postérité, assez restreinte au vu de l'intérêt de ces compositions pour un public d'une extrême variété.

Le microsillon ne marque pas la fin de l'évolution des supports d'enregistrements sonores, bien qu'il arrête brutalement une longue période de recherches sur la forme du disque analogique. L'enregistrement sur supports magnétiques est quasiment contemporain du microsillon (déjà en vigueur pour des usages professionnels dans les années 1940 puis systématisés dans l'après-guerre, jusqu'à la commercialisation de la « musicassette » par Philips en 1963) ; et un nouveau type de disque, le CD (« compact disc », Sony, Philips, 1982), viendra bousculer ce qui devient alors le « vinyle », lors de l'émergence des supports numériques dans les années 1980. Jusqu'à l'arrivée d'internet, qui remettra en cause beaucoup de caractéristiques du « support » -- cette évolution est toujours en cours et en recherche de formes 14 -- les nouveaux supports s'identifient néanmoins largement à ce que le microsillon avait institué. Les cassettes audio, supports magnétiques d'écoute, étendent légèrement la durée d'enregistrement par rapport au disque (généralement 60 minutes), mais la différence n'est pas significative au point de défaire l' « album » : un enchaînement de « pistes » ou « morceaux » constituent l'unité de base correspondant (avec une plus grande uniformité) aux « pièces », telles que nommées dans la musique écrite. La cassette est néanmoins un support meuble : elle offre la possibilité d'écouter, certes, et d'être à ce titre éditée comme

14 Ce constat empirique est ressorti d'une série d'entretiens personnels avec des disquaires et clients de disquaires, réalisés à Paris en janvier 2020 avec Soliman Cosse.

71

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

enregistrement sur support, mais elle est aussi enregistrable. L' « album » s'effrite donc légèrement, en ce que l'auditeur peut composer lui-même ses « disques », dont le nom ne se justifie plus. Apparaissent les compilations « maison », donnant un nouvel élan à la discipline du « mix », déjà en germe dès les années 1970 en Jamaïque avec l'apparition des diffusions populaires d'enregistrements par le biais technique des « sound systems » permettant de jouer avec l'égalisation des disques -- cette pratique, en donnant naissance au genre dub, préfigure à la fois le hip-hop (distinctions proches de celle entre « DJ » et « MC », le sampling naissant), et de la techno (sound systems, free parties) 15. Dans certaines acceptions précoces de ces genres, la cassette porte ainsi une symbolique forte, notamment par opposition au CD qui lui succède, venant appuyer l'aspect conventionnel et institutionnel du disque-artefact, présent et hégémonique pendant l'ère du microsillon. Avec une nouvelle (bien que moindre) discophilie numérique, ce sont également les formats (album, single, EP) qui sont réaffirmés, sans qu'ils ne correspondent plus pourtant à différents types de supports -- là où les 45 tours étaient auparavant immédiatement identifiables par leur dimension. L'utilisation de différents types de jaquettes rend en fait l'aspect visuel différent (les singles sont usuellement insérés dans de simples pochettes cartonnées, alors que les albums sont généralement stockés dans des boîtiers « cristal »), mais le support lui-même demeure unique. En plus de « faces-b » (terme tiré des singles 45 tours, pistes complémentaires souvent exclusives car non présentes sur album), les singles comportent ainsi souvent plusieurs « remixes» du titre principal, le « disque compact » comportant toujours une durée d'enregistrement identique, quel que soit le format commercial qu'il prenne. Quelles qu'en soient les causes (la question demanderait une analyse approfondie, et nous ne tenterons pas d'y répondre à l'aveugle), les « formats » se maintiennent donc, bien après leur émergence au début des années 1950. Justifiant en définitive l'usage toujours en vigueur du terme de « disque », qui désigne proprement les formes de la musique enregistrée, quasi indépendammant du support du même nom.

Si les discours sont nombreux tentant de percevoir dans les évolutions que ce « disque » a subi à la fin du XXe et au début du XXIe siècles, le fait est que les « formats » tiennent encore aujourd'hui leur place dans la conception de la musique. Qu'il s'agisse des unités de la musique « populaire », calquées sur les « chansons », « morceaux », « titres » ou « pistes » ; des visuels (« jaquettes ») associés aux « disques » même lorsque dénués de support physique; des différentes durées; ou plus abstraitement de la conception d'une musique procédant par « sorties », c'est-à-dire par des actes datés de publication; la musique demeure ancrée à ces « formats ». Pour ce qui est de leur dépassement par les artistes eux-mêmes, qui se sont emparés de tous ces aspects au cours de

15 Une littérature abondante d'articles sur le dub existe, significative de sa place primordiale bien que relativement méconnue, sans doute minimisée, dans l'histoire des musiques enregistrées. Citons Wilfried Elfordy, « Le Dub jamaïcain. Du fond sonore au genre musical », Volume !, 1/1, 2002, p. 39-46 ; et Rodolphe Weyl, voir supra, p. 58.

72

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'évolution du « disque », nous renvoyons aux exemples listés au début de ce même chapitre, en maintenant le constat de leur rareté. Au-dehors de ces premiers acteurs, qui malgré leur place de choix (le marché musical est fondamentalement soumis à la présence au tout premier plan des artistes et de leurs oeuvres) ne semblent que très peu impliqués dans l'évolution des supports et des formats; demeurent les acteurs de la production industrielle, et le public. Ceux-là semblent engagés dans une composition perpétuelle des formes musicales, qui se poursuit aujourd'hui en étant largement commentée (« mort » ou « crise du disque », voire du marché lui-même, « retour du vinyle », recomposition du rapport entre enregistrement et concert, et nombreuses formes de la musique « en ligne » et « dématérialisée ») ; pour autant, les prédictions abondamment énoncées et parfois sérieuses au début des années 2000, semblent aujourd'hui démenties ou dépassées. Nombre de pratiques émergent certes, mais ne s'entérinent pas nécessairement au point de modifier les formes de la musique. Ce que notre analyse peut néanmoins postuler est qu'aucune rupture au sein de la musique enregistrée, c'est-à-dire qu'aucune rupture de ses « formats » ne peut être comparée, pour celles que nous avons relevées, à la rupture que l'enregistrement lui-même a provoquée vis-à-vis du paradigme de l'écriture en occident. Il y a donc fort à parier que, si les formes à venir de l'enregistrement musical peuvent changer les formes de la musique elle-même (sans doute notablement), ces évolutions ne pourront être comparées à celle sur laquelle nous avons apposé le terme de « paradigme musical ». Mais l'on ne saurait que souhaiter que cette analyse soit démentie par la création; et le champ des études sur l'enregistrement serait peut-être sacré par l'histoire s'il pouvait contribuer à produire ce démenti, en piquant au vif cette création même par l'affirmation d'une telle limite. Pour tout dire, c'est dans cet espoir, rétrospectif vis-à-vis de notre recherche, que nous plaçons l'unique intérêt majeur -- potentiel -- de ce travail.

73

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

« Enregistrement»

Tout comme celui consacré au « son », ce chapitre assure un rôle transitionnel. De nombreuses réflexions déjà esquissées mènent à la notion même d'enregistrement, avec la nécessité sensible de l'analyser en profondeur -- analyser, au sens d'une décortication des éléments : distinguer ses sens, relever ses ambiguïtés et paradoxes latents. La conscience de l'enregistrement comme paradigme musical est affaire récente. L'enregistrement lui-même désigne une technologie qui n'excède pas encore les cent cinquante ans; et l'acception majeure que nous venons de nommer, constituée par la normalisation de formes musicales (les « formats du disque ») ne s'est formée qu'à partir des années 1950. L'apogée de cette période est marquée par une date symbolique : 1978, pendant laquelle les ventes de disques atteignent leur maximum historique 1. Selon Alessandro Arbo, les réflexions quant au rôle profond de l'enregistrement sur les mutations de la musique ne se traduisent, au plus tôt, que dix ans plus tard, « lorsque le philosophe et critique musical américain Evan Eisenberg suggérait de voir dans certains enregistrements la «photographie composite d'un minotaure» » 2, à la suite de quoi sont listés les contributions majeures dans ce champ, par Theodore Gracyk, Aron Edidin, Andrew Kania et Roger Pouivet. Les ouvrages et articles concernés s'étendent de 1996 à 2011, et d'autres contributions plus récentes sont discutées plus loin dans le même texte. Parmi ces réflexions, beaucoup touchent à des questions d'ordre ontologique sur l'enregistrement, et le terme d'ontologie est abondamment convoqué. Accolée à celles-ci, une autre, complémentaire et parfois (nous le voudrions) indifférenciée, quasi lexicale -- en fait définitionnelle : qu'est-ce que

l' « enregistrement » ? Plus profonde, et néanmoins plus concrète, qu'elle ne peut d'abord paraître.

Caractériser l'enregistrement

Ce second problème semble particulièrement naïf, et n'a selon nous presque aucune chance d'émerger intuitivement. Au contraire, il vient comme parfaire une série de questionnements sur ce qui fait la musique contemporaine (au sens le plus strict et le plus large); plus ou moins, ceux que

1 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 123.

2 Evan Eisenberg, Phonographies, explorations dans le monde de l'enregistrement, Paris, Aubier, 1988 [1987], p. 122, cité par Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 16. Pour notre part, nous citons la version américaine du livre d'Eisenberg.

74

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

nous avons tenté de présenter dans nos chapitres précédents. Il justifie peut-être notre position (son nom n'a que peu d'importance) « philosophique » : la candeur de l'intention à l'origine de ce travail est une nécessité fondamentale pour sa pertinence. Elle consiste à questionner un des objets les plus courants de notre quotidien, en demandant ce qui lie et différencie cette écoute musicale intime, et les oeuvres écrites appartenant à une histoire de la musique bien mieux consommée, oeuvres paraissant lointaines et radicalement différentes de celles que nous fréquentons chaque jour, quelles que soient nos affinités musicales personnelles. Ce questionnement mène à une caractéristique commune que nous avons désignée par un terme, là aussi, courant, et dont la signification ne semble rien recouvrir d'obscur : l' « enregistrement » sonore.

La question de sa définition paraît être une formelle affaire de dictionnaire. Mais prise dans une perspective étymologique minimale, la chose révèle immédiatement un paradoxe dans l'ordre des représentations:

[...] Au livre et à l'écriture correspondent dans le domaine musical la partition et la notation qui enregistrent (dans un sens premier) diverses données reproductibles à l'infini.

Précisément, le verbe « en-registrer » (datant du XIIe siècle) signifie « inscrire sur un registre ». On enregistre une commande, comme on enregistre un acte de loi, un contrat, un document administratif. Enregistrer c'est encore prendre note avec l'intention de se rappeler. « Enregistrement » désigne de ce fait, dès 1863, « l'action de consigner par écrit » et, dès 1870, en sciences, l'action de stocker sur un support des informations. 3

Avant de prendre son sens courant et évident, l'enregistrement désignait une écriture. Il convient donc de distinguer clairement ce qui sépare la « notation musicale » de l' « enregistrement sonore », et l'on comprend pourtant que les deux expressions, une fois défaites de leur familiarité pour être comprises en un sens vierge de concrétude quotidienne, pourraient être synonymes. Une partition est une sorte d' « enregistrement sonore », au sens où la musique écrite fait toujours d'abord référence à des sensations sonores, et aux instruments qui permettent de les provoquer. De la même manière, l' « enregistrement sonore » appliqué à la musique est indéniablement un certain type d'écriture de cette musique. Quelle qualité, ou quel ensemble de caractéristiques, permet de différencier ces deux modes d'écritures -- quels mots poser sur cette distinction? Car il faut voir que, comme nous l'avions déjà évoqué dans notre premier chapitre, l'enregistrement est une technique difficilement imaginable, aussi difficile à caractériser qu'une photographie, si l'on se trouvait contraint de la décrire à un esprit vierge de toute expérience de cet ordre. Il y a, comme toujours dans la manie philosophique, une extrême complexité à décrire la chose la plus évidente. Nous tenons l'enregistrement d'une voix pour sa reproduction exacte; mais il n'y a qu'à rappeler à l'expérience de notre écoute pour que chacun puisse témoigner de la différence essentielle entre la

3 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction... », art. cit., p. 13.

75

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

voix émise par l'organe, et celle reproduite par un appareil de lecture après avoir été enregistrée 4. La distinction, tenant pour beaucoup de la fréquentation quotidienne des media (et évoluant avec eux), voisine une confusion déroutante qui approche celle des histoires en forme de comptines que l'on raconte sur les réactions tenues pour « animistes » que provoque la photographie. La vue de cette reproduction, mise côte à côte avec l'objet copié, produit un trouble dans l'ordre des représentations, et cet effet n'est pas l'apanage de peuplades vierges de toute technologie industrielle, desquelles on s'amuse comme de la vue de chiens aboyant après un film. L'indignation et l'acharnement de l'académicien Bouillaud 5 devant la « machine parlante » le prouve sans équivoque. Elle met aussi en exergue un autre point important : l'audition est développée au contact d'outils spécifiques 6. C'est ainsi que, ce qu'un auditeur pouvait trouver troublant de réalisme à la fin du XIXe siècle ne paraît plus pour nous qu'un témoin inécoutable; cela contribue à expliquer la proximité que nous pouvons nous-mêmes éprouver entre distinction et confusion, lorsque l'on compare son acoustique et enregistré. Les différences imperceptibles ne le sont que par habitude de côtoyer certaines techniques précises, prises comme étalon de l' « imitation » en général, mais qui n'ont rien d'absolument « fidèle ». Ces nuances contribuent à mettre à distance un objet que Sophie Maisonneuve qualifie de « transparent » en rappelant leur « «opacité» première » 7, et nous n'entendons pas cette primauté comme seulement historique.

À quoi tient donc la singularité de l'enregistrement, en tant qu'écriture musicale? La question subsidiaire est celle de comprendre si le terme d' « écriture » est refusé à l'enregistrement par seul contraste avec la notation, ou si des raisons moins contextuelles font qu'il ne convient pas à le décrire. Un premier terme notable à la lecture du passage que nous avons relevé est l'adjectif « reproductible », qui, attribué aux « données » de la partition musicale, frappe immédiatement. De manière analytique, la notion de reproductibilité émerge rapidement lorsqu'il s'agit de caractériser l'enregistrement sonore : son importance en tant qu'invention est intuitivement attribuée à cette qualité de reproduction du son « objective », indépendante d'une écoute qui y distingue, par exemple, des qualités musicales, ou des « données des sens » nous informant sur des objets particuliers de notre environnement, manifestés par les sons qu'ils produisent. Si l'enregistrement est donc distinct

4 La question de la « transparence » possible des sons reproduits est un débat, et nous ne voulons pas dire ici qu'une telle reproduction sonore est utopique. La question a été traitée en rendant compte du débat (sans réponse définitive, mais en proposant un argumentaire en faveur d'une transparence possible) par Joshua Glasgow, « Hi-Fi Aesthetics », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 65/2, 2007, p. 163-174.

5 Cf. supra, p. 11.

6 « les jugements au premier abord déroutant des premiers auditeurs émerveillés par la performance du phonographe nous révèlent que la fidélité est aussi un objet social, et que l'histoire du son enregistré est indissociable d'une histoire des pratiques et dispositions musicales », Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 126.

7 Maisonneuve emprunte ces termes à Philippe Junod, Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Lausanne, Nîmes, Chambon, 2004 [1976] et à Louis Marin, Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris, Usher, 1989 : Sophie Maisonneuve, Ibid., p. 14.

76

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

d'autres dispositifs de notation du son, c'est par le caractère « objectif» de sa reproduction des sons, mais non proprement par la « reproductibilité » qu'il offrirait. N'importe quel type d'écriture musicale offre la même reproductibilité, et ni plus ni moins la même vulnérabilité face à la perte de son support d'écriture (une partition disparue est une « musique » perdue, au même titre que peut l'être une musique enregistrée dont le support est détruit ou égaré). Ce second terme, le « support », est également présent dans la citation, et procède du même effet dans les mots des auteurs : attribuer à la « notation musicale » un caractère par lequel l'enregistrement est habituellement défini. C'est en effet par le terme de « support » que de nombreux musiciens électroacoustiques désignent l'enregistrement musical, et par quoi ils distinguent leur pratique d'autres genres, l'expression consacrée étant celle de « musique sur support», de laquelle dérivent différentes métonymies typiques de ce fascinant milieu sociolinguistique (le « support » désignant tour à tour la musique concrète en général, ses techniques, ses matériaux, ses produits). Parler de support pour désigner la « partition » est donc un paradoxe de choix (presque une provocation). Pourtant, si le « support », dans son acception électroacoustique, différencie très pertinemment le choix conscient d'un résultat final qui se résume au support enregistré, par rapport à toutes les musiques considérant que l'oeuvre musicale est indépendante de celui-ci, il est indéniable que le vocable général de « support » puisse être indifféremment attribué à un disque ou une partition. Le support en lui-même, toute spécificité mise à part (difficile à définir par leur multiplicité; et l'idée de la « dématérialisation », évidemment un abus de langage, n'aide en rien à bâtir une solide théorie du support sonore), ne peut pas suffire à décrire en propre l'enregistrement. Demeure au moins une caractéristique supplémentaire pouvant, a priori, prétendre définir l'enregistrement par rapport à l'écriture. Si le support dans sa généralité ne suffit pas, une de ses propriétés révèle sa différence fondamentale par rapport à la notation musicale : un support sonore ne peut être directement lu par un être humain. Sa lecture est un décodage de données que nous ne sommes pas en mesure de déchiffrer, mais là encore, rien de parfaitement distinctif : la notation musicale, comme tout langage et toute écriture, requiert la connaissance d'un système pour parvenir à son déchiffrement. Mais nous approchons ici d'un critère décisif : le terme (parmi d'autres) de « codage » vaut pour d'autres formes d'écriture musicale; en revanche, l'appareil qui permet sa lecture est radicalement différent de ce qui fait la notation musicale, et qui la rattache au terme plus général d' « écriture ». Comprise en ce sens, l'écriture en tant qu'acte humain ne correspond pas à l'enregistrement, qui dépend d'une technique tierce, pour enregistrer (« écrire ») comme pour reproduire (« lire ») les sons. Rien de comparable entre la dépendance à un matériel de rédaction (plume et papier) et le rapport passif entretenu avec un système d'enregistrement ou de reproduction sonore. Cette différence s'exprime à nouveau, mais de manière bien plus concrète, par le terme d' « objectivité ». Georges Perec, à travers

77

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

ses « tentatives d'épuisement », a mis en évidence cette rupture foncière entre l'acte d'écriture humain (textuel, mais aussi pictural et ainsi de suite à travers tous les arts) et celui qu'il est permis d'opérer grâce à une machine tierce (photographie et cinéma, enregistrement sonore). La chose est ainsi rendue plus profonde encore lorsque Perec opère une de ses tentatives à la radio : enregistré, il tente par tous ses moyens de produire lui-même cette sorte d'enregistrement, énonçant les données sensibles qu'il reçoit, placé au carrefour Mabillon. C'est donc cette médiation, et son caractère totalisant, qui font différer l'enregistrement de l'écriture : il ne s'appuie par sur une quantité limitée de critères (dans le paradigme de l'écriture occidentale : « hauteur, durée, intensité, timbre »), mais prend en compte indistinctement le phénomène sonore dans son ensemble. La notion d' « appareil » semble seule, parmi du moins celles que nous avons énoncées, à relever une différence essentielle entre écriture et enregistrement.

«Ontologies» et types

Nous comprenons ainsi mieux ce que le phénomène de l'écoute « acousmatique » signifie. C'est un fait systématiquement relevé dans les études sur l'enregistrement, et logiquement, un des mieux balisés conceptuellement : l'enregistrement, et plus particulièrement à partir de l' « ère électrique » (1925), génère un nouveau type d'écoute, attentive au « son », sensible au timbre -- parfois au détriment de certaines complexités rythmiques ou harmoniques, constituant des oeuvres apparemment pauvres ou lisses; en fait axées sur d'autres caractères sonores. Un parallèle évident est à établir entre l' « indistinction du phénomène sonore » par laquelle nous avons qualifié l'objectivité de l'enregistrement effectué par un appareil, et cette écoute riche d'attention à des critères non seulement nombreux, mais peut-être même poreux -- du moins, pas aussi bien définis que les « paramètres » arrêtés des systèmes de notation. Mais il convient de ne pas réduire l'ensemble de la musique enregistrée à des oeuvres plus ou moins réductibles au genre électroacoustique, qui donneraient à l'enregistrement un rôle moteur, en le percevant comme matériau et produit fondamental. Beaucoup de musiques enregistrées demeurent d'abord des musiques d'ordre compositionnel, où l'intention musicale n'est pas teintée, ou presque, par la volonté de donner à entendre un objet sonore fixé. Toutes ne sont pas pensées en premier lieu comme des enregistrements.

Ces différences d'intention et de traitement, qui affectent le statut de l'enregistrement, ont donné lieu à une multitude de typologies théoriques des diverses sortes d'enregistrement. Nous en présenterons ici une partie, correspondant à une part significative des études françaises sur la question. Pour l'introduire, commençons par pointer le fait que ces tentatives font un usage

78

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

remarquable du terme d' « ontologie », dans un univers philosophique où celui-ci est souvent frappé de tabou. Nous ne ferons pas ici état de ce débat âprement traité par Roger Pouivet dans sa Philosophie du rock (2010) 8, car une réponse simple et suffisante nous semble être énoncée dans plusieurs contributions plus courtes. Alessandro Arbo énonce (en 2017) le problème de manière élémentaire : « On pourrait ici se demander : mais qu'importe, au fond, si l'oeuvre est instanciée dans une exécution ou un enregistrement? Ne continue-t-elle pas à coïncider avec un ensemble organisé de sons ? » 9. Le seul vocabulaire employé marque déjà sa référence marquée aux travaux de Pouivet, qu'il discute abondamment, et par le biais de qui il envisage certainement les ouvrages moins récents d'Eisenberg, Gracyk, Davies, Kania -- et c'est Pouivet lui-même qui complète l'enjeu de la question : « le musicologue ou le simple amateur de musique, dirait-on, n'a rien à en tirer » 10. Nous l'avons déjà énoncé et allons le voir à nouveau, la fracture fondamentale est tracée entre les enregistrements pensés en tant que témoins d'une composition, et ceux pensés en tant qu'oeuvre enregistrée. Effectivement, la question du « qu'importe ? », pour qui n'a pas le goût de ce genre d'abstraction, peut se poser. Mais au vu de notre cheminement, la réponse paraîtra claire : « le problème est que dans les deux cas, notre écoute, aiguisée par l'une ou l'autre catégorie, ne s'oriente pas de la même manière » 11. La conceptualisation a une racine parfaitement tangible. Il faut replacer le processus dans sa chronologie : la catégorisation est déjà établie lorsque l'écoute intervient, et c'est elle qui est susceptible de lui poser problème (de lui faire obstacle). « Une erreur catégorielle [...] a des conséquences esthétiques. Elle entrave l'appréciation d'une oeuvre, voire la rend impossible » 12. La classification des types d'enregistrements, qui peut donc paraître superflue, n'est que troisième : elle vient remédier à de premières conceptions (1) posant un problème concret de compréhension des oeuvres (2) ; qui peut porter à, par exemple, trouver le « classique » ennuyeux 13, ou ne pas parvenir « à faire la différence entre la musique de Jimmy (sic 14) Hendrix et le bruit d'une machine à laver déglinguée » 15. Voici donc à quel titre nous (et, nous le croyons, tous les auteurs que nous citons ici) nous intéresserons à cette typologie ontologique des enregistrements. Mais avant de clore cette question, nous relèverons, avec Jacques Favier, un autre point important dans l'abord de la bibliographie (que nous n'épuisons pas) sur ce thème -- une remarque sans doute insuffisamment

8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 74-81.

9 Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique » art. cit., p. 19.

10 Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes d'enregistrement sonore », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 160.

11 Alessandro Arbo, ««Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre» ?... », art. cit., p. 19.

12 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 161.

13 Régis Chesneau, Pour en finir avec le « classique», op. cit., p. 30.

14 James Marshall Hendrix est né Johnny Allen Hendrix. Il se fait appeler Jimmy jusqu'en 1966, au début de sa courte carrière avec les groupes The Jimi Hendrix Experience, puis Band of Gypsys. Voir John McDermott, Edward E. Kramer, Hendrix. Setting the Record Straight, New-York, Warner Books, 1992, p. 21.

15 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 85.

79

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

énoncée. Elle explique en partie notre limitation dans la quantité de travaux recensés plus bas, et dissout certainement une part de la confusion inhérente au débat sur l' « ontologie » : « la confusion entre les thèses défendues tient largement à un malentendu quant à leurs objectifs respectifs » 16. « Dans un cas, en effet, celui où l'on oppose enregistrement véridique et enregistrement constructif, il est question des seules oeuvres phonographiques 17 ; dans l'autre, celui exposé par Davies [par contraste avec Eisenberg, Gracyk, Edidin], ce sont les oeuvres musicales en général qui sont prises en considération » 18. Cette remarque a pour conséquence de simplifier légèrement notre tâche en délimitant son champ, ce qui épargne l'abord de nombreuses réflexions (et les débats dans lesquelles elles se tiennent) qui opèrent une ontologie de la musique à partir des diverses catégories d'enregistrements. Si les deux territoires sont coextensifs, nous nous limiterons ici à n'envisager que les musiques enregistrées, sans quoi la tâche excéderait nos moyens.

Notre présentation en passe par le tableau établi ci-après, qui répertorie les usages lexicaux (de neuf sources, chez sept auteurs) pour opérer cette catégorisation « ontologique », que nous nommerons simplement « typologie(s) » des enregistrements. Si le tableau comporte de nombreux synonymes révélant une assez grande harmonie générale, certaines précisions (des disjonctions incluses) ne sont pas systématiques, et en complexifient la lecture. Néanmoins, nous demeurons à un niveau de recension assez large -- plus de précision rendrait la forme même du tableau tout à fait inopérante. Dans l'ensemble de ces sources, exclusivement françaises, qui profitent de discussions antérieures amenées et discutées par Roger Pouivet dès 2010, un axe principal est admis. Il s'agit de la différence entre les enregistrements « témoignages », faisant référence à une oeuvre ne relevant pas elle-même de l'enregistrement (typiquement, une oeuvre écrite dont une interprétation est enregistrée), et les enregistrements « constructifs » qui constituent en propre les oeuvres musicales.

16 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit., p. 124.

17 Ici, cette expression ne correspond pas à celle relevée plus bas (apparaissant chez Pouivet), synonyme d' « enregistrement constructif», mais à tout enregistrement musical, par opposition à toute musique non-enregistrée (composition écrite ou orale, concert, interprétation ou improvisation).

18 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit., p. 123.

80

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Catégorie

 

Expressions employées

Typologies des enregistrements

témoignage (a)
enregistrement-document (a, b)
enregistrement-témoin (c, d)
enregistrement-témoignage (a, d)
enregistrement véridique (e, f)

 

phonomontage (a, b)

enregistrement constructif (e, a, f) artefact-enregistrement (a, e) oeuvre phonographique (e) enregistrement-oeuvre (a, b)

document d'une performance (a)
exécution réelle (b)

oeuvre de performance (a, b)
oeuvre d'interprétation (a, b)
reconstitution (f)

Typologies des esthétiques

réalisme (g, h)

Illusionnisme (g)

Constructivisme (g)

 
 

impressionnisme romantisme (h)

(h)

Typologie des fins

instanciation d'une oeuvre (i, b)
accession à une oeuvre (i)

constitution d'une oeuvre (i, b)

Comme nous le voyons, plusieurs auteurs amendent néanmoins cette première rupture en relevant un cas particulier mais nullement rare, celui des interprétations d'oeuvres ne dépendant pas de l'enregistrement, mais passées par la moulinette du travail de production post-enregistrement. Particulièrement concernant les raccords 19 de différentes prises, qui brisent toute intention possible

d' « enregistrement véridique », ainsi que le nomme Pouivet (c'est-à-dire fidèle à la captation du moment de l'interprétation, et non « construit » hors de la performance 20). Plus largement, ces « oeuvres d'interprétation » ne font pas qu'affiner l'enregistrement, mais « établissent et rendent durable une interprétation » 21 (ce que l'on appelle usuellement une « version »). C'est Alessandro Arbo qui formule précisément cette distinction entre « exécution réelle » (ou « document »), et « oeuvre d'interprétation ». Pour faire oeuvre d'exégèse maniaque, il faut ici noter que, malgré cette formalisation bienvenue, la catégorisation en est néanmoins trouble : dans son article de 2014, Arbo

a Alessandro Arbo, « Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique ? », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 173-192.

b Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre» ? Un problème épistémique », art. cit.

c Sandrine Darsel, « Nos pratiques d'écoute musicale à l'épreuve des enregistrements » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 193-203.

d Pierre-Emmanuel Lephay, « De l'«enregistrement-témoignage» à l'«enregistrement-objet» et vice-versa », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 39-65.

e Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit.

f Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit.

g Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit.

h Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit.

i Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes d'enregistrements musicaux », art. cit.

19 « De toutes les pratiques spécifiques à l'enregistrement studio, aucune n'a été le sujet d'autant de controverses que le raccord de bandes [tape splice]. » Glenn Gould, « The Prospects of Recording » [1966], repris dans Glenn Gould, Tim Page (éd.), The Glenn Gould Reader, New-York, Alfred A. Knopf, 1989, p. 337.

20 Evan Eisenberg l'exprime : « Le mot «enregistrement» prête à confusion. Seuls les enregistrements de concert enregistrent un événement; les enregistrements studio, qui représentent la grande majorité, n'enregistrent rien. » The Recording Angel. Music, Records and Culture from Aristotle to Zappa [1987], New Haven, Yale University Press, 2005, p. 89. Traduction de Dominique Defert citée par Alessandro Arbo, « Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique?, art. cit., p. 179.

21 Alessandro Arbo, ibid., p. 183 ; citation approximative.

81

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

compte l' « oeuvre de performance » parmi les enregistrements « constructifs » ; en 2017, il la place comme disjonction (avec l' « exécution réelle ») de l' « enregistrement-document ». De fait, cette catégorie bâtarde comporte à la fois la caractéristique d'un « témoin » (l'oeuvre n'est pas constituée en propre par l'enregistrement), et celle d'un « enregistrement-oeuvre », auquel une valeur singulière est accordée. Ce problème s'éclaircit en considérant la variété d'oeuvres qui peuvent se trouver rangée sous cette catégorie mixte. Une chanson de Bob Marley est une composition avant d'être un enregistrement. Néanmoins, si une telle composition était demeurée notée en grille d'accords et paroles dans un carnet inédit retrouvé après la mort du chanteur, on n'attribuerait pas la valeur de « chanson de Bob Marley » au premier enregistrement venu qui en ferait une interprétation. Non seulement, une partie essentielle du travail proprement musical est réalisé en studio (à un tel point que cela tombe tout à fait dans l'enregistrement « constructif»), mais la performance enregistrée est en propre un artefact (n'importe quelle « prise », dans le cadre de musiques reposant sur l'enregistrement, l'est dans une certaine mesure). Nous pourrions traduire (imparfaitement) cette remarque en convoquant à nouveau le couple compositeur - interprète : lorsque les deux rôles sont mentionnés, plus ou moins au même titre, dans l'édition d'un enregistrement, il s'agit d'une telle « oeuvre de performance » ; et à plus forte raison lorsque le même musicien est à la fois compositeur et interprète. Mais sont également et à plus forte raison concernées les oeuvres enregistrées, par exemple, par le pianiste Glenn Gould ou le chef d'orchestre Herbert von Karajan -- sans doute les deux noms les plus historiquement associés à la phonographie des musiques écrites, car ayant emprunté cette voie très tôt dans l'histoire de l'enregistrement, et dans une perspective constructiviste marquée 22. On comprend donc que la classification s'approchera plus ou moins du « document » ou de l' « enregistrement-artefact », selon que l'on parle d'interprétations d'oeuvres écrites « classiques » ou d'oeuvres « pop ». Dans le premier cas, l'oeuvre ne peut pas être constituée dans l'enregistrement, et relève donc nécessairement en partie d'une « oeuvre d'interprétation » ; sauf à émettre l'éventualité comme « chez Gould », si l'on en croit Martin Kaltenecker, de « la destruction du texte maître » 23, dans laquelle l'enregistrement constituerait alors, véritablement, une oeuvre à part entière et ceci presque indépendamment de la composition jouée.

Cette première présentation nous mène immédiatement à la deuxième section de ce tableau, qui relève deux typologies relativement similaires d' « esthétiques » des enregistrements. Elles correspondent assez exactement à celles des enregistrements eux-mêmes, à ceci près qu'elles ne s'appliquent pas nécessairement, dans leurs sources, à une variété aussi large d'objets. Ces

22 Voir par exemple Pierre-Emmanual Lephay, « La prise de son et le mixage, éléments de l'interprétation. Les exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 113-122. Les exemples de Gould et Karajan sont très récurrents -- quasi systématiques -- dans les études sur enregistrement et musique.

23 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 152.

82

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

caractérisations « esthétiques » nous paraissent particulièrement intéressantes en ce qu'elles ne relèvent pas de jugements -- on trouvera souvent le critère de l' « authenticité » pour qualifier la première catégorie d'enregistrements, face à l'argument d'un rendu « finalisé » des enregistrements « constructifs ». Ici, les deux auteurs relèvent les marques historiquement perceptibles de ces intentions : elles se retrouvent à la fois du côté de la production (l'intention en propre des musiciens, techniciens, producteurs), et de la réception (servant pour le public de grilles de lecture des enregistrements). Ainsi, les enregistrements « documents » sont caractérisés par une esthétique « réaliste » : pour des raisons diverses, l'enregistrement y est considéré comme la trace d'une interprétation. Ceci implique que l'intention de la post-production, lorsque celle-ci existe, sera généralement de rendre l'enregistrement « transparent » : seule doit ressortir la performance, sans corrections substantielles. Si un travail devait être opéré sur l'enregistrement, ce serait alors afin de pallier les éventuels défauts de l'appareillage, qui feraient de la reproduction un témoin sonorement biaisé de l'interprétation. Dans les faits évidemment, l'esthétique n'est pas toujours une donnée consciente, et l'intention doit être nuancée. Il faut par exemple voir que les deux typologies exposées sont historisantes, et qu'à ce titre, des contraintes pèsent lourdement en faveur de cette esthétique réaliste au début de l'enregistrement musical. Sous l' « ère mécanique », alors que les oeuvres sont interprétées en une prise définitive par un « cornet » techniquement exigeant pour les musiciens, ces questions ne se posent pas encore -- l'intention esthétique (pour la production comme pour la réception) ne souffre pas d'alternative. Néanmoins, la question s'esquisse assez tôt dans la réception de l'enregistrement musical, par un dilemme entre ce réalisme primaire, et une sublimation sonore des enregistrements. Elle prend lieu notamment avec la notion de « jeu », un caractère essentiel de la domestication de l'enregistrement qui tient dans la possibilité (et la volonté), de la part de l'auditeur phonographique, de se rendre acteur de l'écoute constituée en interprétation. C'est en ce sens que Sophie Maisonneuve oppose, d'après des termes empruntés aux années 1920 et 1930 24 les esthétiques « réaliste » et « romantique ». Elles se cristallisent dans les débats techniques de ces années -- d'une précision excessive; formant de véritables clans autour, par exemple, des matériaux utilisés pour telle ou telle composante (diaphragme, aiguilles de lecture). La compréhension de ce phénomène ne semble pouvoir être atteinte qu'au regard de l'enjeu, qui est déjà une querelle anachronique entre « témoignage » et « construction ». Soit : entre visions « réalistes » et « impressionnistes » de la musique enregistrée, « fidélité » ou indépendance vis-à-vis des expériences antérieures de la musique.

24 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 157. Jochen Stolla parle de la même controverse dans les années 1930 au point de vue de la prise de son, dans Abbild und Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik 1950-1994, Marburg, Tectum, 2004, cité par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit.

83

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Le « romantique », contrairement au « réaliste », ne recherche pas la « fidélité » au son connu jusque-là par le concert ou la pratique domestique : il pose le son phonographique et, avec lui, l'ensemble du dispositif d'écoute dont il relève, comme relevant d'une esthétique propre, nouvelle, qu'il contribue à définir.

Cette deuxième vision ne coïncide pas de manière tout à fait exacte avec une tendance à la production d'enregistrements « constructifs », qui n'arrivent véritablement que dans les années 1950-1960, mais elle en constitue une préfiguration du côté de la réception. L' « esthétique » dont parle Sophie Maisonneuve et qui se fomente alors, est fortement conditionnelle de celle qui teintera ensuite la production des enregistrements; mais à cette époque, l'enregistrement lui-même semble encore unilatéralement « réaliste », les batailles du son se jouant d'abord sur le terrain des techniques de reproduction domestique.

Pour Martin Kaltenecker (qui ne borne pas son étude à une période spécifique 25), esthétique et enregistrement concordent beaucoup plus amplement, et une plus grande précision conceptuelle est donc permise. Les différentes intentions de la prise de son s'accolent en fait véritablement aux trois types d'enregistrements distingués par l' « ontologie », et apportent à cette classification d'importantes clés de lecture historiques. En s'appuyant sur une quantité de sources, historiques ou analytiques 26, Kaltenecker montre que les différentes esthétiques de l'enregistrement sont largement liées à l'histoire technologique de l'enregistrement. Il montre (plus qu'il n' « avance ») que l'esthétique « réaliste » est ainsi liée à l'époque de la monophonie. Ce critère historique n'a pas de valeur causale (la monophonie ne provoque pas le « réalisme » des enregistrements, ni techniquement, ni par l'influence de la technique sur l'intention des acteurs musicaux), mais définit une période historique par contraste avec l'émergence de la stéréophonie à la fin des années 1950. Évidemment, cette date nous rappelle également l'arrivée (légèrement antérieure) du microsillon, qui est sans doute pour beaucoup dans l'esthétique qui domine dès ce moment, et que Kaltenecker désigne par le qualificatif d' « illusionniste ». À noter que, quant à la question de l' « image sonore » (c'est-à-dire la répartition du son dans l' « espace ») dont l'article traite en propre, il y a bien un lien fort à la stéréophonie; mais concernant plus largement la correspondance entre prise de son et intention esthétique des enregistrements, le repère de la stéréophonie est moins justifié. Le rapport entre cet « illusionnisme » et les « oeuvres d'interprétation », ces performances « reconstituées » par un travail de studio substantiel, semble évident : l'importance accordée au rendu sonore de la reproduction supplante celle de la valeur de « témoignage » de l'enregistrement. Glenn Gould, avec

25 Martin Kaltenecker, ibid. Il ne borne pas historiquement, mais thématise en fait son étude sur la question de la prise de son, intimement liée à la typologie précédente en ce que l'intention fomente l'identité (l' « ontologie ») des enregistrements.

26 Particulièrement Jochen Stolla, Abbild und Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik 19501994, Marburg, Tectum, 2004, abondamment cité, et Evan Eisenberg, The Recording Angel, op. cit., à qui il emprunte sa tripartition.

84

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

une ardeur illustre, s'est engagé dans cette voie non seulement par le fait de son travail proprement musical, mais également de manière publique, revendiquant la cessation de toute activité de concert et multipliant les textes et entretiens. Dans ceux-ci, il promeut une conception de la musique enregistrée contre le culte de la performance « authentique » (voire artificiellement authentique quitte à dégrader volontairement, à l'en croire, la qualité du rendu), ce qui dénote l'importance effective de l'esthétique réaliste à cette époque 27. Cette approche est aussi attribuée notoirement à John Culshaw et son projet d'enregistrement du « Ring » de Wagner 28 étendu sur presque dix ans (les quatre opéras occupent quatorze heures réparties sur trente-huit faces) : « pour Culshaw, il s'agissait non pas de documenter la Tétralogie sur disque, mais de développer la notion d'«opéra stéréo» et de «produire cet opéra» phonographiquement » 29. La réalisation du disque est documentée par le producteur lui-même dans son livre Ring Resounding 30, qui porte à certains moments une allure de manifeste que l'on trouve également chez Gould, en forme de réponses aux objections qui ne manquent pas d'être formulées : « cela est impossible sur scène, voilà la phrase que certains allaient nous lancer. Il y a pourtant une réponse. Cela n'a pas lieu sur scène parce que personne n'a essayé de le faire [par des moyens électroacoustiques], mais l'idée est dans la partition » 31. Entre les deux bornes historiques qui correspondent assez clairement à une période « illusionniste » à partir de la fin des années 1950 (la commercialisation de disques stéréophoniques démarre en 1958), et le déclin du « constructivisme » dans les années 1970, les deux intentions se confondent dans une gradation indistincte. Martin Kaltenecker parle d'une « phase très caractérisée d'expérimentations avec la stéréo entre 1958 et 1963 » 32, c'est-à-dire assez restreinte -- ce qui concorde doublement avec la classification ambiguë et l'omission régulière des « oeuvres d'interprétation » dont parle Alessandro Arbo. Le récit se fait ensuite assez difficile à suivre dans le corps de l'article, par la proximité des dates et leur imprécision. Celle-ci est rendue nécessaire par une exactitude historique qui ne s'appuie alors sur aucun repère technique précis, et qui témoigne par là de la teneur proprement « esthétique », au sens de Maisonneuve, des évolutions dans l'approche de l'enregistrement à partir de cette période. La phase « constructiviste » s'acte pleinement avec l'arrivée du rock, différant d'une première vague « rock and roll » (d'abord « musique noire », puis appropriée notamment par Elvis Presley). Kaltenecker évoque, comme il est d'usage, les Beatles pour

27 Le texte essentiel sur cette question est « The Prospects of Recording », dans The Glenn Gould Reader, op. cit., p. 331353 ; une traduction française de Bruno Monsaingeon est disponible : « L'enregistrement et ses perspectives » dans Glenn Gould, le dernier des puritains, Paris, Fayard, 1983, p. 54-99.

28 Richard Wagner, Georg Solti, Vienna Philharmonic Orchestra, Der Ring des Nibelungen [19xLP], Londres, Decca/London Records, 1967.

29 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 142.

30 John Culshaw, Ring Resounding, New-York, Time, 1967 (consultable en ligne : https://archive.org/details/ringre sounding 00c u ls, consulté le 21 août 2021).

31 Ibid., p. 194, cité et traduit par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 143.

32 Martin Kaltenecker, ibid., p. 141.

85

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

leur Sgt. Pepper's (1967) 33, dont nous ne ferons pas l'analyse ici, car déjà itérée à foison dans des sources de tous genres. Expliquons peut-être seulement par quoi ceux-ci se démarquent de leurs contemporains d'alors, tels les groupes Pink Floyd ou Genesis : à la fois par leur maturité en tant que groupe et par leur célébrité déjà établie, les Beatles détiennent une importante connaissance du travail de studio, et une conscience aiguisée du rapport entre enregistrement et concert (notamment la pression que le second opère sur la construction du premier par la nécessité de la performance -- désormais fidèle au disque, par un retournement remarquable). L'ensemble de ces circonstances leur permet d'aboutir dès ce moment à un album des plus « construits », au sens constructiviste de notre typologie, en se débarrassant de la contrainte du concert. En cela, et avec à nouveau le rôle fondamental d'un producteur (George Martin), ils marquent et entérinent les premiers la rupture radicalement « constructive » du rock, sur laquelle l'ensemble des auteurs que nous citons s'accordent. La tendance « constructiviste » va grandissante jusqu'à décroître, selon Kaltenecker et Stolla, « à partir de 1970 » 34, annonçant un retour a priori désarmant par rapport aux typologies « ontologiques » qui n'en font pas état.

Il va de soi que [...] c'est le réalisme négocié, légèrement idéalisé, la natura naturata de l'orientation positiviste qui l'a emporté depuis les années 1970. Après la brève euphorie autour d'une « surréalité » stéréophonique, d'une « interprétation (Auslegung) supplémentaire de la musique par la prise de son », ces « approches non naïves » ont largement disparu, ressurgissant (ou se poursuivant) dans le domaine de la composition électronique. 35

Résumons cette vue historique, qui affecte notablement notre premier tableau axé sur les typologies « ontologiques » qui forment l'essentiel de la littérature philosophique sur l'enregistrement musical :

réalisme

illusionnisme

constructivisme

#177; réalisme

constructivisme

1958 1963 1970 1980

La typologie des enregistrements, à en croire cette présentation, n'a qu'une valeur moindre au point de vue historique : l'enregistrement est, par défaut, réaliste jusqu'en 1958, après quoi l'enregistrement constructif se développe pendant tout au plus une vingtaine d'années. Ensuite, la chose devient pour le moins complexe, mais ne semble plus s'inscrire dans la bi- ou tripartition précédente. Au cours des presque cent cinquante ans d'existence de l'enregistrement (disons un peu moins pour l'enregistrement musical institué), quelques années de « surréalité » sonore vaudraient de dresser une typologie à laquelle Kaltenecker et Stolla eux-mêmes s'intéressent en premier lieu? Car ils énoncent bien un retour au réalisme (non une forme nouvelle de celui-ci); et finissent par noter que la rupture des années 1980 n'en est pas une : l' « image sonore » ne subit pas de véritable

33 The Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band [LP], Parlophone/Capitol, 1967.

34 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 149.

35 Ibid., p. 146.

86

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

modification avec l'apparition du CD, et l'esthétique « constructive » provoquée par la stéréophonie est déjà à ce moment datée. Si bien qu'un autre point de vue des mêmes données rendrait peut-être mieux compte du bilan de ces études :

1958

 
 
 
 
 

réalisme

illusionnisme

 
 
 
 

constructivisme

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

1970

Les limites de ce schéma nous paraissent évidentes : comment envisager sa poursuite (historique et future) ? Demeure la mention des musiques électroniques.

Kaltenecker n'est pas le seul à pointer ce fait. De même que celle des genres musicaux, la typologie « ontologique » des enregistrements souffre du problème des exceptions. Or, il nous semble que notre position sera ici similaire : plutôt que de considérer une liste de cas exceptionnels comme problématiques, en tentant de voir de quelle manière ils s'insèrent imparfaitement entre les catégories proposées, mieux faut-il immédiatement considérer tout projet de classification comme un échec substantiel, à seule fin de représentation. Les exceptions sont des nécessités, qu'elles soient déjà palpables au moment de l'étude, ou qu'elles apparaissent plus tard jusqu'à ce que les catégories proposées ne présentent plus aucune pertinence au regard des évolutions. Dans le cas précis sur lequel nous appuyons ici, nous aimerions comprendre dans laquelle de ces situations nous nous trouvons. Ce faisant, nous affinerons non seulement notre lecture de l'article proposé par Martin Kaltenecker et le compte-rendu qu'il fait de l'ouvrage (de langue allemande) de Jochen Stolla, mais c'est aussi toute la typologie des enregistrements qui gagnera en précision.

Remarquons d'abord qu'un problème d'interprétation semble poindre : Kaltenecker aborde à peu près indifféremment des oeuvres classiques (au sens médian qui n'empiète pas sur l'ensemble des musiques « savantes », mais pas purement et simplement limitée à la courte « période classique ») et, comme nous l'avons vu, des musiques « populaires » enregistrées. Mais l'ouvrage dont il rend compte porte exclusivement sur la première catégorie. Aussi, ce qui apparaît comme une remarque à la portée limitée (la poursuite de l'esthétique constructiviste dans la musique électronique) doit être lu en regard de cette position, qui est par ailleurs aussi celle de l'auteur -- pas de spécialisation dans les musiques « populaires », et donc l'abord par défaut des musiques « classiques ». Affirmer un « constructivisme » des musiques électroniques, qui ne désignent pas un genre, peut revenir à faire exister cette esthétique (dans différentes mesures) au sein de toutes les musiques qui sont rangées sous, associées à ou influencées par la composition électronique -- autant dire que l'importance n'en serait pas moindre. Mais, plus important que cette première remarque, l'électronique musicale, dès le début de son histoire (et l'on pourra apprécier la distinction que nous avons eu à cet égard dans

87

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

nos différents chapitres, en appuyant sur la distinction historique entre électroacoustique, électronique et informatique musicales), s'associe mal aux catégories esthétiques générées par l'enregistrement. À la lecture de l'article de Martin Kaltenecker, la musique électronique, même pluralisée, semble encore désigner une certaine catégorie musicale en propre. À notre sens, cela n'est pas le cas : l'électronique musicale désigne un ensemble de techniques qui, au même titre que le microphone, peuvent trouver, et trouvent, des usages dans tous les genres musicaux -- évidemment, dans des mesures différentes. Que faut-il donc voir dans l'histoire récente de l'image sonore, dressée avec rigueur ici : cohabitation ou recomposition des types d'enregistrements?

Paradigme et évolutions

Soyons clair sur la différence entre ces deux alternatives, qui ne sont pas nécessairement différenciées de manière essentielle. Car plusieurs types de cohabitation peuvent être envisagées : l'une est décrite par le vocable d' « oeuvre d'interprétation », où des caractéristiques du « document » et de l' « artefact » cohabitent dans un même enregistrement. Mais au sens où semble le suggérer l'article de Kaltenecker, il semble plutôt s'agir d'une cohabitation entre « genres » (nous revenons immédiatement sur ces guillemets) : les musiques « classiques » étudiées par Stolla sembleraient être revenues ensemble à une esthétique largement « réaliste », et d'autres seraient simultanément « constructivistes ». Mais en suivant la typologie que nous avons proposée dans notre quatrième chapitre, il nous faut démentir le terme de « genres » : la distinction est opérée sur l'échelle taxonomique (d'un cran supérieure) des paradigmes; le « classique » désignant les musiques issues de la tradition écrite occidentale, alors que les « musiques électroniques » dépendent (nous maintenons ce fait) du paradigme des musiques enregistrées. Si le partage ontologique entre genres vaut historiquement, car le rock est essentiel pour l'esthétique constructiviste, la chose n'est peut-être plus vraie. Si les auteurs (Kaltenecker, Stolla, mais aussi Lephay) peuvent s'accorder sur un regain de réalisme dans les enregistrements de pièces « classiques », la chose n'est pas claire ailleurs. Peut-être observe-t-on une affirmation de l'enregistrement comme paradigme. Elle permet à notre sens de rendre conceptuellement claire la distinction entre les différents usages de l'enregistrement, qui ne se réduisent pas à des vagues habitudes propres aux genres. La conception paradigmatique permet de donner un statut clairement distinct aux musiques (passées ou présentes) appartenant au paradigme écrit, qui envisagent (pour l'essentiel) l'enregistrement comme un moyen d'accession aux oeuvres; et celles pour lesquelles l'enregistrement est génésique.

Au-dehors de cette catégorisation paradigmatique, dont nous maintenons la primauté hiérarchique (son niveau taxonomique est nécessairement supérieur aux divisions, par exemple en

88

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

genres), le cas de l'électronique musicale continue néanmoins de faire problème. À l'envisager « ontologiquement », il nous paraît clair que la composition électronique ne peut être associée à l'enregistrement, quel qu'il soit. Elle paraît s'approcher plutôt du cas des « automatophones » (synonyme de la catégorie des instruments mécaniques) : si ceux-ci sont parfois comptés, pour des raisons notamment historiques, comme des enregistrements d'un certain type, la différence reste palpable, entre enregistrement sonore et une telle reproduction mécanique. En réalité, peut-être la diffusion des musiques électroniques par le biais de l'enregistrement serait-elle plus proche de la « documentation » que de la « construction ». Techniquement, la composition électronique, même si elle est diverse et qu'elle fait un usage habituel de l'enregistrement, peut être tout à fait indépendante de ce moyen. Dans l'électronique musicale, la production et la reproduction des sons est souvent synonyme. Par des jeux de paramètres, souvent enregistrés par des mémoires électroniques, un même son peut être produit à des moments différents. Il ne s'agit pas d'un enregistrement sonore, mais d'un enregistrement paramétrique qui, par le fait que le dispositif est un appareil défini et fixe (non soumis à une exécution vivante), produit un résultat semblable : la réitération exacte d'une même donnée sonore électrique. Dans beaucoup de cas, même si l'enregistrement facilite et complémente le processus de composition électronique, une reproduction musicale exacte peut être obtenue sans lui. L'affirmation de Kaltenecker, si on lui attribue un tel sens ontologique, est donc très discutable. Néanmoins, le fait est que la musique électronique ne se sépare pas pour autant du paradigme de l'enregistrement : la diffusion des musiques purement électroniques ne se fait pas (du moins, pour le moment et à une échelle significative) par génération computationnelle. En dehors de cela, presque aucune n'est en fait indépendante de l'enregistrement : l'utilisation d'échantillons (samples) d'origine microphonique est quasi systématique, et l'utilisation des pratiques héritées du studio (mixage, mastering, application d'effets en post-production) l'est également, l'usage de machines analogiques, intransposable sans enregistrement, est toujours prégnant. En somme, l'électronique musicale ne se passe pas de l'enregistrement comme moyen de diffusion et de composition, mais n'a que peu de points communs avec l'idée de l' « enregistrement constructif», tant la synthèse sonore est présente. Elle ne se trouve pas exactement dans la perspective « constructiviste » que lui attribue Martin Kaltenecker, et ce n'est pas non plus en cela qu'elle influe sur les musiques qui en font usage, sans pouvoir être pleinement qualifiées d' « électroniques ». Nous en arrivons finalement à la conclusion de cette discussion, en émettant l'hypothèse que les typologies présentées souffrent de limites qui se font jour, notamment par le développement massif de l'électronique musicale. À notre sens, la distinction paradigmatique que nous avons présentée au début de notre quatrième chapitre n'offre pas de solution conceptuelle pour penser ces évolutions, mais est un premier pas nécessaire et qui continue à valoir au regard de ces

89

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

évolutions. Nécessaire, car nous avons tenté de montrer comment l'histoire des typologies d'enregistrements semblent directement en faire état : les paradigmes permettent de rendre compte d'une affinité de certaines musiques (écrites et orales, enregistrées), avec certaines pratiques d'enregistrement (« accession » ou « constitution » des oeuvres). Toujours valable, car l'électronique musicale, aussi radicalement qu'elle puisse influer sur les pratiques contemporaines, ne se sépare pas dans son mode de fonctionnement du paradigme enregistré. La voie demeure évidemment ouverte à cette option, qui est une voie particulièrement intéressante d'évolution pour la production et la diffusion des musiques -- peut-être même pour de nouvelles pratiques d'écoutes -- mais elle demeure, pour le moment, presque inexistante, et ne peut donc en rien prétendre encore à un renversement du paradigme enregistré.

III. Corps sonores

91

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Corps sonores

Le concept que nous avons défendu au long de notre examen, celui d'un « paradigme musical de l'enregistrement », est une tentative de dénomination. Par elle, nous avons cherché à rendre compte des représentations sonores et musicales qui sont les nôtres. L'indistinction de ce « nous » est bien consciente. Elle procède d'une épochê se jouant à plusieurs niveaux, dont le plus absolu est peut-être celui de l'expérience individuelle : la limite quotidienne de notre sensibilité, qui bien que nous fournissant la seule source commune de réalité, est encore limitée par l'impossibilité de toute certitude sur ce que l'autre perçoit. Nous espérons ici la défier, ou du moins l'amincir, en proposant des déplacements qui généreront peut-être une communauté de réactions. Ce témoignage, que la philosophie entière ne suffit pas à faire crouler, est le seul dont nous disposions pour parier sur une sympathie, à partir de laquelle se convaincre qu'un tel « nous » existe en une certaine manière. Si des réactions communes émergent, cette conviction d'une expérience musicale et sonore contemporaine commune émergera sans doute également; catalysée par la fragilité de cette communauté de conceptions, face à une extériorité plus grande. Quelle est la finalité de ce mouvement dont nous esquissons le programme? Le morbide argumentaire discursif en est une. Mais de la même manière que dans l'ensemble de notre présent travail, la seule santé que nous y trouvions est cette autre fin : celle des possibles de la création à venir, qui pourraient (cela n'étant nullement nécessaire) trouver dans la connaissance une manière de dépasser ce qu'elle décrit.

À nouveau, nous mènerons notre examen à partir d'expressions lexicales, qui sont ici plus contemporaines que dans nos précédents chapitres; qui, à notre sens, proposent de dépasser ce que nous avons tenté de comprendre à travers nos réflexions jusqu'ici : des modalités de représentations des sons et de la musique; des modalités de création sonore, et des modalités d'écoute. Ces expressions, avec ce qu'elles recouvrent, nous les traverserons imprégné d'une hypothèse : qu'elles peuvent être envisagées comme un surgissement des corps dans les champs du sonore. Elle s'articule évidemment à ce que nous avons appelé « paradigme de l'enregistrement », en ce que ses effets les plus saillants sont la génération d'une écoute « purement sonore ». Cette écoute, du côté de la réception, correspond à un ensemble de représentations à la fois générées et agissantes dans le domaine de la création. Le fait fondamental étant apparemment, en cela, la séparation du son et de sa

92

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

source. Nous tenterons de nuancer très largement ce jugement, et critiquerons donc également une large part des réactions à celui-ci, en envisageant une autre approche du rapport corps - son, sons - corps.

État des lieux : espaces et corps sonores

Le premier vocable que nous portons ici à examen est celui d' « espace », qui nous semble central (et nous ne revendiquons en cela aucune originalité) pour également toutes les autres expressions que nous convoquerons. La ligne paraît immédiatement tracée, entre le dépassement annoncé de la situation d'écoute « acousmatique » et cette notion d' « espace » -- elle n'est pourtant pas simple, et les guillemets que nous appliquons ici se justifient. Avant ce dépassement possible, l'histoire de la modification de l'espace sonore sous le paradigme de l'enregistrement démarre avec l'émergence de nouvelles pratiques, à la fois d'écoute et de création. La musique passe progressivement d'un phénomène collectif à une pratique de plus en plus individualisable et individuée. Le concert, lieu conceptuel de la musique jusqu'alors hégémonique, est d'abord rabaissé en cela par l'émergence de la pratique instrumentale permettant d'apprécier des pièces dans l'intimité relative des maisons bourgeoises. Lors de l'émergence de la reproduction sonore par le biais du théâtrophone, puis avec l'enregistrement, les automatophones et la radiophonie, nous avons montré que l'écoute, bien que domestique, demeurait collective pendant un certain temps avant de devenir de moins en moins formelle et financièrement difficile d'accès, permettant une pratique individuelle bientôt dominante. L'écoute se fait même, tissant en cela un parallèle tentant (mais imparfait) avec la lecture textuelle, de plus en plus silencieuse, de par le développement des dispositifs d'écoute isolée (casques, écouteurs) et des appareils portatifs qui leur sont liés. L'espace musical s'ouvre donc, à partir des lieux de concerts, aux « intérieurs » (c'est-à-dire d'abord aux espaces domestiques collectifs), et progressivement aux espaces individuels ou fonctionnels. Mais la musique enregistrée permet aussi un déploiement usuel dans tous les espaces humains : transports, rues, commerces, campagnes. Cette insertion du son s'accompagne d'une pléthore d'images : Agnès Gayraud relève l'importance de ce monde visuel pour l'appréhension des sons pop; et si elle s'en limite essentiellement à la question du corps et à la figure de l'artiste, la topologie est pour nous d'une importance visuelle égale. Diffusion dans les habitacles par les générations successives d' « autoradios » ; importance aussi bien visuelle qu'auditive des « boomboxes » ou « ghetto-blasters » pour les culture punk et hip-hop des années 1980 dans tous les espaces de la ville (rues, métros et parcs, transformés en autant de lieux

93

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

de musique et de danse) 1 ; diffusion scientifique de musique dans les centres commerciaux 2 ; investissement des lieux inhabités par les musiques électroniques puis techno à travers les « rave parties », et dans des configurations multiples dans les festivals au sens général; enfin, une écoute ultimement individualisée rendue possible dans n'importe quel lieu à l'orée des années 1980, avec la commercialisation des premiers modèles de Walkman par Sony. Dans cette dernière acception, l'écoute semble radicalement indépendante du lieu, et constitue certainement la pratique la plus saillante du phénomène de « schizophonie » tel que formulé par Murray Schafer 3.

Généralement, ce n'est cependant pas ces espaces, que l'on dirait topologiques ou typologiques (nous avons jusqu'ici parlé de types de lieux) que les études sur l'enregistrement retiennent. On parle bien plus couramment de l'incursion de ce que l'on appelle l' « image sonore » dans l'enregistrement, c'est-à-dire de la situation « auditivement » spatiale des sons. Dans l'histoire du son spatialisé, l'événement-clé est celui de la stéréophonie. Notons que ce concept recouvre peut-être moins une technique qu'une approche du son envisageant l'espace comme un paramètre de la réception auditive -- ce qui n'a rien d'une évidence. La chose peut paraître rudimentaire et anecdotique, envisagée comme la simple exploitation de la qualité « binaurale » de l'écoute humaine par l'assignation de deux canaux sonores différenciés, visant l'une et l'autre oreille. Considérant en revanche la dimension spatiale que cela engage, le concept devient une qualité importante de la reproduction sonore. Au-dehors de la stéréophonie, une certaine spatialisation (monophonique) est en fait déjà possible, informant de la proximité ou de l'éloignement des sons; et elle ne s'arrête pas avec le simple agencement de sons plus ou moins répartis sur le canal droit ou gauche de l'appareil de reproduction. Au-dehors de ces principes simples, les études psychophysiologiques sur le fonctionnement de la spatialisation auditive permettent de simuler la situation de sons dans la représentation spatiale de l'auditeur d'une manière bien plus développée. En fonction de la technique de reproduction utilisée (casque, deux haut-parleurs, ou plus), la technique de spatialisation du son est différente. Pour comprendre ces différences, un bon exemple est celui des musiques « constructives » diffusées aux débuts de la stéréophonie grand public, une rupture historique élevée au rang de celle du microsillon qui la précède courtement. Dans de nombreux enregistrements de l'époque faisant usage de la stéréo, particulièrement à la fin des années 1960 dans les musiques « psychédéliques » où les vertiges de la spatialisation (alternances droite-gauche) sont très présents, la « balance » est extrêmement marquée, parfois volontairement exagérée au

1 Voir l'ouvrage du photographe Lyle Owerko, The Boombox Project. The Machines, the Music and the Urban Underground, New-York, Abrams, 2010.

2 La liste d'études sur le sujet est longue. À titre d'exemple, la plus célèbre (proposant déjà à cette époque une abondante revue de littérature) est peut-être celle, au titre évocateur, de Ronald E. Milliman, « Using Background Music to Affect the Behavior of Supermarket Shoppers », Journal of Marketing, 46/3, 1982, p. 86-91.

3 R. Murray Schafer, The Soundscape.Our Sonic Environment and the Tuning of the World [1977], Rochester, Destiny Books, 1994, p. 88.

94

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

profit de l'effet induit. Dans ces cas, l'enregistrement était pensé pour être reproduit sur un duo d'enceintes : or, si un casque attribue strictement chaque canal à une oreille, la diffusion sur haut-parleurs mêle nécessairement les multiples sources, quelle que soit la position de l'auditeur par rapport à celles-ci. Afin de provoquer un effet de spatialisation sensible, il était alors nécessaire d'user de cette exagération, inadéquatement amplifiée par une écoute au casque répandue plus tard -- les mixages postérieurs diminuent dès lors systématiquement les effets de balance stéréophonique propres à cette période d'avènement de la stéréophonie. À l'inverse, la stéréophonie pensée pour une écoute au casque permet de faire usage des outils de spatialisation fins de délais : outre la répartition des intensités sonores, les différences consciemment imperceptibles de temps d'arrivée des sons dans les deux oreilles (« délai ») jouent un rôle prépondérant dans la localisation des sources sonores. Mais notons encore que les avancées en matière de spatialisation ont d'amples intérêts extra-musicaux, qui situent les innovations en la matière dans des champs externes à la création musicale, lui étant parfois inadaptées. Nous pensons évidemment au cinéma, qui envisage la spatialisation sonore comme un moyen d' « immersion » du public (qui est d'abord « spectateur », et non auditeur). Pour autant, l'usage de l'espace, bien que différent, demeure presque systématique dans la production d'enregistrements musicaux depuis les années 1960, pas seulement en vue des effets possibles, mais également pour l'amélioration générale de la qualité de rendu qu'elle provoque par la séparation rudimentaire mais bénéfique des deux canaux (c'est par exemple l'opinion -- la seule -- du Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer sur la question 4).

Dès les années 1970, sous l'impulsion de Murray Schafer que nous venons d'évoquer, une partie encore mineure de la recherche sonore (par contraste avec les « recherches musicales » alors florissantes) a commencé à se focaliser méthodiquement sur les sons avec une perspective nouvelle, aujourd'hui largement connue sous le nom d' « écologie sonore ». Énonçons immédiatement son principal paradoxe. Elle vise à pointer un monde sonore supposément ignoré jusqu'alors (en tant que discipline scientifique, c'est certes un fait), celui des divers environnements possiblement sonores que nous sommes amenés à rencontrer et, dans la plupart des cas, avec lesquels nous sommes en interaction -- voire desquels nous sommes à l'origine. L'ensemble des « paysages sonores » qui nous entourent : forêts, villes, lieux marins, déserts, terres agricoles, montagnes, bords de mer occupés ou non par l'humain; soit l'ensemble des « environnements acoustiques ». En même temps qu'elle rend compte de ces espaces sonores, elle se désolidarise radicalement des perspectives « constructivistes » qu'offre le microphone, moyen privilégié de ses enquêtes. Plus encore, elle semble nier toute singularité des sons enregistrés; bref, dans une perspective largement scientifique, elle ignore tout aussi largement ce qui fait l'esthétique de l'écoute au sein du paradigme de

4 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, 1966, p. 409.

95

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

l'enregistrement, qu'elle pose de manière définitivement négative, faisant néanmoins un usage abondant de cette esthétique comme de ses techniques. Car l'écologie sonore appuie fortement sur la critique de la « schizophonie » (de l'écoute « acousmatique »), et prône néanmoins une attention aux sons qui puisse être séparée de son ancrage habituel aux autres sens, et particulièrement à la vue. Le sens de ce paradoxe repose dans l'idée que le son est fondamentalement dépendant d'une source première -- ce qui est une interprétation « ontologiquement » réductrice de l'enregistrement, considéré comme un strict témoignage d'un événement sonore ayant son origine dans une matérialité indépassable. L' « écologie acoustique » se tient à l'épicentre de dissensions, qui paraissent tracer deux voies assez claires le long desquelles se positionnent une quantité de personnages et de groupes impliqués au premier plan de l'histoire sonore du XXe siècle. Nous reviendrons longuement sur ce point plus tard dans ce chapitre -- poursuivons pour le moment la présentation de la tradition que constitue l' « écologie sonore ».

Ce vocable riche d'images semble indéfectiblement lié au nom de Schafer, à son livre Le paysage sonore (The Soundscape) et au lexique introduit avec eux. « Écologie acoustique », « acoustic design », « soundscape » (ou « paysage sonore »), « field recording » (non attribué à Schafer, mais décrivant une pratique qu'il promeut -- et dont l'usage est courant, y compris en français), « noise pollution », « ear cleaning », « rapport signal-bruit», « soniferous garden », « sacred noises»... 5 : à bien des égards, Schafer semble balancer entre une figure du niveau de Freud ou celles des gourous les plus douteux (si cette « novlangue » systématisée est légitime pour désigner certaines pratiques encore inexistantes, elle demeure dans son ensemble critiquable). Le fait que l' « écologie sonore » ait « fait école » 6 d'une manière souvent si dépendante de lui mène au soupçon. Dans les faits, les tenants de la discipline présentent leurs projets, théories, expériences et analyses sous une forme souvent proche de celle qu'adopte Schafer : ces éléments s'accompagnent d'une moraline de jugements et prescriptions. Ceux-ci portent sur le bon usage des sons, ce qui relève d'un éventail de situations très inégales entre elles. Le vocable d' « écologie » et son usage contemporain n'arrangent en rien la situation de cette école pâmée d'une légitimité croissante. L'objet n'est nullement de décrier a priori les présupposés qu'elle engage ou la factualité de l'urgence climatique à laquelle elle se rattache; il est doublement contraire. Nous critiquerons plus bas certains présupposés de l' « écologie acoustique » telle que la présentent Schafer et ses fervents suiveurs; et ici même, nous appuyons cette restriction de vue qui ne présente qu'une seule acception méthodologique, interprétative et éthique à une possible « écologie sonore », qui pourrait sans encombre se doter d'une véritable intention critique interne, celle-ci étant encore très embryonnaire. En particulier, un des fondements

5 Le livre Soundscape contient un abondant glossaire des néologismes et sens inédits de termes existants qui y sont amenés. R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 271-275.

6 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 482.

96

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

du sens Schaferien de la discipline est l'association nécessaire des théories et pratiques scientifiques (le sens propre de l' « écologie acoustique »), et de la création sonore (« acoustic design »). Or, les prescriptions plus que sensées qui répondent aux analyses démontrant les nuisances à la viabilité de certains environnements, qui exigent une conscience et une modification des pratiques, il est éminemment contestable de suggérer à leurs côtés un moralisme équivalent dans le champ de la création sonore et musicale. C'est cependant le cas de Schafer, et une tendance générale de l' « écologie sonore », que d'émettre conjointement et sur un même plan un discours politique et esthétique sur l'usage des sons; s'emparant volontiers de la crise climatique et de son caractère d'urgence incontestable pour occulter cette indistinction.

Avant d'en revenir à notre fil principal, attachons-nous un instant à nuancer ce propos. Impossible de retirer à Schafer son érudition et sa justesse d'interprétation pour ce qui est des recherches musicales et sonores du XXe siècle; ni l'originalité de ses vues, qui révèlent une finesse de sensibilité remarquable; enfin, nous voulons souligner, sur un plan tout différent, l'intérêt de son travail de composition, qui jouit de ces mêmes qualités. L' « écologie acoustique » dans le sens que nous avons présenté semble quant à elle effectivement une nécessité. De fait, il n'est pas difficile de constater que ses principes sont le plus souvent observés (consciemment ou non) par les sociétés produisant les corps sonores qui rythment nos vies : tendance au silence des machines informatiques, sonneries aux effets sensoriels divers, adjonction de sons volontaire (klaxons, sons artificiels des voitures électriques, réponse sonore aux interactions avec les appareils électroniques), également valable pour des pratiques plus ancrées (importance des génériques et « jingles » dans le champ audiovisuel, sonneries mécaniques ou électriques). Dans ces cadres, une injonction à l'observance et au choix des sons, déjà en vigueur, est nécessaire et sans doute amplement améliorable d'une manière très largement systémique -- écologique, dirait-on dans un sens étymologique. Ces problématiques relèvent d'une science et d'un art de l' « habitation » (ï?êïò), qui concerne ensemble tous les membres d'une société donnée. Au sein de cette pensée, le rapport à la musique et généralement à l'art est évidemment complexe, ce que nos critiques ne doivent pas occulter.

Toujours est-il qu'au-dehors de ses aspects problématiques, l' « écologie sonore » participe activement de la recomposition du champ du sonore par l'espace. Ce qui y est pointé est le caractère environnemental des sons, qu'ils soient humains (« anthropophonie »), généralement vivants (« biophonie ») ou inertes (« géophonie » 7). Le caractère « environnemental » des sons, c'est-à-dire le

7 Cette taxonomie ayant fait date a été proposée Bernie Krause dès les années 1990. Voir par exemple Bernie Krause, Voices of the Wild. Animal Songs, Human Din, and the Call to Save Natural Soundscapes, New Haven, Londres, Yale University Press, 2015.

97

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

caractère spatialement défini de leurs sources, générant en cela différents « paysages sonores » composés par ces sons en fonction des lieux dans lesquels ils se trouvent réunis. C'est donc, selon le point de vue inverse, la mise au jour du caractère acoustiquement défini de tous les espaces terrestres, marins, aériens. Mais demeurant critique de la « schizophonie » et partisane du « no cut » 8, cette dimension spatiale, bien qu'importante, ne recouvre pas l'intention du « rendu » spatial dont nous parlions précédemment. Cette autre acception, héritière de la première stéréophonie des années 1960, ne vise pas nécessairement la référence à un espace sonore réel, mais possiblement tout à fait virtuel; de même que les sons, dans l'esthétique « constructive » des enregistrements musicaux, ne visent pas une figuration mais une création sonore que Schafer nomme « absolue ».

La musique peut être de deux sortes : absolue, ou programmatique. Dans la musique absolue, les compositeurs fabriquent des paysages sonores mentaux idéaux. La musique programmatique est imitative de l'environnement et, comme son nom l'indique, peut être énoncée verbalement dans le programme du concert. La musique absolue est désolidarisée de l'environnement extérieur et ses formes les plus nobles (la sonate, le quatuor, la symphonie) sont conçues pour être interprétées en intérieur. En effet, elles semblent se développer en proportion directe de la désillusion de l'homme vis-à-vis du paysage sonore extérieur. La musique se déplace dans les salles de concert lorsqu'elle ne peut plus être entendue à l'extérieur. C'est-à-dire : le quatuor à cordes et le vacarme urbain sont historiquement contemporains.9

Ce rapport, s'il ne décrit pas la fracture entre écriture et enregistrement musicaux, lui est très similaire : dans les deux cas, la critique faite à la musique historiquement émergente est celle d'un gain d'abstraction, qui signifie avec la perte de concrétude un éloignement de la « nature ». Si l'espace émerge progressivement au cours du XXe siècle et plus particulièrement dans sa seconde moitié (ce processus étant toujours d'actualité), c'est par deux positions tenues pour contradictoires. L'une proviendrait d'une affirmation du « constructivisme » propre au paradigme de la musique enregistrée qui se déploie dans un espace virtuel; l'autre, d'une réaction vis-à-vis de cette esthétique factice, qui affirmerait l'espace réel des sons (celui de leur production) face à leur déterritorialisation 10 dans leur reproduction mécanisée. L'espace produit par l'étude et l'usage de la binauralité, dans cette dernière optique, n'est alors rien de plus qu'une écoute « aurale » (équivalent anglophone d'acousmatique) redoublée -- une « schizophonie » accentuée : en usant de la localisation auditive, c'est un espace inexistant qui est créé pour la projection de sons séparés de leur source. L'abstraction du son reproduit s'affirmerait donc depuis une déconnexion de leurs sources matérielles, vers une reconnexion à des sources spatiales fictives.

8 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie acoustique », communication au colloque « There is no such thing as nature! Redéfinition et devenir de l'idée de nature dans l'art contemporain », Paris, mai-juin 2010 (disponible en ligne : https://www.implications-philosophiques.org/paysage-sonore-et-ecologie-acoustique/, consulté le 23 juillet 2021).

9 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 103 (nous traduisons).

10 Le terme est par exemple utilisé dans un exercice d'orthodoxie deleuzienne de Bruno Heuzé, « Le sampler, machine à déterritorialiser », Chimères. Revue des schizoanalyses, 40, 2000, p. 1-11.

98

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

«Espace» et espaces, « arts sonores »

Ces problématiques méritent d'être abordées de front, en questionnant la notion d' « espace », convoquée à plusieurs titres et dans des acceptions différentes. Il nous semble que la conception polémique que nous avons esquissée d'un espace qui serait abstrait, virtuel, purement auditif, pouvant être reconstitué par illusion en étudiant les fonctions psychophysiologiques de la localisation sonore, relève d'une simplification en des termes inappropriés de ce que peuvent recouvrir les différentes notions d' « espace » dans le champ du sonore. Elle s'accompagne aussi, à notre sens, de points de vue arrêtés sur d'autres conceptions : sur ce qu'est le « son », sur les notions de vérité et de réalité, ou sur celle de nature. Nous diviserons la notion d' « espace sonore » en quatre acceptions distinctes -- et notons que cette proposition n'est que circonstancielle, ne prétendant à aucune sorte d'absolu lexical. Nous distinguons d'abord, avec Makis Solomos 11, un type d'espace qu'il nomme « littéral », en parlant d' « espace physique », contre celui, « figuré », de la « représentation ». Le couple « littéral » - « figuré » est celui que nous retiendrons, car cette première distinction porte à confusion, au regard de ce que nous avons déjà pu énoncer dans ce chapitre. Ce que Solomos entend par l' « espace » de la représentation n'est pas la localisation auditive (mentale) des sons : il s'agit d'un espace métaphorique au sein duquel la composition musicale est représentée. Le terme de composition est ici à entendre au sens strict d'une disposition d'éléments : moments, instruments, hauteurs, etc., qui interviennent, dans l'esprit du musicien ou du public, comme des éléments visuellement représentés au sein d'une articulation spatialisée. Solomos note le rapport entre ces notions d' « espace » ou de « lieu » (remontant à Aristoxène de Tarente et au terme de topos), et celle de « hauteur », qui révèle l'importance de la représentation spatiale dans la musique occidentale : le critère principal de la composition est pensé selon une échelle variant « de bas en haut ». C'est à ce titre que nous mentionnons ce premier sens, mais l'articulation qui nous intéresse concerne en fait nos trois autres définitions.

Étonnamment, Makis Solomos n'opère pas de réelle distinction au sein de ce qu'il nomme espace « littéral » 12. Pourtant, le qualificatif contraire d' « espace de la représentation » conviendrait à définir une partie de celui-ci. En effet, nous distinguerons pour notre part un espace auditif de deux autres sens de l'espace sonore. Cet espace auditif désigne la localisation opérée par l'ouïe, permettant de se représenter la répartition des sons dans un autre type d'espace, physique, celui qui entoure l'auditeur et que nous nommerons attributionnel. Les deux désignent des ensembles d'objets produisant des sons que l'auditeur est ou non capable de distinguer, mais qu'il est du moins en

11 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 415-418.

12 Mais il revient sur la polysémie abondante du terme en mentionnant son apparition au cours du colloque L'espace. Musique-philosophie, Paris, 1997. Ibid., p. 442.

99

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

mesure d'entendre. En ce sens, il convient donc de distinguer une sorte d'espace impossible à expérimenter, désignant l'ensemble des sons d'un lieu donné : nous l'appelons espace sonore sectoriel. Les deux premiers, bien que différents, sont également subjectifs : ils sont définis par un auditeur. L'espace auditif est de l'ordre de la représentation mentale, et l'espace attributionnel est l'ensemble des sons, envisagés objectivement, qu'un auditeur est en mesure de percevoir. En revanche, le troisième type (quatrième en évoquant le sens « figuré » de Makis Solomos), l'espace sectoriel, n'a rien de subjectif ou d'empirique : il est un espace sonore purement objectif. Pour qui définit un son par sa qualité perceptive, ce lieu est une abstraction.

Cette parenthèse technique pour pointer ceci : les espaces que nous avons nommés sectoriels, c'est-à-dire ceux situés géographiquement, sont des représentations -- or, ces objets sont ceux de l' « écologie acoustique ». Collecter des sons pour les considérer comme faisant partie d'un même écosystème acoustique n'est pas une abstraction moindre : la qualité concrète des sons n'est appréhendée que par la réception, autant psychologique que physiologique, qui est propre à notre qualité d'auditeurs subjectifs. Elle s'étend, et les sons affectent tous les êtres vivants dotés d'une telle capacité de réception sensible aux sons, mais le constat demeure égal : la concrétude acoustique est toujours le propre d'un auditeur, et le seul espace sonore concret pouvant être expérimenté est subjectif, car défini en un point dont le diamètre est limitée à la distance entre deux oreilles. Autant dire qu'ainsi séparés du monde par la subjection, la réception auditive ne donne pas un accès privilégié à la source des phénomènes sonores. Le rapport sonore est déjà nécessairement médiat. Il n'est pas question de dire que, sur un plan symbolique, la phonographie n'a aucune différence foncière avec l'écoute d'un son directement projeté par une source productrice (et non reproductrice, aussi transparente que cette dernière puisse être). Mais de quel type est cette différence, sinon symbolique? Elle n'a une valeur empirique qu'indirecte : l'écoute permise par une attention aux sons produits par des sources premières, et non reproduits par le biais de l'enregistrement, peut porter à s'attacher des environnements divers, y compris ceux pour qui l'attention est a priori d'abord visuelle, et pour lesquelles nous n'avons de considération que fonctionnelle. L'expérience, d'une manière générale, est rarement contemplative, car les sens eux-mêmes sont d'abord fonctionnels : l'attention auditive est agitée par des signes saillants, et il est bien « naturel » que les « keynote sounds » (« ceux qui sont entendus par une société particulière de manière suffisamment continue ou fréquente pour former un arrière-plan par-dessus lequel les autres sons sont entendus » 13), soient généralement oubliés. La notion de nature est donc également discutable dans cette prétention contemplative : naturellement, l'écoute n'existe pas pour elle-même, elle est nécessairement un conditionnement de l'audition par rapport à son usage normal, qui gagne

13 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 272.

100

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

évidemment à être distancié de cet usage primaire (fonctionnel), tout autant que de sa culture, généralement musicale, pour s'ouvrir à d'autres modes d'écoute -- mais l'expression d' « ear cleaning » nous paraît, à titre d'exemple, trompeuse quant à la « nature » de l'écoute. À nouveau, nous reviendrons sur les présupposés de l' « écologie acoustique » avec des hypothèses rectificatives -- retenons ici l'importance de l'attention lexicale, en particulier concernant l'espace.

Celle-ci semble, pour nous, s'inscrire dans une indétermination générale du vocabulaire propre aux sons, que nous avons déjà relevée dans notre troisième chapitre. Le primat de la vue sur l'ouïe et les autres sens est un fait généralement sensible et souvent relevé, il est aussi lexicalement palpable (et c'est là peut-être un des témoignages des plus concrets et stables, pour constater et analyser ce fait). Nous avons pu remarquer en particulier que la description des timbres était tributaire de notions visuelles. Or, c'est là proprement le paramètre réputé pour être qualitatif, c'est-à-dire irréductiblement propre à la singularité des sons, à l'inverse de la « hauteur », de la « durée » et de l' « intensité ». Leur caractère quantitatif, nous venons de le voir, s'accompagne volontiers d'une représentation « spatiale », peut-être dirions-nous plutôt schématique, donc liée à un type de représentation proche de l'image. Les hauteurs sont plus ou moins hautes, les durées plus ou moins longues, les intensités plus ou moins grandes -- autant de critères qui se résument aisément à une représentation visuelle, en témoigne leur notation possible. Mais le timbre, qui ne peut être résumé à une échelle unidimensionnelle (pas plus qu'il ne peut être cartographié en trois dimensions, ainsi que l'ont tenté Reiner Plomp, John Grey ou David Wessel 14) et ne peut donc être imagé, l'est pourtant. Plus encore, la qualité du son semble si impalpable que sa description passe non seulement par des comparaisons visuelles (« brillance »), mais autant voire plus par la convocation d'autres sens (« légèreté », « lourdeur », « rugosité ») ; ou même par des affects non directement sensoriels (« rudesse », « agressivité », « douceur »). La limitation définitionnelle des notions d' « espaces sonores », qui nous paraît mener à des confusions grossières, ne s'en tient pas à ce seul problème, mais est bien plus général; et le lien entre ces deux constats est d'ailleurs rendu évident par la notion d' « image sonore », terme consensuel désignant la perception des sons dans l'espace, et plus particulièrement la spatialisation sonore (c'est-à-dire la simulation d'un espace « attributionnel » par la convocation de l'espace « auditif»).

Lorsque la représentation visuelle dont nous parlons s'affaiblit, au profit de l'émergence du « son » (que nous avons décrite particulièrement dans notre troisième chapitre, mais généralement latente au cours de tout le XXe siècle), la modification des pratiques induit, de manière plus ou moins prégnante, une recomposition des représentations. C'est le caractère général de cette recomposition

14 Sur ces analyses multidimensionnelles du timbre, nous nous en remettons au compte-rendu qu'en fait Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 36-38.

101

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

que nous avons nommé, après François Delalande, un « paradigme musical ». Lorsque les représentations ou pratiques nouvelles s'éloignent de manière peut-être trop brutale des canons qui les précédaient, au lieu d'opérer un déplacement progressif voire insensible, des objets qui autrement pourraient être identifiés peuvent paraître radicalement différents. Il nous semble que c'est ce qui se produit lorsque, au vocable de « musiques », celui d' « arts sonores » vient se substituer. Cette évocation nous semble être en lien direct avec la recomposition des liens entre sons et images -- ou schèmes. La liaison de ce que l'on peut appeler les « arts sonores » avec la vision et la représentation spatiale est palpable, bien qu'il conviendrait de consacrer un long moment à ces vocables contemporains pour prétendre la cerner avec une précision satisfaisante. Le terme

d' « arts » semble impliquer l'introduction du son dans un réel amplement envisagé par l'image

(l' « art » étant généralement, par le fait du primat de la vision sur les autres sens, synonyme d' « arts visuels »). Immédiatement alors, l'idée d'un art « sonore » évoque la nécessité de l'espace réel, sans lequel aucune sorte de pratique acoustique ne peut être envisagée. Ainsi depuis l'émergence du souci de l'espace dans le champ du musical, le voisinage pluriel des « arts » et de l'architecture s'est imposé, un fait abondamment relevé par les critiques et analystes depuis plusieurs décennies. Quantifier précisément cette histoire (de la création et de la réception) est une tâche périlleuse, qui requiert de poser des jalons, même si l'histoire est toujours plus meuble que son récit. Certains ont déjà été évoqués, mais parmi les oeuvres considérées comme fondatrices, il convient de citer a minima le Poème électronique (1958) d'Edgar Varèse. Jusqu'aux années 1980 on trouve ensuite, pêle-mêle, les noms de Xenakis, Stockhausen, Pink Floyd, Schaeffer (nous l'avons vu, plus tardivement porté sur l'espace), Henry et les studios de musiques électroacoustiques (à la tête desquels le GMEB et le GRM et leurs dispositifs de « projection sonore », Gmebaphone et acousmonium), puis John Chowning, The Cure, Boulez, Luigi Nono 15. À notre sens et d'un point de vue théorique général, « musique » et « art sonore » ne font qu'un. Si l'on peut considérer ensemble (parvenir à concilier), sous un même vocable, les musiques « savantes » et « populaires », qui se distinguent pour nous par leurs liens à deux paradigmes musicaux différents, la même souplesse est possible (et peut-être à plus forte raison) pour la réunion entre « musiques » et « arts sonores ». Agnès Gayraud, dans sa Dialectique de la pop, propose dans ce même esprit de distinguer son objet des autres catégories musicales pour le considérer comme « non pas un avatar moderne dégradé de la musique, mais véritablement un autre art musical » 16. L' « art sonore », s'il se distingue à son tour des formes des musiques enregistrées telles que nous les avons présentées, ne suffit pas en cela à se distinguer de la

15 Cette liste d'un éclectisme rare correspond au relevé historique que donne Makis Solomos, ibid., p. 424-442. Pour un ouvrage général sur l'espace et le son, nous renvoyons à Gascia Ouzounian, Stereophonica. Sound and Space in Science, Technology, and the Arts, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2020.

16 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 9.

102

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

musique en général. Quant à savoir si ce vocable pourrait amorcer un nouveau paradigme, c'est encore pour nous impossible à déterminer -- mais il nous semble du moins que le seul rapport à l'espace ne suffit pas à opérer un tel passage. La remise en cause du terme de musique elle-même nous semble inhérente au passage dans le paradigme de l'enregistrement : Edgar Varèse, et à sa suite John Cage, faisaient la promotion active de l'expression d' « organisation de sons ». Ce qu'elle suggère n'a pas été mieux accompli dans les faits que par l'émergence d'une écoute nouvelle au cours du XXe siècle, du côté des musiciens comme du profane, par le biais de la diffusion massive de la musique sous forme enregistrée. L' « esthétique constructiviste » qui lui est conjointe ne signifie pas autre chose que l' « organisation de sons » supplantant la composition écrite.

Contribution à l' « écologie acoustique»

Après ces différentes parenthèses, qui nous semblent constituer un ensemble de points que relie la question du rapport entre sons et corps, nous en revenons à l' « écologie sonore ». Cette discipline s'empare ensemble de toutes ces questions et il nous paraît intéressant de discuter ici certains de ses présupposés pour avancer dans notre dernière problématique tout en discutant des positions contemporaines sur celle-ci. Les présupposés substantiels dont nous parlons, dans le rapport que l' « écologie sonore » semble vouloir entretenir au corps, semblent révélés par une volonté de réinvestir celui-ci dans le rapport au son. C'est tout le sens de la « schizophonie », qui serait une perte de la source matérielle du son, et inversement dans les pratiques proposées par elle, le « field recording », qui consiste dans la collection de données sonores in situ, impliquant une expérience directe des environnements sonores avec cette même attention auditive. Car adossée précisément à la critique du caractère « schizophonique » de l'écoute contemporaine généré par le rapport à l'enregistrement, il est proprement impossible de comprendre cet enregistrement comme la finalité du « field recording » ; il est évident que le terme essentiel est celui de « field », la pratique ayant ceci de particulier qu'elle est « de terrain ». Ainsi, on comprend qu'en substance, l' « écologie acoustique » semble supposer que le son en lui-même n'a pas grande valeur corporelle. C'est une critique qu'opère Francisco López de manière radicale 17, en convoquant les distinctions de Pierre Schaeffer sur les types d'écoute. Ceux-ci recouvrent en réalité une analyse des rapports aux sons, qui peuvent être ou non causaux. Pour López, attribuer une valeur effective à tous les sons, c'est-à-dire les soumettre de manière nécessaire à une cause, est une condamnation radicale de notre rapport au monde, réduit à une vue unilatérale, et restreignant d'autant les manières d'interagir avec celui-ci. Il argue finalement que le rapport causal aux sons -- considérer qu'un son est fondamentalement le son de quelque

17 Cette critique est plus particulièrement développée dans Francisco López, « Sonic Creatures », 2019 (disponible en ligne : http://www.franciscolopez.net/pdf/creatures.pdf, consulté le 1er septembre 2021). Une version espagnole en a été publiée dans la revue chilienne Aural.

103

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

chose -- est un rapport soumis à une perspective de la « représentation », dans un sens différent de celui que nous avons convoqué jusqu'ici. La représentation désigne chez López ce que l'on pourrait ailleurs nommer « signification », c'est-à-dire le renvoi d'un phénomène à un objet, qui est ici à l'origine du son. À l'inverse, dans la droite lignée Schaefferienne (non Schaferienne -- et même clairement anti-schaferienne) qu'il revendique, le son est « une chose, autant que n'importe quoi d'autre » 18. En déconsidérant leur référenciation, les sons deviennent le véritable centre de l'attention auditive -- à l'inverse, l' « indexalité » des sons renvoyant à leurs sources concentrerait l'attention sur des objets dont les sons ne donnent qu'une information catégorielle : le son d'une grenouille, par exemple, renvoie à une catégorie abstraite qui ne considère pas l'être en question pour lui-même. Pauline Nadrigny résume bien la limite de ce raisonnement (s'appuyant sur un autre article de Francisco López), tout en valorisant le débat qu'il engage : « au-delà de cette opposition peut-être stérile, tout l'intérêt de l'attitude de López est de repousser l'écologie acoustique dans une conception plus compréhensive de notre rapport quotidien au sonore, tout en évitant de tomber dans une compréhension documentaire du musical » 19. En définitive, c'est bien la place de la musique dans l'étroite orthodoxie de l'écologie de Schafer qui pose problème. Loin de composer avec l'enregistrement musical, il assène sa critique contre les effets que celui-ci a engendrés tout au long du XXe siècle; et particulièrement au moment où il bâtissait l'édifice The Soundscape (rappelons que celui-ci est publié en 1977, l'année-record des ventes mondiales de disques étant 1978). Aucune conciliation ne semble possible entre ses positions et l'esthétique la plus constructiviste -- la plus « schizophonique », ou la plus aboutie des versions de la musique enregistrée.

L'intention de l' « écologie acoustique » semble donc être le réinvestissement des corps dans le domaine sonore; du moins leur reconsidération. L'autre voie est celle de la recherche des corps dans le paradigme de l'enregistrement -- des corps qui, de toute évidence, n'ont pas disparu, mais dans le pire des cas, auraient pu être mis de côté. Il convient donc de poser la question : quel est le statut du corps dans le paradigme enregistré du son musical?

À celle-ci, nous l'avons dit, Schafer semble répondre qu'il n'y a qu'une forme de corporéité possible, hors de quoi le rapport du corps « entendant » au corps « sonore » serait absent ou nul, car médiatisé. Or, il nous semble au contraire que des corps proprement sonores n'ont jamais été aussi présents que depuis l'invention de l'enregistrement, qui coïncide avec l'entérinement global de la société industrielle. Ce n'est, en somme, pas contradictoire avec la position schaferienne que de l'énoncer : la progression des machines de tous types a signifié une croissance des sons humains. C'est évidemment le futuriste italien Luigi Russolo qui le relève avec un ton emporté caractéristique

18 Ibid.

19 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie acoustique » (en ligne), art. cit.

104

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

des « Manifestes » écrits autour et d'après Marinetti : « La vie antique ne fut que silence. C'est au dix-neuvième siècle seulement, avec l'invention des machines, que naquit le bruit. Aujourd'hui le bruit domine en souverain sur la sensibilité des hommes » 20. Il semble presque balourd de dire que ces lignes pourraient être de Murray Schafer. Il faut néanmoins le remarquer pour affirmer que sa position, que l'on pourrait qualifier de réactionnaire au sens le plus strict, n'est pas l'unique possible. Car Russolo, dans son Art des bruits, propose évidemment, après ce constat énoncé dans les premières lignes de son texte, de s'emparer de ces sons. La concrétisation qu'il lui donnera n'est pas celle qui domine aujourd'hui dans des disciplines d'ordre électroacoustique (bruitismes divers dont

l' « industriel » anglais dès la fin des années 1970, puis des mouvements « dark ambient», « drone metal », « japanoise » et autres « harsh noise wall »), puisque Russolo a pour sa part promu une musique de « bruits » produite de manière mécanique, sans aucun recours à l'enregistrement; qui, on peut le croire, aurait difficilement permis ces expérimentation dans les années 1910. La remarque n'a rien de très glorieux : Schafer abhorre le bruit, certains genres musicaux s'en emparent. Mais il est beaucoup plus intéressant sans doute de voir que se tracent deux voies relativement distinctes, dont Schafer n'est qu'un point. Les postulats de l' « écologie sonore » trouvent déjà une racine importante chez Henry David Thoreau au XIXe siècle 21 et éminemment repérés par John Cage qui prolongea ses vues sur l'attention indistincte à tous les sons. La position de Cage est particulièrement complexe et nuancée, et il convient de ne pas l'identifier à celle de Schafer. Mais par beaucoup d'aspects (perspectives sur l'enregistrement et la musique, question du silence), Cage nous paraît néanmoins (légèrement) plus proche de Schafer que d'une autre lignée, tracée à partir de Russolo. À la musique industrielle et aux différents courants bruitistes contemporains (plutôt d'ordre « populaire »), il conviendrait d'ajouter les noms déjà cités de l'esthétique constructiviste -- Culshaw, Gould ou Karajan; mais également l'électroacoustique dans son ensemble et des figures contemporaines comme Francisco López. Ce qui lie ces musiques si différentes entre elles est le parti d'une création radicale s'emparant des outils techniques du XXe siècle pour s'enfoncer dans le son en acceptant sa condition d'alors : divers, modifiable, reproductible. Et à ces possibles correspondent des faits : l'univers sonore contemporain est « bruyant », altéré, répétitif. La question, d'ordre éthique, de savoir ce qu'il convient d'en faire (le prendre comme tel pour le faire sentir et éventuellement le dépasser, ou y proposer une alternative radicalement opposée), n'a aucune réponse évidente. Nous aurons certainement fait comprendre notre propre position quant à cette question -- mais l' « écologie sonore », ou peut-être plutôt comme nous voudrions le faire voir,

l' « écologie » générale, la convoque à nouveaux frais.

20 Luigi Russolo, L'art des bruits, Paris, Allia, 2003, p. 9.

21 Henry David Thoreau, Walden, Marseille, Le mot et le reste, 2017, chap. 4, « Bruits », p. 125-143.

105

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

La question se pose de savoir laquelle des deux alternatives est véritablement tenable -- si, du moins, l'une des deux peut l'être. La seconde est proprement ce qui est appelé de manière usuelle l' « écologie sonore » : elle ne constitue pas un simple questionnement, mais un positionnement. Elle propose de repenser radicalement notre rapport aux sons pour le modifier dans son entièreté : établir des critères arrêtés (en dernier recours, d'ordre législatif), 1/ de respect des sons « naturels », pris comme témoins de la santé des écosystèmes sonores; 2/ de réglementation de la production sonore humaine, potentiellement nuisible, ce qui passe logiquement par, a) le sanctionnement et b) la fixation de règles sonores plus ou moins précises. Nous sentons la question massive et délicate : elle impliquerait, pour être effective, un processus long et sujet à débats. La première en revanche, ne prône aucune sorte de militantisme; elle paraît même tout à fait ignorante des problématiques écologiques. Pourtant, outre le statut de témoins qu'assument les sons des écosystèmes, ainsi que les diverses données objectives qui peuvent être énoncées sur les effets négatifs des sons industriels sur l'esprit et le corps humain, un problème plus grand semble s'esquisser aujourd'hui. Nous avons parlé de la présence croissante des « corps sonores » depuis la naissance de l'enregistrement. Outre l'ensemble des machines produisant des sons à plus ou moins fort volume, l'enregistrement a fait naître une catégorie d'objets nouvelle, faisant un usage abondant de matières plastiques et de métaux, destinés en propre à produire du son. Voici donc nos corps sonores ignorés, définis en propre par leur finalité acoustique. Si l'enregistrement produit une médiation entre les sources primaires de production des sons enregistrés (c'est, notons-le, exclure la synthèse sonore, qui ne possède pas exactement ce même genre de cause mécanique) et l'oreille, ce n'est pas pour rendre le son immatériel. Au contraire, chacun d'entre nous est équipé d'objets sonores -- au sens le plus brut, plus « concret » même que celui des « objets sonores » du traité de Pierre Schaeffer. Nous avons déjà débattu du caractère sonore ou abstrait de la musique, pour conclure que celle-ci demeurait foncièrement dépendante du son : nous constatons ici qu'elle est aussi dépendante des corps matériels. Quel qu'il soit, un son est nécessairement rattaché aux corps : considérer la causalité à la manière de Schafer équivaut presque à dire qu'un haut-parleur ne produirait pas de son (ne faisant que reproduire); et finalement à l'abstraire de sa matérialité inhérente. Que faire donc de l'ensemble des « corps sonores », qui pèsent de la manière la plus concrète sur l'écologie par le saccage de ressources, le dégagement polluant de leur fabrication, et l'amas de substances encombrantes qu'ils représentent? Le paradigme de l'enregistrement est-il en ce sens matériellement viable? Évidemment, les musiques enregistrées, électriques et électroniques ne sont en cela qu'un effet collatéral de ce questionnement, qui touche à l'ensemble des pratiques propres aux sociétés industrialisées. La musique et le son ne sont pas des enjeux à eux seuls décisifs, mais la question de leur viabilité au sein du paradigme de l'enregistrement demeure telle que nous l'avons posée. C'est

106

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

par cette question que nous entendons contribuer à l' « écologie acoustique ». Moins brillante que le raffinement des propositions sur l'écoute proposées par l'orthodoxie rangée sous cette expression, elle nous paraît cependant se poser d'une manière au moins aussi urgente, et rendre à ce vocable sa dimension complexe. Les problématiques climatiques des décennies et siècles à venir ne limitent pas leur impact sur le son à des aménagements de l'écoute : elles sont, avant d'aboutir à ce point, influentes sur nos conditions d'écoute, en ce que celles-ci sont tributaires d'objets dont la viabilité est en question. Les supports traditionnels, dont la mort annoncée au début du XXIe siècle n'a pas eu lieu, ne sont pas l'unique problème : s'ils démultiplient significativement la production de matériaux polluants, le son enregistré ne saurait se débarrasser, même sans eux, de supports de lecture quelconque, et de dispositifs de production du son. Incapable de prolonger plus loin ici une réflexion plus avancée sur les possibles que ces questions requerraient, nous souhaiterions, à défaut, poursuivre cette contribution en reprenant le problème de la place des corps dans le paradigme enregistré, dont nous n'avons fait qu'esquisser une réponse.

Corps enregistrés

Nous avons posé la recomposition comme une évidence : la musique, demeurée sonore, et même selon une autre acception du terme, rendue sonore dans le paradigme de l'enregistrement, demeure liée à la matérialité inhérente du son. Cette recomposition peut être utilement conceptualisée, puis problématisée en prolongeant notre questionnement sur l'espace. Le son implique nécessairement un ensemble de trois corps : celui, « entendant », de l'auditeur; un corps proprement « sonore » ; enfin, un ensemble de corps « obstacles » (dont le milieu), dans et par lesquels le son émis se diffuse et se modifie. Quoi que l'on puisse dire par ailleurs des modalités d'écoute, ce modèle n'est en rien changé; tout au plus, à un niveau supérieur de représentation que celui du contexte de propagation d'un événement, est-il médiatisé, c'est-à-dire redoublé. Dans ce cas, un son est émis et diffusé, entendu par un corps d'un type particulier, appareil de réception relié à un dispositif d'enregistrement. Dans un second ensemble, un appareil de lecture est relié à un premier corps émettant ce même enregistrement, diffusé et finalement entendu par un auditeur. Aucune disparition, au contraire : un nouveau type de corps objectaux apparaissent, constituant le dispositif d'enregistrement et de lecture (conceptuellement distincts des corps sonores, même s'ils sont, dans le phonographe par exemple, des parties d'un objet par ailleurs individualisé). Comment ce rapport se modifie-t-il donc, outre cette médiation sur laquelle nous n'appuierons pas, dans le paradigme enregistré -- c'est-à-dire, en pratique?

107

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Examinons d'abord le rapport des corps sonores dans le lieu du concert, qui demeure quoi qu'il en soit une modalité importante de la musique, même lorsqu'elle se présente d'abord comme artefact « saturé » (défini dans tous ses paramètres) 22 dans l'enregistrement. Le concert « classique », si son évolution est palpable et que sa codification a donc été le fruit d'un mouvement progressif, semble avoir tendu, c'est du moins ce qu'il reste de son acception bourgeoise, à une mise de côté des corps le temps du concert. Le silence est de mise, les applaudissements ordonnés (seul maigre investissement), parfois complémentés par une station debout, signifiant l'émoi provoqué par l'interprétation 23. Nous connaissons l'équivalence de cette codification du côté des musiciens -- discrétion, mouvements réglés. Au milieu de cette catalepsie générale ressortent peut-être les instruments, et surtout le son : le seul sens à avoir sa place dans la salle de concert est l'audition. La synesthésie relative de l'opéra n'échappe qu'à moitié à cette norme : les chanteurs sont parfois en mouvement, un décor globalement fixe excite l'imaginaire. L'orchestre est pour l'occasion invisibilisé, rejeté dans sa fosse; le public conserve la même disposition. Si les réflexions sur l'espace ont pu mener à une recomposition de la limite entre public et musiciens, la chose est demeurée exceptionnelle. Solomos évoque les expérimentations « spectaculaires et quasi politiques » de Xenakis dans les années 1960 : « les musiciens sont distribués dans la salle et le public est dispersé dans l'orchestre » 24. Il faut s'arrêter un instant sur cette configuration pour comprendre que l'événement est de poids : il ne peut plus être question ici de mettre les corps « de côté » : la limite entre public et orchestre, qui assure une partie importante du dispositif permettant d'oublier les corps et les sens (d'une manière presque « acousmatique »), tombe. La composition, qui par le seul style de Xenakis est déjà bousculée dans ses canons et suffit à provoquer des réactions saisissantes, exploite ici la dimension humaine et charnelle du concert -- habituellement annihilée au prix d'efforts communs. Mais le caractère accidentel de cette configuration n'est pas mieux illustré que par le fait que Terretektorh pour orchestre éparpillé dans le public, la pièce en question dans l'extrait, est disponible dans une vidéo d'un concert à Darmstadt en 2011 25, où l' « éparpillement» n'est pas respecté. Mais outre ces explorations dans les musiques écrites, dont l'exemple de Xenakis n'est qu'une illustration, c'est véritablement dans le cadre du concert pop qu'une rupture de taille s'opère. Avec le rock, c'est une convocation double des corps que le concert cristallise. D'un côté, le public

22 L'idée de la saturation, que nous n'avons pas pris le temps d'évoquer en ces termes, est proposée par Davies. Il définit l'ontologie des oeuvres musicales selon le critère de l' « épaisseur » : les oeuvres définies dans tous leurs paramètres, tels les enregistrements constructifs, sont en ce sens d'une « épaisseur » maximale, soit « saturées ». Inversement, des oeuvres écrites précoces, où seule la hauteur apparaît, mais ni l'instrumentation, ni le tempo, etc., ne sont indiquées, sont plus « minces ». Voir par exemple Stephen Davies, Themes in the Philosophy of Music, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 30-46.

23 Pour une nuance de cette passivité, voir Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 70.

24 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 428.

25 « Iannis Xenakis - "Terretektorh" für Orchester - Cresc... Biennale für Moderne Musik », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=37ajOyhcl c, consulté le 2 septembre 2021).

108

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

(nombreux) se tient debout, est invité à danser -- et peut-être sans invitation, l'attitude du « fan » est également productrice de sons pendant le concert. Avec la « beatlemania » qui entérine le rôle de ce dernier personnage, le son venant du public est effectivement si prégnant qu'il fait partie des raisons de l'abandon de la scène par le groupe au moment de l'album Sgt. Pepper's. Les corps des membres de public sont donc convoqués : de plus en plus massés devant la scène, criant et bougeant, les « spectateurs » vivent en réalité une expérience totale, qui convoque tous les sens à un degré toujours plus fort. Avec le dispositif du festival qui étend le cadre du concert sur une journée ou plus, offrant des temps de pause propices aux rencontres, c'est également une expérience sociale. Mais ce n'est pas tout : de l'autre côté, le corps de l'artiste entre en jeu d'une manière inédite. Dans la configuration générale de la pop, où l'enregistrement constitue une part essentielle de l' « oeuvre », la figure du musicien passe au-devant : celui-ci est l'interprète dont les mimiques (auditives comme visuelles) sont connues et exagérées, la singularité du personnage (qui est aussi dans le meilleur des cas la personne; ainsi que l' « auteur-compositeur-interprète ») est tout entière mise en avant. Le corps du musicien, qui assure l'existence de sa musique, est donc sacralisé; sa présence est en elle-même une expérience. Agnès Gayraud résume ce rôle dans le paradigme enregistré en général :

Par l'enregistrement, toutes les manifestations acoustiques perceptibles possibles d'une incarnation, y compris ce que cette dernière a d'incontrôlable, d'instantané, deviennent matériau indispensable des oeuvres : la forme pop [...] inscrit de cette manière les corps incarnés au coeur de sa puissance d'expression. 26

Mais le concert, qui demeure ici proche de sa forme traditionnelle dans sa définition, ne se résume pas à cette acception. L'enregistrement, dans sa forme médiatisée, trouve également une place dans l'événement, et la corporéité n'est pour autant pas en reste -- le son non plus. Il ne paraît pas illégitime d'affirmer que l'expérience contemporaine du concert trouve son apogée dans l'événement techno. L'exemple semble presque idéel. La figure de l'artiste, si elle peut exister, ne souffre pas le même fanatisme que dans le concert pop en général -- quoi que nous mettions derrière ce terme. Le « DJ » peut bien parfois être anonyme, l'essence de la techno ne repose pas dans cette figure. Le critère fondamental est celui du « son », dans une acception proche de celle de Delalande, ou plutôt dans une acception radicale de ce concept de « son ». Certaines catégories musicales qui, dans le cadre de la pop, n'avaient plus de prédominance, mais continuaient à demeurer apparemment nécessaire -- en premier lieu la hauteur, et avec elle harmonie et mélodie, peuvent également s'évanouir. Le « son », ce concept que nous avons tenté de cerner dans notre troisième chapitre, devient alors l'unique critère -- presque l'unique vocable. Il recouvre presque tout, et parmi ses définitions, une est d'un intérêt particulier. S'il est évidemment le phénomène acoustique, il désigne aussi des groupes et leur équipement (tel ou tel « son » étant présent à un événement ou un autre).

26 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 226.

109

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Le « son » est donc un ensemble matériel, et le jugement qui en est fait dépend pour beaucoup de la quantité des équipements sonores en question; en définitive, de la qualité et du volume que ce « son » sera en mesure de produire. Cette définition éclaire donc l'expérience techno : il s'agit de ressentir le son, de manière à ce que la seule expérience auditive atteigne ou surpasse la synesthésie ailleurs recherchée. Le corps n'est nullement ignoré, et le corps fondamental, au centre de tout, est celui du matériel sonore -- peu ou prou, un ensemble de haut-parleurs. C'est à ce matériel et à ce qu'il est en mesure de produire que l'ensemble de l'événement techno est dédié. Que l'on comprenne la formule de manière plus ou moins métaphorique, l'événement techno donne corps au son.

Cela nous ramène à l'expérience individuelle de la musique, soit le centre de l'attention que beaucoup d'auteurs ont consacrée à l'enregistrement, qualifiée par les termes d' « écoute acousmatique », d' « auralité » ou de « schizophonie ». Il nous paraît important de pointer une remarque de Schafer qui nous semble d'une pertinence tout à fait déconsidérée :

Les trois mécanismes sonores les plus révolutionnaires de la révolution électrique furent le téléphone, le phonographe et la radio. Avec le téléphone et la radio, le son n'était plus lié à son

origine spatiale; avec le phonographe il était libéré de son origine temporelle. 27

L'espace n'est finalement pas la question que pose l'enregistrement. Du moins, ce n'est pas le pas qu'il engage en propre. L'espace est l'affaire de la radiophonie et du téléphone, à qui pourtant le problème de l'écoute « acousmatique » ou « schizophonique » ne se pose pas véritablement. « À l'antenne », « au bout du fil », quelqu'un est présent. Certes, seule l'audition est engagée; mais demeure une correspondance directe avec la source de production primaire du son -- qui est généralement une voix humaine. Revenons-en à notre question : que deviennent les corps (« sonores », « obstacles », « entendants ») dans l'écoute solitaire permise par l'enregistrement? Nous avons pu appuyer en plusieurs endroits de notre travail sur le rapport de « jeu » que la phonographie génère; entendre que, rapidement dans l'histoire de l'enregistrement musical, le disque est « joué ». Cela renvoie à une intentionnalité nouvelle que l'enregistrement musical engendre : l'écoute n'est plus soumise aux contraintes du concert, c'est donc à l'auditeur de s'emparer de la musique. Cette appropriation est aussi bien matérielle que temporelle. Matérielle, car comme nous venons de l'énoncer avec l'expérience de l'événement techno, le son n'est pas une pure abstraction -- au contraire, il nécessite la mise en place d'un équipement, plus ou moins lourd sur les plans physique et technique. Temporelle, car le moment de l'écoute n'est plus dicté par le concert, programmé indépendamment de l'opinion du « spectateur ». Il s'agit donc de déterminer le moment de l'écoute, et avec lui, de choisir quelle musique doit être jouée; quelle musique correspond à quel moment -- à quels amis, puis à quel contexte temporel, puis à quelle humeur. La

27 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 89.

110

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

phonographie génère une relation particulière de la musique aux affects : elle ne les provoque plus, mais les épouse. La répétition agit de même, chaque disque devenant lié à des émotions particulières. Progressivement, l'expérience de l'audition de disques devient une relation de transfert. Le disque représente, entérine, éternalise. De même que dès 1878, « la chanteuse peut vieillir impunément, mourir même, sa voix reste » 28, le fait semblant énoncé dans un mélange ambigu de tons, le mélomane lui aussi projette, non sa voix, mais des tranches de vie dans ses disques. C'est ce qui ressort des récits contant la vie des collectionneurs : une sensation étrange de rapport passionnel et mortifère à la musique et à ses réceptacles. C'est par une de ces histoires qu'Evan Eisenberg introduit son ouvrage, peut-être le premier livre proposant une réflexion sur les enregistrements musicaux. Sans outrance et contrebalancé par l'humour du dénommé « Clarence » (Clarence Abram Browne), le récit est néanmoins parsemé de références à la vieillesse, à la maladie, généralement à toutes les formes du déclin, et à la mort : « «Groucho Marx : enfin quelque chose de rare. Il était un gentleman. Cette histoire avec l'infirmière était triste, mais le fils était de son côté 29. Ma mère disait qu'âgé de plus de cinquante ans, n'importe qui devrait se faire abattre. Elle disait toujours qu'on ne pouvait rien contre le Sieur Temps». Quand on se rencontre, Clarence a cinquante-trois ans. Récemment, confie-t-il, il a acheté une bouteille de poison » 30. Une atmosphère similaire règne dans une vidéo réalisée en 2008 à propos de Paul Mawhinney et de ses disques, qui constituaient alors la plus large collection privée au monde 31. Tentant de la vendre à des fins d'archivage alors qu'il estimait que plus de quatre-vingt pour cent de ses disques n'avaient pas été rendus disponibles en CD, le document se clôt dans le mélodrame des différents éclairages s'éteignant sur les différentes parties de sa collection, le titre « Music (Was My First Love) » de John Miles, et un texte expliquant l'impasse dans laquelle la vente se trouvait. Elle a depuis été réalisée par le brésilien « Zero » Freitas, magnat d'une société de transports projetant de rendre publique sa collection croissante de presque dix millions de disques. Celui-ci affirme pour sa part estimer que les disques ne lui appartiennent pas.

Il y a des milliers de disques qui me parviennent dont les étiquettes contiennent des messages écrits à la main, comme « ce disque appartient à untel, 1958 ». Eh bien, même ce jour-là, le disque n'appartenait pas à cette personne. Il est plus vraisemblable que la personne ait appartenu au disque. 32

28 Arnold Mortier, Les soirées parisiennes de 1878, Paris, E. Dentu, 1879, p. 153, cité par Élisabeth Giuliani, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique », art. cit. p. 91. Nous soulignons.

29 Erin Fleming a été accusée de mauvais traitement envers Groucho Marx pendant ses dernières années. Voir Howard Markel, « How Groucho Marx fell prey to elder abuse », PBS (en ligne : https://www.pbs.org/newshour/health/how-groucho-marx-fell-prey-to-elder-abuse, consulté le 2 septembre 2021)

30 Evan Eisenberg, The Recording Angel, op. cit., p. 4.

31 Sean Dunne, « The Archive - The World's Largest Record Collection », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com / - watch? v=SwXayHbUQ2o, consulté le 2 septembre 2021)

32 José Roberto "Zero" Alves Freitas cité par Anton Spice, « Inside the world's biggest record collection. An interview with Zero Freitas », The Vinyl Factory (en ligne : https://thevinylfactory.com/features/inside-the-worlds-biggest-

111

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

L'écoute du disque, par la mécanique du « jeu » qu'elle requiert encore dans l'écoute, relève d'une expérience attentive. Lorsque le son n'est pas un simple fond (« background music » désigne la musique diffusée en supermarchés), l'aspect rituel de l'écoute est régulièrement relevé. Elle renvoie directement à la présence-absence de l'interprète, et acquiert une dimension religieuse palpable.

La reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous la forme d'une photographie, soit sous la forme de disque. La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur; le choeur exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans une chambre. 33

Agnès Gayraud relève également après Benjamin ce même caractère, dans ce qui paraît en premier lieu comme une simple évocation de la « schizophonie » dans son aspect le plus froidement pathologique : « la transmission de la musique populaire enregistrée tient à sa reproductibilité technique et, ce faisant, à sa capacité de déterritorialisation (d'ubiquité et de résonance hors de son territoire d'origine) ». Si la « déterritorialisation » relève d'une description brute, l' « ubiquité » et la « résonance » changent fondamentalement la perception de cette écoute. Un rapport de convocation du corps sonore, absent, relève d'un ordre quasi magique. Inversement, l'auditeur étend sa corporéité, par l'écoute multipliée, à celle des disques. La collection, dans ce qu'elle a d'unique, rend palpable la survivance de l'esprit, mais rien de plus concret que cette survivance : l'expérience corporelle est actée et prolongée dans des artefacts qui en témoignent. Témoignage d'une interprétation, ou création d'une oeuvre inédite dans un corps tiers (le disque « constructif»); témoignage d'une écoute dans une collection; et dans la plupart des cas, renvoi à l'expérience du concert, unique rapport corporel intégralement consacré à la musique. En dernier ressort, l'enregistrement apparaît comme une expérience à la fois unique (dans la singularité de sa pratique) et « universelle » (dans la limite de l'humanité) -- elle relève de la nécessité d'un rapport absolu aux corps finis et périssables.

record-collection-an-interview-with-zero-freitas/, consulté le 2 septembre 2021)

33 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 142, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Musique et enregistrement, rupture ou continuité de l'art musical? », art. cit., p. 20.

112

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Conclusion et ouverture

Si nous espérons avoir argumenté d'une manière assez exhaustive et convaincante quant à l'influence de l'enregistrement sur les notions de « musique » et de « son », et avoir montré quelles conceptions émergeaient tout à fait avec cette technologie au cours du XXe siècle, ce n'est pas pour poser ces faits comme des données désormais permanentes. Cette première intention didactique n'est sans doute qu'une nécessité en vue d'une autre fin, qui a été de ménager au fil de nos réflexions des limites comme autant de fissures. Ceci dans l'espoir que les musiques, envisagées comme des arts critiques au même rang que tous les autres, puissent les investir. Nous n'énonçons nullement en cela la prétention de notre propre influence potentielle, mais la conviction que nous pensons avoir pu forger ici, que de tels interstices existent. Cette finalité, émergée d'une manière très progressive au contact de cette recherche, est presque en définitive son seul point focal. Encore un moyen de prolonger nos dernières réflexions, en posant que nos propositions, exclusivement discursives, ne se séparent pas non plus d'une forme de création. « Non plus » : nous répondons en cela à la position de Schafer, en pointant avec arrogance la singularité de notre propre résolution. Nous ne pensons pas avoir ici esquissé des préceptes, mais seulement avoir considéré, d'après une observation attentive, certains sentiers possibles -- y compris, certains vis-à-vis desquels nous n'avions parfois aucun goût personnel. Une dernière attitude rétrospective donc, qui nous porte à croire que nous avons aussi pu tracer quelques passerelles en tentant de penser les modes d'appréhension de différents types de musiques. Au rang desquelles les musiques enregistrées les plus « constructives » ont évidemment été les mieux servies, mais d'autres, nous le croyons, ont été examinées profitablement -- a minima, par et pour « nous ».

Cette conclusion sera le lieu d'une dernière remarque en forme d'hypothèse. Il nous semble que l'enregistrement sonore, parmi les définitions que l'on pourrait en donner, ne se distingue sans doute pas mieux des autres technologies du son que par son caractère de stockage -- un terme sans équivalent qui, par un hasard étrange, semble remonter, au plus tôt, à 1877 1. C'est peut-être par ce même terme qu'il conviendrait d'envisager son avenir. Si l'enregistrement a pu donner la sensation d'une musique abstraite de la matérialité, c'est par l'idée que le son pourrait être reproduit en le

1 S. v. « stockage », Trésor de la langue française illustré (en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/stockage, consulté le 3 septembre 2021).

113

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

séparant de sa source première; puis par glissement, produit sans cette première source; puis produit, peut-être, sans aucune source. Cette vue absurde ne va pas en décroissant puisque le stockage, aussi matériel qu'il soit en dernier ressort, est erronément qualifié de « dématérialisé », alors qu'il en passe uniquement par un nouveau mode de médiatisation (la numérisation). Les supports d'enregistrements évoluent comme ils l'ont fait depuis le début de la reproduction sonore; et avant même son invention. Aussi longtemps que l'information aura à s'appuyer sur la matière, l'enregistrement aura un poids irréductible avec lequel nous nous trouvons contraints de composer. Pour l'envisager, il nous semble qu'il conviendrait de rendre publics les lieux méconnus que constituent les archives sonores. Cette catégorie, qui recouvre aujourd'hui un nombre impossible de réalités différentes -- ceci, autant par l'histoire difficile de la succession des supports, que par la finalité des enregistrements eux-mêmes, et encore, que par la diversité de ce qu'il est possible d'entendre par la notion d' « archivage sonore », recouvrant en dernier ressort n'importe quel enregistrement, qui est déjà nécessairement un stockage. L'ouverture, à la fois institutionnelle et privée, des différentes formes de stockages d'enregistrements, est à notre sens une nécessité sur plusieurs plans. Didactiquement, une telle fréquentation des enregistrements sous ses formes les plus diverses, rendrait peut-être d'abord inutile l'exposé que nous achevons -- aucun meilleur moyen de comprendre des musiques diverses qu'en les fréquentant dans leur diversité, et sous des formes dissemblables. En cela sans doute, sentirait-on la nécessité, dirait-on, « patrimoniale » de s'attacher (notamment, mais pas seulement) aux formes enregistrées des musiques. Mais l'on sentirait également par là le poids matériel qu'elles impliquent, et la nécessité de penser des formes écologiquement efficaces de les conserver -- à cette question encore passablement informe, la réponse semble pour le moment tout à fait inexistante. 2

2 Une partie de cette ouverture s'appuie sur un travail réalisé en 2021 sur la notion d'archivage sonore. Elle est accessible pour un temps indéterminé à cette adresse : https://app.milanote.com/1Lk30N1dfcNM5p/projet-- conservation-sonore?p=o6KhxK6G261.

114

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Bibliographie

ABROMONT Claude, MONTALEMBERT Eugène de, Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010.

AFSIN Kémâl, Psychopédagogie de l'écoute musicale, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009

ARBO Alessandro, « Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique ? », dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 173-192.

-- « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique », dans ARBO Alessandro, LEPHAY Pierre-Emmanuel (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 15-37.

-- LEPHAY Pierre-Emmanuel (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017.

ARNOLD Denis (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la musique [New Oxford Companion to Music, 1983], Paris, Robert Laffont, 1988.

BEAUSSANT Philippe, Vous avez dit « baroque » ?, Arles, Actes Sud, 1988.

BOSSEUR Jean-Yves, Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 2013. CAGE JOHN, Silence. Conférences et écrits, Genève, Contrechamps / Héros-limite, 2017.

CAMPOS Rémy, « Les nouveaux Solfèges du Conservatoire de Paris (1865) et le commerce de l'édition pédagogique », dans ÉCART Joann, JARDIN Étienne, TAÏEB Patrick (dir.), Quatre siècles d'édition musicale, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2014, p. 257-262.

CHESNEAU Régis, Pour en finir avec le « classique », Paris, L'Harmattan, 2019.

CHION Michel, Le son [1998], Paris, Armand Colin, 2004.

-- La musique concrète acousmatique. Un art des sons fixés, Fontaine, Metamkine, 1990.

CULSHAW John, Ring Resounding, New-York, Time, 1967.

CURTET Johanni, « L'apport de l'enregistrement dans l'étude ethnomusicologique et historique du chant diphonique mongol » dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 123-136.

DARSEL Sandrine, « Nos pratiques d'écoute musicale à l'épreuve des enregistrements » dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 193-203.

DAVIES Stephen, Themes in the Philosophy of Music, Oxford, Oxford University Press, 2003.

DELALANDE François, Le son des musiques. Entre technologie et esthétique, Paris, INA-GRM/Buchet-Chastel, 2001.

-- « The Invention of Sound», MusiMid, 1, 2020, p. 71-81.

DUPETIT Guillaume, « Loud Motown. P-funk, pure-funk ou punk-funk? La création musicale de Funkadelic à travers le prisme de son hybridation », Revue française d'études américaines, 149, 2016, p. 115-130.

115

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

EDISON Thomas A., BAUDOUIN Philippe, Le royaume de l'au-delà précédé de Machines nécrophoniques, Grenoble, Jérôme Millon, 2015.

EISENBERG Evan, The Recording Angel. Music, Records and Culture from Aristotle to Zappa [1987], New Haven, Yale University Press, 2005.

ELFORDY Wilfried, « Le Dub jamaïcain. Du fond sonore au genre musical », Volume !, 1/1, 2002, p. 39-46.

FABBRI Franco, « A Theory of Musical Genres. Two Applications », communication au colloque « First International Conference on Popular Music Studies », Amsterdam, 1980.

FAVIER Jacques, « Enregistrements constructifs et popular music », dans ARBO Alessandro, LEPHAY Pierre-Emmanuel (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 117130.

FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

GAYRAUD Agnès, Dialectique de la pop, Paris, La découverte / Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2018.

GIULIANI Élisabeth, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique » dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 77-94.

GLASGOW Joshua, « Hi-Fi Aesthetics », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 65/2, 2007, p. 163-174. GOULD Glenn, PAGE Tim (éd.), The Glenn Gould Reader, New-York, Alfred A. Knopf, 1989.

HENNION Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la méditation, Paris, Métailié, 2007.

HEUZÉ Bruno, « Le sampler, machine à déterritorialiser », Chimères. Revue des schizoanalyses, 40, 2000, p. 1-11.

KALTENECKER Martin, « Trois perspectives sur l'image sonore », dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 137-155.

KRAMER Edward E., MCDERMOTT John, Hendrix. Setting the Record Straight, New-York, Warner Books, 1992.

KRAUSE Bernie, Voices of the Wild. Animal Songs, Human Din, and the Call to Save Natural Soundscapes, New Haven, Londres, Yale University Press, 2015.

KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, éd. rev. et augm., Paris, Flammarion (Champs), 1983.

LAFRANCE Denis, Après la disruption. Innover en édition musicale, Austin, Berger, 2020.

-- PROVENÇAL Serge, L'édition musicale. De la partition à la musique virtuelle, Austin (Québec), Berger, 2010.

LANSKY Paul, PERLE George, s. v. « Parameter » dans SADIE Stanley (éd.), The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Londres, Macmillan, 1980, vol. 19, p. 68-69.

LEPHAY Pierre-Emmanual, « La prise de son et le mixage, éléments de l'interprétation. Les exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 113-122.

116

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

-- « De l'«enregistrement-témoignage» à l'«enregistrement-objet» et vice-versa », dans ARBO Alessandro, LEPHAY Pierre-Emmanuel (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 39-65.

MANOURY Philippe, L'invention de la musique, Paris, Collège de France / Fayard (Leçons inaugurales), 2017.

MAISONNEUVE Sophie, L'invention du disque. 1877-1949. Genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Archives contemporaines, 2009.

MILLIMAN Ronald E., « Using Background Music to Affect the Behavior of Supermarket Shoppers », Journal of Marketing, 46/3, 1982, p. 86-91.

OUZOUNIAN Gascia, Stereophonica. Sound and Space in Science, Technology, and the Arts, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2020.

OWERKO Lyle, The Boombox Project. The Machines, the Music and the Urban Underground, New-York, Abrams, 2010.

PETERSON Richard A., « Why 1955? Explaining the Advent of Rock Music », Popular Music, 9/1, 1990, p. 97-116.

POUIVET Roger, Philosophie du rock, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

-- « La triple ontologie des deux sortes d'enregistrement sonore », dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 159-172.

RUSSOLO Luigi, L'art des bruits, Paris, Allia, 2003.

SALADIN Matthieu, « Processus de création dans l'improvisation », Volume !, 1/1, 2002, p. 7-16.

SCHAFER R. Murray, The Soundscape. Our Sonic Environment and the Tuning of the World [1977], Rochester, Destiny Books, 1994.

SCHAEFFER Pierre, « Notes sur l'expression radiophonique » [1946], dans Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du livre, 2002.

-- Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, 1966.

SHARP Ken, Elvis Presley. Writing for the King [livre + double CD], s. l., Follow that dream/Sony-BMG, 2006.

SIRON Jacques (dir.), Dictionnaire des mots de la musique, Paris, Outre mesure, 2002.

SOLOMOS Makis, De la musique au son. L'émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

THOREAU Henry David, Walden, Marseille, Le mot et le reste, 2017.

TOURNÈS Ludovic, Du phonographe au mp3. Une histoire de la musique enregistrée XIXe-XXIe siècles, Paris, Autrement, 2008.

-- « Le temps maîtrisé. L'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'hisoire, 92/4, 2006, p. 5-15.

VAN DRIE Melissa, « Devenir auditeur. Une nouvelle expérience du son et de soi à travers l'expérience du théâtrophone (1881-1936) » dans FRANGNE Pierre-Henry, LACOMBE Hervé (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 55-75.

117

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

VIGNAL Marc (dir.), Dictionnaire de la musique, Paris, Larousse, 2017 [2005].

WEYL Rodolphe, « Entre oeuvre phonographique et improvisation. Le cas du dub », dans ARBO Alessandro, LEPHAY Pierre-Emmanuel (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 153-170.

Webographie

DUNNE Sean, « The Archive - The World's Largest Record Collection », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com / watch?v=SwXayHbUQ2o, consulté le 2 septembre 2021)

« Iannis Xenakis - "Terretektorh" für Orchester - Cresc... Biennale für Moderne Musik », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=37ajOyhcl c, consulté le 2 septembre 2021).

LÓPEZ Francisco, « Sonic Creatures », 2019 (disponible en ligne : http://www.franciscolopez.net/ - pdf/creatures.pdf, consulté le 1er septembre 2021).

NADRIGNY Pauline, « Paysage sonore et écologie acoustique », communication au colloque « There is no such thing as nature! Redéfinition et devenir de l'idée de nature dans l'art contemporain », Paris, mai-juin 2010 (disponible en ligne : https://www.implications-philosophiques.org/paysage-sonore-et-ecologie-acoustique/, consulté le 23 juillet 2021).

SHERIDAN Chris, MUMMA Gordon, HYE Howard, KERNFELD Barry, s. v. « Recording », Grove Music Online, (en ligne, accès restreint, consulté le 01/09/2021).

118

SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Discographie

ACQUAVIVA Frédéric, Tri (3 Clés DIY Pour Installation Chronopolyphonique) [3xUSB], B@€, 2014.

-- Antipodes [QR-code sur jaquette PVC de type LP], B@€, 2019.

BAUDOUIN Philippe, QUANTIN Lionel, NIORT Claude, Les langues de l'éther [émission radio], France Culture,

2014.

BEATLES (The), Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band [LP], Parlophone/Capitol, 1967.

CROATIAN AMOR, The Wild Palms [Cassette], Posh Isolation, 2014.

NINE INCH NAILS, Year Zero Remixed [LP], Interscope, 2007.

-- The Slip [LP], The Null Corporation, 2008.

-- Ghosts I-IV [LP], The Null Corporation, 2008.

-- Ghosts V-VI [LP], The Null Corporation, 2020.

RIEU André, The King of the Waltz [4xCD], Philips, 2002.

THROBBING GRISTLE, 20 Jazz Funk Greats [LP], Industrial Records, 1979.

WAGNER Richard, SOLTI Georg, VIENNA PHILHARMONIC ORCHESTRA, Der Ring des Nibelungen [19xLP], Londres,

Decca / London Records, 1967.






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Tu supportes des injustices; Consoles-toi, le vrai malheur est d'en faire"   Démocrite