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Infini et liberté dans la philosophie de la renaissance


par Sylvain Sella
Université Paul Valéry Montpellier III - Master 2 2012
  

Disponible en mode multipage

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Infini et Liberté dans la philosophie

de la Renaissance.

Sylvain Sella

Table des matières.

I /L'Infini, Dieu et l'univers.

I,1.La source présocratique :

-La réserve de l'être, le sans-limites d'Anaximandre.

-Le « Tout est dans tout » d'Anaxagore.

-l'Être omniprésent de Parménide.

I,2. L'Infini de la Docte ignorance et la coincidencia oppositorum de

Nicolas de Cues.

-La nécessité ontologique du maximum et l'infini de Dieu.

-L'univers presque infini.

-la réunion parfaite des contraires dans le Christ.

I,3. L'infini cosmologique de Giordano Bruno

-La métaphysique de l'infini -l'infinité physique du monde.

II / L'infini dans l'âme.

II,1. L'hermétisme et la Magie.

-la révélation universelle d'Hermès.

-Correspondance et Sympathie, épistémè de la Ressemblance

II,2.L'Eros philosophique.

-Antiquité de la figure d'éros .

-La passion de la connaissance chez Ficin et Pic de la Mirandole.

-Dialectique du chercheur et de l'infini:aperçu de la « fureur héroïque ».

II,3 Naissance du sujet et liberté ;

-un être à naître : anthropologie de De Dignitate de Pic ;

-Le creuset de la connaissance ; le sujet véritable selon Charles de

Bovelles.

III / La liberté sociale et politique.

III,1 L'Utopie

-source et ancienneté de la notion d'utopie

-L'éducation renaissante et le projet de Thélème.

-L'Utopie de More et la Cité du Soleil de Campanella. III,2 De l'opportunisme à l'individualisme ;

-origines de l'individualisme

-Le Prince de Machiavel ; cynisme et réalisme Conclusion

Introduction :

Le tableau les trois philosophes de Giorgione, s'est avéré en fait après investigation, ainsi que nous l'apprend Eugenio Garin dans son essai sur le philosophe de la Renaissance1,une oeuvre consacrée aux rois mages. Cette « erreur » d'interprétation nous renseigne cependant avantageusement sur la figure du philosophe de l'époque. A l'instar de ses hommes providentiels, la figure du philosophe renaissant est multiple, à la fois mage et sage, il incarne un type ressurgit de l'Antiquité en même temps qu'il est l'annonciateur de l'époque à venir. Il ne se contente pas de suivre l'étoile qui le guide mais cherche aussi à calculer sa trajectoire et son influence. Marsile Ficin s'estimera gravement marqué par une destinée saturnienne, planète qui, dans la tradition astrologique, est responsable d'une vie retirée et studieuse, mélancolique,et qui convient particulièrement bien au savant et au philosophe. Cela dit, le philosophe de la Renaissance n'est pas seulement un dresseur d'horoscopes mais discute

1 Eugenio Garin le philosophe, « L'homme de la Renaissance »Points Histoire,Seuil 1990.

2Térence (en latin Publius Terentius Afer), né à Carthage vers -190 et mort en -159, est un poète comique latin d'origine berbère

abondamment de la pertinence de la théorie astrologique, notamment en ce qui concerne la question du libre arbitre, tout à fait centrale et « sacrée » à ses yeux. Il pourrait dire avec Térence2 « Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger » (L'Héautontimorouménos, v. 77). Il est un humaniste qui se doit de s'intéresser à toute la culture de son époque car il s'agit bien de se réapproprier le savoir disponible de façon libre et autonome, en rompant avec la répétition d'Aristote et de Thomas d'Aquin. Déjà à l'aube de l'époque considérée, l'ouvrage de Pétrarque, De ma propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres, diffusée en 1371, se présente comme un manifeste en faveur d'une recherche intellectuelle libre s'appuyant, non plus sur l'autorité, mais sur l'usage de la raison. La redécouverte des grands philosophes de l'Antiquité donne désormais l'occasion de penser par soi-même, ainsi que sa propre vie. Montaigne dans ses Essais(1580), affirme qu'il constitue lui-même la matière de son livre et de sa réflexion, retrouvant en fait, le chemin de l'autobiographie déjà emprunté par St Augustin (354-430). Cet ouvrage témoigne également de la volonté d'ouverture au public de l'intellectuel, de façon à être compris par le plus grand nombre et accessible dans une langue communément partagée. Les philosophes de la Renaissance veulent renoncer au latin

3 Eugenio Garin, op cit p194.

« impossible » des scolastiques l'écrivant de façon plus simple et élégante; ils utilisent aussi la langue vernaculaire. En France, on passe également du Latin au Français comme langue de la pensée. Il existe un réel projet d'établir des ponts entre les différents domaines de connaissance : « L'homme universel de la Renaissance est surtout l'homme qui ne sait plus où sont les frontières entre les différents domaines du savoir et de l'action ; qui écrit,dans un traité sur l'architecture, un livre sur l'État ; qui condense, dans un ouvrage sur la peinture, tantôt une dissertation de philosophie et tantôt les principes d'un traité de perspective »3. Si le creuset de cette nouvelle pensée se situe essentiellement en Italie, c'est parce que l'héritage antique a pu s'y conserver davantage, que l'individu d'exception peut s'y développer sur fond de rivalité entre cités dominantes : le Moyen-Age est marqué par le corporatisme et la stricte soumission à la hiérarchie ecclésiastique. Les conditions historiques de la Renaissance favorisent l'émergence de la sphère privée et l'intérêt pour les arts et les lettres ; la vie intellectuelle italienne n'est pas organisée autour d'une Université centrale mais se développe dans des cénacles restreints, autour des grands savants byzantins et hellénisants que furent Chrisolora, Gémisthe Pléthon et le cardinal Bessarion. Le philosophe peut désormais développer sa propre

conception : à côté du courant hermétique et néo-platonicien, présent notamment dans l'Académie Varregi de Florence, une forme d'athéisme se fait jour dans la critique du surnaturel de Pomponazzi et le « cynisme » de Machiavel.

I,1:la source présocratique .

L'idée de l'infini apparaît dès la plus haute antiquité dans la réflexion des philosophes, mais en s'opposant toutefois une certaine normativité en la matière, l'achèvement, la mesure ,le cosmos, lui sont de loin préférables dans le contexte de l'époque. Ainsi, il se présente comme un interdit et un vertige pour la pensée , dans un monde qui a besoin de la limite comme une façon rassurante et officielle de décrire la réalité : l'hubris étant la faute majeure et impardonnable pour les dieux . Chez Hésiode, l'infini est synonyme de sans limite, du chaos originaire et de l'angoisse informelle qui s'y rattache et tout le mérite des dieux n'est -il pas justement de faire émerger l'ordre du chaos , de l'infini indifférencié , du non-être ?

Les premiers philosophes prétendent détenir un savoir qui dépassent l'humanité ordinaire ainsi que Démocrite l'affirme dans son livre Sur la

nature « je vais parler de tout », et si Pythagore déclare seulement s'efforcer vers la sagesse,ce qui deviendra ainsi la marque principale et caractéristique de la philosophie, il n'en reste pas moins que les philosophes s'exposent constamment à l'accusation d'impiété. Si Anaxagore et Aristote en réchappent, Socrate, lui, en mourra . Mais c'est sans doute, principalement la notion d'infini qui va opérer une véritable rupture d'avec la pensée archaïque, tout d'abord bien sûr avec le mythe considéré comme la seule référence possible à l'explication du monde. Mais aussi avec sa version laïcisée produite par les premiers philosophes ioniens qui transfèrent la puissance des dieux aux éléments primordiaux ; ainsi l'Eau pour Thalès (env 630-570 av), l'air pour Anaximène (580-520) et la terre pour Xénophane (560-470). Ainsi, une place à part doit être accordée à Anaximandre (env 610-540),disciple de Thalès et maître d'Anaximène , qui introduit l'idée d'infini comme principe du monde , non pas comme une absence de limites informelle et menaçante, mais au contraire ,comme principe dynamique et régulateur de l'univers . L'Apeiron est , pour Anaximandre, selon un texte conservé par Simplicius :« Ce dont provient pour toutes choses leur naissance, leur mort aussi survenant les y ramène, par nécessité. Car elles se rendent mutuellement justice et se paient compensation pour les dommages, selon

l'ordre du Temps. »1.

Cependant, selon Nietzsche, traduire Apeiron par infini serait inapproprié car renverrait trop à la notion d'informe pour les grecs, il faudrait lui préférer celui de d'illimité, d'indéfini : « C'est pourquoi même son nom ne le définit pas puisqu'il est l'« ln défini »L'être originel ainsi désigné est au delà du devenir et c'est précisément pourquoi il en garantit l'éternité et le cours ininterrompu »2. Nietzsche infléchit la fameuse citation

d 'Anaximandre dans le sens d'une interprétation tragique et pessimiste, en accord avec la philosophie de Schopenhauer, montrant par là que le milésien, par delà une pensée de l'unité et du principe , est aussi un découvreur du « secret » des choses, du sens éthique de l'existence et contrastant avec la morale commune de grecs. Ceci dit , il ne faudrait pas voir dans l'apeiron d'Anaximandre une sorte de néant comparable au mystérieux Orcus de Schopenhauer, il s'agit bien d'un principe, arkhe, fondement et loi de toutes les choses crées : « Anaximandre dit que l'origine, le principe arkhe, est l'infini , car de lui toutes choses naissent et toutes choses se résolvent » 3. Ainsi, le principe ; Anaximandre est le premier à utiliser le terme et en fait ressortir toute l'importance ; ne doit pas être considéré seulement comme ce qui donne le départ de la création,

1 Simplicius sur la Physique d' Aristote,24 ,les fragments des Présocratiques,Diels Kranz, 12 B 1

2 Nietzsche La philosophie à l'époque tragique des Grecs (1870-73) p 26 Folio Essais Gallimard 1995.

3 Aétius Placita I,3,3 op cit Diels Kranz ;

4 Nietzsche op cit p 26.

5 Werner Jaeger A l'origine de la théologie Cerf Paris 1966 cité par Abel Jeannière ,Les présocratiques Seuil 1996.

l'origine, mais il soutient en acte constamment les êtres tout en étant lui-même différent du devenir, il ne se confond pas avec la manifestation. Lui-même n'a pas de cause et ne saurait être expliqué : « C'est pourquoi même son nom ne le définit pas puisqu'il est "l'Indéfini"4. A l'inverse de Thalès, il n'y a pas de prédominance d'un élément sur l'autre , en l'occurrence l'Eau, mais une indétermination foncière du principe . Il n'existe pas de génération d'un élément à partir de l'autre mais plutôt une séparation de ce qui est indifférencié à l'origine dans le principe. Le caractère vague de cet indéfini s'est prêté justement à différentes interprétations. Pourrait encore l'assimiler au Chaos de la mythologie d'Hésiode ? Faut-il y voir une matière première, substratum de toutes choses ? Il est délicat de bien saisir ce rapport des étants à l'Indéfini, dans la mesure où le mouvement n'est pas de son ressort mais peut s'expliquer justement par une sortie de cet « être » primordial qui va nécessiter un retour par la suite. Ainsi se produit un mouvement ininterrompu d'allées et venues des éléments naturels, contraint de payer un jour pour s'être éloigné du principe,mouvement cyclique éternel qui préfigure le symbole de l'Ouroboros gnostique, du serpent qui se mord la queue. Werner Jaeger, dans son A l'origine de la théologie5, insiste sur le caractère « divin » de l'apeiron, en relevant les

6 Giordano Bruno L'Infini, l'univers et les mondes Berg international Paris 1987.

qualificatifs positifs employés par Anaximandre tels « in-engendré et incorruptible », « immortel et indestructible », « sans commencement ni fin ». En somme, cet apeiron , même s'il ne saurait être comparé avec l 'infini positif et en acte de Bruno, il n'en reste pas moins qu'il constitue un véritable pas en avant en faveur de cette notion pour la réflexion scientifique et philosophique surtout vis à vis de la pensée des physiciens de son époque. De même, les contraires coexistent au sein de cet infini avant de commettre le « péché » de la séparation et là encore , il serait possible de considérer cette réflexion comme une intuition de la coincidentia oppositorum du cardinal de Cues, laquelle cependant, a donnée lieu à une élaboration nettement plus poussée de la par de son auteur , ce qui sera analysé plus avant.

Bertrand Levergeois dans sa présentation de l'Infini ,l'Univers et les mondes6 de Giordano Bruno, précise dans une note ,que sa conception du soleil comme pierre incandescente, marquante dans son oeuvre, est inspirée d'Anaxagore de Clazomènes. Celui-ci peut justement être considéré à son tour comme un précurseur de la pensée du Nolain, dans la mesure où il est le premier à se livrer à une véritable analyse de la notion de l'infini. D'une façon tout à fait originale pour son temps,

7 Diels Kranz B,III cité par Abel Jeannière op cit p 180.

Anaxagore dit qu'il est envisageable de concevoir une division à l'infini de chaque chose et ceci sans limites, dans les deux sens , autant vers l'infiniment petit que vers l'infiniment grand : « Dans le petit on ne saurait trouver d'extrêmement petit(car il n'est pas possible que ce qui est soit ce qui n'est pas). De même dans le grand il y a toujours plus grand ; d'ailleurs il est égal au petit en quantité ; et, relativement à elle-même, chaque chose est à la fois grande et petite(fragment 3) »7. Chaque chose étant ainsi divisible à l'infini, les êtres apparaissent comme fondamentalement indéterminés et leur taille tout à fait relative du point de vue où l'on se place. D'après Abel Jeannière, cette conception serait à l'origine de la matière chez Platon, comme « dyade indéfinie du grand et du petit ». Anaxagore anticipe la pensée de Nicolas de Cues et du Nolain à propos de l'inséparabilité des choses, elles, qui à l'égard de l'infini conçu également comme une totalité, se contiennent mutuellement toute les unes les autres . On retrouve l'idée que tout est dans tout : « ..mais, aujourd'hui encore, toutes les choses sont ensemble comme elles étaient au commencement. En toutes choses se trouve une multiplicité de choses, et des quantités égales de choses discriminées se rencontrent aussi bien dans les grades choses que dans les petites(fragment 6) ». Le haut et le bas se rencontrent

8 Phédon 97 b trad Léon Robin cité par Abel Jeannière les Présocratiques p 185.

ainsi que le proche et le lointain, établissant ainsi cette conception si importante pour la philosophie de la Renaissance d'une correspondance essentielle entre macro et microcosme. Cependant, Anaxagore ne parvient pas à expliquer cette liaison car son Esprit ,Noûs,dirigeant les choses du dehors sans être présent en elles, ne peut qu'une hypothèse ad hoc afin d'éviter que ce mélange ne soit une confusion ; c'est ce que Socrate lui reprochera dans le Phédon : « Et voilà que de la merveilleuse espérance j'étais camarade, emporté bien loin, puisque, en avançant dans ma lecture, je vois un homme qui n'a point recours à l'intelligence (Noûs) et qui ne lui impute pas de causalité en vue de l'arrangement des choses particulières..8 ».Déception pour le philosophe , qui pensait avoir trouvé là un principe explicatif alors qu'il n'est que régulateur et au final, impuissant à agir vraiment sur les choses. On retrouve cette difficulté à penser le monde des apparences dans la pensée Éléatique, qui elle aussi est une tentative d'inclure l'infini dans le champ de la réflexion sur l'être lui-même. Les fameux paradoxes de Zénon d'Elée(env 480-420 av), qui visent à montrer l'impossibilité où nous sommes de penser rationnellement le mouvement ; non pas le mouvement lui-même, qui reste une évidence ; se fondent sur la divisibilité à l'infini des segments de droite. Ainsi, la flèche

ne vole pas et Achille ne parvient jamais à rattraper la tortue, impitoyablement confrontés à des distances qui se réitèrent sans cesse à l'infini. Cela n'est pas faux mathématiquement mais est en divorce complet d'avec la réalité : « Si les quantités de vitesse sont réelles, elles seront toujours dans le même rapport de part et d'autre, et la division s'en poursuivra à l'infini »9. La pensée de Zénon trouve son fondement dans la théorie de son maître Parménide, (env fin du Vième,milieu du Vème av), pour lequel le devenir est impensable et dans la pensée pure nous est donnée l'entièreté, l'immédiateté et l'éternité de l'être : « ..jamais il n'était ni ne sera, puisqu'il est maintenant tout entier à la fois, un, d'un seul tenant ;.. (fragment 8)10. Parménide n'insiste pas positivement sur l'infinité de l'être ; ce qui risquerait certainement de le rendre trop informel ; il va user de l'image de la sphère pour en fixer les limites : « De plus, puisqu'il y a une limite extrême, il est de tous côtés achevé, semblable à la masse d'une sphère à la belle circularité, étant partout également étendue à partir du centre. »(fragment 8)11. Nous allons voir plus loin que la nécessité de l'être invoquée par Parménide rejoint le Maximum de Nicolas de Cues ainsi que son utilisation de l'image de la sphère.

9 Zénon cité par Léon Robin La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique la renaissance 1923 Paris p 53 cité par Abel Jeannière op cit .

10 Traduction de Beaufret -Abel Jeannière op cit p 145.

11 Ibid p 146.

Il nous a semblé indispensable de rappeler, que la pensée de l'infini s'origine à la source de la philosophie comme un problème incontournable pour la réflexion et un témoignage des capacités propres à la pensée abstraite d'appréhender la réalité. La notion va devenir centrale, en particulier dans son lien à la liberté dans la philosophie de la Renaissance.

Tout d'abord, il serait bon de préciser qu'il ne va pas forcément de soi de parler d'une philosophie de la Renaissance et certains considèrent même qu'il s'agit seulement d'un prolongement de la théologie médiévale n'apportant rien de vraiment nouveau. Traiter notre sujet, c'est aussi vouloir montrer que dans la philosophie aussi, au même titre que dans la révolution scientifique qui se prépare, et la très riche activité artistique, se reflète la naissance d'un nouveau paradigme ; l'émergence d'un sujet humain libre et digne d'explorer le monde et soi, de s'en faire une nouvelle interprétation à la mesure de son génie . Cette nouvelle perspective ne peut cependant s'offrir qu' à partir d'une réflexion initiale et caractéristique sur les prémisses de cette nouvelle pensée. La culture humaniste présente dans les arts et les lettres et qui donne un rôle nouveau et central au sujet humain face à Dieu, n'est pas seulement un mode de l'éloquence chère à Pétrarque, mais belle et bien, une pensée novatrice qui

va s'exprimer pleinement dans l'oeuvre des penseurs renaissants. La« Renaissance » est comprise généralement selon deux acceptions : renaissance de la culture antique et du sujet humain. Il est donc convenu que le savoir des Grecs en particulier, a partiellement disparu au Moyen-âge, laissant la place à une théologie qui préserve surtout le point de vue de l'Église, en se servant de l'autorité d'un Aristote assez mal traduit et tronqué . Apparaît également dans toute sa force et son ampleur , la notion d'une Prisca theologia, pronée par Marsile Ficin, théologie primordiale et universelle dans laquelle figurent Zoroastre, Moïse, Orphée, Hermès Trismégiste et Platon. Ainsi, pour que la réflexion métaphysique puisse être féconde, il convient de reprendre les questions éternelles et de se les reposer encore une fois dans le contexte bien sûr de l'époque donnée, la philosophie de la Renaissance semble vouloir aussi assumer cette fonction ; c'est une volonté de faire paraître le point de vue d'une philosophia perennis.

I,2 : l'infini et la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues.

penseur qui aura une influence majeure sur l'ensemble de la philosophie,

On peut considérer qu'à l'aube de la Renaissance, se situe un

Nicolas Krebs (1401-1464), qui sera dénommé Nicolas de Cues en raison de sa naissance en ce lieu sur la Moselle. Il a étudié le droit et les mathématiques à Padoue, puis la théologie à Cologne. Archidiacre de Liège, il fût envoyé à Constantinople afin de tenter une réconciliation entre les églises d'orient et d'occident. Il fût également légat du Pape et finalement élevé au rang de Cardinal .Certains le considèrent comme un mystique de premier plan, dans la lignée de la théologie apophatique initiée par le pseudo Denis l'Aréopagite, mais pas sentimental, mais qui tout au contraire, parvient à une vision intellectuelle à la suite d'un effort rationnel conduit jusqu'aux limites de la raison. Le Cusain serait certainement aussi un héritier de Maître Eckhart, ainsi que nous le verrons plus précisément à propos de son oeuvre, Le Tableau ou la vision de Dieu (1453). Pour ce qui nous intéresse immédiatement, c'est que la pensée de Nicolas de Cues débute avec une réflexion mathématique sur l'infini, dont il va tirer les conséquences métaphysiques et finalement théologiques dans son livre le plus connu, De la docte ignorance, composé en 1440. il est important de mentionner,que malgré l'avis de Descartes, il ne parle pas d'une infinité positive de l'univers, toutes ses remarques cosmologiques sont du reste dépendantes de sa vision métaphysique. C'est bien dans ce domaine qu'il propose une vision originale et audacieuse, mais il ne peut

12 Nicolas de Cues La docte ignorance L1§2, trad MoulinierParis editions de la Maisnie 1930, reedit 1979.

pas être tenu, directement pour un véritable précurseur de la conception moderne du monde.

Nicolas de Cues entame sa démonstration par une réflexion proche de l'argument ontologique de St Anselme (1033-1109), présentant l'évidence que le maximum, ce qui est le plus grand, existe nécessairement, mais chose nouvelle et dépassant le raisonnement ordinaire, ce maximum coïncide avec le minimum. Les premières lignes de la Docte ignorance, posent d'emblée tout l'ensemble des principes majeurs de la métaphysique de l'auteur et affirme avec le maximum, son infinité, ainsi que la fameuse coincidentia oppositorum, ou coïncidence des opposées : « C'est pourquoi le maximum absolu est une chose unique qui est tout, en qui tout est, parce qu'il est le maximum ; Comme rien ne lui est opposé, avec lui, en même temps coïncide le minimum »12. L'universalité de cette notion de maximum est reconnue partout comme étant Dieu. Le Cusain veut montrer que sa métaphysique est en accord avec la pensée de toutes les nations, que sa foi n'est pas exclusive mais universellement partagée. Ce maximum est un mais, en même temps, il est aussi le multiple, il est Dieu et l'univers : il y a là un thème partagé par la tradition métaphysique, ainsi Plotin (205-270ap JC), le révèle de la sorte : « ..car il est tout entier (l'être), quoiqu'il soit

13 Plotin Ennéade VI,L4,22 trad Bouillet Paris Hachette 1857.

14 Nicolas de Cues op cit L1§3.

multiple ; « l'être touche partout à l'être »(comme le dit Parménide), et il est partout présent tout entier »13. Mais parvenir à la certitude que procure cette abstraction, pour le Cusain, demande que l'on dépasse les mots, la seule activité de la raison ordinaire afin d'accéder à une intuition, une vision intellectuelle. La ratio étant d'abord une faculté de calculer, d'établir des rapports et des comparaisons, elle ne saurait à elle seule parvenir à saisir cet infini : « Donc l'intelligence, qui n'est pas la vérité, ne saisit jamais la vérité avec une telle précision qu'elle ne puisse pas être saisie d'une façon plus précise par l'infini ; c'est qu'elle est à la vérité ce que le polygone est au cercle : plus grand sera le nombre des angles au polygone inscrit, plus il sera semblable au cercle, mais jamais on ne le fera égal au cercle, même lorsque on aura multiplié les angles à l'infini, s'il ne se résout pas en identité avec le cercle »14. Il est à noter que, la pensée que ce dépassement de la raison, c'est aussi aller au delà de la logique aristotélicienne car elle est fondée sur le principe d'identité. La vision intellectuelle qui nous permet d'envisager le maximum comme le « lieu » où cohabitent les contraires, n'invalide pas en soi le principe d'identité qui reste bien sûr valable pour l'usage courant de la raison, mais montre qu'il y a une vérité qui se situe au delà. La faculté rationnelle, dont l'essence est

15 Ibid L1§3

d'établir des comparaisons, est impuissante face au maximum incomparable. La théorie de la docte ignorance, est bien en ce sens, une théorie critique de notre faculté de connaître, et c'est en exerçant cette faculté jusqu'au bout, qu'il nous sera permis d'en connaître les limites. Les apories des dialogues de Platon allaient certes déjà dans ce sens ainsi que l'aveu d'ignorance de Socrate, mais vraisemblablement, jamais jusqu'ici, l'usage de la raison n'avait été limité de façon aussi explicite au regard de la vérité absolue : « Donc, il est clair que tout ce que nous savons du vrai, c'est que nous savons qu'il est impossible à saisir tel qu'il est exactement, .. ; et plus nous serons doctes dans cette ignorance, plus nous approcherons de la vérité elle-même »15. Il importe de bien comprendre, que la docte ignorance n'est pas un forfait de la raison, mais bien au contraire, un savoir de ses limites qui nous rapproche d'autant de la vérité. Nicolas de Cues rajoute que l'histoire nous a montré que les philosophes l'ont cherchée sans pouvoir la trouver. Sa pensée, cependant, n'est pas polémique, elle reconnaît souvent le bon côté de chaque système précisement parce qu'il faut leur « pardonner » leur échec inévitable ; le maximum, l'infini, ne peuvent être saisis pleinement. Cependant, ce maximun qui est infini peut se concevoir jusqu'à un certain point mais

sans pouvoir être nommé. La pensée Cusaine se situe bien dans la lignée du Pseudo Denis l'Aréopagite, appelé ainsi car on a pensé un moment qu'il fût l'homme converti par l'apôtre Paul à Athènes, mais plus vraisemblablement un moine syrien de la fin du Vième siècle après . Pour cet auteur affirmant la supériorité de la théologie négative, la montée vers Dieu nous oblige au silence et au secret :

"On ne peut ni la comprendre ni la nommer, ni la connaître. Elle n'est ni ténèbre, ni lumière, ni

erreur, ni vérité. On ne peut d'elle absolument rien affirmer, ni nier. Mais en affirmant ou niant des

réalités qui lui sont inférieures, nous ne saurions affirmer, ni nier quoi que ce soit puisque c'est au-

dessus de toute affirmation que réside la Cause unique et parfaite de tout, comme aussi, au-delà

de toute négation, l'excellence de Celui qui est absolument affranchi et au-delà de tout."16

. L'argumentation de Nicolas de Cues, cependant, se veut davantage philosophique et recours à l'abstraction mathématique. Il est toujours possible, en montant, de trouver un nombre plus grand, de même, en descendant vers le plus petit, et de la sorte, infiniment grand et petit se rejoignent. Soucieux de toujours montrer l'union des contraires, c'est l'unité, elle-même au delà du nombre, et condition de sa possibilité, qui en

16Denys l'Aréopagite Traité de théologie mystique trad abbé Darboy (1845).

constitue le fondement : « En effet, de même que le nombre qui est un être de raison fabriqué par notre faculté de discernement comparative, présuppose nécessairement l'unité, qui est tellement le principe du nombre que, sans elle, il est impossible que le nombre existe ; de même, la pluralité des choses, qui descendent de cette unité infinie, sont avec elle dans un rapport tel que sans elle, elles ne pourraient pas être ; en effet, comment seraient-elles sans être ? ». Ici, le cusain souhaite nous amener à l'évidence ontologique de l'unité, laquelle est nécessairement antérieure à la pluralité et par conséquent existe tout aussi de façon nécessaire . Le raisonnement part de l'existence du maximun, de l'infini, de l'unité qu'il constitue et qui englobe tout et nous conduisant par là à reconnaître qu'il ne saurait être différent de Dieu. Ainsi que l'Écriture nous le signale, nous dit le cardinal, l'unité de Dieu est sa signature essentielle « Écoute Israël, ton Dieu est un » ; cela reviendrait à légitimer une aberration que d'admettre un Dieu multiple. Malgré cette référence essentielle au texte biblique, il apparaît clairement que notre auteur ne l'utilise qu'accessoirement, et lui préfère la pureté de la plus haute abstraction métaphysique et mathématique. Il rejoint la tradition pythagoricienne selon laquelle, l'intelligibilité du réel passe par la compréhension de l'essence des nombres : « C'est la nature du nombre qui nous apprend à connaître, qui

17 Philolaos cité par Robert Baccou, Histoire de la science grecque de thalès à Socrate, p 242 Paris Aubier 1951

nous sert de guide, qui nous enseigne toutes choses, lesquelles sans cela resteraient impénétrables et inconnues pour tout homme" (fragment11)17. Nicolas de Cues, utilise le concept d'unité-trine de cette philosophie mathématique afin de démontrer le fondement métaphysique de la trinité, et plus loin, il emploiera le dénaire pour rendre compte de la totalité de la manifestation. L'unité qui est éternelle et qui précède toute chose, est opposée à l'altérité, l'inégalité et la division ; elle reste toujours elle-même et liée malgré sa multiplication. Ce raisonnement étant des plus abstrait, cette tri-unité sera éclairée par l'analogie exemplaire du père,du fils et de l'amour entre les deux. Dans cet exemple, l'unité est la nature humaine unique partagée par l'un et l'autre ; en ce sens, il y a aussi égalité de l'un et l'autre ; et le lien entre le père et le fils est établi par l'amour. Il y a bien une unité trine constituée par l'unité ,l'égalité et la connexion. Voilà comment est justifié le passage à la Trinité chrétienne : « Sans doute, nos très saints docteurs ont appelé Père l'unité, Fils l'égalité, et Saint-Esprit la connexion.. C'est d'après une similitude si éloignée soit-elle, que l'unité a été appelée Père, l'égalité Fils, et la connexion Amour ou Esprit-Saint, en considération seulement des créatures,.. ». Ce trois-en-un, peut se comprendre également dans ce qui unit l'être intelligent, l'objet intelligible

et l'acte intellectuel qui nous permet de penser. Nicolas de Cues n'avance pas d'arguments théologiques tirés de l'Écriture ou de la tradition avant d'avoir au préalable étayer son discours sur la base du raisonnement mathématique. Tous ses illustres prédécesseurs,nous dit-il, Pythagore, Platon, Boèce, reconnaissent la valeur du nombre comme mesure de toutes choses, et même Aristote y a eu recours,lui qui pourtant, souhaitait accorder la priorité à la philosophie naturelle. Grâce à la démonstration géométrique, nous effectuons un « saut intellectuel » et concevons que, à l'égard de l'infini, les contraires se résolvent : ainsi, la tangente d'un cercle agrandi à l'infini devient une ligne droite. De même, le centre et la circonférence finiraient par se confondre et être à la fois l'un et l'autre. Cependant, l'auteur ne parle pas à proprement parler du centre physique de l'univers lui-même, lequel est une image de Dieu, et le centre est un « lieu » métaphysique. En ce sens , il reprend l'adage pseudo-hermétique selon lequel, « Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part » ; Le monde ainsi « englobé » par Dieu, perd sa configuration aristotélo-ptoléméenne, avec pour centre la terre et comme limite, la huitième sphère, et il ne peut plus être établi selon une hiérarchie scalaire. Cette conception va marquer assurément toute la pensée « renaissante » et Bruno y puisera son inspiration. Ceci dit, il convient de

18 Nicolas de Cues La Docte ignorance

19 La docte ignorance op cit L1§1O.

préciser que l'univers du Cusain n'est pas infini au sens plein, mais plutôt indéfini, indéterminé, car seul Dieu peut être véritablement infini : « Il ne peut exister qu'un seul principe infini et lui seul est infiniment simple »18. La matière de l'univers est en puissance apte à recevoir une infinité de formes,mais pas en acte. Parvenir à la conception du maximum demande que l'on dépasse toute représentation sensible, afin de bien « voir » que toutes les figurent se résolvent au sein de l'infini. Cette opération de l'esprit n'est pas seulement la marque d'une faculté d'abstraction habile, mais elle produit une satisfaction essentielle : « ..lorsque, du symbole, tu te seras élevé à la vérité, en portant ton intelligence très haut au dessus des mots, elles t'amèneront (ces idées) à une étonnante félicité ; car dans la docte ignorance, tu progresseras sur ce chemin où, autant qu'il est permis à un homme d'un zèle ardent, qui s'est élevé selon les forces de la nature humaine, tu pourras voir le maximum lui-même, unique et suprême, qui dépasse toute compréhension : Dieu dans son unité et sa trinité à jamais bénies » 19. Cette expérience intérieure, le Cusain l'aurait vécue lors d'une illumination intellectuelle sur la bateau qui le ramenait de Constantinople vers l'Italie. Ainsi, le divers manifesté dont la caractéristique est la temporalité, est d'abord contenu en Dieu sans être séparé en présent, passé,

20 Ibid; L1§22

21 Ibid.

futur. Bien des choses qui auraient pu être ne l'ont pas été, car la Providence divine a prévu de façon nécessaire leur existence. L'infinité divine toute embrassante n'a pas « rejeté » l'existence de certaines choses comme étant un pur non-être, mais a prévu également qu'elles ne soient pas : « Et l'on voit ainsi que les choses qui n'arriveront jamais, sont dans la providence de Dieu de la façon que nous avons dite, même si elles n'ont pas été prévues pour arriver, et il est nécessaire que Dieu ait prévu ce qu'il a prévu, car sa providence est nécessaire et immuable ; .. 20». si nous voyons bien que Dieu implique l'existence de toute chose, il n'en reste pas moins que nous devons prendre conscience que nous ne savons pas comment dieu opère ce mystère : « ..il est nécessaire de reconnaître que l'on ignore du tout au tout comment arrivent l'implication et le développement et que l'on sait seulement qu'on en ignore le mode, bien que l'on sache que Dieu est l'implication et le développement de toutes choses ;..21 » . La vision intellectuelle nous permet de parvenir à concevoir que l'Infini divin est en tout comme tout est dans l'infini, mais ne savons pas comment dieu a réalisé une telle chose. Anaxagore avait déjà conçu cette possibilité de l'implication-développement, mais sans , bien sûr, cette notion de Dieu, qui, pour le Cusain se présente dans la perspective

chrétienne, impliquant un projet de Dieu envers la créature.

Comment concevoir le lien entre cet absolu divin et la matière du monde ? Dieu est infini en acte et sa contrepartie, l'univers, ne peut l'être qu' en puissance . La matière est informée par Dieu comme l'artisan façonne son oeuvre et il est clair que, malgré la perfection à laquelle celle-ci puisse être amenée, elle ne saurait surpassée son auteur en dignité. Il existe une séparation infranchissable entre les « deux » infinis : « et cette absence de fin, cette infinité est contraire à l'infinité de Dieu parce qu'elle a pour cause une carence, tandis que celle de Dieu a pour cause une abondance : .. ». C'est ainsi que la docte ignorance, nous place dans une juste position face au mystère divin, nous conduisant par là à comprendre que seule la foi saurait éclairer notre entendement : Jésus-christ réalise parfaitement la jonction du maximum infini avec l'infini relatif propre à la créature humaine. Par lui-même, sans le recours à la foi, l'homme ne peut accéder au mystère de l'incarnation. Par la foi complète en la personne du Christ, l'homme s'élève au dessus de la condition mortelle et transitoire, il accomplit sa destinée glorieuse voulue par Dieu : « Quel don admirable de Dieu, quand il nous adonné de pouvoir nous élever par la vertu de la foi..Là passant par dessus toutes les choses visibles de ce monde, il atteint la complète perfection de sa nature ». Par l'intermédiaire de cette notion

24 Ibid L3§11.

d'infini, Nicolas de Cues a tâché de montrer la position de l'homme face à Dieu, limitant les possibilités de l'entendement, par là même qu'il l'exerce jusqu'en ses limites, montrant l'importance définitive de la foi. Celle-ci étant révélation du Verbe, elle peut éclairer l'intellect, pris au sens platonicien de vision ou intuition intellectuelle, et qui dépasse et englobe la simple raison discursive : « Car le verbe de Dieu, illumine l'intellect comme la lumière du Soleil illumine ce monde..c'est le verbe de Dieu , la vérité qui illumine tout intellect »24.

L'infini est véritablement la notion centrale de cette théologie « mathématique » ; incompréhensible en soi, faisant se rejoindre les contraires, il nous place devant ce paradoxe : plus je réalise que je ne le saisis pas, et plus je deviens sage. Seule la foi peut nous apporter l'illumination de l'intellect. Cette conversion, même si elle emprunte parfois le langage de la dévotion, est avant tout l'expression d'un « amour intellectuel de Dieu ».

I,3:L' « invention » de l'infini par Giordano Bruno.

Il pourrait sembler curieux de parler de l'oeuvre de Giordano Bruno immédiatement après celle du Cusain car plus de cent ans les sépare, mais en fait, il est possible de considérer leur oeuvre comme l'ouverture et la clôture de la métaphysique de la Renaissance ; surtout si l'on considère la notion d'infini comme un fil directeur, témoignant d'une hardiesse, d'une communauté de pensée partagée entre deux sujets libres et en éveil, individus représentatifs d'une époque qui invente aussi et magnifie l'art du portrait. Le Nolain ne cherche d'ailleurs nullement à minimiser, encore moins à ignorer ce qu'il doit à la coincidentia oppositorum. Mais au contraire de Nicolas de Cues, Giordano Bruno ne va pas hésiter à affirmer un espace et un univers tout à fait infinis, car, loin d'attenter à la supériorité divine, l'infini , bien au contraire, est seul à pouvoir véritablement en révéler l'excellence. Le nom de Bruno est connu aujourd'hui du grand public, justement parce que son oeuvre est bien celle d'un penseur systématique de la notion d'infini, d'un « penseur d'une seule pensée », mais surtout, celui qui est resté dans la légende grâce à son martyre, héros novateur dont l'holocauste, survenu en la date symbolique de 1600, sera comme le signe annonciateur de l'ère moderne et de la révolution scientifique du XVIIème siècle. Dès ces premières années

passées chez les dominicains, Bruno fait montre d'indépendance d'esprit et refuse le culte des saints. Cela lui sera pardonné momentanément, il sera ordonné prêtre et obtiendra une licence de théologie grâces à des thèses soutenues sur l'oeuvre de St Thomas d'Aquin. Mais, la pensée de Bruno ne peut se contenter de la seule théologie et ses lectures dépassent le cadre du curriculum. Il lit les scolies d'Érasme dont les oeuvres sont interdites, mais plus grave encore, il laisse transparaître ses objections concernant le dogme de la Trinité : cela lui vaut l'accusation d'hérésie et c'est ainsi que commence son odyssée géographique et intellectuelle, poussé par une « fureur héroïque » sur les principales « tribunes » européennes. L'univers de Bruno est à son image, sans limites, intensément animé, fondé sur ce que d'aucuns ont appelé « un principe de plénitude ». En ce qui concerne la valeur intrinsèque du monde crée, de la valeur de la vie elle-même, il est possible de dire que Giordano Bruno, sur ce point, s'accorde à reconnaître avec la foi catholique, que la création de Dieu est bonne et que, ainsi, toute gnose dualiste est à écarter de la spéculation. La brièveté avec laquelle Filoteo obtient l'assentiment d'Elpino à la question de savoir s'il est bon que le monde soit, dans le premier dialogue de l'Infini,l'Univers et les Mondes (Londres 1854), est fort significative. Ceci dit, la bonté divine du Nolain va se montrer plus généreuse que celle de l'orthodoxie religieuse de

25 Lucrèce , De la nature,II,1040-1051 cité par Giordano Bruno p169 de L'Infini, l'univers et les mondes(1584),trad Bertrand Levergeois ,Berg edit Paris 1987.

son temps. Si l'univers brunien dépasse les cadres établis, est-ce bien en raison de l'abondance divine ou de la générosité de la phusis ? A la fin de ce même ouvrage , il cite Lucrèce qui fait référence à la puissance naturelle : « Toutes les fois qu'une abondante matière se tient prête, qu'un espace l'attend et que rien ne fait obstacle, il est évidemment fatal que les choses prennent formes et s'accomplissent »25. Cette vitalité du monde trouve-t-elle en elle-même ses propres ressources et peut-elle se passer du Dieu de la Bible en définitive ? Bruno fait allusion à une potentialité divine présente au coeur même des choses et qui offre la possibilité à la nature même d'être divinisée. C'est bien ce que l'inquisition craignait : l'idée d'un Dieu trop immanent, trop présent, et dont l'Église ne pourrait plus se faire l'écho exclusif de la Transcendance. D'autre part, Il est évident que le matérialisme épicurien est beaucoup moins dangereux que le panthéisme pour l'Église, car ce dernier propose une conception concurrente de Dieu et de l'univers, remettant en cause la primauté de toute l'institution chrétienne et sociale de l'époque . Que dire d'un monde devenu le lieu d'expression de l'abondance et de la générosité de la nature divine. Si le point de vue du Nolain va contribuer aussi à l'avènement de la révolution scientifique, son univers infini et sa cosmologie sont déduits de

26 Giordano Bruno l'infini, l'univers et les mondes op cit p 68.

sa « métaphysique » ; (ce terme n'est pas employé par Bruno lui-même car il a certainement encore trop une connotation aristotélicienne), non d'une méthode mathématique et physique de concevoir la nature et il ne saurait en être autrement : Dieu et le monde entretiennent une relation de symétrie et de similitude, car une cause infinie ne peut produire qu'un effet à sa hauteur. En effet, si la création n'était pas infinie, que pourrions-nous dire de l'efficience divine ? « Pour quelle raison voudriez-vous que nous voulions croire que l'agent qui peut faire un bien infini le fasse fini ? Et s'il le fait fini, pourquoi devrions-nous croire qu'il puisse le faire infini, puisqu'en lui pouvoir et faire ne font qu'un ? »26. Le potentiel divin s'exprime sans restriction aucune et tout entier dans l'acte même de créer. Dieu ne prend pas de recul, si l'on peut dire, être c'est être puissant et s'investir totalement dans son oeuvre. Avec cette actualisation de l'infini, Dieu renoue un lien authentique avec sa création, lequel avait été perdu notamment sous l'influence du nominalisme ; la création n'étant plus la reproduction de l'intelligible en Dieu, elle était devenue contingente et sans justification. Dans la vision brunienne, Dieu agit comme il doit le faire selon les nécessités de sa nature propre : « Comme il est immuable, il ne connaît de contingences ni dans son action, ni dans son efficace, or de

27 Ibid .

28 Ibid p 67.

l'efficace certaine et déterminée dépend immuablement un effet certain et déterminé. Aussi ne peut-il être autre qu'il n'est ni pareil à ce qu'il n'est pas »27. Si pour Dieu, être et faire sont une seule et même chose, il convient également d'inclure sa volonté dans cette équation ; le principe ne peut être contraint par sa création, qui pourrait être différente, mais Dieu veut ce qu'il veut. Ne pouvant vraiment vouloir que l'expression de son être, Dieu et sa manifestation sont l'infini, bien que l'univers soit constitué lui, de parties finies prises en elles-mêmes : « Je dis que l'univers est tout infini, parce qu'il n'a ni limite ,ni terme, ni surface. Je dis que l'univers n'est pas totalement infini parce que chacune des parties que nous pouvons distinguer en lui est finie.. Je dis que Dieu est tout infini, parce que de lui-même il exclut tout terme et que chacun de ses attributs est un et infini ; et je dis que Dieu est totalement infini parce que tout en lui se trouve dans le monde en son entier.. »28. La métaphysique de l'infini de Bruno, n'est pas un système nouveau et isolé, prônant cette notion d'infini comme un pur défi, mais il ne cesse de faire référence à l'ancienneté de ces conceptions : « Antérieurement à cette philosophie conforme à votre cervelle, il y en a eu une qui se conforme à notre tête : celle des Chaldéens, des Égyptiens , des mages, des orphiques, des pythagoriciens et d'autres encore, dont la

mémoire remonte aux origines »29. Le Nolain n'a pas l'intention de proposer une nouvelle définition de Dieu, mais il tire pleinement les conséquences de sa vision philosophique et de son expérience intérieure. Sa conception se veut un reflet exact de la grandeur et de la majesté divine, exprimant pleinement son intelligence et sa générosité : « En somme je tiens un univers infini, c'est à dire un effet de l'infinie puissance divine, parce que j'estimais chose indigne de la beauté et de la puissance divine que, pouvant produire, en plus de ce monde, un autre monde et d'autres (mondes) infinis, elle se contentât de produire un monde fini »30. Les attributs véritables de la divinité peuvent et doivent lui être rendus par la contemplation et la réalisation de l'importance de son oeuvre. Nicolas de Cues avait pourtant déjà tenu a montré que le monde était l'explicatio de Dieu, mais « timidement », en accord avec le dogme de l'Église ; il fallait encore et nécessairement la médiation du Christ pour que Dieu soit vraiment avec nous. Le Dieu de Giordano Bruno est toujours déjà à nos côtés, que peut y rajouter l'incarnation ?: « Le doute que j'ai eu concernant l'incarnation, est qu'il me paraissait ne pas tenir théologiquement de dire que la divinité fût avec l'humanité dans une autre forme que sous le mode

29 Giordano Bruno Le Banquet des Cendres (1584), 1er dial p 30 , trad Yves Hersant edit de l'éclat Paris- Tel -Aviv 2006.

30 Giordano Bruno Le Procès(1592) p 66-68, cité par Jochen Winter La création de l'infini p 56 Calman- Lévy Paris 2004.

31 Ibid.

32 G.Bruno De la Cause du Pricipe et de l'Un (1584) p 112-114, cité par Jochen Winter op cit p 64.

de la présence.. »31. La méditation brunienne sur l'infini est une façon en soi de s'approcher du mystère divin et qui rend inutile le recours au dogme en vue d'affermir sa foi, la philosophie peut se passer de l'Écriture. C'est la position de l'averroïsme ; foi et raison sont deux moyens d'accès à la vérité, théologie et philosophie ne doivent pas être mélangées ou comparées. C'est ainsi qu'à son procès, il demande à être jugé comme philosophe et non comme théologien. Mais la métaphysique du Nolain va trop loin et devient inquiétante pour le dogme chrétien tout entier : en rendant inutile la venue d'un rédempteur, c'est toute la foi chrétienne qui s'écroule. Comment les créatures faillibles que nous sommes pourraient-elles se passer du sacrifice et de l'oeuvre messianique ? Pour notre philosophe, la création toute entière est parcourue du souffle divin, elle n'est pas déchue et abandonnée à son triste sort : "l'intellect universel est la faculté ou la partie en puissance la plus intérieure,la plus réelle et la plus propre de l'âme du monde. C'est lui qui, un et identique, emplit le tout, illumine l'univers et guide la nature pour qu'elle produise ses espèces comme il convient"32. Entre conception néo-platonicienne et stoïcisme, pneuma et intellect agent supérieur, l'intelligence divine de Bruno crée et façonne le monde : « Pour ce qui est de la cause efficiente, je dis que

33 G.Bruno De la Cause du Pricipe et de l'Un (1584) p 131, cité par Jochen Winter op cit p 63.

l'efficient physique universel, je dis que c'est l'intellect universel (intellectus universalis), qui est la première et principale faculté de l'âme du monde, laquelle est forme universelle de celui-ci »33. L'âme du monde s'unit à la matière grâce à un « feu artiste », un souffle animateur intelligent : rien n'est laissé par hasard par l'esprit omnipénétrant et qui intervient dans chaque détail de la création. Cette notion d'un univers façonné par l'intelligence universelle est bien présente dans l'antiquité et en particulier dans la doctrine du Portique ; selon Chrysippe, la substance est entièrement parcourue par le pneuma, une intelligence qui organise, modèle, et que Zénon appelle aussi feu artiste, lequel procède à la génération de tous les êtres. Bruno n'a jamais prétendu innover et inventer une philosophie originale, il a plutôt l'intention d'effectuer un retour aux sources d'une théorie première et fondamentale, laquelle s'appuie sur le principe de l'animisme philosophique : « Toute chose, si petite et si minuscule qu'on voudra, renferme en soi une partie de substance spirituelle ; laquelle si elle rencontre un support appropié se déploie pour être plante, ou pour être animal, et assume les membres de tel ou tel corps que l'on qualifie communément d'animé : puisqu'il y a de l'esprit dans toutes les choses et qu'il n'est pas de minime corpuscule qui n'en contienne

une certaine portion et qui n'en soit animé »34. Les « savants » commettent cette erreur de ne pas pas reconnaître ce rôle de l'esprit dans son union à la matière vivante et le mot « instinct » pour désigner les facultés réactives d'un animal n'est qu'un flatus vocis qui n'explique rien : « ..d'où leur viendraient, par exemple, des impulsions nommées instincts naturels ou tels autres attributs qu'on désigne par des termes insensés. Car si vous demandez à de pareils savants ce que c'est que cet instinct, ou employer quelque autre terme tout aussi indéterminé et stupide que cet instinct, ils ne sauront que répéter un instinct (qui veut dire principe instigateur : expression très couramment employée pour ne pas parler de sixième sens, de raison ou d'intellect »35. Ainsi, chaque chose n'est pas mue ou contrainte à agir de l'extérieur, mais en vertu d'un principe spirituel intérieur qui la conduit à agir conformément à sa nature : « ..chaque chose enfin se dirige vers la chose semblable, en fuyant la chose contraire. Tout procède du principe interne et suffisant qui provoque une activité naturelle, et non d'un principe externe ». L'univers brunien peut être dit hylozoïste selon l'expression de Ralph Cudworth dans son véritable système intellectuel de l'Univers (1678), car la vie est en tous les êtres sans exception : « La Terre et les astres..,comme ils dispensent vie et nourriture aux choses en

34 G.Bruno De la Cause, du Principe Et de l'Un(1584) cité par D Sonnier et B donné notes de De la Magie, edit Allia Paris 2000.

35 Le Banquet des Cendres op cit p 112.

36 Ibid p 78.

restituant toute la matière qu'ils empruntent, sont eux-mêmes doués de vie, dans une mesure bien plus grande encore ; et vivants, ce d'une manière volontaire, ordonnée et naturelle, suivant un principe intrinsèque, qu'ils se meuvent vers les choses et les espaces qui leur conviennent »36. Dieu communique donc sa vie et son esprit, son infinité à son oeuvre universelle, sculptant une matière apte à incarner tout son potentiel ; il est à la fois immanent et transcendant. Cette vie divine est capable de se produire depuis partout sans lieu privilégié et le monde est en état de perfection. A l'opposé de l'aristotélisme où le parfait est synonyme d'achevé, c'est l'infinité de l'univers qui est, ici, le signe de sa divinité. Désormais, la plus haute activité contemplative peut s'accomplir les yeux ouverts, car Dieu se manifeste clairement dans sa création.

Il n'y pas de saut infranchissable entre Dieu et sa création, mais bien au contraire, dans l'expression de sa manifestation cosmique, on peut y contempler son image. On retrouve la coincidentia oppositorum dans la pensée de Bruno, notamment à propos du mouvement universel. L'univers est comme une toile de fond immobile sur laquelle vont pouvoir se produire les mouvements particuliers propres à chacun des objets. Immobilité réelle ou apparente ? Vitesse infinie du monde ou

37 L'infini , L'univers et les mondes.op cit p 74.

38 Ibid p 73

voyager revient à rester sur place, tout est mû par la circularité infini de l'esprit divin tout embrassant : « ..que ces corps soient mus par une vertu infinie ou qu'ils ne soient pas mus revient au même, parce que se mouvoir instantanément et ne pas se mouvoir revient au même »37. Ceci dit, L'univers de Bruno ne va pas jusqu'à verser dans la confusion et l'opacité. Une distinction est clairement établie entre l'absolu et le relatif : « Je dis donc qu'il faut distinguer dans les choses deux principes actifs de mouvement : l'un fini, selon la raison du sujet fini--ce principe se meut dans le temps ; l'autre infini, selon la raison de l'âme du monde ou bien de la divinité, qui est comme l'âme de l'âme, laquelle est toute dans le tout-- ce deuxième principe se meut dans l'instant. La Terre a donc deux mouvements..»38. Dans la philosophie de Bruno, il y a toujours ce passage qui semble fondamental, de l'immuabilité de Dieu à l'infini cosmologique, l'esprit divin « communique » par l'intermédiaire de l'âme de monde et fait participer les choses de sa vertu infinie. Les êtres sont portés par ce « zéro-infini » du mouvement de l'univers divin, et tout à la fois, se meuvent selon leur principe intrinsèque, leur âme propre. En vertu de cette « nouvelle logique » initiée par Nicolas de Cues et reprise dans l'esprit par Giordano Bruno, la méditation sur l'infini conduit à un dépassement méta-rationnel

39 Ibid p 164.

40 La Docte ignorance op cit L2§4.

des contradictoires : « Vous voyez encore que notre philosophie n'est pas contraire à la raison, elle réduit tout à un seul principe et rapporte tout à une seule fin ..il est divinement juste de dire et de soutenir que les contraires sont dans les contraires »39. l'Un et le multiple se complètent et s'expliquent mutuellement, se rejoignent sans se confondre : « Dès lors, bien que l'Univers ne soit ni le Soleil ni la Lune, il est pourtant Soleil dans le Soleil, et Lune dans la Lune »40. Le thème immémorial de la correspondance macro-microcosme reprend toute sa vigueur et constitue un véritable leitmotiv de la philosophie de la Renaissance, ce que nous verrons plus loin, en abordant plus précisément le domaine de la magie. La distinction aristotélicienne entre mondes supra et sublunaire disparaît complétement au profit d'un univers homogène et sans limites. Cet univers simultanément étendu à l'infini et immobile, paradoxalement peut-être appelé premier moteur ; mais ce principe du mouvement , chez le Nolain est premier parce qu'il est omniprésent et le même pour tous, et non pas une « chiquenaude » initiale se répercutant dans une hiérarchie mécanique descendante vers l'objet de moindre importance : « .., je vous déclare qu'il existe en vérité un seul moteur premier et principal. Mais non premier et principal dans le sens où il existerait un deuxième, troisième et énième

41 L'Infini, l'univers et les mondes op cit p160.

moteur descendant d'une certaine échelle vers le milieu et l'extrémité, étant donné que de tels moteurs n'existent ni ne saurait exister. En effet, là où il y a un nombre infini, il ne saurait y avoir ni rang, ni ordre numérique, .. il existe donc une infinité de moteurs comme il existe une infinité d'âmes peuplant les sphères infinies »41. La belle « horloge » du Stagirite n'est plus acceptée, bien qu'il puisse se concevoir une hiérarchie qualitative des êtres en fonction de leur conscience d'eux-mêmes et de l'univers. Si le monde n'est pas marqué par la clôture, à ce moment là, il devient possible de concevoir quantité de mondes possibles. Bruno se souvient que dans son enfance, son monde se limitait aux collines avoisinantes, c'est à dire aux limites de ses capacités visuelles. On peut dès lors s'interroger sur la place qu'il réserve à l'imagination. De toute évidence , si le philosophe use abondamment du style poétique et de la référence à la mythologie, il n'est pas un auteur de science-fiction avant l'heure. Il s'occupe de mondes qu'il peut véritablement penser et cette allusion à l'enfance doit nous indiquer une certaine incapacité, à ce moment là, à avoir recours à l'abstraction et non pas à l'imagination. Il opère des distinctions conceptuelles fines, comme par exemple, dans le cas du mouvement circulaire ; celui-ci n'est pas « imposé » au cosmos par un certaine Idée de la perfection à l'instar de

42 G.Bruno cité par Jochen Winter, La création de L'infini op cit p 118.

Platon, mais il repose plutôt sur l'analogie avec le monde vivant : le cercle est l'image ici de la métamorphose des processus organiques et de leurs « vicissitudes », terme employé par Bruno pour indiquer les changements propres aux choses dans leur interaction constante avec le milieu. Tous les processus du vivant sont cycliques et témoignent du désir d'auto-conservation de la vie elle-même, non pas dans une attitude stérile de repli sur soi, mais au contraire, dans une dynamique d'échanges constants. Réalité du vivant qui s'étend cependant au cosmos infini lui-même : « Toutefois, l'univers étant infini et tous les corps transmutables, tous sans cesse répandent autour d'eux et accueillent en eux, envoient du leur au dehors et accueillent en eux de l'étranger »42. La substance matérielle est éternelle dans son essence à l'image de son Créateur ; en son sein, les créatures vont et viennent, connaissent des alternances, passent par les moments les plus opposés et ses métamorphoses signalent l'essence de la vie. La finitude et la fixité sont impensables dans un univers comblé par la présence divine : « Ainsi toutes choses en leur genre connaissent-elles toutes les vicissitudes de la domination et de l'asservissement, du bonheur et du malheur, de l'état qu'on appelle vie et de celui qu'on appelle mort, de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal. Et il n'est pas dans l'ordre

43 Le Banquet des Cendres op cit p 119.

naturel des choses qu'il y ait rien d'éternel, sinon la substance matérielle qui d'après le même ordre des choses doit être en continuelle mutation »43. Cet univers dépasse les vues ordinaires des hommes, la mécanique céleste n'est pas parfaite du point de vue mathématique mais plutôt comme oeuvre d'art, la circularité n'est jamais complètement régulière car l'univers est un grand vivant en changement continu et non une machine entièrement soumise au calcul mathématique. C'est la raison pour laquelle, le modèle géocentrique tracé par Ptolémée et rattaché à la physique d'Aristote, est obligé d'avoir recours à des artifices pour justifier de la régularité du cours des astres. Malgré son héliocentrisme (défendu par Bruno et déjà prôné par Aristarque de Samos au IIIème siècle av ), Copernic, ne pouvant se défaire du dogme de la circularité uniforme du mouvement planétaire, aura lui aussi recours aux épicycles afin de faire coïncider la réalité aux calculs : « Car de même qu'aucun corps naturel ne s'est avéré absolument rond, ni par conséquent doté d'un centre dans l'absolu, de même parmi les mouvements sensibles et physiques que nous observons dans les corps naturels, il n'en est aucun qui ne s'écarte beaucoup du mouvement circulaire et régulier autour d'un centre--en dépit des efforts de ceux dont l'imagination colmate et rebouche les orbites irrégulières ou les différences

de diamètre, en inventant assez d'emplâtres et de recettes pour soigner la nature,--jusqu'à ce qu 'elle se mette au service du maître Aristote, ou de quelque autre, pour conclure que tout mouvement est continu et régulier autour du centre »44. Schelling, semble percevoir dans cette circularité pas tout à fait achevée, une symbolique particulièrement significative ; le divin ne néglige pas le particulier et n' « écrase » pas sa création de toute son hautaine perfection et se rend ainsi accessible à la connaissance sensible : « Si cette forme était générale (la circonférence), les sphères célestes décriraient, dans des temps égaux, des arcs parfaitement égaux,...Alors elles seraient toutes également parfaites ; mais la beauté incréée qui se dévoile en elles, a voulu généralement que de la chose dans laquelle elle devenait visible, il existât une trace du particulier, afin que les yeux du corps pussent ainsi l'apercevoir et ressentir ce ravissement indicible qu'inspire toujours la beauté en se découvrant dans les choses concrètes ; et qu'en même temps les yeux de l'âme, par la perception de cette unité impérissable exprimée dans la différence, fussent à même d'arriver jusqu'à l'intuition de la beauté absolue et de son essence »45. Le Nolain s'en prend ainsi à ce dogme de la conception aristotélicienne : la perfection obligée du mouvement uniforme des astres. L'astronomie médiévale est également

44 Le Banquet des Cendres op cit p 74.

45 Schelling Bruno ou du Principe divin et naturel des choses trad C. Husson Paris Ladrange 1845( bnf Gallica edit numérique)

46 Le Banquet des Cendres op cit p 21.

empêchée par un autre « blocage » conceptuel, une véritable clôture épistémique : la position centrale de la Terre et son immobilité. A ce titre, Bruno reconnaît l'immense mérite qui revient à Copernic, tout d'abord en ce qui concerne la science astronomique elle-même, mais aussi et surtout parce que cette conception va permettre de restaurer la véritable philosophie : « ce savant allemand est allé jusqu'à concevoir et proclamer ouvertement la conclusion qui s'impose en définitive : il nous faut plutôt admettre le mouvement du globe terrestre au regard de l'univers, que l'hypothèse selon laquelle l'ensemble innombrable des corps célestes,.., aurait la Terre pour centre et base de ses rotations et de ses influx--ce que contredisent à grands cris la nature et le raisonnement, qui font très nettement percevoir que notre globe est en mouvement. Dès lors comment serait-on assez grossier et impudent pour reléguer dans l'oubli l'oeuvre immense d'un tel savant,désigné par les dieux comme une aurore annonçant le retour du soleil de l'Antique et vraie philosophie »46. La « nolana filosofia » se voulant être un retour à une métaphysique primordiale, implique en tout premier lieu, une juste considération de le Terre, cette «divine mère nourricière ». Si notre planète tourne sur elle-même en vingt quatre heures et en un an autour du soleil, ce n'est pas un

47 L'infini, l'univers et les mondes op cit p 84

vertu d'un décret divin, ni d'une quelconque fausse nécessité : il n'y a pas de lieux naturels dans l'univers de Bruno, l'infinité du monde rendant tout à fait relatifs les notions de haut et de bas, de lourd et de léger : « ..il n'est pas possible que les grands corps soient pesants ni légers, l'univers étant infini, ni non plus qu'ils aient quelque affinité à être soit distants soit proches de la circonférence ou du centre de l'univers infini. Il s'ensuit donc que le Terre n'est pas plus à sa place que le Soleil, Saturne ou l'Étoile polaire à la leur »47. Enfin, le troisième principal obstacle à franchir fût la division arbitraire en deux mondes distincts : la région supra-lunaire, incorruptible et immuable ; et la région sublunaire soumise à la génération et à la corruption. Il n'existe qu'un ciel pour Bruno, simple et immensément infini comme la puissance qui l'a causé. Cette unité du monde d 'essence métaphysique se reflète totalement dans le cosmos, qui n'est pas, contrairement à la conception aristotélicienne, le lieu de divisions arbitraires : C'est au sein d'une immense région éthérée que les choses ont "la vie, le mouvement et l'être", à partir d'un seul principe interne, lequel est aussi intelligence et esprit à l'image de la monade originelle.

Cette notion d' « éther » que Bruno utilise ici, est une expression qui remonte à la plus haute antiquité grecque mais sans pour autant

48 Aristote, Du ciel, I, 2).

désigner la même réalité pour tous : à l'origine, dieu primordial de la mythologie, il symbolise la partie supérieure des cieux. Les poètes épiques tels Homère dans l'Iliade et Hésiode dans les travaux et les jours, l'emploient pour désigner le ciel et la langue poétique classique l'a retenu pour parler de la pureté du ciel . Chez les philosophes, ce sont peut-être les pythagoriciens tels Philolaos ou un certain Occelanos de Lucanie (cité par Sextus Empiricus) qui en parlent les premiers. Selon Empédocle, il s'agit de l'air atmosphérique par rapport au brouillard et Anaxagore distingue l'éther de l'air, en soulignant sa nature ignée. Platon le désigne comme l'air le plus pur et dont la nature est d'être toujours en mouvement. Mais c'est Aristote qui invente la notion d'éther comme cinquième élément. Il apparaît comme un corps simple, plus pur et séparé des autres : « Il est de toute nécessité qu'il existe un corps simple dont la nature soit de se mouvoir selon la translation circulaire, conformément à sa propre nature..En dehors des corps qui nous entourent ici-bas, il existe un autre corps, séparé d'eux, et possédant une nature d'autant plus noble qu'il est plus éloigné de ceux de notre monde »48. Mais Giordano Bruno récuse cette conception hiérarchisante, faisant de l'éther l'occupant d'un lieu privilégié. Si toutefois, il appairait comme différent des quatre éléments

49 L'Infini , l'univers et les mondes op cit p 167.

50 L'Infini , l'univers et les mondes op cit p 167.

traditionnels, il reste proche des êtres crées et constitue le milieu dans lequel ils baignent : « Mis à part les quatre éléments qui composent les corps célestes, il y a, comme nous l'avons dit, une vaste région éthérée dans laquelle ils se meuvent, vivent et croissent tous, et qui enveloppe et pénètre à la fois toute chose »49. L'éther joue avant tout le rôle indispensable de contenant universel ; le vide n'existant pas dans la conception brunienne ; il est même inconcevable. En tant qu'il enveloppe tous les objets, il devient d'une certaine façon « tout pour tous » et fait preuve de la plus grande adaptabilité. C'est l'espace éthéré qui est le lieu des mutations, des « afflux et des efflux » , des « vicissitudes », et qui fait qu'aucun corps ne reste étranger l'un à l'autre : « Ainsi, l'éther est de par sa nature dénué de qualité déterminée, mais il reçoit toutes les qualités offertes par les corps environnants, et les porte grâce à son mouvement aux limites extrêmes de l'horizon où de tels principes actifs sont efficaces »50. L'Univers conçu comme un grand animal se comporte de la même façon que le plus modeste de ses congénères ; il absorbe et rejette également sa nourriture. On peut parler d'un Être infini en mutation constante, mais qui cependant n'est pas divisible, composé d'une multiplicité infinie de parties. Giordano Bruno établit la distinction : l'univers n'est pas fait de plusieurs

ou d'une infinité d'infinis mais bien d'une infinité de choses différentes. C'est d'une certaine façon, cette notion d'infini qui va permettre de rendre compte du passage de l'Un au multiple ; l'infini divin en puissance se réalise en acte dans l'éclosion des modes innombrables et de leurs habitants et l'on saisit la nature du non-manifesté grâce à la création visible illimitée. Cependant, Bruno reconnaît que du fait de la nature matérielle de l'univers, il n'est pas possible de contempler l'entièreté de cette infinitude : L'infinité de l'univers ne pourrait être saisie que dans la totalité, chose qui n'existe pas en fait dans un univers justement sans limites. Le Dieu infini, en revanche, est totalement présent dans chacune des choses particulières, au coeur même de toute la création : nous retenons principalement que dans l'Être, il ne saurait y avoir de distinction entre la puissance et l'acte ; si l'appellation "Dieu" subsiste et signale par là sa transcendance, cela autorise une interprétation non radicalement panthéiste de la doctrine du Nolain. La cosmologie brunienne nous conduit à l'immensité sans fin de mondes innombrables, loin d'un infini purement théorique, il est l'expression vivante d'une puissance inconnaissable en elle-même. L'Infini, l'univers et les mondes est publié à Londres en 1584, la même année que les deux autres dialogues dits métaphysiques : Le Banquet des cendres et De la Cause, du Principe et de l'Un, signalant par là, l'importance dans la

démarche de Bruno, d'accorder d'abord la primeur à la réflexion sur l'infini cosmique, afin qu' il devienne indispensable de préciser notre situation dans l'univers avant toute possibilité de construire une anthropologie ; il n'est plus question de fonder une définition de l'homme sur la seule autorité religieuse.

Cette réflexion sur l'infini, provient très certainement, au delà du seul intérêt intellectuel, de la passion de l'homme renaissant pour sa propre vie intérieure, laquelle n'avait quasiment pas le droit de cité dans la théologie et l'ensemble de l'univers culturel médiéval. Le philosophe du Quattrocento et du siècle suivant est au moins tout autant un artiste qu'un chercheur de vérité et Bruno signale la parenté qui existe entre le penseur , le peintre et le poète.

II : L'Infini dans l'Ame II,1 Hermétisme et Magie

La philosophie de la Renaissance est indéniablement marquée par une quête de l'infini à l'intérieur de l'âme. Si le Moyen-Age comporte de grands mystiques, la théologie médiévale reste très imprégnée par le dogme du péché originel et la montée vers Dieu est dépendante de la grâce. L'homme ordinaire est largement analphabète et n'a pas accès à l'Écriture, et s'il peut contempler ce livre d'images inscrit dans la pierre des cathédrales, sa motivation essentielle reste d'échapper aux tourments de l'enfer. Le philosophe de la Renaissance découvre la possibilité d'élargir la révélation, en retrouvant dans les sources antiques, un moyen de compléter et d'approfondir le christianisme et si les dogmes essentiels ne sont pas remis en question, la théologie prend un nouvel essor grâce au néo-platonisme et à l'hermétisme. L'aristotélisme médiéval avait assigné une position inférieure à l'homme dans la hiérarchie cosmique

mais ce « pessimisme »n'a plus sa place dans une révélation chrétienne revisitée par l'antique philosophie d'Hermès Trismégiste, laquelle affirme nettement la possibilité de rejoindre l'infini et la divinisation. Marsile Ficin (1433-1499) va s'élever contre l'averroïsme padouan qui est une négation de l'immortalité individuelle de l'âme, celle-ci se résorbant en définitive dans l'Intellect agent. Il est notable de constater que Cosme de Médicis ait demandé à Ficin de traduire Hermès avant Platon, et le Poinmandrès le sera dès 1463. Cosme avait été influencé par sa rencontre avec Gemisthe Pléthon en 1439, lors d'un concile d'union entre les Églises latine et grecque ; celui-ci étant un adversaire d'Aristote et défendant le platonisme comme source de toute véritable religion. Le Poinmandrès,(synonyme de Noûs ou mens divine), ainsi que la quasi-totalité des textes du corpus hermeticum, sont vraisemblablement issus du creuset alexandrin et de différents auteurs des premiers siècles chrétiens. Ils sont vus comme les dernières productions de la philosophie grecque, mais en même temps aussi, comme un témoignage de la pensée de l'antique Égypte ; Hermès étant le plus souvent assimilé au Dieu Thot, inventeur de l'écriture hiéroglyphique et des mystères qui leur sont rattachés. La « révélation » d'Hermès a suscité un intérêt certain dès les premiers temps du christianisme et Lactance(~250-325) dira que son enseignement contient

1 Hermès Trismégiste Le Cratère ou la Monade Louis Ménard Didier 1867.(Numérique)

presque toute la vérité. C'est en raison de cette compatibilité plutôt bonne avec le christianisme qu'il pourra être considéré, à la Renaissance comme une « propédeutique » à la compréhension de l'Évangile, ainsi qu'une manière de lui donner toute sa dimension métaphysique. Ficin est un prêtre, et en tant que tel, il souhaite ramener les âmes vers Dieu, dans une Florence où l'incroyance est grandissante, grâce à la force spéculative d'un platonisme hermétisant. Comme dans le prologue de Saint-Jean, pour l'hermétisme, la création est due au Verbe, à l'intelligence souveraine : « L'ouvrier a fait le monde, non de ses mains, mais de sa parole »1. Si dans le platonisme et sa prolongation alexandrine, l'hypostase ultime, se situe au delà de l'être, Hermès, plus proche du monothéisme issu de l'Écriture, affirme que Dieu, lui-même, est créateur. Platon, la Bible et Hermès sont d'accord sur le fait que l'ordonnancement cosmique, témoigne de la pensée divine et la rend manifeste. Dans Le Cratère ou la Monade, une distinction est faite entre la raison donnée à tous les hommes et l'intelligence, laquelle se situe au dessus de la nature, en quelque sorte, et constitue la réponse à un appel divin : « Et ceux qui répondirent à cet appel et furent baptisés dans l'intelligence, ceux-là possédèrent la Gnose et devinrent les initiés de l'Intelligence, les hommes parfaits ». La

2 Ibid X La Clé.

ressemblance est évidente avec le Chapitre 4, verset 9, de St Marc où Jésus dit :« Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ». Nous avons vu, que pour Nicolas de Cues, la raison à elle seule était impuissante à concevoir le divin, seul l'intellect, proche du Noûs grec, illuminé par la foi, peut nous conduire à la compréhension . Le christianisme des philosophes de la Renaissance est une affaire d'intelligence illuminée, de gnose, alors même qu'il doit faire face à la folie dogmatique de l'Inquisition. La conversation d'Hermès à son fils Tat, relève d'une conception dualiste assez marquée : c'est l'identification au sensible, au corps de chair et mortel qui nous prive de la partie divine en nous. Il n'y a pas d'alternative, on ne peut servir deux maîtres. L'attirance pour le sensible est comparée à une ivresse, source de toute déraison et méchanceté. Puisque la pensée et la sensation sont unies en l'homme, il va s'agir de parvenir à un repos des sens en faveur de la pure contemplation. Comme dans la conception platonicienne, la naissance est un oubli de la réalité intelligible : « Mais quand le corps s'est développé et la retient en sa masse (l'âme), la séparation s'accomplit, l'oubli se produit en elle, elle cesse de participer au beau et au bien »2. Au sujet de la création du monde, le rôle prophétique et annonciateur de cet écrit hermétique ne fait aucun

3 Frances A Yates Giordano Bruno et la tradition hermétique Paris Dervy 1996.

doute pour l'auteur de la Renaissance : « Dans son commentaire sur ce traité, Ficin fut tout à fait frappé par sa ressemblance au livre de la Genèse : (« On voit ici, dit-il, que Mercure (Hermès) traite des mystères mosaïques »). Et il continue en relevant les comparaisons évidentes. Moïse vit une obscurité sur la face de l'abîme et l'Esprit de Dieu planait sur les eaux. Mercure voit l'obscurité et le Verbe de Dieu réchauffant la nature humide. Moïse annonce la création par le tout-puissant Verbe de Dieu. Mercure affirme en toutes lettres que ce Verbe brillant, qui éclaire toutes choses, est Fils de Dieu »3. Eugenio Garin, a pu parler du pouvoir fédérateur de la pensée hermétique dans son Hermétisme et Renaissance, et en effet, il est manifeste que l'initiation d'Hermès, tend à exprimer comme une quintessence de la philosophie spirituelle ; ne mettant pas en avant des particularités doctrinales trop marquées et n'étant pas représentée par un clergé formel, elle parvient à capter l'attention et à susciter l'intérêt de presque tous les penseurs de l'époque. Ceci dit, l'hermétisme ne se contente pas seulement d'être une forme de synthèse de la pensée spirituelle antique, mais il affirme aussi les principes fondateurs de la Magie, laquelle, va constituer un trait d'union et un intérêt majeur pour les principaux représentants de la philosophie de la Renaissance tels Marsile

Ficin, Pic de la Mirandole et Giordano Bruno. Il convient de préciser, que nous partons ici du principe qu'il existe une certaine intelligibilité de la magie et que, sans cet effort pour la comprendre, c'est toute la pensée de l'époque qui deviendrait purement et simplement irrationnelle, et de la sorte, indigne pour le philosophe. Les critères de cohérence et de rationalité d'une pensée doivent être considérés du point de vue du paradigme qui caractérise une épistémé donnée et non à l'aune, seulement, de la mentalité occidentale moderne, sous peine encore une fois, de n'y rien comprendre . L'exemple du rationalisme stoïcien, montre que la pensée logique, du moins une forme valable de celle-ci, trouve sa pleine légitimité dans la Sympathie universelle, elle-même expression véritable du Logos en acte. Cette correspondance plus ou moins visible de la hiérarchie cosmique et de ses niveaux, est essentielle dans l'hermétisme ; la Table d'Émeraude4 dit ceci : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui est en haut est comme ce qui est bas, pour faire les miracles d'une seule chose ». Ainsi, comprendre le monde serait d'abord et avant tout le concevoir comme une totalité, dont chaque partie deviendrait le

4

La Table d'émeraude a été retrouvée sous différentes versions dans une vingtaine de manuscrits arabes médiévaux. La plus ancienne version figure en appendice d'un traité qui aurait été composé

au VI e siècle, le Livre du secret de la Création, Kitâb sirr al-Halîka (et dont on a une copie datant de 825). (Wikipédia).

5 Cicéron Traité de la divination dir M .Nisard, Didot Paris 1864.(Numérique)

reflet et le messager du sens. Sans être mage, ( il préfère l'assentiment du sage), le philosophe stoïcien croit en la possibilité de la divination : « car cette science remonte à un temps immémorial ; cet art est le résultat d'une série d'observations recueillies à la suite d'une infinité d 'événements semblables, précédés des mêmes signes »5. Lire les signes du destin, interpréter le sens de la concaténation des séries causales manifestes dans nos vies quotidiennes, ou celles qui relient des événements historiques, relève en fait de la plus haute rationalité. Giordano Bruno place également sur le même plan, la divination, l'établissement de lois justes et le fait de mener une vie heureuse ; ces trois activités, aussi différentes qu'elles puissent paraître, n'en sont pas moins l'expression la plus achevée des capacités spirituelles et rationnelles du philosophe. La philosophie de la magie, suppose une solidarité entre les différents niveaux d'expression de l'être, une similitude de la partie et du tout déjà affirmée par Anaxagore.

Mais la magie a besoin d'autre chose qu'une simple correspondance formelle pour fonctionner ; elle est aussi animiste et pan-psychiste : Hermès Trismégiste, dans le livre précédemment cité, révèle à son fils Tat : « L'univers est un animal composé de matière et d'intelligence. Le monde est le premier des vivants » (L1,part 2) ; Plotin

également, partage cette conception : Le Monde est un grand Animal, dont l'Âme universelle pénètre toutes les parties (Ennéade IV,L4) . Nous avons vu que Nicolas de Cues avait résisté à la « tentation magique », en estimant que la parfaite coïncidences des opposés se réalisait dans la personne divine du Christ, cependant, c'est lui, en même temps qui souhaite rappeler à la mémoire de ses contemporains que « tout est dans tout ». La philosophie de la magie à la Renaissance, est bien un retour à la pensée antique gréco-romaine, celle qui justement ne saurait accorder aucune place à un messie rédempteur d'un hypothétique péché originel, conception importée du judaïsme et qui se trouve en contradiction avec l'affirmation de la dignité de l'homme rationnel et susceptible de maîtriser son destin. La pensée hermético-magique déborde toujours le cadre de la révélation monothéiste révélée dans les religions dites du Livre. Dans ce contexte de revivification des sources antiques, même si Ficin et Pic de la Mirandole affirment toujours leur appartenance au christianisme, on peut tout de même se demander quelle est leur part d'aveuglement ou d'insincérité dans ce problème ? Il faut croire que la figure du Christ peut se rattacher à la sagesse universelle pour le philosophe, alors que la lecture littérale de la Bible ainsi que le dogme ecclésiastique s'accommode mal de cette vision : le salut par le Fils de Dieu réclame l'exclusivité et de même


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pour les prophètes du Judaïsme et de l'Islam ; les tentatives de concilier foi et raison, au sein des religions révélées issues du monothéisme mosaïque, sont restées assez en marge de la religion officielle et même condamnées. Le grand principe magico-hermétique, présent aussi à sa façon dans le stoïcisme, c'est la correspondance microcosme-macrocosme, qui fait de l'homme l'élément central du cosmos, et qui plus est, il est celui qui prend conscience de cet état de fait et qui peut pleinement en tirer les conséquences. Jean Festugière, dans sa Révélation d'Hermès Trismégiste t,1, cite Olympiodore : « Hermès se représente l'homme comme un microcosme, tout ce que contient le macrocosme, l'homme le contenant aussi..la macrocosme a les douze signes du ciel ; et l'homme les contient aussi »6. L'infini dans l'hermétisme n'est pas abordé comme une question de cosmologie, comme si ce problème devait rester secondaire, voire sans importance pour la doctrine, mais le « sans limites » se trouve en puissance à l'intérieur de l'homme, tout d'abord comme possibilité de connaissance : le principe des similitudes et des correspondances est un outil assez large et général pour permettre un jeu de miroirs de la réalité avec elle-même, qui peut s'enrichir de métaphores, d'images sans cesse renouvelées. L'Un

6 André-Jean Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste, t. 1 (1944), Les Belles Lettres, rééd. 1981

7 Voir à ce propos James Gleick La théorie du Chaos Champs Flammarion 1991.

est de même nature que le multiple. De nos jours, nous parlerions d'une réalité fractale, mais il s'agit seulement, dans ce cas là, d'expliquer des phénomènes de répétitions, d'emboîtements, que nous fournissent des exemples rencontrés dans les formes naturelles, comme les reliefs côtiers, certains végétaux, ou même les comportements de la bourse et dont la conceptualisation est due à des travaux comme ceux du mathématicien Benoit Mandelbrot7. Ces recherches laissent apparaître des structures formelles récurrentes composées de bourgeons et de périodicités : (l'ensemble du chou-fleur est reproduit à l'identique par chaque branche). Cependant, cette nouvelle science du chaos est tournée vers les phénomènes et n'a pratiquement aucune réelle conséquence métaphysique. A l'inverse, la vision holiste métaphysique est universelle, elle est présente aussi dans le yoga tantrique hindou et le taoïsme chinois où les différentes énergies et niveaux de réalité existent dans le corps même de l'adepte. D'orient ou d'occident, cette vision du monde comme un continuum accessible depuis chaque endroit, autorise les questions suivantes : que devient la réalité spirituelle ? L'âme est-elle toujours immatérielle ou seulement plus subtile que les muscles ou les os ? De quel secours peut-être encore la religion révélée ?Ainsi que le prétend l'évêque Synésius de

8 Paracelse Liber Paramirum cité par Michel Foucault Les mots et les choses p 36 tel Gallimard 1966.

Cyrène(370-413), notamment dans son Traité des rêves, le sage peut lire, à quelque endroit qu'il se place les signes de la nature, aussi bien dans les entrailles que dans le ciel, car l'univers est un grand vivant dont chaque parties se répondent l'une à l'autre et dont le corps est tissé de fils mutuellement solidaires. C'est cette conception largement partagée par Plotin et les néoplatoniciens qui va constituer la toile de fond de la philosophie renaissante. Même le lointain semble à portée de main pour l'homme qui a : « les étoiles à l'intérieur de soi-même..., et qu'il porte ainsi le firmament et toutes ses influences »8, cette image de l'homme qui possède en lui la capacité de retrouver ce trésor égaré, mais qui n'a jamais cessé d'être sous ses yeux, semble bien correspondre à cette situation du penseur de la Renaissance, ambitieux de réactualiser tout son potentiel. Selon Hélène Védrine, dans son article de l'Encyclopedia Universalis(numérique), consacré à la conception du microcosme-macrocosme, signale que cette image du monde fort antique, culmine justement à la Renaissance. Mais certainement, cette vision du monde peut entraîner, deux comportements opposés: Pour Plotin par exemple ,la sympathie existe sans l'intervention du mage et l'on sait qu'il n'est pas féru

de magie, lui préférant la contemplation: Les philosophes du

quattrocento et du XVIème, semblent irrésistiblement plus curieux et plus enclins à tester toutes l'étendue des possibilités imparties à la condition humaine.

A l'instar des aventuriers et des découvreurs de l'époque, qui font reculer comme jamais les limites du monde connu, le philosophe entend se donner de nouveaux moyens, capables de le hisser au sommet de la vie intellectuelle et spirituelle. L' homme est l'univers, tout lui appartient, tout devient possible. En effet, si la Correspondance est vraie et omniprésente, l'homme peut se diviniser, pourquoi ne l'est-il d'ailleurs pas déjà ? La magie de la Renaissance est-elle aussi une préfiguration du caractère prométhéen que va prendre la science moderne ? C'est certainement l'art et la poésie qui répondent le mieux à une philosophie où l'Archétype est reconduit partout où l'on veut bien apercevoir sa trace, une présence évidente ou discrète, une weltanschauung mise en évidence par le travail de Michel Foucault, Les mots et les choses, où la « prose du monde », présente de l'antiquité jusqu'au XVIIème siècle, est analysée suivant quatre figures principales de la ressemblance : la convenance, l'émulation, l'analogie et la sympathie. Ainsi, la convenance évoque un rapport de contiguïté ; les choses qui se touchent peuvent avoir une influence réciproque et nous pénétrons ainsi, par la voie la plus simple, dans le

9 Les mots et les choses op cit p 34.

domaine de la magie naturelle : «Quant à l'égard de sa végétation, la plante convient avec la bête brute, et par sentiment l'animal brutal avec l'homme qui se conforme au reste des astres par son intelligence ; cette liaison procède tant proprement qu'elle semble une corde tendue depuis la première cause jusqu'aux choses basses et infimes, par une liaison réciproque et continue ; de sorte que la vertu supérieure épandant ses rayons viendra à ce point que si on touche une extrémité d'icelle, elle tremblera et fera mouvoir le reste »9. L'action occulte, peut se répandre de proche en proche, telle une contagion, de façon discrète sans rien perdre de son efficace. L'essence même de la force est dans sa puissance invisible, comparable à la croissance des plantes que l'on ne remarque pas mais qui est « irrésistible » . L'émulation, toujours une figure de la ressemblance, elle est une description de la force qui peut provoquer une action à distance, ce qui a la faculté de mettre en évidence la correspondance entre le haut et le bas. Elle révèle qu'initialement l'univers est un, et comme replié sur lui-même, en Dieu, sa manifestation nous dévoile à la fois sa gloire ou sa chute, suivant le point de vue adopté. L'émulation est l'union des opposés : « Les étoiles, sont la matrice de toutes les herbes et chaque étoile du ciel n'est que la spirituelle préfiguration d'une herbe telle qu'elle

10 Ibid p 35.

la représente, et ou ainsi que chaque herbe ou plante est une étoile terrestre regardant le ciel, de même aussi chaque étoile est une plante céleste en forme spirituelle, laquelle n'est différente des terrestres que par la seule matière..., les plantes et les herbes célestes sont tournées du côté de la terre et regardent directement les herbes qu'elles ont procréées, leur influant quelque vertu particulière »10. Le monde repose sur une totale solidarité entre les parties pourtant les plus éloignées en apparence ; la magie met en lumière ce qui n'est pas visible au premier regard, traduit le langage de la palpitation secrète des êtres, refait « le miracle d'une seule chose ». Avec l'analogie on a certainement à faire à la forme de similitude la plus connue et la plus largement usitée ; déjà bien employée chez les grecs et à l'époque médiévale, elle regroupe les formes les plus diverses de la ressemblance et en constitue le moyen le plus universel de l'exprimer. Point fort intéressant et remarquable, Foucault souligne justement la situation centrale de l'homme dans ce rapport, cette image du monde, lui qui se tient à la croisée de tous les chemins, l'homme mesure de toutes choses, dont les membres renferment en eux-mêmes la divine proportion, (le nombre d'or, la suite de Fibonacci, le fameux triangle-rectangle pythagoricien) ; microcosme rendu célèbre par l'illustration de Léonard de Vinci, dite de l'homme de

Vitruve (~1492) : Luca Paccioli(env 1450-1514) est un mathématicien dont l'oeuvre De Divina Proportione (1509) tend à montrer la loi qui sous-tend toute chose ; il ne s'agit pas d'innovation mais d'une présentation particulière de la science mathématique ainsi que le mentionne le sous-titre: «..une oeuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux,où chacun de ceux qui aiment à étudier la Philosophie, la Perspective, la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant à une très secrète science»11. Une science de la création que l'on peut faire remonter jusqu'au Timée, où la géométrie de la cosmologie est partagée par les autres domaines du savoir, les mathématiques devenant le langage de la science ; ce qui sera repris et confirmé par Galilée au XVIIème. L'amitié de Paccioli avec avec Vinci et Della francesca est totalement représentative de l'humanisme renaissant et de cette position centrale accordée a l'homme: « Il est le grand foyer des proportions, --le centre où les rapports viennent s'appuyer et d'où ils sont réfléchis à nouveau »12. L'homme miniature du grand monde, permet à la pensée analogique de trouver un point d'ancrage, de se

11Luca Paccioli De Divina Proportione, traduction française par G. Duschesne et M. Giraud, Librairie du Compagnonnage, 1980

12 Les mots et les choses op cit p 38

13 Ibid p 47.

14 Pic de la Mirandole Sur la Dignité de l'Homme (,Oeuvres philosophiques) p 31 Paris PUF 1993.

refermer enfin sur elle-même et d'échapper au risque d'une dilution à l'infini : « Dans une épistémè où signes et similitudes s'enroulaient réciproquement selon une volute qui n'avait pas de terme, il fallait bien qu'on pensât dans le rapport du microcosme au macrocosme la garantie de ce savoir et le terme de son épanchement »13. La vision du monde de la Renaissance se caractérise par cette concentration sur les capacités humaines, celles que l'on pressent chez les anciens et qui ont été muselées dans la vision du monde médiévale où l'homme n'occupe qu'une position subalterne. La vision renaissante fait de l'homme la clé de la connaissance:» «connais- toi toi même»- nous invite et nous exhorte à la connaissance de la nature tout entière, car la nature de l'homme en est le lien et comme le composé; car celui qui se connaît lui-même connaît en soi toutes choses,..»14. Bien sûr, la vision magique existe au moyen-âge, mais

elle n'atteint pas la même sophistication. Enfin, l'expression des
similitudes et des ressemblances, du monde miroir de lui-même, doit contenir et impliquer son contraire, c'est à dire l'autre, ce qui ne s'accorde pas et se repousse. Le devenir, c'est l'unité qui se voulant elle-même, se dédouble et s'oppose, avant de se réunir à nouveau. Le monde magique est ainsi fait ; de sympathies et d'antipathies. Plotin nous offre déjà cette

15 Plotin Enneade IV, Livre ,IV ,122.

16 Michel foucault op cit p 41.

définition de la magie : La magie est également fondée sur l'harmonie de l'univers; elle agit au moyen des forces qui sont liées les unes aux autres par la sympathie : «Mais comment expliquerons-nous les enchantements de la Magie? Par la sympathie que les choses ont les unes pour les autres, l'accord de celles qui sont semblables, la lutte de celles qui sont contraires, la variété des puissances des divers êtres qui concourent à former un seul animal : car beaucoup de choses sont attirées les unes vers les autres et

sont enchantées sans l'intervention d'un magicien Le premier magicien
celui que les hommes consultent pour agir au moyen de ses philtres et de ses enchantements c'est l'Amour»15.

La philosophie occulte de la Renaissance est une tentative de lire le texte du monde en cherchant les signatures des choses, leurs charmes et leurs vertus ; la science n'a pas encore brisée l'écorce des êtres et mis à nu leur fondement matériel. La poésie de ce monde encore enchanté, c'est aussi connaître ce qui va ensemble et qui soutient la vie, par exemple, le bienfait supposé de la noix pour le cerveau : cela en vertu de la ressemblance des circonvolutions de leur dessin : « Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses ; il est besoin d'une marque visible des analogies invisibles »16. Cette théories des signatures, authentiques

17 Giordano Bruno De la Cause, du Principe et de L'Unp 252, cité par Jochen Winter La création de l'infini op cit p 81.

« signes de la nature » est comme une affirmation de la valeur des êtres vivants, de la nature comme expression de l'art divin ; le besoin de renouer avec une esthétique de la vie grâce à une métaphysique comme métaphore de la lumière de la vie intérieure :»c'est d'elle, (de la lumière surnaturelle), que sont dépourvus ceux qui estiment que tout chose est corps»17. Penser, devient invitation à percevoir le numineux, lien affectif indispensable avec le grand univers. C'est le choix de la priorité donnée à l'immanence du divin sur la transcendance, en même temps que la volonté de dépasser la seule vérité logique, adequatio rei et intellectus, s'exprimant dans la cohérence du discours. Les mages de la Renaissance tels Théophraste Paracelse (1494-1541) ou Cornélius Agrippa (1486-1535), sont à l'image de la figure de Zénon dépeinte dans l'oeuvre au noir par Marguerite Yourcenar ; et derrière laquelle, on a pu reconnaître aussi Giordano Bruno ; esprits curieux et rebelles, aux vies incertaines et aventureuses. A la fois vagabonds et courtisans, tâcherons et professeurs, médecins, astrologues ou devins, ils se veulent également à la pointe des sciences naturelles de l'époque. Leur volonté de sonder les secrets de l'existence va faire d'eux des penseurs originaux sans qu'on puisse cependant les considérer comme des philosophes,(Paracelse et Agrippa), car ils

18 Hélène Védrine Philosophie et Magie à la Renaissance p 41 Poche librairie générale Française 1996.

n'empruntent pas vraiment le chemin de la démarche spéculative et ne parviennent pas à élaborer un système ; ils sont parfois en décalage et en avance sur leur temps : Paracelse, dont les idées sur la lumière astrale et la magnétisme ont eu des répercussions sur l'homéopathie de Hanneman, l'orgone de W. Reich et on lui doit aussi l'utilisation du mercure dans le traitement de la syphillis. L'auteur de La philosophie occulte (1533), ouvrage très documenté en matière de combinaisons et de correspondances magiques, constitue la somme de l'époque en ce domaine. Il surprend aussi par son attitude libérale et dérange la misogynie convenue des hommes d'Église en faisant l'apologie de la gente féminine dans son Traité sur l'excellence des femmes (1509) . Malgré cela, le syncrétisme d'Agrippa de Nettesheim ressemble parfois au grand bazar de toutes les croyances superstitieuses et il s'attire les foudres des humanistes convaincus tels Charles de Bovelles : « J'ai feuilleté Trithème (pseudonyme d'Agrippa), lequel je trouve être magicien et n'avoir aucune bonne part de philosophie. J'ai également lu sa sténographie...mais à grand peine ai-je eu le livre entre les mains, l'espace de deux heures, et je l'ai jeté incontinent à cause de tant de conjurations barbares et noms inaccoutumés des esprits.. »18. Rabelais en parle comme d' « un diable engipponé », tout « matragabolisé en son

19 F.A Yates Giordano Bruno et la tradition hermétique op cit p 85.

esprit » comme le signale Hélène Védrine dans son ouvrage portant sur la Philosophie et la magie à la Renaissance. Ceci dit, les grands penseurs de l'époque, qui ont inclus la magie comme partie intégrante de leur système, seront influencés par la production de Cornélius Agrippa. En effet, la partie occulte de la philosophie de Marsile Ficin se fonde sur la même vision de la vie et de l'Univers . Le Florentin est le fils d'un médecin, lui-même médecin et prêtre, l'art de guérir à l'époque est inséparable de la vision unitaire microcosme-macrocosme ; chaque partie du corps est associé à un signe du Zodiaque ainsi qu'à une planète et son traitement fait appel aux correspondances affinitaires établies par une longue tradition. Ainsi traditionnellement, le Soleil est présent à plusieurs niveaux : dans le métal comme or, dans le coq pour les animaux, dans le tournesol, et dans l'organisme humain, il est le coeur, (ce n'est pas la liste unique et définitive..) : «.. tout traité médical du Moyen-Âge ou de la Renaissance faisait appel aux présuppositions astrologiques universellement acceptées. Les ordonnances médicales se fondaient sur des idées reçues selon lesquelles les signes gouvernaient différentes parties du corps, et les différents tempéraments corporels relevaient de différentes planètes »19. Ficin, rattache l'art de fabriquer des talismans à la médecine, souhaitant

20 Giordano Bruno et la tradition hermétiqueop cit p 71.

également, montrer par là à l'Église, que cette pratique reste licite. Il ne faudrait pas, cela dit, considérer le Florentin comme un artisan de l'occulte, sa magie est l'incarnation pratique de sa haute spiritualité ; il est question avant tout du voyage de l'âme vers la lumière, descendant dans le mode par la constellation du Cancer et remontant vers la voie lactée par la constellation du Capricorne (cette conception est empruntée au Songe de Scipion de Macrobe) ; c'est une philosophie platonicienne où la « participation » joue un rôle majeur et permet ainsi, une réunion du sensible et de l'intelligible, un rapprochement des extrémités, un mariage des différents niveaux de réalité. La magie n'est pas illusionnisme, elle est toujours en lien avec la Prisca theologia et l'hermétisme : « Ficin et ses amis pouvaient reconnaître dans le Picatrix de nombreuses idées et sentiments philosophico-religieux qu'exprimait l'auteur sublime du Pimandre (Hermès)...Ici, toutefois le contexte dans lequel figure cette philosophie est celui de la magie pratique : comment fabriquer des talismans, comment attirer les influences des étoiles en forgeant les maillons des chaînes qui nous relient avec le monde d'en haut »20. Si l'esprit est actif dans toute la création ainsi que l'avaient compris « la plupart des Platoniciens et des Pythagoriciens » d'après le De Magia de

21 Giordano Bruno De la Magie(1589), p 24 Edit Allia Paris 2000.

Giordano Bruno, il appartient néanmoins au mage d'actualiser, de rendre efficient ce lien latent grâce a sa participation intentionnelle : « Dès lors, pour tout mage désireux d'accomplir des opérations semblables à celles de la nature, il y a lieu de connaître en premier le principe idéal, puis le principe spécifique de l'espèce, le principe numéral pour le grand nombre, enfin le principe individuel pour l'individu. De cela procède la confection des images-modelage adéquat d'un échantillon de matière, dont l'effet se trouve renforcé, pour d'évidentes raisons par le pouvoir et la science du mage »21. Le talisman devient l'incarnation de l'Idée, un des modes d'application concret de la philosophie platonicienne. Bruno a-t-il trouvé dans la magie l'aboutissement de ses travaux métaphysiques et cosmologiques antérieurs ? Les grands écrits londoniens, à vocation spéculative auront une portée beaucoup large et vont intéresser les philosophes des siècles à venir de Descartes à Hegel en passant par Schelling. Le De Magia ne peut être sous-estimé pour autant, car on y retrouve des idées majeures du Nolain : plasticité indéterminée de la matière, astres vivants et animés, âme du monde. Dans cet univers, l'homme est habité d'une part d'infini dont la déraison peut le conduire au succès : « Les mages peuvent faire davantage au moyen de la foi que les

23 G.Bruno Les fureurs héroïques(1585) cité par Dannielle Sonnier et Boris Donné, De la Magie op cit notes p 105.

médecins par la voie de la vérité »23. Foi, volonté ou talent, certainement un concours de ses différentes vertus auront permis à Bruno de s'élever au dessus du commun des mortels, notamment en ce qui concerne son art de la mémoire, proche de celui de Raymond Lulle, et qui le fera remarquer des puissants ; il sera du cercle des proches de Henri III à Paris . L'importance de l'homme comme lieu de toutes les convergences, ressort toujours avec force de la philosophie hermético-magique de la Renaissance, comme si toutes les ressources naturelles secrètes étaient à sa disposition, les astres eux-mêmes s'inclinant en faveur d'un destin, qui souvent compliqué, n'en demeure pas moins toujours glorieux. L'homme rejoint « l'esprit du monde » lui-même ; le mage devient forcément philosophe, car son efficace provient de sa vision du monde et de la vie , laquelle met en jeu toutes les ressources de son esprit : volonté, raison, imagination et contemplation. On assiste en quelque sorte à un renversement de perspective : la primauté n'est plus celle de Dieu ou du Monde ; désormais c'est l'homme qui devient la valeur montante et universelle. La magie ne saurait restée qu'une façon de comprendre et d'agir sur les subtilités des liaisons naturelles, elle intervient dans l'oeuvre du Nolain et des autres philosophes comme une manière d'illustrer

23 Maître Eckhart Sermon 12, cité par Agnès Minazzoli note p 18 du Tableau ou la vision de Dieu Cerf Paris 2009.

concrètement, d'explorer toutes les conséquences, voire même de prouver la valeur effective de leur pensée.

C'est bien bien à travers ce « dialogue », cette confrontation avec l'infini que l'homme peut entrevoir sa liberté. Déjà, dans la mystique rhénane du XIVème siècle, la puissance de l'âme individuelle tend à exprimer une infinitude au delà des bornes conventionnelles. Maître Eckhart, dans une stupéfiante formule paradoxale, évoque une certaine égalité entre l'âme et Dieu, comme une forme d'interdépendance entre le Créateur et sa création privilégiée, dans le contexte de la theoria, de la vérité comme vision : « l'oeil dans lequel je vois Dieu ,est l'oeil même dans lequel Dieu me voit : mon oeil et l'oeil de Dieu ne sont qu'un oeil et une vision,et une connaissance, et un amour »23. Ce partage du regard peut même laisser supposer que Dieu ne se connaît qu'à travers l'homme ; comme dans une sorte de dialectique maître-esclave, il en devient l'obligé. Cette intuition eckhartienne, est developpée par Nicolas de Cues dans son De icona appelé aussi Tableau ou la vision de Dieu (1453), ou le portrait de l'omnivoyant devient le regard de Dieu qui nous laisse penser que nous sommes vus d'une façon unique et privilégiée. En même temps, sans notre regard, la vision divine ne saurait être reconnue. Comme dans la Docte

24 Marsile Ficin cité par Hélène Védrine dans son article de L'Encyclopédia Universalis microcosme-macrocosme (numérique).

ignorance, le Cusain emploie une très subtile dialectique du fini et de l'infini, qui tout en limitant la raison, fait signe vers des profondeurs insoupçonnées de l'âme. Marsile Ficin entend, lui aussi, s'ouvrir à des possibilités spirituelles qui outrepassent les limites accordées par la raison mais aussi par la grâce ; l'âme devient une force active : « Puissance vraiment merveilleuse qui rend l'infini un et un l'infini. Elle n'a pour ainsi dire pas de degré propre dans la nature, en tant qu'elle pénètre tous les degrés du haut en bas. Elle n'a pas de place particulière, en tant qu'elle ne se fixe nulle part. Elle n'a pour ainsi dire pas de pouvoir fixe et déterminé en tant que son opération s'exerce également en tout. Ce qui me paraît encore montrer par-dessus tout la puissance, en quelque sorte sans bornes, de l'intelligence, c'est qu'elle découvre l'infinité elle-même, définit son essence et sa qualité » (Théologie platonicienne, VIII, 16)24. Le type de liberté que l'on peut associer à l'infinité de l'âme, correspond à la vision antique pour laquelle être libre revient surtout à la capacité exercer l'»homme intérieur». Dans la vision rationaliste moderne, inaugurée déjà avec Descartes («je n'opine que d'après moi «), c'est la capacité à faire des choix qui va s'affirmer comme dans la marque essentielle de la liberté, exprimée finalement dans le paradoxe sartrien où nous sommes

condamnés à être libres.

Ficin annonce ici le De Digitate de Jean Pic de la Mirandole, où le potentiel humain s'affirme comme dépendant d'une décision et d'une volonté lui appartenant en propre ; la crainte cède le pas à l'amour.

C'est l'amour qui est ce lien de l'Intelligence avec elle-même et au delà vers l'Un ineffable. Nous allons voir prochainement, l'importance de l'Eros philosophique dans l'oeuvre des philosophes de la Renaissance ; comme expression de l'infini et aussi comme marque de la liberté dans la perspective néo-platonicienne. Mais pour l'heure, et afin de clore notre réflexion sur la magie de la Renaissance, il convient aussi d'aborder son aspect surnaturel. Si Porphyre dans sa Vie de Plotin, nous dit que celui-ci a été maintenu dans la voie droite grâce aux dieux, Pic de la Mirandole, lui, souhaite prendre l'initiative et « contacter » les intelligences spirituelles angéliques. En effet, dans le domaine de la magie, Pic ne semble pas s'être satisfait seulement de la philosophie et de la magie naturelle partagée avec Ficin. Il ne souhaite manifestement pas resté cantonné dans le domaine du relatif, où les sympathies côtoient les désaccords, où les succès ne peuvent être que temporels et matériels, quoique subtils et gratifiants. Le comte de la Mirandole, fort déjà des principales réussite qu'un homme peut espérer, d'une capacité d'apprentissage légendaire, s'élance dans une quête de

25 Giordano Bruno et la tradition hermétique op cit p 118

26 Mémoire sur les sciences occultes trad G.Platon edit Leymarie Paris 1912.

l'absolu dont il entrevoit la possibilité par l'entremise de l'étude de la Kabbale. Selon Hélène Védrine, c'est un certain Flavius Mithridate qui l'enseigne dans cet ésotérisme de la tradition juive. La Kabbale, telle qu'elle s'est développée en Espagne et en Provence à l'époque médiévale, représente essentiellement l'arbre de la manifestation des énergies divines, les Sephiroth, au nombre de dix, de l'ineffable Aïn soph jusqu'à Malkuth, le plan dense de la réalité matérielle. Comme dans les anciens textes Égyptiens, le Verbe est créateur, c'est en connaissant le nom que l'on saisit l'essence d'une chose et que l'on peut agir sur elle. L'architecture divine de la Création devient intelligible grâce au langage sacré, ce qui correspond d'une façon générale, à la théurgie chez certains néo-platoniciens tels Jamblique et Proclos. Ontologiquement, le mot est la chose et ne sert pas seulement à la désigner : « Pour le Kabbaliste, l'alphabet hébreu contient le Nom, ou les Noms de Dieu ; il reflète la nature spirituelle fondamentale du monde et le langage créateur de Dieu »25. A l'inverse, la magie naturelle reste un savoir faire « mondain », un accord passé avec le spiritus mundi, voire avec le diable, comme en témoigne l'imaginaire et l'inconscient dont la littérature a pu se faire l'écho ;( il est à noter que, dans le Mémoire sur les sciences occultes26 de Schopenhauer, c'est la Volonté « diabolique » qui

27 Pic de la Mirandole Thèse 5 condamnée :Hélène Védrine Philosophie et Magie à la Renaissance p 30

28 Giuseppe Tognon Préface Oeuvres philosophiques Jean Pic de la Mirandole, Paris PUF 1993.

est la véritable « jeteuse de sorts » et qui seule explique l'efficacité du rituel). Incontestablement, le but ultime du jeune comte de la Mirandole est beaucoup plus spirituel car selon lui, c'est justement la Kabbale qui, ironie du sort, peut véritablement expliquer le mystère Christique : « Il n'y a pas de science qui prouve plus la divinité du christ que la magie et la Kabbale »27. En revanche, Pic montre toute l'étendue et la subtilité de ses analyses lorsqu'il affirme que la « réciproque » n'est pas vraie : les miracles du Christ ne sont pas imputables à la magie mais sont d'une autre nature, purement divine. La magie pichienne pourrait être un art spirituel de la métamorphose, où l'homme tend à s'élever jusqu'à la nature angélique : « l'homme conscient, le philosophe se voit proposer la possibilité de devenir l'ange servant d'oeil à ce Dieu qui, malgré sa grandeur, ne contemple pas directement les choses crées, exactement comme l'ange n'a pas appris à regarder directement Dieu »28. Le commentateur nous rappelle, à sa façon, que la thématique du Tableau de Dieu, se retrouve chez le jeune comte : l'omniscience divine réclame la vision de l'homme ; Dieu demande à l'homme sa participation toute spéciale, ce qui constituera vraiment le sujet du fameux Discours Sur la dignité de l'homme (1486). L'homme crée à l'image de Dieu n'est

cependant pas dans une relation serve par rapport à l'ordre divin et cosmique ; il se trouve au contraire placé devant la tâche de se façonner lui-même selon sa puissance et sa liberté. Il est assez courant, du point de vue de l'histoire des idées, de considérer le Discours de Jean Pic comme emblématique de l'humanisme de la Renaissance, d'y voir une anticipation de la mentalité moderne et même un pré-existentialisme. Si l'essence de l'homme ne semble pas pré-définie, cela ne signifie pas pour autant le caractère précaire et aléatoire de son être. Se définir ne veut surtout pas dire que nous sommes condamnés à agir parce que Dieu n'est plus, mais bien au contraire, c'est la générosité divine qui nous convie à cette aventure. Nous allons reprendre cela plus loin, lorsque sera abordé précisément la question de la naissance du sujet et de la liberté.

En réfléchissant sur la magie et l'hermétisme de l'époque, il appert que les principaux penseurs concernés, ont oeuvré à l'intérieur de cette épistémé tout en conservant la priorité à l'élaboration de leur propre philosophie. En aucun cas, ils ne pourraient être réduits à de simples commentateurs d'auteurs anciens et si Giordano Bruno s'autorise d'une mythique religion égyptienne primordiale, ça n'est que pour mieux développer son propre système. Il n'est pas un « adepte », tenu à garder l'anonymat et à s'effacer devant la tradition. Au contraire, il y a chez nos

auteurs une passion qui en fait aussi des artistes et des aventuriers, des esprits indépendants et libres. Pourrait-on envisager un genre de filiation entre nos philosophes et les poètes de l'amour courtois, ainsi qu'avec la chevalerie mystique des fidèles d'Amour ? Que dire de cet amour dantesque, salvateur mais qui laisse confondu : « Ici, la force manque à ma haute imagination ; mais déjà mon désir et ma volonté, comme une roue qui est mue également, étaient tournés ailleurs, par l'amour qui meut le Soleil et les autres étoiles »29. Il est présent, il accompagne fidèlement le mythe hellénique fondateur. Notre réflexion est appelée à nouveau à regarder vers les origines .

II,2.L'Eros philosophique :

Présentation générale

Ainsi, avant d'être une notion humaine et psychologique, Eros est une divinité primordiale qui occupe une place majeure dans les cosmogonies d'inspiration orphique. Dans cette ancienne philosophie

29 Dante La Divine Comédie trad A.Brizeux Paris Charpentier 1853, chant XXXIII, p 588.

30 Hésiode Théogonie trad Leconte de Lisle 1869 Paris Lemerre (Wikisource).

religieuse, il est un l'Oeuf primordial qui symbolise l'Etre et la Vie, à l'origine de toutes choses, une plénitude sans pareille et dont la fragmentation en de multiples unités et existences individuelles représentent la dégradation, la déchéance originelle. Nous avons précedemment évoqué la même tragédie au sujet de L'Apeiron d'Anaximandre. Dans les théogonies rhapsodiques, l'Eros primordial revêt les noms de Prôtogonos (Premier-Né) ou de Phanès,(Celui qui fait briller) et se charge de réparer le monde déchiré par la chute dans le devenir, de réconcilier les forces opposées dans la Querelle (Neikos) . Mais chez Hésiode, l'Eros archaïque n'a pas ce rôle salvateur, mais au contraire il provoque le devenir et la génération, il en est la force d'incitation « Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, [120] et puis Érôs, le plus beau d'entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l'intelligence et la sagesse dans leur poitrine »30 . Inséré dans la triade Chaos Terre et Amour, il apparaît comme une puissance capable de révéler, de mettre à jour ce qui restait en puissance chez les êtres : ainsi, il permet a Chaos et Gaïa

31 Frédérique Malaval Les figures d'Eros et de Thanatos L'harmattan Paris 2003.

d'engendrer ; de cette toute puissante passivité agissant comme un miroir des êtres, incitant ces forces premières à de venir ce qu'elles sont, il va prendre le sens d'une puissance créatrice dynamique autonome : « Dès lors la fonction d'Éros prend une nouvelle qualité. Il est acteur unitif dans cet espace inédit de l'individualité et des êtres sexuées différemment et, promoteur, à partir de deux, d'une union entraînant procréation d'un troisième être et ce indéfectiblement. Son statut s'est modifié de dieu primordial qui amène au jour ce qui était enfoui en une obscurité, qui porte à la vérité ; Éros est désormais le serviteur, l'assistant, le compagnon ou encore le fils d'Aphrodite »31. Par la suite va se dessiner plus clairement la figure du dieu dont l'aiguillon (et plus tard la flèche du Cupidon romain), nous pousse à entreprendre la quête de cet « obscur objet du désir ». C'est avec le Banquet de Platon, qu' Éros est vraiment pensé comme metaxu, intermédiaire : Il est dit fils de Pôros, richesse en tant qu'il est la puissance capable de fournir l'énergie nécessaire à la quête de l'objet d'amour, mais en même temps , il est aussi l'enfant de Pénia, pauvreté car il est révélateur d'un manque, d'un vide dont on ne sait s'il pourra être comblé. Éros est mortel et partage avec nous une nature insatisfaite ; mais divin aussi dans son aspiration à l'immortalité, laquelle est une tension libératrice et la

promesse d'une connaissance de nous-mêmes et de l'essence des choses. A l'instar des amis unis dans le partage du sumbolon, les êtres mythiques d' Aristophane aspirent à retrouver leur moitié. Le mythe est métaphore de la nostalgie du penseur platonicien dans cette vie : l'amour est le pont vers l'autre rive, celle où l'on aborde la réalité intelligible seule authentique. L'étymologie qui établit la correspondance entre voir, Idea, Eidos, cependant ne saurait nous tromper : la vision n'est pas immédiate ; c'est grâce à ce moteur irremplaçable qu'est l'amour de la vérité, au chemin qui se montre que la traversée peut s'effectuer. Le philosophe platonicien n'est pas le pur mystique, mais un penseur qui chemine sans s'épargner l'effort bénéfique de la dialectique, même si celle-ci débouche sur une aporie ; elle rend compte que, dans le domaine moral, les définitions ne peuvent atteindre à l'exactitude mathématique. L'aporie ne peut être considérée comme un échec que par ceux qui souhaitent, de toutes façons, le triomphe impératif de leurs points de vue, la sauvegarde à tout prix de leurs opinions préconçues. La dialectique, en éliminant progressivement le faux et l'incertain, ce qui relève du domaine de l'opinion, de l'habitude, de la foi exclusive apportée au témoignage des sens, permet à l'Idée de briller sans qu'il soit nécessaire d'en posséder l'exacte et rigoureuse définition verbale. L'Idée se situe au delà du langage, même si ce dernier en permet

32 Jean Festugière La Philosophie de l'amour de Marsile Ficinet son influence sur la littérature française au XVIème siècle Paris p 26 Vrin 1941.

l'approche ; le monde intelligible déborde son image, la réalité sensible. Le Banquet est certainement un drame initiatique ; on y traite du mystère central de l'existence, peut-être provoqué par le dieu lui-même et se produisant une fois, il est un événement inaugural pour toute la pensée antique. L'idée du cénacle privé, où le privilège est accordé à l'expérience dialogique permettant l'accès au monde Idéal, est le modèle que tente de faire revivre le platonicien de Florence. Marsile Ficin entend disserter sur le sujet du véritable amour, non pas de la volupté qui n'en constitue que la caricature. Jean Festugière nous présente Ficin comme le membre le plus éminent de ce cercle dont il nous dit par ailleurs : « C'était un joyeux cercle,« la Mammola », formé vers cette époque par de jeunes gens élégants qui voulaient chasser les soucis :. »32. Le philosophe- médecin rappelle à Laurent de Médicis que l'amant qui pâtit ne saurait être écarté de cette petite élite, car son amour l'élève déjà au dessus des préoccupations humaines ordinaires. Marsile Ficin saisit parfaitement le sens donné à la dialectique ascendante présentée dans le Banquet : c'est l'élan passionnel qui justement va permettre à l'aspirant de gravir les échelons et est-ce bien un hasard si la langue commune a adopter l'expression « transport amoureux » ? Déjà au commencement de sa vie intellectuelle, le florentin

33 Jean Festugière La Philosophie de l'amour de Marsile Ficinet son influence sur la littérature française au XVIème siècle Paris p 23 Vrin 1941.

affirme son adhésion à la conception platonicienne et cela restera valable tout au long de sa vie : « Dés mon jeune âge, nous dit ficin, je fus disciple de Platon »33. Le Théétète souligne que la principale question pour le philosophe, c'est l'homme, sa nature et sa destinée. C'est la théorie de l'âme qui intéresse prioritairement Ficin, celle que l'on trouve dans le Phédon, le Phèdre et bien sûr dans le Banquet dont l'auteur va faire le commentaire. Ce besoin d'infini, c'est avant tout dans l'âme que le philosophe a le sentiment de pouvoir le trouver en réalisant la montée vers les hauteurs du monde intelligible. Les convives, ainsi que le mentionne Alcibiade, sont pris du "délire philosophique", l'effet du discours semble nous conduire au delà de la raison, en direction de cet amour véritablement au coeur de l'existence humaine. Les protagonistes du Banquet vont donner une liste quasi exhaustive des figures d'Éros : le caractère vénérable de l'ancien dieu (Phèdre), la nature double d'Aphrodite, à la fois terrienne et céleste(Pausanias), le responsable de l'harmonie cosmique(Erixymaque), la recherche de la moitié perdue(Aristophane), les vertus et bienfaits de l'amour(Agathon) et puis, élément vraiment central du Banquet, Socrate intervient afin de relater le discours de Diotime. La prêtresse de Mantinée apparaît sous les traits de l'initiée aux mystères de l'Amour, qui sont aussi

34 bid p 32.

35 Ibid

ceux de l'ascension de l'âme. Ainsi, l'origine de notre amour pour la pensée rationnelle et la vérité, trouve son impulsion dans notre désir d'immortalité, lequel est l'indice du but à atteindre, la pure réalité Idéale. Le discours de l'initiatrice de Socrate est le moment clé du Banquet et fait apparaître une étroite association entre la beauté idéale et la vertu ; c'est là une caractéristique majeure de la pensée grecque adoptée par Ficin et son ami et disciple, Pic De la Mirandole : «Cette dialectique repose sur l'un des principes les plus intéressants de la philosophie platonicienne et de la pensée grecque tout entière : l'identification de beau et du bien (kaloskagatos). Beau et Bon34». Ils désignent en fait la même réalité prise sous deux angles différents: il existe une perfection intérieure, la bonté et une extérieure, qui en fin de compte fait signe vers la première «: la Beauté du corps n'est autre chose que splendeur en l'ornement des couleurs et lignes ; la Beauté de l'âme est une lueur en la consonance des sciences et coustumes»35. Cependant, et c'est là une précision capitale à apporter, le florentin n'est pas d'accord avec Aristote et Plotin, principalement, pour penser que la beauté pourrait être tout entière définie par un rapport de justesse dans les proportions et la symétrie : « Nous n'admettons pas ce point de vue parce que, une telle disposition des parties ne se rencontrant

que dans les corps composés, aucune chose simple ne saurait être belle. Or des couleurs pures, des lumières, un son unique, le flamboiement de l'or, le brillant de l'argent, la science, l'âme, qui sont autant de choses simples nous les qualifions de belles, et comme des choses véritablement belles, elles nous charment merveilleusement»36. Parce que pour Ficin, la beauté est d'essence divine , il se trouve que chose particulière peut-être dite belle de par la grâce qui l'habite et non sur la base d'un rapport convenable seulement ; ultimement, la définition exacte de la beauté nous échappe car elle n'est pas matérielle et pourtant, elle est l'objet de notre quête : «Mais l'Amour n'est jamais comblé par la vue ou l'étreinte d'un corps. Donc il ne brûle pas pour une nature corporelle, ce qu'il cherche c'est la beauté. Celle-ci ne saurait donc être une nature corporelle»37. Le platonisme renaissant est une théorie qui, contrairement à celle de son fondateur, fait la part belle à la poésie et à la pratique artistique et les fragments orphiques sont cités à de nombreuse reprise dans le De Amore : si l'art est l'ombre d'une réalité déjà seconde, il n'en reste pas moins qu'elle est l'indice avantageux de la réalité première car, de toute évidence elle souhaite s'en approcher au plus près. Il est à noter également (et le phénomène s'était déjà produit avec Plotin), les mathématiques sont absentes de l'oeuvre de Ficin ; les

36 Marsile Ficin Commentaire sur le Banquet de Platon,de l'Amour (1469), V,3 p 94, texte traduit ,présenté et annoté par Pierre Laurens, Les Belles Lettres Paris 2002.

37 Ibid p 96.

38 M.Ficin Commentaire sur le Banquet de Platon op cit VI,18 p 200.

interprètes de Platon ont-ils oeuvré à la la découverte d'un impensé chez leur auteur phare: l'importance capitale de l'art dans la révélation de la réalité intelligible ; il y a le Platon du Phèdre et du Banquet, qui révèle la valeur gnoséologique de l'»affectivité», l'éros comme tension indispensable vers ce qu'il y a à connaître de plus élevé, il y a celui de la République et des Lois qui chasse le poète au profit de la connaissance mathématique. Le commentaire de Ficin laisse à penser que la philosophie peut et doit se tenir en équilibre entre le furor poétique et la rigueur du discours rationnel, il y a là certainement une caractéristique essentielle de la philosophie de la Renaissance, qui se voulant héritière d'une longue chaîne sapientiale, se devait d'exploiter toutes les ressources de la discipline, ce qui constitue un immense potentiel:»..il doit y avoir au dessus de l'âme humaine une sagesse unique qui ne soit pas disséminée en divers systèmes, mais une sagesse unique dont la vérité unique produise notre vérité multiple»38. Ficin fait preuve d'une liberté profitable à la philosophie chrétienne de son temps, en permettant à l'eros platonicien de participer à l'édification du salut, à pénétrer dans le bagage culturel autant du gentilhomme que du clerc. Dans la discussion philosophique à proprement parler, le De Amore est une réinterprétation, libre mais pas

39 Ibid I,4 p14.

infidèle du Banquet, à la faveur du réexamen des relations entre beauté, amour et connaissance.

Amour, Beauté et connaissance;.

Il convient de préciser que Marsile Ficin dans son commentaire, met lui aussi l'accent sur le dialogue de Diotime avec Socrate ; l'expression utilisée, «mais revenons-en à Diotime» montre l'importance et la familiarité avec laquelle il va considérer son point de vue ; lequel, à la différence des autres, parvient à mettre en relation le statut d'Éros avec la quête philosophique et la marche ascendante vers une réalité suprême. Le dieu est fils de pauvreté, Pénia, car en lui-même il ne possède pas ce à quoi il aspire le plus, c'est à dire la vision de la Beauté:» Quand je dis Amour, comprenez désir de beauté: car telle est chez tous les philosophes la définition de l'amour»39. En tant qu'il est inspiré par cette réalité supérieure, il est capable de mobiliser toutes les ressources dont il est riche et de nous conduire au but recherché ;(nous n'entrevoyons que très partiellement notre destination et c'est bien là tout l'objet du Banquet que de le clarifier) ; C'est la part abondante de l'énergie amoureuse, qui en cela est enfant de Poros, la richesse. Dans la conclusion du De Amore de Guido Cavalcanti, dans le septième discours, les qualificatifs ambigus attribués à

40 Ibid IV,6 p 80.

l'Amour, à la fois prudent et audacieux, philosophe et sophiste, sage et ignorant peuvent s'appliquer parfaitement à Socrate, à la figure éternelle du philosophe. L'interprétation du discours de la prêtresse de Mantinée, avec lequel s'accorde Ficin en grande partie, c'est qu'en lui-même l'amour n'est rien : c'est parce que il est désir de la Beauté qu'il devient le medium indispensable en vue de la connaissance. Cependant, le point de vue de Ficin, à y regarder de plus près ne semble pas aussi tranché en ce qui concerne la fonction «messagère» d'Éros. L'amour, en accord avec l'Evangile, ne semble plus seulement un intermédiaire mais le but lui-même ou presque et devient en définitive supérieur à la connaissance:» En effet nul ne regagne le ciel s'il n'a plu d'abord au roi des cieux. Or ne lui plaisent que ceux qui l'aiment par dessus tout. C'est que le connaître véritablement est durant cette vie absolument impossible. En revanche, l'aimer, si faible que soit la connaissance que nous en avons, est possible et facile..Ceux qui le connaissent et l'aiment sont aimés de lui, non parcequ'ils connaissent, mais parcequ'ils aiment»40. Quelle type de connaissance acquérons-nous en plus de l'amour? Une connaissance, qui est celle de la réalité intelligible et qui est réaffirmée nettement ici: «Que les modèles de toutes les choses de ce genre, conçues dans cette

41 Ibid I,3 p 10.

intelligence supérieure grâce à l'influence de Dieu, soient les Idées nous n'en doutons pas»41. Cette réalité est à entendre ici, non pas comme les archétypes abstraits de la morale, mais il s'agit des Idées élaboratrices de la trame du monde comme dans la cosmologie du Timée. L'absolu platonicien se situe au sommet d'une pyramide formé par la rencontre du Beau, du Vrai, du Bien, autrement dit les vérités logiques, esthétiques et éthiques convergent vers la même réalité suprême; le modèle de Platon est essentiellemnt mathématique, car c'est là où la pensée abstaite peut se déployer librement, à la condition d'être cohérente avec elle-même: c'est une science analytique. Même si l'idée d'un Dieu aimant qui se penche vers sa création est absente de cette conception, la vision plotinienne tente de combler cette distance de l'Absolu avec le crée et envisage le multiple comme une émanation de L'Un. Dans son commentaire, Ficin n'insiste pas vraiment sur la notion d'une science comme condition d'accès à la vérité supérieure. Le cheminement auquel nous a conduit l'Amour est paradoxal: s'il nous donne la force d'une conviction intérieure imposante, sa destination reste incertaine. Le philosophe a recours à la «métaphore» de la rencontre amoureuse, relation effective des vrais amants terrestres afin d'illustrer la profondeur et la complexité de cette réalité intérieure. A ce

42 Ibid II,6 p 36.

43 Ibid V,3 p 92.

point de la quête, nous ne connaissons pas encore notre but : «C'est pourquoi les amants ignorent l'objet de leur désir ou de leur quête: ils ignorent ce qu'est Dieu lui-même, dont la saveur cachée a répandu dans ses oeuvres un peu de son parfum très doux..Mais l'éclair de la divinité brillant dans les êtres doués de beauté, telle une statue divine, contraint les amants au saisissement, au tremblement, à la vénération»42. L'appréciation de la beauté agit, en elle-même comme un appât, lequel précisément nous conduit philosophiquement à comprendre qu'en fait, la beauté est une, qu'elle émane d'une source unique et que les beautés particulières ne sont reconnaissables que grâce à leur caractéristique commune: la Beauté est incorporelle: «..il est nécessaire que la beauté soit une qualité commune à la vertu, à la figure, et aux sons..il s'ensuit que l'essence de la beaiuté ne peut être un corps, car une beauté qui serait corporelle ne conviendrait pas aux vertus de l'âme, lesquelles sont incorporelles»43. Le florentin veut insister sur le fait qu'à l'évidence la beauté ne saurait être une notion relative et changeante ; elle désigne autant les vertus de l'âme que les charmes physiques. Alors que les individus qui manifeste cette réalité idéale sont soumis aux changements, elle seule subsiste. La beauté ne réside pas dans le corps, une qualité matérielle ne pourrait atteindre des

44 Ibid p 94.

45 Ibid p 24 et notes p 262.

choses abstraites comme la vue et l'âme à laquelle elle transmet la qualité pure de beauté : « Ne peut plaire à l'âme que la beauté qu'elle est capable de saisir. Or cette beauté a beau être l'image d'un corps extérieur, en l'âme elle est incorporelle..Il s'ensuit que l'Amour s'attache à un objet incorporel et que la beauté elle-même est plutôt une image spirituelle de la chose qu'une réalité corporelle»44. Ainsi, si la vue d'un beau corps nous ravit, c'est en vérité l'Idée du Beau qui nous transporte et nous conduit vers une félicité qui s'entretient elle-même ; le monde étant fait par et pour l'amour, la beauté et la bonté. Ficin cite l'hymne d'Hierothée et de Denys l'aréopagite : «Amour est un cercle en perpétuel mouvement, cercle du Bien, partant du Bien et allant au Bien»45.

D'aucuns ont pu reprocher à Ficin de ne voir que le bien et l'enchantement partout. Fondamentalement, cette logique platonicienne où l'Archétype s'auto-contemple ad infinitum, présente, il convient de le signaler, un inconvénient majeur : il assimile l'autre au même, ainsi que l'a fait remarquer Emmanuel Lévinas, à l'époque contemporaine, notamment dans Totalité et Infini. Au delà de la simple négation de l'existence substantielle du mal, c'est aussi l'incapacité à prendre en compte la différence comme telle qui est affirmée ici.

Il nous a semblé indispensable de le mentionner avant de progresser plus avant dans cette ascension vers l'infini, exposée par le philosophe florentin de façon si enthousiaste.

Face à cette mystique de l'amour et de la beauté, quelle est le rôle joué par la raison? Certainment la raison permet à celui qui en fait bon usage, que l'organisation du monde révèle la présence de son auteur, et en ce sens, en accord avec ses prédécesseurs néo-platoniciens, la philosophie peut apparaître comme une propédeutique à toute mystique authentique. L'âme victime de la chute, dans son jeune âge, se consacre presqu'exclusivement au service du corps, mais heureusement, le développement de l'intelligence va nous réorienter positivement. C'est à partir de là que la véritable liberté humaine devient effective ; il n'est pas question ici de mettre l'accent sur notre capacité à choisir ou notre liberté d'indifférence: c'est notre capacité à réaliser notre vraie nature qui importe ici, voir le vrai autant qu'il nous est possible de le faire : «Il en résulte que l'éclat de ce visage divin brillant perpétuellement en elle ne se découvre point à elle avant que, le corps devenu adulte et la raison éveillée, elle contemple par la pensée le visage de Dieu reflété dans la machine du monde..et que cette contemplation l'amène à voir celui qui brille en son

propre sein»46. Notre liberté va se trouver dans la découverte de notre intériorité. Ceci dit, L'académicien de la villa Careggi, ne montre pas une attitude de pur rejet, sur le plan doctrinal, à l'égard de notre réalité matérielle, car il ne professe pas une gnose dualiste qui condamnerait par essence la matière ; mais le corps reste une réalité seconde et illusoire: « Mais notre âme, engendrée avec ce handicap d'être enveloppée par un corps terrestre incline au devoir de génération. Alourdie par cette inclination, elle néglige le trésor enfoui au plus profond d'elle-même»47. Le Commentaire du Banquet est avant tout l'affirmation de la possibilité d'une vie spirituelle pour l'âme habitée pleinement par Dieu. La vision du monde agit comme un miroir du divin en nous et, en ce sens sa réalité objective est inconnaissable : il y a de l'idéalisme dans cette théorie de la connaissance et de la représentation: «C'est pourquoi tout cet arrangement du monde visible n'est point vu tel qu'il existe dans la matière des corps, mais tel qu'il est dans la lumière infuse dans les yeux. Et comme dans cette lumière il est séparé de la matière, nécessairement il est dépourvu de corps»48.

L'agencement du monde se tient là devant pour l'âme, qui en même temps qu'elle s'élève, peut en comprendre la subtile hiérarchie. C'est ici, le

46 Ibid V,4 p 98.

47 Ibid V,4 p 98.

48 Ibid V,4 p 100.

49 Ibid V,4 p 100.

50 Ibid V,4 p 98.

commentaire du discours d'Agathon qui est le plus probant pour parler de l'harmonieuse structure essentielle du monde.

Ceci dit, la division que propose Ficin, n'est pas tant une différence de niveaux que d'aspects ; ce qui marque bien la différence d'avec le schéma aristotélicien en tranches nettement séparées et comme étrangères les unes aux autres, ignorées par un Dieu indifférent et par trop étranger. Dans la philosophie de Ficin, le monde tel qu'il nous apparaît est une icône du divin : «C'est ce qui fait que toute cette beauté du monde qui est le troisième visage de Dieu s'offre aux yeux incorporelle par le truchement de la lumière incorporelle du soleil »49. Il va exister un lien étroit entre cette représentation du monde et l'esthétique du penseur florentin car la Beauté et l'Amour pour elle, sont avant tout l'expression du rayonnement du monde intelligible : «Les Platoniciens appellent ces sortes de peintures dans les anges exemplaires et idées, dans les âmes raisons et notions, et dans la matière du monde formes et images. Elles sont claires dans le Monde, plus claires dans l'Âme, extrêmement claires dans l'esprit Angélique. Ainsi le visage unique de Dieu se reflète-t-il successivement dans les trois miroirs situés hiérarchiquement : l'Ange, l'Âme, le corps du Monde»50. Le reflet des Idées divines dans la matière du monde nous offre

la chance, en principe, de tous pouvoir contempler la beauté sans avoir besoin d'une formation préalable ni de fournir un effort intellectuel. Ainsi, l'homme ordinaire non philosophe perçoit directement la beauté et ne se demande pas pourquoi il trouve telle chose belle ; c'est un savoir inné, intuitif et inconscient capable de reconnaître si telle réalité physique et vivante, correspond bien au modèle divinement pensé pour elle : « Par suite si l'image d'un homme extérieur, reçue par les sens et passant en l'âme, ne répond pas à la figure de l'homme que l'âme porte en elle, elle déplaît immédiatement et est prise en haine pour sa laideur»51. L'esthétique de Ficin est exactement à l'image de sa théorie générale de la connaissance : le sujet pensant s'accorde à des vérités déjà présentes comme le philosophe s'insère dans la tradition éternelle de la pia philosophia. La connaissance se dévoile sous l'action d'une anamnèse ; c'est le modèle universel et c'est pourquoi Socrate le pratiquait avec tant de succès. Ainsi, la beauté est toujours déjà sue à défaut d'être tout de suite reconnue par une âme préoccupée par les affaires terrestres: « De là vient que certains, venant à nous croiser, nous plaisent ou nous déplaisent instantanément, sans que nous sachions la cause de ce sentiment, parce que l'âme, embarrassée par le service du corps, ne regarde nullement ces formes

51 Ibid p 102

52 Ibid

imprimées au fond d'elle-même»52. L'amour est ce que nous ressentons lorsque il existe un accord entre la chose réelle et son modèle idéal. Le néo-platonisme médicéen a donc interprété Platon dans un sens complètement favorable à la pratique artistique ; Le philosophe athénien était devenu «méfiant« par rapport à la beauté reproduite par l'artiste, car elle n'était plus que l'ombre de la copie. En revanche, pour l'Académicien de Florence, la beauté devient une épiphanie qui veut se manifester dans le sensible par la main de l'artiste. Alors que la beauté est absente des transcendantaux de la scolastique,(pas dans l'ensemble de la pensée médiévale) ici, se fait sentir l'influence de la pensée byzantine où la peinture d'icône est sacrée, révélation de la splendeur de la face de Dieu.

S'il existe bien un lien logique entre l'amour qui est désir de beauté, et connaissance, puisqu'elle est reflet de l'Idée, Amour de par sa nature reste assez insaisissable et Ficin expose les deux points de vue présents dans le Banquet : un Dieu qui a la première place, auto-suffisant et le démon qui est tension vers. Ainsi nous trouvons l'amour à l'origine et à la fin, l'être qui ne saurait être désiré que pour lui-même : «De là vient qu'amour, qui exerce sa puissance sur tous les êtres ne la subit d'aucun. Sa liberté est si grande que les autres sentiments ou talents ou opérations de

53 Ibid p 114.

l'âme souhaitent gébéralement une récompense différente d'eux, tandis que l'amour trouve en lui-même une récompense suffisante, comme si nulle autre récompense que l'amour n'était digne de l'amour»53. Ficin reprend ainsi la déclaration évangélique dont le massage unique constitue comme un aboutissement de l'histoire et de la pensée humaine, toujours dans la perspective de la «chaîne d'or» avancée par le philosophe. Ceci dit, comme le faisait remarquer Socrate, tout ceci est fort bien, c'est un résultat mais qui ne nous apprend pas encore la nature profonde de l'Amour. C'est dans la révélation de Diotime à Socrate que la puissance animatrice et irrésistible du Dieu se révèle pleinement. Dans un premier temps, la vitalité d'Éros se signale par sa capacité à pousser les êtres vers la génération de nouveaux corps, et ensuite, émerge la possibilité de former de beaux discours, d'entrer en philosophie et en quête du divin. L'Eros est riche de sa capacité à convertir l'âme en faveur du rayon divin ; de la sorte, elle est appelée Vénus céleste. Ce type d'amour est également marqué par le manque et l'abondance car il est désir de l'objet divin qui le surplombe. La Vénus supérieure ou partie ascendante de l'âme, est tournée vers le monde des Idées alors que la Vénus inférieure se charge de réaliser les formes correspondantes dans la matière du monde : «La Vénus céleste

53 Ibid VI,7 p 146.

54 Ibid VII,16 p 248.

s'efforce par son intelligence de façonner en elle-même avec la plus grande fidélité la beauté des choses divines. La vulgaire grâce à la fertilité des divines semences, tend à enfanter dans la matière du monde la beauté qu'elle a conçue en elle grâce à Dieu.53»Le chemin de la liberté correspond à se tourner vers l'ascension, en réponse à cette part d'infini en l'âme ; c'est une réunification qui se fait à l'image de l'Un et qui est Dieu au delà de l'être. C'est le délire amoureux qui rend possible les inspirations poétiques, mystiques et prophétiques, il est en fait présent partout où se manifestent les dons de l'esprit.

Ainsi, plus modestement en apparence, car réclamant davantage d'abnégation, mais pour une cause non moins essentielle, Socrate se fait aussi, par amour, l'éducateur de la jeunesse : « C'est ainsi que le jeune Phédon se prostituait dans une maison publique : il l'arracha à cette condition malheureuse et fit de lui un philosophe. Platon s'adonnait à la poésie : il l'obligea à jeter au feu ses tragédies pour se consacrer à des études bien plus précieuses...Charmide grâce à lui devint sérieux et chaste et Théagès un citoyen juste et courageux.»54 Tous les discours élaborés à propos d'Amour nous ramènent à lui, l'energie qui, tel un mystérieux étranger, dérangeant mais porteur d'augures favorables ; la beauté de

l'univers nous est rendue : « Une longue habitude amoindrit l'admiration. Si tes parents t'avaient élevé depuis ton jeune âge dans une maison fermée de tous côtés, de sorte que tu n'aurais pas vu cette admirable beauté de l'univers avant la trentième année et si, ouvrant alors la maison, ils te l'avaient montrée tout à coup, tu aurais sans doute admiré ce nouveau spectyacle à tel point que indécis auparavant, tu n'aurais jamais pu douter désormais que toutes choses sont crées et gouvernées par la providence d'un unique et très habile ouvrier.»55 L'Amour est donc le principal éveilleur sans lequel il ne nous est pas vraiment possible d'apprécier et de comprendre la vie, car dans ce cas justement, l'un ne va pas sans l'autre. L'Amour est au début, au milieu et à la fin de la connaissance métaphysique. Le Commentaire du Banquet, nous apprend que la philosophie ne saurait être seulement l'aptitude à élaborer de façon rationnelle un système cohérent, mais expérience intérieure rendue imagée grâce à la métaphore de l'ascension amoureuse.

La métaphysique de la lumière

Si l'Amour divin est au début, au milieu et à la fin de la quête philosophique, il est en quelque sorte l'energie qui traverse toute la

55 Marsile Ficin Theologie platonicienne II,12 p 124 cité par Jacques Darriulat Introduction à la Philosophie esthétique Renaissance M.Ficin (version numérique, 29/10/2007).

56 Marsile Ficin Quid sit lumen 1476 ,p 18 trad Bertrand Schefer Paris Allia 2009.

57 Ibid p 19.

création depuis ses plus infimes manifestations jusqu'aux hauteurs angéliques, la lumière va symboliser l'aspect intelligible de la connaissance : «J'aime avant tout la lumière, par la grâce de laquelle toutes les autres choses me deviennent aimables»56. C'est bien la lumière qui rend visible les êtres et les choses et qui éclaire l'intellect mens. Ficin s'appuie sur la théorie aristotélicienne pour laquelle la connaissance sensorielle s'effectue dans un milieu de propagation de la sensation. Ainsi, à l'ouïe correspond l'élément air et les sons sont véhiculés grâce à son intermédiaire. De même, au goût correspond l'élément liquide et au toucher la terre : «Ne cherche pas dit le toucher à tirer de moi ce que je ne puis te donner : je ne suis que corporel, et je t'instruis du corporel. Cherche plus haut la lumière»57. Ce sont les yeux qui perçoivent la lumière physique mais laquelle trouve véritablement son explication par la lumière intellectuelle don't elle n'est que le reflet. La lumière en elle-même n'est pas visible mais rend toute chose visible, et la lumière physique devient ainsi la métaphore idéale de l'esprit divin insaisissable en lui-même mais par qui toutes les choses deviennent intelligibles : «Dieu est de toute évidence, comme le montre l'intellect qui est son rayon, une lumière invisible, l'infinie vérité, la cause de chaque vérité et detoutes choses, dont

58 Ibid p 22.

59 Ibid p 25.

la splendeur, ou plutôt l'ombre est cette lumière visible et finie cause des choses visibles»58. Ce petit traité sur le thème de la lumière nous apprend que, Ficin à l'instar de Platon, distingue deux ordres de la réalité qui ne sont pas dans une relation de causalité mais plutôt «participative» ; c'est la méthode analogique qui va permettre de passer d'un plan à l'autre et de lire la hiérarchie universelle. La lumière constitue ce lien et véritablement ce qui éclaire à la fois le sensible et l'intelligible. Il ,apparaît ainsi pour la raison , que c'est du côté de la lumière et de son origine qu'il faut chercher : « Apprends maintenant ceci : toi, la raison, tu es une lumière en quelque sorte rationnelle et une raison lumineuse, puisque c'est en raisonnant que tu cherches si avidemment la raison de la lumière comme ton origine même. Mais veux-tu chercher plus convenablement la raison de la lumière? Cherche la dans la lumière de toute raison : c'est là qu'est la raison de la lumière et de tous les êtres,..59» La philosophie ficinienne conduit véritablement à un expérience de l'illumination sans laquelle la création reste enténêbrée ; elle est la récompense de la vie intellectuelle qui par ailleurs est marquée par la mélancolie, comme l'atteste Les trois livres de la vie (1489). L'intellect du penseur se trouve sous l'influence magnifiante du rayon divin et comme tel il se sent capable d'aller au delà

d'une théorie «scientifique» ; il accède par la métaphore et la poésie au secret de la création divine. On pourrait arguer qu'il s'agit alors d'une pure fantaisie qui ne nous parle pas de ce qui est. Au contraire, Ficin refuse en quelque sorte d'avancer une description scientifique obsolète et va ainsi permettre par là les investigations scientifiques qui vont suivre ; il affiche clairement son dédain pour le description mathématique : «mon intention n'a pas été d'exposer avec soin les questions plus minutieuses qu'abordent les mathématiciens au sujet du Soleil ou de la lumière, les quelles souvent ne sont point tant utiles qu'assurément compliquées»60. Son héliocentrisme est purement symbolique de même que sa théorie au sujet de la nature lumineuse. Sa pensée semble véritablement animée par la certitude intérieure que sa spéculation illuminée par la foi peut devancer et surpasser toute autre méthode : «Marsile ficin nous l'avons vu, revendique ouvertement ce refus. Il n'est pas un physicien, ses écrits ne sont pas des écrits de philosophie naturelle. Or dans ce contexte qui tourne délibérement le dos à une explication scientifique, elle est une lecture métaphorique.»61. Cette lumière, qui est comparé au soleil orphique, agit comme un miroir pour elle-même, comme si elle voulait ramener la

60 De luce, dédicace cité par Jean Robert Armogathe, Métaphysique de la Lumière p 8 trad Julie Reynaud et Sebastien Galland, edit Lact Mem2008.

61 Jean Robert Armogathe, La lumière comme métaphore épistémique, Métaphysique de la lumière,trad Julie Reynaud et Sebastien Galland, p 9, edit Lact Mem 2008.

62 Métaphysique de la lumière op cit , p 69.

manifestation en son sein et être toujours informée de sa création. La philosophie mystique de ficin, utilise avan tageusement la métaphore de la lumière afin de montrer que le multiple ne se saisit pas de lui-même mais devient en quelque sorte une réfraction de la lumière elle -même : «En vérité si la lumière est très simple et comme l'on dit unicolore, comment donc sera-t-elle multiple et omnicolore? Sans doute pour cette raison qu'elle est très simple et que, dans son genre elle est la première et la plus commune de toutes choses...Et la multitude des formes qui, dans les objets formés dans leur lieu d'origine, amène composition et diversité, exprime dans le principe formateur même une richesse remarquable, l'unité et pour ainsi dire, la force exceptionnelle de sa vertu»62. Ainsi, la création dans sa diversité n'affiche pas un manque par dégradation du Principe, mais constitue bien plutôt une révélation de sa grandeur. On devine ici l'influence biblique et chrétienne où le monde n'est pas dévalorisé, étant pleinement l'expression de la gloire divine, mais c'est par l'élaboration d'une pure métaphysique qu'il entend lui donner une portée vraiment universelle. La diffusion de la lumière éternelle ne s'opère pas en sens unique mais la montée de l'âme vers elle est en même temps une descente de l'ange. C'est ce qui permet à Cynthia Fleury, dans son essai La lumière

Ficinienne est-elle orientale?63, d'oser la comparaison avec le mystique perse Sohravardî (1155-1191), considéré comme un platonicien. Ici, l'homme entretient une relation amoureuse avec son Double lumineux et permet l'interprétation de la sourate coranique 24:35 : «La lumière monte vers la lumière, et la lumière descend sur la lumière, et c'est lumière sur lumière». La métaphore lumineuse qui permet ainsi justement de rendre visible et lisible le manifesté, ne peut le faire que grâce au retour sur soi de l'âme, qui de la sorte, se «crée» elle-même, est auto-constituante au sens déjà énoncé par Proclus qui nous dit dans ses Eléments de Theologie que, c'est à la faveur de sa réalité substantielle que l'âme «a le pouvoir de convertir vers soi-même son agir» . De même chez Ficin : «Si elle se replie sur elle-même par l'opération, elle se replie aussi par son essence. L'essence de l'âme revient donc sur elle-même (essentia animae in se convertitur). Or là où il y a retour, il y a aussi départ et réciproquement. Donc l'âme qui se tourne vers elle-même existe par soi.»64. La philosophie de l'âme de Ficin, exprime la recherche de la liberté de l'homme, qui en Dieu et son ascension, trouve un sens plein à son existence dans l'exercice de ses plus hautes facultés. C'est peut-être la dernière fois que la

63 Cynthia Fleury , la lumière ficinienne est-elle orientale? Marsile Ficin les platonismes à la Renaissance Paris Vrin 2001.

64 Marsile Ficin Theologie platonicienne,IX,1,t II, p 8 cité par Bernard Schefer, Marsile Ficin les platonismes à la Renaissance Paris Vrin 2001.

65 Thierry Bernard,Les vicissitudes de l'âme, de Ficin à Bruno,Marsile Ficin les platonismes à la Renaissance, op cit p 29.

philosophie occidentale connaît une pensée aussi centrée sur la grandeur de l'âme. Pourtant, un siècle plus tard, dans un contexte «scientifique» et politique tout différent, la pensée de Giordano Bruno, reprend cette thématique de l'eros philosophique et de la puissance de l'âme humaine : «ce dernier a transformé la pensée de son prédécesseur tout en assurant ainsi la pérénnité de celle-ci. Bruno s'est engagé dans un débat avec Ficin qui peut sembler avoir produit une opposition voire un clivage mais qui reste commandé par la volonté de sauvegarder, de transmettre l'essentiel de son intuition néo-platonicienne»65. C'est dans un monde qui n'est plus géocentrée et infini, que Bruno poursuit sa spéculation sur l'âme, et cette métamorphose du monde, ne lui en est que plus profitable. Nous l' avons déjà souligné , la pensée de Bruno se veut une rédécouverte de la plus ancienne vérité. Univers infini et vicissitudes de l'âme se conjuguent très bien et se passent de messie et de révélation ; il doit assurémént exister une religion naturelle et une philosophie éternelle. Cependant, si Bruno retrouve l'importance de l'âme, il n'en reste pas moins que, dans sa conception, son statut est très différent. Chez Ficin, resté finalement dans le cadre de l'orthodoxie chrétienne, l'âme n'a pas beaucoup d'alternative face au salut ; au contraire, pour Bruno, les renaissance successives vont

66 Ibid p 38.

permettre à l'âme de parvenir au terme de son Odyssée : «Bruno au contraire tout en proposant la vision la plus moderne de son temps, a l'audace de renouer avec les croyances antiques. Il critique les thèses ficiniennes et admet la métempsychose moyennant certaines réserves : une âme humaine retrouve toujours un corps humain..Cette réserve est éclairante : la migration des âmes a un sens en tant que condition d'un progrès, celui de l'acheminement vers la divinité»66.

En effet, dans le contexte d'un mariage entre platonisme et catholicisme, Ficin se trouve dans l'embarras pour traiter des questions qui peuvent sembler anodines mais qui sont en fait épineuses en ce qui concerne le statut de l'âme : que deviennent les âmes innocentes des enfants et des idiots? Et plus grave ; l'âme en puissance à l'image de Dieu, peut-elle vraiment être damnée éternellement? Giordano Bruno, en particulier dans Des fureurs héroïques publié à Londres en 1585, reprend le thème glorieux de l'eros philosophique et de l'ascension, mais de toute évidence, il veut montrer que la plénitude de l'âme humaine ne peut se déployer que au sein d'un univers éternel, infini et immuable, véritable expression de la divinité en tant que telle. Dieu ne juge pas les êtres crées depuis la hauteur de sa chaire, mais son appréciation est rendue dans l'immanence de sa présence

vivante au sein de l'univers avec lequel il fait corps : « un univers, donc, sans hiérarchie, animé par l'âme universelle, pénétré d'une manière homogène par une divinité intérieure à l'univers et accessible en lui sans aliénation»67.

Unité et équivocité de l'âme dans les Fureurs héroïques .

Dans L'expulsion de la bête triomphante(1584), on comprend que le problème des querelles catholiques et calvinistes sont dues à la doctrine chrétienne, qui déforme le véritable univers connu déjà en partie par les Anciens ; vision du monde dont la splendeur amoindrie, conduit l'âme à la désorientation et à sa propre perte :»Par son titre même le Spaccio suggérait l'inversion des attentes de la théologie chrétienne de l'histoire : la bête historiquement triomphante n'était pas l'Antéchrist, qui devait être vaincu et expulsé par le christ lors de son second avénement (Apoc.19,20), mais le christianisme historique lui-même comme erreur-imposture-vice (subversion des valeurs authentiques) triomphant au cours de la période historique qui arrivait à son terme..»68. Il ne s'agit pas néanmoins pour Bruno, d'abolir purement et simplement la religion qui

67 Miguel Angel Granada, Introduction à Des Fureurs héroïques, Giordano Bruno Oeuvres complètes T VII Les Belles Lettres 2008.

68 Ibid, LI

69 Ibid, LIII

conserve une utilité sociale, en tant qu'elle représente pour le peuple l'occasion d'une amélioration morale : En somme : pour l'instant-pense Bruno-il n'y a pas d'autre religion ( et la religion est nécessaire tant qu'il y a du peuple) que la chrétienne, et le vulgaire paraît disposé à continuer de s'y alimenter imaginairement. C'est pourquoi on ne peut pas-c'est une question pratique ou pragmatique se passer de la religion chrétienne : «parce qu'en ce temple céleste, auprès de cet autel dont il est le desservant, il n'y a pas d'autre prêtre que lui (le Centaure-Christ)...Et comme l'autel, le sanctuaire, l'oratoire sont très nécessaires et qu'ils seraient vains sans leur minisytre, que Chiron vive donc ici, qu'il reste ici et qu'il demeure éternellement ici, si le destin n'en dispose pas autrement»69. Bruno acquièsce donc face à cet état de fait, tout en souhaitant la venue d'une nouvelle religion. Mais le plus grave, c'est qu'elle barre la route aux gens qui pourraient prétendre à retrouver le chemin de la vraie philosophie, laquelle permet à la raison de se magnifier et de contempler l'infini divin dans la nature même. C'est cette ouverture vers l'infini qui rend possible la liberté de penser ; loin d'être soumis aux vicissitudes, la figure du Labeur, représente pour l'homme sa véritable fonction prométhéenne, créateur de lui-même et du monde qui l'entoure. La divine contemplation n'est pas une

attitude passive mais c'est un acte héroïque du Furioso qui vient bouleverser une «léthargie» mortelle : «Ainsi au lieu d'exprimer la souffrance de l'incomplétude à soi, le désir désigne la dépossession constituve- et donc positive- de l'être. En effet , plutôt que le signe d'une quête inavouée de la transcendance que définit la plénitude infinie de l'Un, la connaissance par l'amour traduit l'inscription directe du savoir, sous l'empreinte du désir, dans le sujet : l'unité vivante que nous essayons de saisir est en nous ; elle nous est constitutive en même temps qu'elle nous fuit»70. Dès les premières pages Des Fureurs héroïques, Bruno signale son rattachement à la tradition platonicienne de l'amour spirituel, de loin préférable au vulgaire. Il fait référence également à l'ésotérisme de l'Ecriture : «ainsi..avais-je d'abord pensé donner à ce livre un titre semblable à celui du livre de Salomon71, lequel, sous l'écorce d'amours et d'affections ordinaires, enferme pareillement de divines et héroïques fureurs, ainsi que l'interprêtent des docteurs mystiques et kabbalistes ; je voulais, pour tout dire l'appeler Cantique72. Mais Bruno y renonce car il sait qu'il sera incompris : d'abord les docteurs de L'eglise n'acceptent plus l'interprétation allégorique des Ecritures faites par des penseurs

70 Julie Rebecca Poulain Giordano Bruno, une éthique de l'infini

Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 59, No. 2 (1997), pp. 305-32 Librairie Drosz 2011.

71 Le Cantique des cantiques, livre biblique attribué à Salomon

72 Giordano Bruno Des Fureurs heroïques op cit , argument p 12.

indépendants, et le peuple de son côté n'a pas accès à un tel entendement. La philosophie de Bruno fait appel à une compréhension aperçue à l'oeil non averti. Elle se fonde en effet sur une tension des contraires : «en outre toutes les choses sont faites de contraires ; et, de cette composition qui est au sein des choses, il résulte que les affections qui nous y attachent ne nous conduisent jamais à aucune déléctation qui ne soit mélée de quelque amertume»73. La roue de la vie et ses métamorphoses s'accompagne de contradictions apparentes, et l'amour est suivi de la jalousie qui finit par le tuer. C'est pourquoi le Furieux commence sa «carrière» à l'opposé de la sagesse, car il ne saurait être satisfait d'une léthargique ignorance : « De là vient que l'amour héroïque est un tourment, parcequ'il ne jouit pas du présent, comme l'amour bestial, mais du futur et de l'absent ; et le contraire éveille en lui ambition, émulation, soupçon et crainte»74. La passion de la connaissance éveille en l'âme une ardeur peu commune toute différente de la tempérance désabusée du sage traditionnel : «Ainsi pour le sage toute chose changeante est comme si elle n'était pas, et il affirme qu'elle n'est que vanité et néant, car entre le temps et l'éternité il y a même proportion qu'entre le point et la ligne»75. Le Furieux, au contraire, est une contradiction vivante capable de se sublimer ; il unit la vie et la mort en

73 Ibid , Second dialogue p 96, première partie.

74 Ibid p 98.

75 Ibid p 100, Deuxième dialogue,première partie.

76 Ibid p 110.

77 Ibid p 128, Troisième dialogue,première partie.

tant qu'il meurt à lui-même dans l'objet sublime qu'il poursuit, et vit par sa «grâce». La passion du furieux, bien que douloureuse, ne saurait être abandonnée avant qu'elle ne le conduise à terme ; elle est le ferment d'une vie plus haute et plus belle, et comme le noble amant, il devient amoureux de l'amour même : «Jamais je ne me plaindrai d' Amour, moi qui sans lui refuse d'être heureux»76. Mais il s'agit bien sûr d'un type d'amour supérieur, celui que les platoniciens éprouvent pour les choses intelligibles et non de celui qui, en fin de compte ne vise qu'à la reproduction de l'espèce. L'ardeur du furieux est une chose équivoque en ce sens qu'elle nous prive momentanément de la liberté en vue d'un bien plus grand. L'amour divin est aiguillonné par les beaux corps comme expression des idées divines dans le sensible, ce qui crée dans le penseur passionné une tendance à un attachement d'autant plus vif, par lequel il est en tourment mais préférable à la tiédeur qui serait une disparition de l'amour : «L'affinité de cette harmonie avec l'esprit est sensible aux sens les plus aigus et pénétrants, d'où il résulte que ceux qui en sont doués, plus facilement et plus intensément s'éprennent d'amour ; et de même plus facilement se déprennent et plus intensément s'irritent ; ..»77. Le furieux souffre car son amour ne peut se contenter des ombres de la divinité et pourtant ne peut

78 Ibid p 136, Troisième dialogue

renoncer à son amour qui est sa raison de vivre ; il doit passer par une profonde transformation, une divine métamorphose, sans laquelle il resterait séparé de l'objet de sa quête. Il doit aller au delà même de la découverte et de la satisfaction intellectuelle et devenir ce à quoi même il aspire : «En cet état, l'esprit vient à perdre l'amour et affection de toute autre chose tant sensible qu'intelligible, il devient lui-même lumière, et par conséquent se transforme en un dieu : car la divinité il la contracte en lui-étant lui-même en Dieu, en raison de l'effort par lequel il pénêtre (autant qu'il se peut) la divinité ; ..»78. Le furieux est appelé à un dépassement de sa condition humaine en finissant par coïncider avec le divin qu'il poursuit ; c'est un changement intégral qui s'opére, au coeur même de son être, comme l'alchimiste est devenu l'»or» même qu'il convoitait. Partant, il nous faut comprendre que la quête fait corps avec son objet, que le divin est «toujours déjà» présent en nous, mieux que nous sommes en lui et Tansillo précise à Cicada que c'est en fait le corps qui est dans l'âme et l'esprit en Dieu comme le disait Plotin. C'est dans le fait de chercher que se trouve la réponse, car la quête de Dieu est celle de l'infini et ne saurait avoir de fin et l'intellect ne peut le concevoir entièrement. Le caractère non définitif de le recherche de l'absolu, implique que le Furieux parvienne à

79 Ibid p 150.

concevoir un mouvement universel, appelé roue de la métamorphose ; celle-ci représente la descente et la montée des âmes, leur métempsychose, dans un ordre qui semble nécessaire mais qui reste mystérieux et la raison n'épuise pas complétement ce phénomène car il n'existe pas, comme dans les religions orientales, de sortie définitive de ce cycle de réincarnations. Le libre arbitre paraît ce confondre dans cette rotation universelle, liberté et nécessité se rejoignant dans l'infini divin : «Necessité, destin, nature, conseil, volonté, tout cela revient au même, dans les choses ordonnées sans erreur et selon la justice..or cette conversion et vicissitude est figurée par la roue des métamorphoses..Cette révolution se fait voir quand Jupiter, suivant la diversité des affections et mode d'affection qu'il éprouve à l'égard des choses inférieures, revêt diverses figures, assumant des formes de bêtes, et de même quand les autres dieux transmigrent en des formes basses étrangères (en leur nature), et quand au contraire, dans le sentiment de leur propre noblesse, ils reprennent leur propre et divine forme»79. Avec l'emploi cette figure de Jupiter, il nous comprendre que c'est le divin lui-même qui s'implique dans le devenir et partant, notre liberté réside dans l'ascension vers lui, en tant que «beauté-et-bonté» et non dans un choix particulier de notre destin, déjà inclus dans cette montée-descente

universelle des âmes. Par la suite, le quatrième dialogue s'ouvre sur la figure d'Actéon et la métaphore de la chasse afin d'éclairer notre entendement concernant la question difficile du rapport entre la volonté et l'intellect, ce qui nous ramène à la question de infini et de la liberté dans le creuset de l'âme humaine. La nature de l'homme est d'abord volitive et affective et cela Bruno ne l'oublie pas ; la raison peut et doit cependant éclairer l'action motrice de la volonté à l'image de la lanterne (raison) qui, nous précède afin d'éclairer ce couloir obscur, grâce à ce bras tendu par nous-même (volonté). Le Furieux peut sembler atteint de folie : par le biais de facultés limitées il recherche l'absolu dont il est épris. A l'image de la Diane du mythe, le divin ne s'offre pas intégralement à la vue. Il y faut toute l'audace d' Actéon, représéntant ici le furieux, pour transgesser l'interdit. Tel un nouveau Prométhée, Actéon sera puni et transformé en cerf, ce qui lui vaudra d'être tué par ses propres chiens. Métaphore brillante de la vie du Furieux, la légende nous apprend que ce sont ses propres facultés de l'âme qui deviennent «ennemis», lorsque l'ambition du chercheur bouleverse le cours naturel des choses, appliquant avec ardeur ces facultés au delà de leurs fonctions «terrestres», le cherchant est devenu le cherché et la proie de ses propres facultés. Mais cette mort est celle de l'homme vulgaire et laisse place à une vie extraordinaire : «mais en cette

chasse divine et universelle, sa prise est effectuée de telle sorte que nécessairement c'est lui qui reste pris, absorbé uni. Si bien que de vulgaire, ordinaire, civil et populaire qu'il était, il devient sauvage, tel un cerf, un habitant des solitudes»80. Mais Bruno souhaite voir un ordre s'établir entre nos aspirations et nos facultés, car il ne s'agit pas de parvenir à un ascétisme fanatique, pour le philosophe, mais au contraire de rester en contact avec le monde et de travailler à la progression de la société civile : «le caractère d'exception de l'amour héroïque ne remet pas en question la nécessité d'une action s'exerçant sur les conditions posées par la loi et la «vertu» de la communauté humaine. La solitude affective et intellectuelle qui caractérise la vie du Furieux, son éloignement des opinions de la multitude, n'implique pas pour autant un oubli définitif des règles et des objectifs de la vie civile-la justice, l'intérêt public, l'égalité, le combat contre l'ignorance et la pédanterie»81. Après avoir été tourmentée par des contradictions douloureuses,(la tendance à satisfaire les penchants inférieurs, l'impossibilité intellectuelle de parvenir à réaliser totalement l'infini) à l'image de la roue universelle des métamorphoses, le Furieux trouve la liberté en s'en remettant au destin, car son heure viendra de goûter à la félicité. Il doit accepter un renouvellement constant de son

80 Ibid p 392 dialogue second , deuxième partie

81 Saverio Ansaldi Giordano Bruno et la puissance de l'Infini, amour et métaphysique de la nature humaine,Bruno et Nicolas de Cuse, Revue l'art du comprendre Avril 2003.

aspiration à la divinité ainsi qu'un abandon à l'eternité dejà présente : « L'âme du sage ne craint pas la mort ; mieux même elle la désire d'elle-même, quelquefois elle se hâte à sa rencontre. Ce qui attend toute substance c'est, à la place de la durée, l'éternité ; à la place du lieu, l'immensité et à la place de l'acte, la capacité de prendre toutes les formes»82.

82 Giordano Bruno De immenso I 1 p 205 cité par Miguel Angel Granada Introduction Des Fureurs Héroïques op cit p CXXIII.

II,3: Liberté, nécéssité et controverse astrologique.

L'eros philosophique, la dimension allégorique et mythique à laquelle il fait appel, convient à ces penseurs renaissants qui tentent d'exprimer la grandeur de l'âme humaine en puisant dans le fond de la philosophia perennis ; l'expression d'une liberté spirituelle, semble-t-il à l'image du crépuscule de la métaphysique en Occident. Image teintée d'une

83 Yves Hersant préface à Dela dignité de l'homme edition de l'éclat 1993 (version numérique).

beauté tragique, l'histoire retiendra surtout les artistes, et la pensée philosophique renaissante sera considérée seulement comme un moment transitoire. En revanche, l'histoire moderne de la pensée sera davantage marquée par le discours De la dignité de l'homme (1486), de Jean Pic de la Mirandole qui, pour certains dans ce texte, est un existentialiste avant l'heure. Si l'homme reste un microcosme, il semble bien vouloir s'affranchir des limites de la hiérarchie universelle et davantage, c'est dieu lui-même qui lui confie la tâche immense de devenir le créateur de lui-même. L'homme ne dépend plus d'un modèle idéal éternellement fixe, il doit s'éprouver dans la vie comme s'il avait donné congé à son ange gardien, prenant ainsi le risque de se perdre. Cette expression philosophique de la liberté, Pic l'incarne, elle fait de l'homme un aventurier de l'esprit, visitant tous les systèmes, passant du vagabondage mondain à l'ascèse stricte : «Aussi son oeuvre apparaît-elle d'une grande diversité-qui semble refléter sur le plan formel, la «plasticité ontologique dont l'Oratio crédite l'homme.83» Cependant, le jeune comte de la Mirandole n'est pas le précurseur de l'athée libertin, mais lui aussi cherche la divinisation. Ainsi, son oeuvre De la dignité de l'homme, doit absolument être replacée dans le contexte de l'époque, où l'on discute

âprement de la question de la liberté et de la nécessité sur fond d'hermétisme et d'astrologie. Avec l'enthousiasme de la jeunesse, Jean Pic souhaitait réunir les savants de la chrétienté sous les auspices d'Innocent VIII, afin d'éclaircir tous les problèmes se posant à la philosophie de l'époque. Mais le projet n'aboutira pas, la «marginalité» du jeune érudit ne pouvant être acceptée ; son savoir immense et non académique, ainsi que son comportement, ne peuvent faire de lui un officiel. Le discours est suivi des 900 conclusiones, dans lesquelles, Pic déploie un savoir universel allant de Zoroastre aux kabbalistes, des commentaires d'Aristote à Platon en passant par les Arabes et la magie. Un nouveau Pape et l'intervention de Lorenzo de Medicis, lui permettront d'echapper à l'accusation d'héresie. Et puis ce sera le tournant, inauguré par sa rencontre avec Savonarole ; influencé par sa verve fanatique, le jeune comte se toune vers la vie ascétique. Pour notre propos , c'est précisement de la question de la liberté dont nous allons nous occuper, tant ce débat paraît central pour l'épistémé de la Renaissance et marque une rupture dans toute la pensée de l'Occident. Sur cette question, la pensée dominante est celle de la théologie catholique établie deux siècles auparavant ; Thomas d'Aquin (1224-1274), est très clair à ce propos, le libre arbitre est fondamental dans la cadre de la pensée chrétienne : «l'homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils,

les exhortations, les préceptes, les récompenses et les châtiments seraient vains..d'autres êtres agissent d'après un jugement mais qui n'est pas libre..Mais l'homme agit d'après un jugement ; car, par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuire quelque chose ou le poursuivre» Somme théologique, I, q. 83.Cette conception est assez largement partagée car elle précise et renforce l'expérience du sens commun et dans ce contexte, favorise l'exercice du ministère auprès du peuple. Malgré cela, il admet aussi l'influence des astres sur le cours des choses, mais seulement sur la nature et non sur la partie spirituelle de l'homme : la raison est en effet capable de déjouer les pièges de la nature et de nous rapprocher de la vie divine. La Renaissance est héritière de tout un fond hermético-magico-astrologique qu'elle doit aussi en grande partie aux philosophes arabes Albumasar, Al kindi, Avicenne, mieux, elle en constitue l'apogée mais également le «chant du cygne». Pic de la Mirandole, tout d'abord élève de Ficin, reconnaît et s'inscrit pleinement dans ce modèle de la sympathie universelle, mais il va se ranger par la suite dans le camp des humanistes sur ce point ; le sens donné à l'homme-microcosme va prendre une nouvelle dimension. Déjà Pétrarque s'élève farouchement contre la valeur des influences sur le cours de la destinée humaine et écrit en 1362 : «Laissez libre le chemin de la vérité et de la vie..Ces globes de feu ne

84 Pétrarque cité par Eugenio Garin Le Zodiaque de la vie,trad Jeannie Carlier, Paris Les Belles Lettres 1991.

peuvent nous servir de guides..Les âmes vertueuses, tendues vers leur sublime destin, sont illuminées d'une lumière intérieure plus belle. Eclairés par ce rayon, nous n'avons pas besoin d'astrologues charlatans et de prophètes menteurs, qui vident de tout leur or les écrins de leurs adeptes crédules, remplissent les oreilles de balivernes, corrompent le jugement par leurs erreurs , troublent la vie présente et l'assombrissent par les peurs trompeuses de l'avenir»84. En tant que médecin, Marsile Ficin, comme il est de mise à son époque, intègre comme une donnée des «sciences naturelles», le savoir astrologique à sa disposition, mais selon lui, l'âme transcende sa condition mortelle et gagne une liberté divine par delà toute influence planétaire. Cependant, chez chacun des penseurs de l'époque, il faut remarquer que le symbolisme astral et hermétique n'est jamais complétement absent, loin s'en faut, tant il semble bien être la référence incontournable pour la pensée du moment ; ainsi Pétrarque, lui- même y fait appel dans sa description du «Palais de la vérité» empruntée au Picatrix, texte déjà mentionné plus haut. Mais, Pic dans son Oratio, inverse en quelque sorte le sens du microcosme humain ; Dieu n'attribue pas une place et un rôle défini à Adam dans la composition de la hiérarchie universelle, mais au contraire, c'est à lui de se forger un destin qui lui

85 Yves Hersant Préface à De la dignité de l'homme edition de l'Eclat Paris-Tel-Aviv mai 2008.(version numérique)

86 Picatrix cité par Eugenio Garin, Le zodiaque de la vie op cit p 68.

appartient en propre. Caractéristique si frappante et originale , qu'en cela les hommes sont supérieurs aux anges, lesquels sont rigoureusement assignés à leur tâche. Eugenio Garin, souligne à juste titre que De la dignité de l'homme (1486), fait date et constitue «un évangile de la liberté radicale». L'originalité de l'homme et de sa position, unissant en lui à la fois les natures célestes et terrestres avait déjà été mis en exergue par Guillaume de Saint -Thierry De natura corpis et animae ou l'Hexameron de Robert Grosseteste mais le comte de Concorde va plus loin et ne se contente pas de la fonction médiatrice de l'homme entre le ciel et la terre (thème qui se retrouve dans la métaphysique universelle, dans le Taoïsme notamment) : «Hors échelle, arraché à la structure scalaire chère aux penseurs du Moyen-âge, il est promu «quatrième monde», à distinguer des trois premiers ; et n'ayant pas de nature propre en tant qu'il est toutes les natures, il apparaît comme l'artisan de sa propre destinée»85. Déjà l'Aclépius affirme que l'homme est un «grand miracle» et le Picatrix, sa liberté et son indépendance à l'égard de la création : «l'homme renferme toutes les intelligences et toutes les choses de ce monde..mais elles ne le renferment pas ; toutes le servent, lui n'est au service de rien ; «86. Jean Pic reprend et parachève ce thème d'une nature humaine non-limitée, plastique

87 Pic de la Mirandole De la dignité de l'homme op cit p 7.

et polymorphe dans son Oratio, mais à cette différence près mais ô combien fondamentale : il n'est pas seulement le modèle de l'esprit, sa fonction si éminente soit-elle n'est pas représentative mais active ; il a véritablement pour tâche une chose tout à fait unique jusqu'ici dans l'histoire, il doit se façonner lui-même. Il en va comme si Dieu avait commis une négligence en créant le monde et comme s'il revenait à l'homme de saisir cette divine opportunité : «Or il n'y avait pas dans les archétypes de quoi façonner une nouvelle lignée, ni dans les trésors de quoi offrir au nouveau fils un héritage..Tout était déjà rempli, tout avait été distribué aux ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs..Il prit donc l'homme, cette oeuvre indistinctement imagée, et l'ayant placée au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurait souhaités, tu les aies et les possède selon ton voeu à ton idée»87. Ce qui a pu apparaître comme une erreur divine, est en fait bien un acte délibéré. Dés lors, l'accusation d'hérésie semble bien justifiée au regard de la doctrine de l'Eglise et de l'interprétation biblique convenable ; en effet, c'est bien plutôt sous les traits du tentateur de la Genèse que se

montre ce Dieu qui incite à l'auto-connaissance ainsi qu'à celle du bien et du mal. Le mirandolien, entend établir par là une distinction entre la forme et son contenu ; c'est bien selon son attitude intérieure que l'homme peut s'élever au rang des anges ou s'avilir bestialement selon son choix, indépendament de son corps, de sa forme extérieure. Sur ce point cependant, il ne faudrait pas croire que Pic est l'instaurateur d'une philosophie tout à fait nouvelle, car il appuie le reste de son argumentation sur des sources puisées dans la métaphysique universelle et qui constitue sa vaste érudition. Il cite les Chaldéens : «l'homme est un être de nature variable, multiforme et voltigeante», ainsi qu'il fait allusion à la légende de Protée. Loin de se montrer inconséquent, cette belle liberté accordée à l'homme, engage une immense responsabilité. Nous pouvons si nous le voulons, égaler les être célestes ou déchoir à un rang inférieur, nous sommes mis au défi d'accomplir par nos propres forces un destin qui n'est jamais fixé. Cependant malgré la largeur de vue que nous propose le comte, la liberté envisagée reste dans le cadre métaphysique, le but à atteindre, c'est la vie contemplative. Nous sommes encore loin des conceptions modernes de la liberté compatibles avec l'athéisme, dans une volonté tournée vers l'action pratique et la réforme du monde. En revanche, la conception de Pietro Pomponazzi se situe à l'opposé de celle

de Pic de la Mirandole sur cette question de la vie contemplative et de toute la conception qui s'y rattache. Dans son observation du genre humain , il en déduit que, malgré l'éminence que l'on peut accorder à la pensée théorique, il n'en reste pas moins que l'homme est d'abord et avant tout soucieux de sa survie et que pour cela il utilise essentiellement son sens pratique. Le bonheur doit être accessible à l'homme par un moyen plus évident que celui qui , en fin de compte n'est réservé qu' à cette petite élite qui peut parvenir à la sagesse et à la vie théorétique. Anticipant en cela Spinoza, Pomponazzi croît que la vertu doit être à elle-même sa propre récompense car elle nous rend vraiment homme et nous permet de s'insérer pleinement dans la communauté, vertu civile qui nous rend libre en nous rendant véritablement humains. Ceci dit, la société humaine est toute entière contenue dans l' ordre cosmique voulu par Dieu et l'homme singulier apparaît comme négligeable ; si l'homme individuel semble libre, c'est parcequ'il est capable de réflexion et de délibération, à la différence des animaux qui sont mûs automatiquement. Dieu ne saurait transgresser sa propre loi et intervenir miraculeusement dans l'ordo rerum, un monde régit par le cours des astres et leurs influences : «Dieu ordonne tout et dispose tout avec ordre et à propos, il impose aux choses une loi éternelle

qu'il est impossible de transgresser»88. ; l'astrologie exprime cette loi, elle est une science naturelle apte à faire connaître non seulement les destins individuels mais aussi et surtout les différentes époques, les vicissitudes et la marche du monde dans son ensemble : Cet ordre existera toujours, dans les siècles infinis à l'infini ; et il n'est pas en notre pouvoir, mais au pouvoir du destin..Et de même que nous voyons que la terre maintenant fertile, sera ensuite stérile, et que les grands et les riches deviendront humbles et misérables, ainsi se détermine le cours de l'histoire. Nous avons vu les Grecs dominer les Barbares, maitenant les Barbares dominent les Grecs, et ainsi en changeant passent toutes les choses. C'est pourquoi il est vraisemblable que celui qui à présent est roi sera esclave un jour, et vice versa..Et si quelqu'un demande : quel est ce jeu ? Il sera bon de lui répondre que c'est le jeu de Dieu»89. C'est ainsi que l'ordre cosmique n'exclut mais au contraire cohabite avec un certain arbitraire divin, qui par l'intermédiaire des puissances célestes, et toujours par ce biais, attribue des dons et des faveurs à des individus particuliers qui, de la sorte, deviennent les instruments de l'équilibre et ce sans considération morale ou méritoire : «Des hommes dont ignore la patrie et les parents, qui n'ont ni science ni

88 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature ou les enchantements (1515-1520) intro et trad Henri Busson Paris Rieder 1930 p 186.(Gallica ,bnf)

89 Pietro Pomponazzi Epilogue ou péroraison p 451-453 cité par Eugenio Garin Le zodiaque de la vie, op cit, note 15 du chapitre IV.

90 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature ou les enchantements op cit p 197.

91 Ibid p 179.

conscience, sans prestige , sans vertus, enfin sans valeur, parviennent parfois au sommet des honneurs et une fois parvenus, ils sont pires que les autres. Cela ne peut avoir aucune explication, sinon que c'est la volonté des dieux et des puissances célestes»90. Le cosmos est hierarchisé selon la perspectve aristotélicienne qui dit que c'est de Dieu que descendent tous les êtres, et l'astrologie de Pomponazzi s'inscrit dans cette vue : c'est de proche en proche que s'effectue cette influence à laquelle nous pouvons remonter de la même façon que des signes visibles dans la nature avertissent de ce qui va se produire. Sans aucun doute, selon lui, les astrologues peuvent prédire la venue des grands hommes , des évènements importants et des changements d'époque : «Donc les astres sont les intermédiaires de Dieu pour diriger les hommes, leur annoncer l'avenir par des songes, des animaux, des phénomènes, aériens, aquatiques, terrestres. Il y a donc une science de la divination comme le disent Plutarque, Platon, Suétone»91. Par ailleurs les poètes ne réalisant qu'aprèes coup toute la beauté et la valeur de ce qu'ils prononcent et cela est vrai aussi pour les autres dons humains. Vision tragique soumise au Fatum mais la liberté de l'homme se retrouve dans le domaine morale ; c'est ici que Pomponazzi voit en l'homme une finalité rationnelle et libératrice. Grâce à sa capacité

92 Eric Weil La philosophie de Pietro Pomponazzi p 29, Paris Vrin 1986.

de reflexion dans ce domaine, intellectus practicus, l'homme peut véritablement se qualifier en tant que tel et atteindre le bonheur moral : «Puisque l'être de l'homme n'a de sens qu'en tant qu'être en communauté, celui qui, porte atteinte à la vertu, condition de possibilité de la communauté, agit à l'encontre de la communauté, et ainsi l'homme vicieux agit à l'encontre de l'être homme en sa propre personne, il cesse d'être un homme»92. Cette conception de la vie éthique s'avère tout à fait nouvelle eu égard à la tradition philosophique, mise à part peut-être celle de la citoyenneté stoïcienne, car elle ne fait plus dépendre la vie morale de la theoria, de la capacité des hommes à vivre une vie intellectuelle et contemplative. En ce sens, Pomponazzi se rapproche de l'idée d'une préeminence de la raison pratique et ouvre la voie à l'avénement d'une éthique moderne, proprement moderne, fondée sur l'existence bien réelle d'une communauté humaine dont la valeur repose sur la qualité des rapports entretenus par chacun de ses membres. Cela dit, la hiérarchie sociale reste encore entièrement définie par le cours des évenements cosmiques et qui la justifie. Le fatalisme du padouan n'autorise évidemment pas aucune idée révolutionnaire si ce n'est celle des astres qui, en leur temps, provoqueront une mutation de la civilisation et de ses

valeurs. Ainsi, l'astrologie qui explique les mutations naturelles ne peut cependant pas apporter de justification à l'inconduite des hommes : «Car tout le bien et tout le mal de la nature vient de Dieu (entendu comme loi cosmique ; c'est nous qui soulignons) mais le mal moral vient de notre volonté»93. La formule célèbre astra inclinant non necessitant, qui désigne la position commune de l'astrologie traditionnelle en ce qui concerne la question du libre arbitre est adoptée également par pomponazzi : «Il en résulte que les astres nous poussent sans nous forcer..C'est ce qu'entendait Ptolémée lorsqu'il dit : le sage commande aux astres. Bien plus, les prédictions et jugements astrologiques seraient inutiles si nous n'avions le pouvoir d'y résister»94. Certes, le jeu cosmique détermine le décor théâtral du monde, mais il nous appartient d'y être un acteur pleinement humain. Mais ce problème du libre arbitre ne doit pas être traité de façon unilatérale et va demander à notre esprit une subtilité capable d'embrasser les contraires. Si certains êtres comme les fous ou les criminels semblent irrémédiablement liés par la fatalité, c'est en quelque sorte pour que le bien puisse se manifester en retour. Nous sommes mis à l'épreuve et tenus de devenir bons : «95Car si cet homme pèche , c'est pour lui un mal assurément ; c'est peut-être un bien pour autrui. Les bourreaux de Socrate

93 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature ou les enchantements op cit p 245.

94 Ibid p 244.

95 Ibid p 241-242.

péchèrent et ce fut pour eux un mal moral ; ce fut pour la vertu de Socrate un bien, car sa constance agrandit fit éclater davantage son courage». Liberté de faire ressortir l'aspect rationnel qui nous est propre, dans la responsabilité d'être vertueux par devoir pour l'humanité que nous partageons. Il y a ici, un réalisme que les siècles suivants partageront, mais le chantre de la liberté humaine de l'époque, celui qui en parle avec fougue et lyrisme, c'est bien Pic de la Mirandole. Ainsi qu'il a été dit, le Discours surprend par cette affirmation d'une nature humaine indéfinie et qui reste à construire par l'homme lui-même. Il n'en reste pas moins que l'homme continue d'être pensé, par le jeune philosophe, selon le modèle de l'«epistémé de la Ressemblance», et cet homme devenu actif, mais restant le microcosme, doit monter ou descendre selon son choix, mais toujours le long de cette échelle universelle : c'est en ouvrant son entendement aux résonnances de cette grande «Sympathie», il devient «sage comme un mage». Ce modèle, qui a déjà été décrit plus haut, que l'on peut qualifier de magico-hermétique, à la Renaissance, se décline sous plusieurs formes ; les penseurs majeurs de l'époque en proposent chacun une variante. Cet ésotérisme affirmé au départ dans ses premières oeuvres, va laisser place, chez Pic à un retour à la foi chrétienne et un abandon progressif de l'idée d'une catena aurea. La liberté devient vraiment l'affaire de la grâce divine

96 Pic de la Mirandole In astrologiam libri XII, L III, cap XXVII fol 519 cité par Ernst Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance p 149, trad Pierre Quillet, Paris Minuit 1983.

que ne peut pas fournir le paganisme. Cette conversion de Pic à l'orthodoxie catholique implique bien entendu, une critique de l'astrologie et de la magie. Sans entrer dans le détail technique de la controverse, on peut dire que, mis à part l'aspect religieux, à cet endroit, le penseur affirme quelque chose qui va devenir capital pour la modernité : il se livre à une critique fondamentale de la causalité à «distance» ; celle basée sur des rapports analogiques, des correspondances symboliques, vouée à ne jamais percevoir que l'unité dans dans tout le crée et qui ne distingue pas des niveaux bien différents de la réalité. La conversion du jeune philosophe qui affermit et tranquilise son esprit en ce qui concerne son rapport à dieu, va ainsi lui permettre de porter son effort sur un examen plus méthodique et rationnel du monde qu'ii observe désormais avec un regard plus critique. Ce retournement est à la fois épistémologique et éthique. Le ciel est dispensateur des conditions essentielles de la vie sur Terre, mais donne lumière, chaleur et vie d'une façon générale et n'est pas directement créateur des éspèces particulières et encore moins responsable des différences individuelles : «A part le mouvement commun et l'influence de la lumière, les corps célestes ne recèlent aucune force particulière»96. Ici, le changement significatif est que l'explication de la nature des choses et de

97 Pic de la Mirandole 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques p 229 trad Bertrand Schefer Paris Allia 2006.

leur évolution n'est plus à chercher dans des affinités secrètes que seul le mage peut comprendre et interpréter à la lumière d'un savoir occulte. Pourtant, la symbolique conclusion 900, précisait sans ambiguïté : «De même que la véritable astrologie nous apprend à lire de le livre de Dieu, la Cabale nous apprend à lire dans le livre de la Loi»97. Mais désormais, toutes nos activités quotidiennes et les savoirs pratiques se fondent sur une approche empirique naturelle sans avoir besoin d'un recours à l'astrologie. Les astronomes qui vont fonder cette science, vont justement avancer dans leurs recherches et faire de réelles découvertes grâce à l'abandon de la causalité magique. Cassirer dans Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance (voir note 96), nous signale que Képler, de son propre aveu, mentionnera dans son apologie de Tycho-Brahé, qu'il a été inspiré par Pic et sa remise en question de l'astrologie. Le ciel par lui-même ne recèle plus de significations, sa cartographie doit être opérée pour des besoins rationnels et pratiques ; Le Mirandolien féru de Kabbale et de néoplatonisme et bien connu pour cela, est aussi à l'origine du «désenchantement du monde» : Le ciel ne peut donc signifier les choses inférieures, si ce n'est dans la mesure où une cause indique son effet ; c'est pourquoi ceux qui, convaincus par la raison, reconnaissent qu'un être n'est

98 bid Individu et Cosmos p 152.

pas une cause, mais soutiennent qu'il est un signe, méconnaissent leur propre jugement»98. Cassirer nous indique également que Pic se situe bien dans la lignée de la rationalité occidentale lorsqu'il mentionne que l'astrologie a été étrangère au monde grec. Jean Pic de la Mirandole est souvent cité à titre de philosophe emblématique de la Renaissance, d'une période qui se cherche entre des racines antiques retrouvées et l'irrésistible appel de la modernité, entre magie et rationalité, Inquisition et Réforme, libertinage et fanatisme austère. En ce qui concerne l'oeuvre de la Mirandole, il est assez étonnant de voir que l'on précise somme toute assez peu le jeune âge de l'auteur, faudrait-il davantage en tenir compte?. Le fameux discours de la Dignité de l'homme a été parfois célébré comme la manifeste de la Renaissance et, pour certains, comme une oeuvre marquante de la littérature philosophique européenne. En revanche Pascal puis Voltaire considèrerons plutôt l'érudition de Pic comme assez vaniteuse et superficielle. Le personage appartient plus à la légende qu'à l'histoire de la philosophie ; c'est surtout une individualité brillante dont le loisir a été de se passionner pour les idées, mais qui n'a certainement pas eu le temps d'approfondir la sagasse à laquelle il aspirait. La réflexion philosophique doit mûrir et prend une vie entière, elle demande certainement d'être

99 Pic de la Mirandole 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques , cl 352 p 97 Trad Bertrand Schefer Paris Allia 2006.

menée conjointement à une construction personnelle. Certainement en proie lui-même à des doutes profonds à propos de la validité de ses études, il ne peut débattre à Rome, ce qui aurait permis de consacrer ses efforts il semble être tombé en admiration devant l'attitude radicalement mystique de Jérôme Savonarole. Sur le plan doctrinal, ce dernier apprécie particulièrement la critique picienne de l'astrologie et de l'occultisme, travail qui de la sorte va permettre de tracer une ligne de démarcation nette entre de dangereuses chimères et le véritable prophétisme. Nul doute que Pic ait toujours critiqué la basse magie, mais il faut bien admettre que la divination et la prophétie se confondent dans les Conclusiones : « Dieu annonce à l'homme les choses à venir par six voies : les songes , les prodiges, les oiseaux, les entrailles, l'esprit et la sibylle»99. Pic va réformer sa vie et ses idées : certainement, il a craint l'erreur et l'impasse intellectuelle, mais sûrement tout autant, sinon davantage, la damnation éternelle. L'intellectualisme dominant des premières années, va céder la place à une mystique affective : «..l'aimer nous est plus profitable et demande moins d'efforts ; nous lui obéissons alors davantage ; et pourtant nous préférons toujours, par la connaissance, ne jamais trouver ce que nous cherchons, plutôt que de posséder dans l'amour ce que nous trouvons

100 Pic de la Mirandole De ente et uno p 418, cité par Louis Valcke, Pic de la Mirandole,un itinéraire philosophique , p329, Paris Les Belles Lettres 2005.

en vain sans l'amour»100. Finalement, la doctrine chrétienne aura joué un rôle important dans l'émergence des idées scientifiques modernes, en participant pleinement à la disparition du modèle hermético-magique et néo-platonicien.

II,4 : l'âme humaine reconciliée ; l'union de la conscience et de la

vie.

Dés lors, nous pouvons nous demander s'il est possible de trouver à la Renaissance, un système inspiré de l'hermétisme qui, sans nécessairement tirer tout son savoir et sa justification d' une connaissance érudite des sources, parvienne à fonder une gnoséologie, ainsi qu'une méthode de la connaissance de soi, répondant au besoin d'infini et de liberté de l'homme de l'époque. Charles de Bovelles (14751553), entame son ouvrage dit Le Sage daté de 1509, avec justement ce rappel de l'oracle de l'Appollon de Delphes : «Connais-toi toi même, ô homme». Le penseur picard est-il à même de nous fournir une clé de lecture de l'homme et de l'univers ? Partant de ce projet de connaissance de soi comme essence de la sagesse, doit-on penser qu'il est encore possible

101 Charles de Bovelles Le Sage, annexe de Ernst Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op cit p 304.

d'utiliser l'essence de l'hermétisme comme d'une méthode effective, sans être contraint, de faire appel systématiquement à une érudition flatteuse mais un peu vaine. Bovelles part de l'idée d'une réalité extérieure bien réelle en dehors de nous et connaissable, dans la mesure où, en accord avec la vision aristotélicienne , c'est elle qui fournit la matière à notre entendement. Dés lors, le désir de connaissance de soi doit être une volonté de s'unir à une réalité à laquelle nous pouvons être rapportés ; il doit exister une correspondance profonde entre l'homme et la réalité qui l'environne, afin que ce projet de savoir puisse-t- être comblé ; car ce désir ne doit pas exister en vain mais tout au contraire, présent et impérieux, afin d'être satisfait : «La sagesse sera aussi une persistance (mansio), immobile dans l'humanité, une lumière pure éclairant ses biens propres et ses dons naturels par laquelle l'homme est investi aussi de philauthie, c'est à dire de l'amour de soi, ou d'une certaine harmonie (numerus) intérieure»101. L'idée d'une correspondance, puis d'une union effective entre micro et macrocosme est centrale chez Charles de Bovelles : l'homme et la nature s'expliquent réciproquement car ils représentent deux aspects d'une même réalité une. N'avons-nous pas déjà rencontré, largement exprimée, cette idée d'une sympathie universelle? Certes, mais

102 Ibid p 307.

d'une façon bien différente, comme si ce savoir n'était pas justement «toujours déjà» en l'homme, et le produit d'une méthodologie vague et incertaine, fondée sur un savoir magique et astrologique superstitieux et irrationnel. Pour Bovilus, la connaissance est un processus qui trouve son origine et sa raison d'être dans la dynamique de la vie elle-même ; la vie a pour but de se connaître : sans cette finalité intrinsèque admise et intégrée dans un système gnoséologique, le «Tout» reste définitivement incompréhensible. C'est grâce à un travail de distinction des différents ordres de la réalité, que la correspondance entre l'homme et l'univers deviendra significative : «Il y a en tout homme , par nature, Substance, Vie, Sens et Raison...Il existe en effet, parmi les choses naturelles quatre degrés: les choses subsistantes, Les vivantes, les sensibles et enfin les raisonnables ; or l'éspèce humaine renferme en elle-même l'ensemble de ces degrés et se distingue et se répartit en quatre ordres»102. Cette ascension graduelle de la conscience, constitue une objectivation de la nature et de la vie, à travers ces différents degrés de la réalité et dont la finalité est de se comprendre elle-même. Les trois premiers ordres de la nature ne sont pas conscients d'eux-même, tant que la partie rationnelle de l'homme ne vient pas les éclairer ; la vie reste sourde et muette sans

103 Ibid.

l'homme qui la parachève et l'accomplit : «..par sa partie la plus humble et la plus basse, elle se fait semblable aux choses subsistantes ; par la seconde de ses parties, aux végétaux ; par la troisième, aux choses animées privées de raison ; par la quatrième, seulement elle est rendue à elle-même, portée à son faîte, s'embrasse et se baise elle-même»103. Expression imagée et propre à cette époque, où philosophie et poésie se conjuguent pour dire ce «mystère» de l'homme et de la vie. Ce que Charles de Bovelles semble réaliser pleinement, c'est cette «solidarité» étroite entre les différentes expressions de la vie dans le monde naturel et la progression du phénomène de la conscience qui les accompagne. Ce sont comme des noces qui se célèbrent en l'homme ; entre une force de vie aveugle jusqu'ici, et une lumière de l'esprit qui vient guérir sa cécité. Mariage entre le ciel et le Terre, en l'homme, à la croisée des mondes, entre le Tout-Autre omniscient et inaccessible, et l'inertie de la pierre sourde. Ainsi, l'homme parvient à la fois à résumer et à parfaire l'oeuvre de la Nature. Toute la création se dirige peu à peu vers un but qu'elle ignore encore, mais dont l'effort n'est pas vain et va finir par trouver sa récompense. Ces quatres ordres sa la nature qui se retrouvent tous en acte en même temps dans l'homme, ne sont pas sans nous faire penser aux quatre facultés de l'âme

104 Aristote De Anima 412a27 Aristote , De l'âme, traduction, présentation, notes et bibliographie par J. Tricot, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1934.

d'Aristote : végétative, sensitive, motrice, intellective. Si la vie est organisée selon une certaine hiérarchie, c'est, pour le Stagirite, qu'un principe agissant sur la matière comme son corollaire, en venant l'informer, lui donne sa caractéristique essentielle. Bovelles partage l'idée de l'émergence d'un état plus complexe à partir d'un niveau inférieur, la conception d'une nature essentiellement tendue et organisée en vue d'une fin, l'union et la ressemblance avec Dieu.

Il est donc une âme commune à tous comme le principe même qui différencie et donne la forme de l'être en général ; il s'agit de l'âme comme télos de l'être vivant : «l'âme est la réalisation (entéléchie) première d'un corps organisé»104. Forme du corps organisatrice de l'être biologique dans l'intention de servir une fonction définie : on pourrait dire que l'âme de la main c'est la préhension ou la vue celle de l'oeil. L'âme aristotélicienne accompagne toujours en acte la matière, mais son interprétation reste équivoque quant à sa nature substantielle : «L'âme n'est donc pas autre chose que le terme suprême d'une hiérarchie de formes qui expliquent successivement la cohésion de la matière spécifiée (par opposition à la matière première), du corps physique et, finalement, de l'être animé. Quoiqu'elle soit le terme ultime de la série, l'âme semble

105 Pierre Aubenque Aristote p 27 ( version numérique, Scribd diffusion 2011.)

bien encore appartenir à cette série, somme toute "physique ", de sorte que la théorie aristotélicienne de l'âme sera entendue par certains disciples, comme Straton et Aristoxène, en un sens " physiciste ", voire matérialiste. Il serait plus exact néanmoins de parler d'organicisme»105. En ce qui concerne l'âme humaine, elle est dite intellective par Aristote ; elle développe un type de capacités d'abstraction mais directement en lien avec la sensation qui la précède, dans le prolongement de celle-ci et non pas en s'y opposant. La connaissance intellectuelle se développe en prenant appui sur la sensation à la différence de la tradition platonicienne qui y voit surtout un obstacle. Mais ce passage à «l'acte commun de l'intelligence et de l'intelligible» dont il nous parle dans le livre III du Traité de l'âme, comment s'accomplit-il ? Aristote, sur ce point va donner l'occasion de siècles d'interprétation, car il est vrai que la division de la fonction intellectuelle en intellect agent et intellect passif, ne parvient en fait qu'à repousser le problème, enraciné lui-même dans la distinction pratique mais peu claire, de la puissance et de l'acte. Alexandre d'Aphrodise , le premier commentateur d'Aristote, voit dans l'intellect agent une action de Dieu en nous ; du moins tant que nous pensons Dieu, nous l'actualisons et nous devenons immortel à son image, mais en elle-même, l'âme ne serait pas

106 Thomas d'Aquin De Veritate 10,6

éternelle. L'âme en puissance, serait donc à l'image de Dieu, : "L'Intelligence suprême se pense donc elle-même, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée", nous dit Aristote dans son livre Lambda,9 de la Métaphysique . La doctrine chrétienne, au cours de l'époque médiévale dite scolastique, reprend avantageusement la noétique aristotélicienne, c'est à dire que, précisément, elle ne doutera pas de l'immortalité de l'âme : pour Thomas d'Aquin, l'intellect actif est la partie divine de l'âme humaine. Il est à noter cependant que, cette doctrine sera forgée en accord avec l « 'empirisme » d'Aristote, et non pas le fruit d'une spéculation métaphysique arbitraire et gratuite, la connaissance de l'intellect agent : nous connaissons son action grâce à cette faculté d'abstraire les formes universelles des choses sensibles particulières. Cela est la preuve d'un changement de niveau dans la capacité intellectuelle de l'homme et lui confère quelque chose de divin : « Par lui (l'intellect agent ) l'âme humaine participe de la lumière intellectuelle »106. Charles de Bovelles ne s'attarde pas beaucoup sur la spécificité de l'intellect, mais il l'utilise cependant pour filer cette longue métaphore de l'homme comme centre et miroir de l'univers, de la convergence du sujet et de l'objet dans l'acte de connaître : « La partie qui est semblable à l'oeil, en effet, est l'acte

impassible de l'esprit ou intellect agent ; celle qui correspond au miroir est la partie intérieure, passible par sa nature même de l'esprit susceptible de recevoir et de conserver fidèlement ces notions qui pénètrent dans la palais de l'esprit par les portes de l'Intellect pratique et que la mémoire a finalement pour tâche de présenter elle-même à l'intellect spéculatif dans son office de Contemplation perpétuelle »107. La juxtaposition et la complémentarité des intellects, constitue pour Bovilus, non pas un plaidoyer en faveur de la conception aristotélicienne, mais bien un moyen d'alimenter ses vues concernant la position centrale de l'homme dans l'économie universelle et la théorie de la connaissance qui la justifie : « Ainsi, l'oeil et le miroir de l'esprit s'approchent tant l'un de l'autre qu'ils finissent par former la substance d'un esprit unique...Suis encore si tu veux, la force de l'analogie : tu comprends aussitôt ce que l'oeil de l'esprit aperçoit principalement dans son propre miroir, quelle est cette image , cette forme (species) si vive que la Mémoire ne manque pas d'offrir à l'Intellect spéculatif en contemplation »108. Le chanoine de Noyon, auteur également de l'art des opposés, peut certainement être considéré comme un penseur emblématique de la Renaissance, en ce sens qu'il place au centre de l'univers la problématique de la conscience, l'élucidation de son mystère

107 Charles de Bovelles Le Sage annexe à Ernst Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op cit p 330.

108 Ibid p 330-331.

109 Jean-Claude Margolin , Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 13, No. 1, Autour de louis XII (1995), pp. 87103 Librairie Droz (version numérique www.jstor.org)2011.

dans sa fonction de miroir ; l'influence de Nicolas de Cues semble évidente : dans le Tableau ou la vision de Dieu, le regardant et le regardé se confondent au point où le point d'origine et de résidence de la divinité devient flou, à la fois omniprésent et indiscernable. La parfaite conjonction des opposés est réalisée uniquement dans le Christ pour le cardinal ; sa haute spéculation mathématico-métaphysique confinant dans la docte ignorance, trouve finalement sa résolution dans l'intercession du sauveur pour notre salut. Pour Charles de bovelles, c'est la figure du sage qui est à même d'occuper cette place centrale à la fois pour l'homme, pour l'univers et à l'égard de Dieu. Jean-Claude Margolin qualifie dans un article109, de rationalisme mystique, la position du philosophe. En effet, Bovelles ne considère pas le travail de la raison seulement comme une propédeutique mais bien comme le plus haut accomplissement, celui de manifester la divinité de l'homme. Le sage réalise le grandiose équilibre universel en sa personne : capable de se placer au diapason de l'infini macrocosmique, de vibrer à son unisson, il devient la clé de voûte de l'architecture universelle : « l'homme sage est celui qui, en toute vérité, est célébré sous le nom de microcosme, de petit monde, fils de macrocosme, c'est à dire de l'Univers ; seul en effet le Sage, à l'imitation du macrocosme, s'est composé, divisé,

achevé ; seul il peut imiter la Nature, seul il garde toute ses parties en accord et proportion avec les parties de l'univers »110. La Renaissance opère une synthèse philosophique inédite et inégalée jusqu'ici, à l'image de cette pensée de Bovelles qui est capable d'unir la vision hermétique et néoplatonicienne, avec une certaine interprétation d'Aristote et une lecture stoïcienne de l'Écriture. La sympathie universelle prend tout son sens dans la raison du sage et le rôle parfois obscur et indéterminé de l'intellect actif devient ici contemplation de soi-même : « La contemplation du Sage n'est rien d'autre, dis-je, que l'intuition continue de lui-même, c'est à dire de sa propre forme dans le miroir immatériel...C'est en quoi l'Intellect agent est son propre observateur, envoyant d'abord son image dans la Mémoire et se réjouissant ensuite de la contempler..Et cette mystérieuse et difficile contemplation fait le bonheur du Sage,.. »111. Le texte de Bovelles pourrait sembler « hermétique »dans son acception péjorative si l'on continue à poursuivre et à considérer la vérité comme extérieure à nous-même. Le chemin qui mène à la perfection du sage est en lui-même le processus qui peut être qualifié de Vérité. Pic de la Mirandole célèbre la grandeur de la position libre et originale de l'homme mais Carolus Bovilus résout l' « équation » de l'harmonie universelle en révélant la fonction

110 Charles de Bovelles Le Sage annexe à Ernst Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op cit p 329.

111 Ibid p 331-332.

112 Ibid p 338.

113 Ibid p 337.

équilibrante de l'oeuvre du sage accomplit en sa propre personne par sa raison magnifiée. La raison est le Soleil du petit monde et porteuse de lumière.. « De même, dans le microcosme, la Raison, réglant toutes choses, en chasse bientôt les ténèbres de l'erreur.. »112. La capacité de l'esprit humain rationnel ne consiste pas seulement à nous apporter la vérité logique, adequatio rei et intellectus, mais aussi et surtout, la raison est un régulateur du comportement à l'image du soleil qui ordonne le cosmos. On retrouve ici l'idée stoïcienne que vivre selon la raison c'est vivre en accord avec la nature ; le naturel signifiant dans ce cas agir et se comporter avec ordre et mesure : « Car l'homme tant que la Raison gardera son gouvernement, possédera sérénité et tranquillité d'esprit, il fuirea les séductions des sens et les pièges de la chair ; l'éclat éblouissant de la Raison, son Soleil propre et naturel, étincelant dans les ténèbres, le dirigera des extrêmes vers le milieu, il évitera le plus et le moins , il sera maître et possesseur de soi et jouira constamment de lui-même »113 . L'homme de Bovelles est justement celui en qui liberté et infini se rencontrent : tout l'infini macrocosmique « s'écoule et tombe dans le microcosme » ; cette vie universelle est admise dans une juste proportion par le sage et, en ce sens, la liberté devient une juste acceptation de la

114 Ibid p 351.

115 Ibid p 352.

nécessité, compréhension et maîtrise du déterminisme. Le sage abolit en quelque sorte le sentiment de séparation d'avec la vie, causé par la disharmonie d'une vie intempérante et ignorante. Plus rien ne semble s'opposer à celui qui marche de concert avec l'ordre cosmique : « parce qu'il peut toujours beaucoup, celui dont l'esprit embrasse toutes choses, devenu en acte toutes choses »114. L'humanité véritable est celle du sage et la liberté qu'il exprime consiste en sa puissance d'action et de réalisation . Le penseur Renaissant, d'une façon générale ne se penche pas sur la question de la liberté d'indifférence et du libre arbitre ; c'est en terme de pouvoir être et devenir authentiquement humain et soi-même que la liberté s'apprécie et se réalise grâce à des talents innés qui requièrent d'être mis en oeuvre : « Dès l'instant que ces trois principes, donc, l'Intelligence, le Pouvoir, le Vouloir, s'unissent en un choeur concordant, l'action du sage est libre, facile sans obstacle »115. Bovelles ne parle pas à la façon du mystique néo-platonicien d'une extase ascensionnelle mais, lorsqu'il parle de la vie intellectuelle, il emploie les termes qui conviennent aussi à l'action. Le sage est aussi et surtout un lettré, et donc possesseur de ses « humanités ». La pensée du sage parachève l'oeuvre intentionnelle de la Nature ; il est l'achèvement et la perfection du « Grand-Oeuvre ». l'homme et la nature

116 Ibid p 327.

117 Ibid p 338.

vont trouver leur équilibre grâce aux rapports équitables et féconds qu'ils entretiennent : « le Sage restitue à la nature l'équivalent de ses dons en lui offrant le Lettré ; 116» . Le philosophe Picard, nous offre une synthèse à la hauteur de cette période dite de renovatio ; il nous présente un humanisme mystique où se côtoient l'influence de la philosophie mathématique du Cusain, la conception de l'âme aristotélicienne et l'assurance tranquille de la supériorité de la Raison digne de l'école du Portique : « Le Sage vit immobile et sans troubles »117.

Mais le tableau ne serait pas complet si nous omettions la façon dont Bovelles illustre ses vues profondes sur la conscience humaine grâce au symbolisme de la tradition ésotérique. Le thème du miroir et de la double vision qui l'accompagne, forment une trame continue tout au long de l'ouvrage du penseur. Déjà chez Pic, la création divine s'agrémente d'un élément original en la personne d'Adam, de même chez Charles de Bovelles, c'est à la fin de son oeuvre que Dieu réalise qu'il y manque celui qui pourrait en être le plus fervent admirateur ; l'homme, à la fois oeil et miroir du monde. Cet axe constitue véritablement un leitmotiv traversant toute la philosophie de la Renaissance de Nicolas de Cues à Giordano Bruno. Selon l'auteur du Sage, c'est depuis la plus haute antiquité que

118 Ibid p 371.

cette profonde vérité est connue. Sous le symbole immémorial du serpent qui se mord la queue (l'ourobouros des alchimistes), que cette mise en aîme de la conscience humaine s'est trouvée exprimée de façon allégorique : « Ce n'est pas sans raison que les sages de Phénicie, à ce que rapportent les histoires, ont voulu que l'homme, aux linteaux de leur temple fût peint, représenté sa la forme du serpent ou de l'hydre qui se mord sa queue. La sagesse sous sa forme la plus vraie, est en effet cette observation et connaissance de soi...en tant que connaissance de l'âme par l'âme : celle par laquelle l'âme tout entière sans se diviser, se réfléchit en soi, se pose face à elle -même, se présente à elle-même, se donne pour objet à elle-même...L'âme pénètre en soi, elle s'absorbe et se traverse tout entière ; en soi-même, enfin, elle s'établit se recueille, et devient son propre contenant et sa demeure perpétuelle »118. Il est à noter que cet antique symbole de la circularité éternelle, est habituellement plutôt employé comme une illustration de la cyclicité universelle. Cet infini devient désormais une propriété de l'âme, actualisé grâce à ce pouvoir illimité d'auto-connaissance. Cette faculté de connaître propre à l'homme n'est rendue effective et pleinement manifeste que dans la personne du sage, seul homme véritable. Il existe incontestablement chez Bovelles une

ligne de démarcation entre l'homme ordinaire et celui qui accède à la connaissance ; l'homme de la Renaissance va se définir de plus en plus dans sa qualité de lettré et d'humaniste et finalement de sage accompli. Dans cette époque des grandes découvertes, l'homme noble de naissance n'est plus suffisant. On demande un caractère évolué, comme signe distinctif d'une humanité ayant accompli une synthèse de toute la connaissance. Il ne s'agit pas principalement d'une question d'érudition, mais de l'essence de l'acte de connaître dans son double aspect : l'univers extérieur peut se lire dans le monde intérieur de l'homme. Cette fois-ci, Bovelles utilise l'image romaine du Janus bifront pour spécifier cette particularité de l'âme humaine ; l'homme est double dans son regard mais aussi de par sa nature et le devenir qui lui est promis : Notre homme naturel, assurément, est homme terrestre, dépourvu de vertu et ignorant de lui-même, tourné vers le seul monde et ne regardant que vers le monde. Mais l'homme lettré dissipe son ignorance, écarte les ténèbres, le rappelle du monde, le retourne vers lui-même et le fixe en lui-même. Le Sage est donc, par une seule face, sa face naturelle et extérieure, mondain ; par l'autre, acquise et sous-cutanée humain. Lui qui par nature , en effet regardait vers le monde, a appris par art , vertu et doctrine, à s'extirper soi-

119 Ibid p 386.

même et à se contempler »119. L'accomplissement humain, est le résultat d'un véritable travail sur soi-même, précédé d'une prise de conscience qui entraîne presque immanquablement le désir de se cultiver, car elle est vision de notre fin véritable. C'est bien grâce à son initiative et par l'effet d'une conversion véritable que, l'homme réalise le privilège accordé à son humanité. La contemplation de l'oeuvre divine s'offre à lui naturellement mais encore faut-il qu'il se connaisse lui-même pour devenir un sage ; ce « cadeau » de la nature peut s'avérer à double tranchant ; l'homme peut se suffire de cette connaissance mondaine sans désirer aller plus loin : « La Nature donc favorise l'Homme, en lui illuminant, dès l'origine, son oeil externe, c'est à dire le mondial, et en lui présentant, en lui offrant le monde entier. Elle le dessert au contraire en lui laissant aveugle son regard interne, rétro versé (posteriorem), celui que nous appelons humain, voulant que l'homme par l'homme par ses propres oeuvres et actions diligentes, transmette à son second oeil la lumière gagnée par le premier et soit finalement éclairé par les deux yeux. ». Le sage s'harmonise avec l'infini de la vie et du cosmos en se tenant en un centre symbolique formé par cette double connaissance. L'homme véritable est la nature ayant fait retour sur elle-mêm pour se comprendre ; dans ce phénomène

120 Ernst Cassirer Individu et cosmos op cit p 118.

d'objectivation, c'est toute la problématique majeure de l'idéalisme allemand qui est anticipée ici, cette volonté de clarifier le mystère de la substance qui devient le concept : 120« En transférant cette conception fondamentale de Dieu à l'homme, on conclut que la véritable réalité de l'homme n'existe que dans la mesure où il a parcouru chacun des stades de ce procès. Il ne peut atteindre et comprendre son existence spécifique que dans ce seul devenir. Ce que nous nommons « sagesse » n'est donc point selon son concept authentique la connaissance d'objets extérieurs, mais la connaissance de notre propre moi : ». C'est le mode tout entier qui se connaît à travers moi, si bien que, se connaître est en réalité l'oeuvre majeure et intégrale. L'homme a toujours la possibilité de choisir ce chemin ; rejoignant en cela les vues mirandoliennes sur une nature humaine non définie de manière fixe et définitive, le penseur de Picardie accorde à l'homme une liberté qu'il doit choisir et conquérir. Il est clair cependant que cette liberté n'est possible que parce qu'elle est orientée en vue de la connaissance et de la maîtrise de de soi ; des choix librement consentis et assumés mais conduisant à des fins (a)-immorales sont ici proprement inconcevables. Si la vision d'un homme libre de se faire lui-même s'impose de plus en plus dans cette période renaissante, il n'en reste

pas moins que c'est une liberté en Dieu qui est visée, car le divin reste omniprésent et peut-être même davantage que pour l'homme médiéval, car justement rendu plus accessible par un pouvoir de penser et d'être original qui s'affirme. La métaphysique de l'époque est sans doute la première à laisser autant de place à l'initiative individuelle. Presque à chaque fois qu'un penseur profond s'exprime, il frôle l'hérésie et la condamnation, preuve que l'âme du moment souhaite toujours approcher le Dieu chrétien mais selon des interprétations qui témoignent d'un réveil évident de l'individualité. Charles de Bovelles exprime cet esprit d'audace grâce à une synthèse maîtrisée des éléments antiques les plus féconds mais en complétant son savoir par la révélation chrétienne et son apport unique. L'approche de l'infini se précise grâce à la promesse de l'immortalité et la résurrection. Le philosophe ne saurait se contenter de la savante rhétorique l'âme, mais il entend au contraire fonder sa pensée sur l'expérience indubitable que lui fournit la vie contemplative. A l'image de la perfection du mouvement circulaire, la dynamique contemplative s'effectue selon cette aspiration à la connaissance de soi de l'âme, toujours plus loin, de soi-même en soi-même, parvenant à jouir d'une indépendance quasi divine : « Or, la fonction de l'esprit est la contemplation ; c'est elle la très louable action immortelle de l'Âme...Car l'Âme a été créée en sphère et en

121 Charles de Bovelles Le Sage annexe Individu et cosmos op cit 340.

122 Ibid p 348.

cercle, elle est faite pour s'accomplir dans une activité rationnelle également circulaire...Car possédant toutes choses en lui-même, c'est à dire dans sa propre Ame, il dédaigne comme vétilles tout ce qui, est soit dans le corps, soit dans le monde »121. Infini et liberté se retrouvent dans ce mouvement excellent de l'âme, cette perfection vécue du cercle qui lui confère l'auto-connaissance et l'autonomie morale. Ici, pas de transport affectif sur les ailes de l'Éros ; c'est la fermeté du caractère et sa capacité rationnelle qui peuvent faire de l'homme un être à la ressemblance de Dieu : « Sans la vertu des moeurs, assurément, la Raison, reine des sens est chassée sur- le- champ du fait du pouvoir, l'homme s'obscurcit de nuées son oeil interne s'aveugle ; ..Mais pour jouir et nous emparer des biens spirituels même, sans rien adjoindre à l'esprit que la splendeur naturelle et la lumière de la Raison, celui-ci, par lui-même, sans lumière acquise du dehors, se dirigera vers ce qui est bien »122. La doctrine chrétienne apporte un plus par rapport à la conception antique de l'âme : l' âme n'est pas la seule à rejoindre l'éternité dont elle était privée momentanément selon les théories de Platon et pythagoriciennes ainsi que dans l'orphisme, les cultes à mystères et les Sadducéens chez les Juifs. Tertullien (Carthage §150-220) l'affirme : « La confiance des Chrétiens, c'est la résurrection des morts.

Par elle, nous sommes des croyants : la vérité elle-même nous force à le croire ». La carthaginois est connu pour ce paradoxe qui dit (non pas en fait credo quia absurdum ) que la résurrection est tellement surprenante et inédite que par là même elle est le signe que quelque chose d'incroyable, mais de tout à fait possible123, vient de se produire : «Le Fils de Dieu a été crucifié; je n'en rougis point parce qu'il faut en rougir. Le Fils de Dieu est mort: il faut le croire, parce que cela révolte ma raison: il est ressuscité du tombeau où il avait été enseveli; le fait est certain, parce qu'il est impossible »124. Pour Charles de Bovelles, il ne s'agit pas de s'appuyer sur le Père de l'Église pour étayer son dire, mais de trouver ce qui dans la matière même, pourrait être élevée à l'éternité parce qu'elle en serait vraiment digne. La matière du monde, bien que créée est éternelle mais c'est la raison qui l'immortalise, étant capable de conserver avec elle toutes les connaissances matérielles,(sens et imagination), afin que la résurrection est véritablement un sens : « Immortelle, donc, est aussi la matière en tant qu'Âme raisonnable ; quelque oeuvre divine faite de matière doit bien être rétablie par Dieu pour être immortelle : nous voulons que le corps humain soit de cette espèce . Et non seulement le corps humain doit être restauré

123 Aristote explique cette logique de la croyance : « Les hommes, en effet croient soit aux choses qui se produisent réellement, soit à celles qui sont vraisemblables : si donc une chose est incroyable et invraisemblable, elle peut bien être vraie - puisque ce n'est pas en raison de sa vraisemblance et de sa probabilité que nous la croyons » (Rhétorique II, 23, 1400a 6-9).

124 Tertullien Oeuvres T 1 De la chair de Jesus- Christ V, 397, trad Eugène-Antoine de Genoude, edit Louis Vivès 1852 (numérique)

125 Charles de Bovelles,Le Sage, annexe individu et cosmos op cit p 343.

par Dieu pour l'Âme dans l'éternité, mais le monde lui-même pour le corps humain, les saintes écritures l'attestent en plusieurs endroits »125. Si le corps peut être ressuscité, cela reste un mystère, mais Bovelles tient à montrer la proximité de cette admirable matière qu'est la raison car elle s 'approche de la pure intellection angélique. La raison est donc ici l'élément intermédiaire qui permet à l'homme d'établir un pont vers l'infini. Le dogme et le mystère chrétiens sont respectés et pleinement appréciés, mais à la différence de Nicolas de Cues , la résolution des contraires semble bien s'accomplir dans la personne du sage bien plus que par la médiation unique du Christ. Cette figure du sage est présente depuis l'antiquité ; l 'attitude rationnelle est souhaitée par l'auteur du Sage, comme l'intention didactique d'un professeur qui semble penser que la sagesse peut s'enseigner ? N'est-ce pas une marque distinctive importante par rapport à l'Antiquité, foncièrement élitiste, et qui ouvre vers la pensée moderne pour laquelle, la faculté rationnelle est le lot de tous et une oeuvre commune issue d'un partage.

A la Renaissance, l'âme devient sujet principal d'une métaphysique qui, tout en demeurant une quête de la vérité, se fait aussi métaphore de la vie intérieure avec ses nouvelles exigences et ses nouvelles peurs. Le monde

médiéval est clos sur lui-même : le cosmos aristotélicien et l'autorité de l'Eglise suffisent à répondre aux questions. Mais la découverte du nouveau monde et les grands voyages, la théorie héliocentrique, en repoussant les limites du monde physique, font naître de toutes nouvelles perspectives spirituelles. Si l'aspiration à l'absolu appartient comme un élan naturel à l'homme, la Renaissance lui fournit le rêve et les moyens de poursuivre sa quête. C'est dans le champ politique qu'apparaît le projet ultime, comme la République de Platon représente l'aboutissement de la pensée du philosophe. Un tout organique où l'ensemble des problèmes vont enfin trouver une solution et où la destinée humaine pourra se réaliser pleinement.

III:/-Infini et liberté en politique ; utopie et réalisme III/1 Origine et approche générale de l'utopie

La liberté politique à la Renaissance se crée à l'image de sa métaphysique : une recherche originale de l'absolu, mettant en scène des penseurs épris par la recherche d'une vérité ultime, auteurs de leurs propres systèmes, héritiers d'une antiquité repensée dans un monde bouleversé par des découvertes qui ouvrent des horizons aussi féconds qu'incertains. Le

monde politique de l'époque est complètement fragmenté par la chute et la montée des empires, par l'avènement de cités-états qui inventent le capitalisme moderne. Les humanistes veulent envisager un monde pour l'homme, fait par lui et à sa convenance. Thomas More est le premier à employer le terme « Utopia »dans l'ouvrage éponyme daté de 1516 pour sa parution chez l'éditeur Thierry Martens à Louvain. Mais le livre ne fut traduit en Anglais qu'en 1551, pas imprimé en Angleterre avant Le XVIIIème siècle et donc, ne fût pas connu de Henri VIII. Cette utopie , ce « non-lieu » telle que la traduction semble l'indiquer, signifie donc quelque chose qui ne peut être situé quelque part dans le monde, qui n'existe pas, tout du moins pas encore. Thomas More, dans la première partie de son livre fait mention d'un pays fictif, ressemblant aux ïles britanniques mais néanmoins fort éloigné de notre continent. Certains des peuples rencontrés par son aventurier semblent parvenus à une grande maturité politique et de savoir vivre. Fait-il allusion à la découverte du nouveau monde, et à tout ce que la navigation laisse supposer des grandes découvertes à venir ? A la fois, ce sont des mythes enchanteurs et des réalités plus dures, que nous évoquent la lecture de l'Utopie, mais le plus étonnant, c'est que nos ancêtres aient déjà abordé ses rivages et légué le meilleur d'eux-mêmes : « Leurs annales témoignent qu'ils n'avaient jamais

19 Thomas More L'Utopie 1516 , Livre premier p 49 Librio Philosophie La Dispute 1997.

entendu parler de notre monde avant notre arrivée ; seulement il ya environ douze cents ans, un navire poussé apr la tempête échoua devant l'île d'Utopie. Le flot jeta sur le rivage des Egyptiens et des Romains, qaui ne voulurent plus quitter ce pays qu'avec la vie. Les Utopiens tirèrent de cet événement un parti immense ; à l'école des naufragés , ils apprirent tout ce que ceux-ci connaissaient des sciences et des arts répandus dans l'empire romain »19. L'auteur nous le précise, les récits détailés de son héros, ne figurent pas dans cet ouvrage, mais néanmoins, il ne faudrait pas oublier de tenir compte du contexte dans lequel More choisit d'écrire : celui de Christophe Colomb, de Vasco de Gama, D' Amerigo Vespucci et de leurs extraordinaires aventures, qui ont permis de repousser les limites du monde connu et de redessiner la mappe-monde, tout en réalisant, chose exceptionnelle, que la Terre est bien ronde. Ce bouleversement apporte avec lui également de nombreux doutes et une attitude d' une grande ambivalence au sujet des peuples rencontrés . Un peu plus tard, la controverse de Valladolid sera là pour en témoigner ; est-il légitime de soumettre des peuples aux moeurs différentes et jugées barbares, ou faut-il les regarder comme d'authentiques et légitimes sociétés auxquelles nous devons pour le moins le respect et une considération pleine et entière ?

20 Jean Servier Histoire de l'utopie p 130, folio essais Gallimard 1991.

Bartolomé las Casas partage l'avis du docteur Thomas d'Aquin en ce qui concerne le droit naturel pour toute société d'exister telle qu'elle est, et de ce fait, de pouvoir procéder à une évangélisation pacifique. De l'autre côté, Sépulveda pense qu'il faut faire cesser les moeurs anti-chrétiennes tels que le cannibalisme et autres pratiques antinaturelles, par la force s'il le faut. Sans entrer dans le détail du débat que suppose toute la controverse, la question de la théorie sur la servitude naturelle d'Aristote apparaît comme centrale dans ce débat : l'esclavage antique a disparu de nos contrées mais la possible domination d'autres peuples le réanime jusque dans ses fondements idéologiques. L'inconnu et le lointain font peur et font rêver ; l'utopie semble presque toujours liée dans l'imaginaire avec des contrées mythiques et légendaires. Christophe Colomb espérait découvrir les Indes fabuleuses décrites par Marco Polo ; l'aventurier se double aussi d'un visionnaire : « le navigateur était persuadé que la prophétie concernant la diffusion de l'évangile sur toute la terre devait être réalisée avant la fin du monde. Or, pour lui, celle-ci n'était plus lointaine »20. La découverte des Antilles par les explorateurs va initier les spéculations et les rêveries sur l'existence du « bon sauvage » « Il est prouvé que chez eux (à Cuba) la terre appartient à tout le monde, comme le soleil ou l'eau. Ils ne

21 Pietro Martire de Anghiera, De orbe novo, dec.3, ch.8.

connaissent ni le mien, ni le tien, source de tous les maux. Ils se contentent, en effet, de si peu que dans cette vaste région il reste toujours plus de champs à cultiver qu'on n'en a besoin. C'est le régime de l'âge d'or »21. Avec les conquistadores apparaît aussi le mythe sud-américain de l'Eldorado et celui de la fontaine de jouvence, mais aussi le génocide des populations indigènes. C'est dire si l'homme de l'époque entretien une ambiguïté vis à vis du nouveau monde ; tout à la fois craint, méprisé et idéalisé. Si la nouvelle Amérique peut donner au penseur des rêves utopiques, c'est aussi parce que cette nouvelle contrée, riche de toutes les promesses, renvoie par là-même à un autre temps, celui de l'âge d'or, dont de nombreuses traditions évoquent l'existence, à la naissance des sociétes humaines. Ainsi le temps cyclique rythmant le monde de la mythologie hindoue, comporte un moment idéal appelé Satya-yuga où l'homme vivant dans la réalisation spirituelle, connaît seulement une divine anarchie pour tout gouvernement. Lao-Tseu, dans son Tao te king, précise bien bien que la nécessite de multiplier les lois correspond à un état de déchéance, d'abord de l'état intérieur de l'homme et de celui de la société. Ce mythe du paradis terrestre est une évocation des plus hautes aspirations humaines en ce qui concerne la perfection de la vie morale et communautaire . Ce

temps métaphysique des origines, se signale toujours par sa proximité avec le divin et la perfection de son modèle. L'homme mis en scène est celui d'avant la chute ; il est naturellement bon, il n' a pas besoin de lois et d'impératifs contraignants car il se situe au dessus de ça, du fait d'une intention pure et d'un comportement sans tâche : « Le premier âge du monde fût appelé âge d'or, parce que l'homme y gardait sa foi, sans y être contraint par les lois, parce que de son propre mouvement il cultivait la justice, et qu'il ne connaissait point d'autres biens que la simplicité et l'innocence »22. Ovide, nous montre ici que, la tradition occidentale connaît elle aussi l'existence de cette conception d'une communauté idéale et fait écho à ce que Hésiode déjà, avait signalé dans Les travaux et les jours. Le Grec fait mention lui aussi d'une sorte d'entropie temporelle qui finit par éloigner l'homme de la sainteté de ses origines ; différents âges se succèdent : âge d'or, d'argent, d'airan, âge des héros et finalement, âge de fer. Le premier âge est celui où la félicité règne sur Terre, où les hommes et les dieux vivent dans la confidence et la proximité : « Car hommes et dieux ont eu même origine. Les Dieux logés au ciel firent premièrement l'humaine race d'or, lors du gouvernement qu'avait Saturne au ciel : or ces

22Ovide. Les métamorphoses, Traduction de Pierre Du Ryer, Amsterdam : P. et J. Blaeu : Janssons a Waesberge : Boom ey Goethals, 1702, 574 p., Gallica n° 72208

23 Platon Le politique ,Oeuvres complètes traduction et notes par Léon Robin La Pleiade Gallimard 1950.

hommes sans peine sans travail et sans souci vivaient une âge pleine ». Il est à remarquer que le récit biblique, de son côté, signale aussi que la chute se caractérise par l'apparition de la nécessite de travailler pour vivre, ainsi que l'apparition des difficultés inhérentes aux conditions les plus normales d'existence : il est décrété par Dieu dans la Genèse, que l'homme gagnera son pain à la sueur de son front et que le femme enfantera dans la douleur. La particularité de cet âge d'or tel qu'il est décrit à chaque fois un peu partout, c'est d'être un ordre des choses différent de la marche naturelle et de ses limites et contraintes. Le temps y semble suspendu, voire rétrograde et les lois naturelles abolies ; la violence inhérente à la lutte pour la survie en est absente, les catastrophes naturelles inconnues et la nourriture est fournie par la terre en abondance. Platon en parle en ces termes dans Le Politique 271a-272c23 « La Nature de ce temps là ne comportait pas d'espèces humaines résultant de la génération mutuelle..relativement où toutes choses naissaient pour l'utilité des hommes, c'est un temps qui n'appartient pas à l'actuelle constitution de la marche du monde..aussi n'y avait-il point d'animaux sauvages, ni d'animaux se servant les uns des autres de nourriture ; point de guerre ni absolument point de dissension non plus ». Autre caractéristique unanimement reconnue à cet âge d'or,

c'est le rapport simple et direct à Dieu, « C'était la divinité en personne qui était leur pasteur et qui présidait à leur vie, ainsi que les hommes à présent, en tant qu'ils se distinguent par le caractère plus divin de leur espèce, sont les pasteurs des autres espèces animales ». A l'inverse de la conception moderne, pour laquelle la vie politique est une manière authentiquement active et responsable d'organiser la vie et de manifester la rationalité propre à l'homme, ici, la spiritualité est suffisante et l'organisation politique n'est pas nécessaire ; elle apparaîtrait par la suite, au cours de l'histoire, comme une intervention qui vise à pallier seulement à une déficience et ne présente pas d'intérêt par elle-même. Cette évocation d'une période bénie où l'humanité ne connaissait pas la souffrance est bien présente dans la littérature gréco-romaine, ce qui atteste de l'importance de ce thème à cette époque. L'existence d'une perfection située dans un temps divin exprime la nostalgie d'un état primitif supposé pleinement heureux ; l'innocence et l'ignorance des origines sont regrettées, l'homme devenu trop conscient de lui-même et de l'univers qui l'entoure ne semble plus porté par la grâce. Il est cependant envisageable que, des causes efficientes et matérielles se trouvent à l'origine de cet état glorieux et de sa suite décadente : la béotie, région où vit Hésiode est frappée par des difficultés économiques et agricoles et l'on peut ainsi comprendre son récit, comme

24 Paul Masquelier Hésiode et le mythe de la décadence, la nostalgie des origines www.thibaultisabel.com.

émanant de la nostalgie d'une époque beaucoup plus favorable surtout aux poètes. Dans son article Hésiode et le mythe de la décadence, la nostalgie des origines (numérique), Paul Masquelier tente une approche moderne du mythe grâce à un recours à la psychologie des profondeurs : « Nous vivions autrefois dans la jouissance perpétuelle ; nous sommes désormais condamnés à l'effort et à la lutte. Risquons ici une interprétation psychanalytique du mythe : peut-être est-il possible de voir dans cette chute une symbolisation de l'expulsion du ventre maternel, dont le psychologue Otto Rank fait le premier traumatisme de l'enfance. A l'état de bien-être absolu et de satisfaction de tous les instincts qui caractérise la situation pré-natale succède en effet celui du labeur et de la frustration 24».

L'utopie peut être vue comme la tentative, le plus souvent seulement théorique, de ramener cet âge d'or, mais en même temps, elle peut être aussi la projection d'un futur glorieux, l'arrivée au « pays où coule le lait et le miel ». Justement, cette dernière expression, signale que l'imaginaire utopique puise également ses sources au sein du mythe judéo-chrétien. Celui-ci se distingue des mythologies païennes par l'abandon de la conception du temps lié à une cyclicité récurrente, au profit d'une vision orientée en faveur d'un avenir messianique et rédempteur, où cesse

définitivement la temporalité ordinaire et le malheur qui s'y rattache. Cette vision, c'est « l'Alpha et l'Omega », la totalité de l'oeuvre divine qui se manifeste et qui chasse l'ancien monde : « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n'était plus. Et je vis descendre du ciel, d'auprès de Dieu, la ville sainte, la nouvelle Jérusalem.. »25. Il est à remarquer que, l'utopie révolutionnaire se caractérise aussi par la volonté d'une rénovation intégrale illustrée par le slogan bien connu de l'Internationale26 « du passé, faisons table rase ». le texte de l'Apocalypse est sans appel à cet égard et sans ménagement à l'égard des incroyants et des immoraux qui seront rejetés définitivement ; l'utopie est un rêve de pureté absolue qui ne souffre pas le mélange et la contradiction. Bien que céleste, cette nouvelle Jérusalem offre à voir des mensurations symboliques dont les nombres et leurs dérivés, étaient déjà bien présents dans le récit biblique et l'ésotérisme juif : « elle avait douze portes, et aux portes douze anges, et des noms écrits, ceux des douze tribus d'Israël..Il mesura la muraille, et trouva cent quarante- quatre coudées, mesure d'homme, qui était celle de l'ange »27.

25 Apocalypse de Jean 21,14 La Bible traduction Louis Segond, nouvelle édition de Genève 1979.

26 L'Internationnale est un poème composé par Eugène Pottier en 1871 en pleine commune de Paris à la gloire du mouvement ouvrier.

27 Apocalypse de Jean 21, 12-17 op cit .

28 François Rabelais Gargantua ch 57

L'utopie dont nous parle les auteurs renaissants, ne saurait se défaire de cet héritage, mais va tenter de donner une place privilégiée à l'homme au sein de son dispositif ; ce n'est pas que le souci de l'harmonie cosmique en soit absent, nullement, mais l'on sent bien que l'homme désormais veut décider son sort sans plus l'abandonner entièrement à la volonté de Dieu. « Thélème » est le nom de l'abbaye formés de gens libres et bien nés, ce qui s'interprète ici, comme le primat d'une volonté supérieure et souveraine de l'homme lui-même, ce qui ne s'oppose pas dans les faits à la volonté divine . C'est sa formation et son propre état d'esprit qui déterminent la capacité à mener un vie libre et enrichissante ; de cette attitude va dépendre la possibilité d'indépendance de tout ce petit monde. Mais justement, les membres de cette « utopie », représentent une élite, celle qui d'ailleurs se manifeste dans les milieux humanistes de la Renaissance et dont Rabelais fait ici, le parfait éloge. La vie de cette commune libre s'adresse aux beaux esprits : « parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice »28. Elle illustre parfaitement le désir de partage et de rencontre des élites cultivées de l'époque, ce que réussira

à incarner l'Académie platonicienne de Florence. Mais la fameuse abbaye, ne constitue aucunement un projet politique structuré, souhaitant donner une orientation particulière par l'action, à l'ensemble de la société. Cette petite commune n'a pas de réalité économique et ne peut servir de modèle pour l'échange et la production de richesses. Elle est condamnée à rester dépendante d'une macro-économie et, de ce fait, son existence fragilisée. Ce fameux sens de l'honneur que Rabelais prête généreusement à ses thélémites, est-il vraiment à toute épreuve ? Il est bien difficile de penser que la nature humaine soit fondamentalement bonne et toujours capable de s'élever au dessus des conflits et rivalités . La pensée contemporaine, à commencer par les penseurs du « soupçon »29 ,de la psychanalyse, de la psychologie évolutionniste, des découvertes récentes de la neurologie, sont loin de penser qu' une bonne éducation soit toujours suffisante à canaliser, ou même à sublimer l'agressivité et les tendances irrationnelles et antisociales. Au début du XXème siècle, un occultiste anglais du nom d'Aleister Crowley, a fondé un mouvement thélémite dont la devise était « Do what you will, that is whole of the Law »30. Les adeptes de ce mouvement se sont établis à Cefalù en Sicile, pour y créer une commune

29 Cette expression désigne la plupart du temps, les penseurs contemporains tels Nietzsche, Marx, Freud, ayant remis en cause la nature morale et rationnelle de l'homme et mis à jour une réalité plus décevante. Leur «ancêtre», dans ce domaine, est sans conteste, Schopenhauer .

30 La devise complète se traduit exactement par «Fais ce que voudras, là est toute la loi, l'amour est la loi, l'amour sous la vonté»

libre qui, par la suite a été interdite par le gouvernement fasciste. Il est clair que la fameuse devise convenait parfaitement au « mage » Crowley, dont le comportement extrême et fantasque ont laissé de lui un souvenir sombre et pour le moins controversé .

III/2 L'utopie à la Renaissance : rêve éternel et secret de l'homme

Nous l'avons déjà mentionné, les idées utopiques surgissant à la Renaissance sont à mettre en relation avec toutes les peurs et les fantasmes que suscitent la découverte du nouveau monde. Mais elle se nourrit avant tout et surtout, du modèle exemplaire que peut constituer la cité antique idéalisée. Celle-ci est une forme incarnée de l'archétype cosmique et constitue pour l'homme l'achèvement du sens de sa destinée terrestre. La vie bonne réalisée au sein de la Cité par l'individu qui y joue son rôle convenablement, devient un même temps le marchepied de la réussite du destin posthume. La célèbre étude de Fustel de Coulanges, La Cité antique (1864), tend à montrer que celle-ci se fonde sur la religion des peuples grecs et romains, et du lien qu'elle est censée établir avec l'invisible. La République de Platon s'inscrit bien dans cette perspective ; elle constitue le modèle de l'Intelligible et ce n'est pas tant sa réalisation matérielle qui

importe, même si elle est est la condition, que la vie conforme à la vérité qu'elle permet au citoyen qui vit à l'intérieur de ses murs. Thomas More et Tommaso Campanella vont s'inspirer directement de cette divine cité platonicienne. Ce modèle de la République, revient constamment lorsqu'il s'agit de l'utopie : il en porte les caractéristiques essentielles ; à la fois l'espoir suscité par le plus haut idéal de justice et le risque totalitaire qu'il entraîne dans son désir d'absolu et de perfection. Mais le point de départ sera de réunir politique et philosophie dans la personne du gouvernant, qui incarnant le principe rationnel légitime, ne saurait être soumis aux aléas de la doxa démocratique. Thomas More, dans son Utopie cite de mémoire approximativement le texte de la République : «Platon a dit: l'humanité sera heureuse un jour, quand les philosophes seront rois ou quand les rois seront philosophes»31. Chaque mouvement utopique pensé ou esquissé sur le terrain, ne reconnaît pas de vérité politique comme émanant du peuple ; même s'il en vient à l'incarner. C'est toujours un principe central qui préside à la gouvernance et autour duquel tout s'organise : le «Soleil»32 de Campanella en est l'exemple le plus évident. Bien entendu, en raison de la

31 Thomas More L'Utopie (1516) , livre premier, p 36 Librio philosophie , La Dispute 1996.

Le texte de Platon, République V,473,c,d:»A moins que les philosophes ne deviennent rois dans les Etats, ou que ceux que l'on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu'on ne voie réunies dans le même sujet la puissance politique et la philosophie...»

32 Ce concept majeur, est l'axe métaphysique de l'oeuvre intitulée La Cité du Soleil fût traduite par l'auteur et remise pour la première fois au savant allemand Adami. D'abord imprimée à francfort en 1623, l'édition définitive sortie à Paris en 1637.

nature des puissants, ceux-ci ne sont pas, dans la plupart des cas amateurs de sagesse et leur conversion, pour le moins difficile. La fin de vie de Platon fût assombrie par plusieurs voyages visant a «convertir» Denys de Syracuse à la vie philosophique et à la politique censée en découler. Platon et son intercesseur auprès du tyran, le neveu de ce dernier, Dion33, échouèrent dans cette tentative et furent punis pour cette initiative. Bien que riche d'une grande intensité dramatique, cet épisode de la vie Platon nous apprend que l'idéal philosophique se marie difficilement avec le pouvoir, et que Socrate voyait juste en s'en tenant à courtiser la jeunesse athénienne. Cette sagesse platonicienne est liée à la notion de justice en tant qu' harmonie et proportion géométrique ; laquelle tire sa valeur d'évidence comme expression de la vérité ontologique. Cette justice sur le plan politique ne peut faire exception, elle doit être fidèle fidèle avant tout

33 Voir à ce propos : Jean-François Mattéi, page 55 dans Philosophie Magazine Août 2006, intitulé "La tentation de Syracuse".

« Vers 388-387, Platon se rend à la cour de Denys Ier l'Ancien. Le tyran de Syracuse se piquait de philosophie tout en écoutant, selon la légende, les plaintes des prisonniers, en collant l'oreille contre un orifice au sommet de la grotte sur laquelle se trouvait son palais. Platon tente de le convaincre d'instaurer un gouvernement juste et se lie alors d'amitié avec Dion, cousin et beau-frère de Denys. L'expérience, infructueuse, dure quelques mois et le tyran renvoie le philosophe grec en l'embarquant de force sur un navire spartiate. On dit que le bateau a fait escale à Egine, alliée de Sparte contre Athènes, et que les Lacédémoniens ont vendu Platon comme esclave. Le philosophe Anniceris de Cyrène le reconnaît et l'achète pour lui rendre sa liberté.

En 367, Denys l'Ancien meurt. A la demande de Dion, Platon revient à Syracuse afin de conseiller Denys II le Jeune qui accède à la royauté à 30 ans. (...)L'aventure tourne mal (...) Denys II voit en Dion et Platon des comploteurs. Banni, Dion se réfugie à Athènes, tandis que Platon est retenu dans la citadelle de l'île d'Ortygie avant d'être autorisé à repartir.

Six ans plus tard, Platon entreprend son troisième et dernier voyage en Sicile sur la promesse de Denys de rappeler Dion de son exil, mais il ne parvient pas à plaider la cause de son ami. Ce dernier ne recouvre la liberté que grâce à l'intervention d'Archytas (penseur, mathématicien et chef d'Etat) qui envoie un navire à Syracuse. Platon retrouve Dion à Olympie à l'occasion des Jeux, mais ne se joint pas à son expédition pour détrôner le tyran. Si Dion réussit à prendre Syracuse, puis à instaurer un régime aussi tyrannique que le précédent, l'affaire se termine dans le sang : après trois années de règne, Dion est assassiné, en 354, par son ami Callippe, un disciple de Platon. »

34 Platon La République p 262 Flammarion 2004.

à la hiérarchie de l'être ; l'isonomia démocratique, selon Platon, ne rend pas compte de cette différenciation essentielle. La structure sociale de la cité véritable doit être fondée analogiquement sur le modèle de l'être humain et les différentes parties de l'âme : la fonction la plus élevée Nous est la pensée et se trouve dans la tête (dans la Bible et Aristote, la pensée est associée au coeur), vient ensuite la faculté de vouloir, Thumos, qui renvoit au coeur, à la poitrine comme lieu intermédiaire et enfin Epithumia, correspondant à l'appétence charnelle, au désir d'engendrer et au ventre. Il est à remarquer que l'âme humaine est composée de ces trois parties et ne se cantonne pas uniquement dans sa fonction intellective. En ce sens, le platonisme n'est pas un pur intellectualisme mais une hiérarchisation harmonieuse des différentes parties de l'être. L'»utopie» du théoricien des Idées, consiste à faire correspondre cette structure ontologique avec la réalité extérieure et sociale, afin que celle-ci en reçoive la légitimation de la nature même de la réalité et non d'une quelconque initiative personnelle : «les classes qui existent dans la Cité sont bien les mêmes que celles qui existent dans l'âme de chacun pris individuellement»34. Ainsi, certains êtres humains sont composés selon une dominante particulière et l'on obtient des «caractères d'or « que sont les

sages et à qui devrait incomber la fonction gouvernante ; des caractères d'argent dont la volonté et le courage les prédestine à la fonction guerrière de protection de la cité et enfin, des «caractères de bronze», propres à l'activité productive nécessaire à la subsistance des citoyens. Si l'on en croit la thèse developpée par Georges Dumézil, la fonction tripartite a été en fait, l'organisation traditionnelle des sociétés indo-européennes et n'aurait rien d'utopique ; il va montrer au cours de ses nombreuses études35, que la société védique de l'Inde, la société celtique et la Rome antique sont fondées sur cette hiérarchie. Dumézil souligne que c'est finalement le grèce ancienne qui offre le moins d'exemples à l'appui de sa thèse : «La Grèce n'est pas généreuse envers nos dossiers. M Bernard Sergent a fait un bilan critique des expressions de la structure des trois fonctions, la plupart du temps isolées, en voie de fossilisation, qu'on a proposé d'y reconnaître : c'est peu de choses comparées aux richesses qu'offrent l'Inde et l'Italie»36. La cité idéale conçue par Platon ne serait, dans cette perspective, pas la pure création du génie philosophique de son auteur, lequel releverait de l'aptitude à percevoir les formes intelligibles ; mais au contraire, le maître

35 Georges Dumézil Le Festin d'immortalité thèse publiée en 1928, et surtout son oeuvre majeure Mythe et Epopée dont la première partie, L'Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens Gallimard 1968.

36 Georges Dumézil L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux et autres essais. Vingt cinq esqisses de mythologie p13 Gallimard (bulletin des sciences humaines) 1985.

de l'Académie, tenterait de poursuivre un vieux rêve conservateur : rendre à la Grèce le gouvernement fondé sur la hiérarchie naturelle que les gouvernements des peuples indo-européens incarnent depuis la plus haute antiquité : «Il est probable que les trois classes de la République idéale de Platon, les philosophes qui gouvernent , les guerriers qui défendent , le tiers état qui crée la richesse avec tous leurs harmoniques moraux et philosophiques, si proches parfois des spéculations indiennes, ont été inspirées en partie des traditions ioniennes , en partie de ce qu'on savait en Grèce des doctrines de l'Iran, en partie d'enseignements dits pythagoriciens qui remontaient sans doute eux-même fort loin dans le passé héllénique et préhellénique»37. L'autochtonie joue un rôle majeur comme lien entre le sol et la culture à plusieurs reprises chez Platon ; la Cité est issue de son territoire.

Mais les systèmes utopiques qui ont marqué la Renaissance, ceux de More et Campanella, s'ils s'inspirent de Platon, ce n'est pas pour le reprendre à la lettre, et notamment, le modèle tri-fonctionnel, tant métaphysique que pratique, n'apparaît pas chez eux. En revanche, le partage et l'égalité de tous les citoyens, tant ceux de la République, que les Utopiens et les Solariens est une donnée de base incontournable de ces

37 Georges Dumézil mythes et dieux des indo-européens p 92 champs Flammarion 1992.

38 Thomas More L'Utopie p 47 op cit .

39 Aristote Ethique de Nicomaque LVIII l'amitié ch 1 p 208 Garnier Flammarion 1965.

sociétés. Le magistrat anglais semble si assuré sur cette question qu'il dit plus loins que Platon n'aurait pas souhaité établir des lois pour une société qui n'appliquerait pas ce principe qui doit constituer le fondement de la justice : «Ce grand génie avait aisément prévu que le seul moyen d'organiser le bonheur public , c'était l'application du principe de l'égalité. Or l'égalité est, je crois impossible , dans un Etat où la possesssion est solitaire et absolue ;.. et la richesse nationale , quelque grande qu'elle soit , finit par tomber en la possession d'un petit nombre d'individus qui ne laissent aux autres qu'indigence et misère»38. Faut-il chercher en amont des qualités particulières aux Utopiens, fruits de leur nature intrinséquement bonne, et qui rendrait possible l'établissement d'un tel système? Est-ce à dire que ces hommes ont rejoint l'idéal de l'Amitié si cher à Aristote? ; idéal de perfection et de liberté vertueuse qui lui fait dire : «D'ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice ; ..» 39 Thomas More propose en fait une version plus pratique du sujet ; si la bienveillance à l'égard de tous est bien réelle, c'est plutôt en vertu du «miracle économique» : «l'abondance étant extrême en toute chose, on ne craint pas que quelqu'un demande au delà de son besoin. En effet, pourquoi celui qui a la certitude de ne jamais manquer de rien

chercherait-il à posséder plus qu'il ne faut?L'égalité Utopienne requiert ainsi deux choses : un principe établi par la loi et l'abondance économique ; ces conditions certes difficiles à obtenir, ne sont pas a priori inatteignables. De surcroît, More signale que l'Utopien n'est pas non plus aveuglé par l'orgueuil. Bien plus, la loi du marché, le gain et les richesses, tout cela ne représente rien pour lui ; l'or et les choses précieuses sont utilisés comme les plus banals des matériaux. Aristote dénonce aussi la chrématistique comme un état d'esprit pervers qui condamne la cité à perdre son autonomie. A ce titre, et en accord avec les philosophes, il semble bien que Thomas More s'emploie à prendre le contre-pied de son époque : en effet, le grand capitalisme européen est en plein essor et les espagnols procèdent au pillage systématique de l'or sud-américain. Les écrivains et artistes de l'utopie40 ont presque toujours par la suite, remis en question la vision de l'économie de marché, la montrant comme brutale, indigne de l'homme civilisé et finalement à l'origine de biens des maux, la conception collectiviste semblant aller de soi41 . Rousseau fera reposer son

40 Le courant socialiste utopique dont les représentants les plus fameux furent Saint -Simon, Charles Fourier, Robert Owen.

41 Bachofen et Engels à sa suite, verront dans une société matriarcale l'origine du communisme primitif. J. J. Bachofen, Le Droit Maternel, recherche sur la gynécocratie de l'Antiquité dans sa nature religieuse et juridique

Engels , L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (1884)

Discours sur l'origine des inégalités (1752-55) sur l'acte d'appropriation ; ( L'histoire nous a montré que rien n'est moins sûr : la propriété privée de fait, l'accaparement par la force des biens et des personnes, remonte à la plus haute antiquité et faire «table rase», exigerait un renversement d'une violence extrême, telles que les sociétés communistes du XXième siècle en ont fait subir à leur population). Si sous cet aspect, historique et pratique, la propriété privée semble bien consubstantielle à l'homme et à son devenir, en revanche, la mise en commun des biens pourrait bien constituer, pour la philosophie, une «expérience de pensée» de la plus haute importance ; justement , le socialisme utopique préconise une diffusion de son modèle sans révolution politique violente, et en ce sens les fictions utopistes des penseurs renaissants en constituent une première. On ne peut dire «précurseurs» car il n'existe pas de véritable filiation dans le domaine de la pensée de l'utopie ; celle-ci est toujours un retourt au point

de départ, avec l'espoir qu'il suscite. D'ailleurs, l'utopie n'est pas
forcément derrière nous, La préservation de la santé écologique planétaire pourrait tout à fait nous contraindre à des pratiques collectives imposées parce que devenues nécessaires par souci de sobriété. Mais c'est aussi et

surtout donner à l'homme la possibilité de se penser comme perfectible et placer son éducation au centre de sa vie. L'éducation n'est pas séparable du travail dans le système que propose More ; là aussi, les citoyens sont égaux face à la tâche qui les rend autonome eu égard à l'extérieur, capables de vivre en autarcie. C'est grâce à un service obligatoire pour tous comme travailleur agricole que L'Utopien parvient à ne manquer de rien. Pierre Gilles qui est celui qui questionne Raphaël Hythloday, le découvreur de L'Utopie dans le dialogue de la première partie du livre, semble bien complétement empéché de croire qu'une économie de subsistance puisse en même temps produire l'abondance et la satisfaction de tous. La Terre est propriété commune et travaillée en commun et équitablement : « Chaque année , vingt cultivateurs de chaque famille retournent à la ville ; ce sont ceux qui ont fini leurs deux ans de service agricole. Ils sont remplacés par vingt individus qui n'ont pas encore servi». Si certains sont libres de se consacrer par goût à l'agriculture, le roulement prévu est fait pour répartir équitablement la pénibilité du travail. Sur ce point , l' Utopie de More est tout à fait novatrice (certains esclaves sont conservés néanmoins! «uniquement ceux pris les armes à la main») : tout d'abord le travail agricole y est valorisé ; il constitue la base d'une société équilibrée, où toute la pénibilité ne repose pas seulement sur les mêmes. A l'instar du

42 On retrouve ici l'idée platonicienne selon laquelle le modèle de la Cité idéale vaut pur le but spirituel qu'il vise et non comme réalisation «terrestre».

Kibboutz contemporain, on tâche de réduire le clivage entre intellectuels et manuels, par l'instauration de ce service rurale obligatoire. Mais surtout, c'est le travail lui-même qui acquiert ses lettres de noblesse dans ce système et, s'il parvient plus vite que dans une société ordinaire à parfaitement remplir son office, c'est que la communauté n'est pas parasitée par des oisifs : ici, le clergé et la noblesse sont expréssément mentionnés et tout le personnel attenant. On voit poindre déjà des idées révolutionnaires précises. Le libre commerce engendre les marchandises inutiles alors qu'un modèle juste se crée en fonction des besoins réels et More voit dans la planification, une solution aux problèmes économiques : « Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude

du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés
intellectuelles par l'étude des sciences et des lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le vrai bonheur»42. Il existe tout de même une classe de lettrés qui, une fois choisis, doivent prouver leur valeur sous peine d'être «retrogradés». Mais cette belle exemplarité citoyenne va se payer très cher en termes de liberté : plus que par des lois

43 Philippe Bénéton Lettre inédite de More à Machiavel , Michel Boyancé Autour de Thomas More l'Harmattan 2006 (version numérique)

respectées, utiles pour la limitation reciproquement avantageuse pour

chacun des initiatives individuelles, la vie de l'Utopien s'avère
complétement encadrée. Il eut été rassurant d'apprendre, grâce à cette soi-disant lettre inédite43 de More à l'adresse de Machiavel, que celui-ci a d'abord et avant tout élaborée une fiction, presque une pure fantaisie afin justement de provoquer les réactions, de faire soi-même l'éxpérience de l'« impensable». L'usage de l'ironie n'est-elle pas un outil précieux? La feinte et la quasi-tromperie peuvent certainement apporter beaucoup à la pensée à condition d'avoir un certain sens de l'humour dont la subtilité seule est capable de mettre à jour certaines choses ; en particulier lorsque l'esprit de sérieux et la rigueur méthodique ne nous permettent plus d'avancer, il faut oser les paradoxes et le double-langage. Le lecteur moderne ne peut que s'offusquer ou rire tant la prise en charge des individus semble complète, nul doute que more exagère volontairement : taille des villes et des populations soumises à des règles strictes, droit de circulation, service et corvées obligatoires dans l'agriculture, uniformes de travail et costumes de détente, punition de l'adultère par l'esclavage et mort en cas de récidive!! Il semble même que l'on soit tenu de garder le sourire et d'apprécier hautement cette perfection communautaire. La liberté de penser et de

croire semble y être acquise, mais en réalité, elle n'est pas vraiment complète et l'athéisme n'y est pas reconnu. Les Utopiens, bien que libres de toute forme d'adoration imposée, finissent par se rallier à une forme de religion naturelle et conforme à une certaine exigence de rationalité : ils adhèrent à l'immortalité de l'âme, la notion de Providence et la tolérance à l'égard des opinions différentes ; beaucoup ayant entendu parler du Christ se sont convertis. Ironie du sort, c'est précisement l'intrigue et la mesquinerie autour du religieux et du pouvoir, qui condamnera Thomas More à la décapitation44. Il nous faut retenir que, L'Utopie est moderne dans le sens où commence à se faire jour, malgré tout, la nécessité d'une liberté d'opinion et de culte, pour l'ndividu (ici un groupe restreint) de réfléchir et de se forger la vision du monde qui lui correspond, bien qu'elle aboutisse immanquablement, dans ce cas, à une forme de religion naturelle approuvée par la raison et favorable à la communauté ; il s'agit d'un immense progrès sur la voie des lumières de l'entendement et malheureusement, l'époque qui va suivre sera marquée par la violence, l'arbitraire et le fanatisme45 : « Les religions, en Utopie, varient non seulement d'une province à l'autre , mais encore dans les murs de chaque

44 Il ne reconnaît pas vraiment le schisme anglican provoqué par Henri VIII, lequel vise à lui permettre de répudier Catherine d'Aragon afin d'épouser Ann Boleyn. En vertu de son attachement à la Reine, il refuse d'assister au couronnement d'Ann et ne reconnaît pas sa succession.

45 Le Royaume de France sera en proie à huit guerres civiles sur une période de quarante ans et sera le théâtre d'affrontement entre factions aristocratiques rivales jusqu'à la signature de l'édit de Nantes en 1598.

46 Thomas More L'Utopie op cit p 109.

ville en particulier ..néanmoins , la plus grande partie des habitants , qui est aussi la plus sage, rejette ces indolâtries, et reconnaît un seul Dieu, éternel immense, inconnu , inexplicable , au dessus des perceptions de l'esprit humain, remplissant le monde entier de sa toute puissance et non de son étendue corporelle»46. Le second point issu de l'humanisme et mis en valeur ici, est la grande importance accordée à l'éducation. Il s'agit certainement de voir dans ce texte, la prise de conscience par l'homme de la valeur indispensable et fondamentale du rôle de l'éducation dans sa vie ; elle s'effectue en continue et apprendre constitue la chose la plus attrayante et enrichissante qui soit. Enfin, ce qui diffère d'avec un rationalisme classique, c'est que la part accordée au plaisir y est fondamentale, justifiée par une forme élargie d'épicurisme : le plaisir est à la base de la vie et en constitue la véritable expression en tant qu'il est authentique et pourvoyeur du bien inestimable que constitue la bonne santé : «Ils entretiennent et cultivent volontiers la beauté, la vigueur, l'agilité du corps, ces dons les plus agréables et les plus heureux de la nature..fuir la volupté qui empêche de jouir d'une volupté plus grande, ou qui est suivie de quelque douleur». Les plaisirs de l'esprit restent les plus recherchés et les mieux considérés, des cours sont donnés par une sorte d'éducation populaire permanente.

47 Père Patrick de Laubier Autour de Thomas More op cit p 46 (version numérique)

L'effort ascétique, en revanche, y apparaît dommageable car contre-nature. Ceci dit, les institutions Utopiennes, à l'instar de toutes celles qui ont voulu «forcer» le bonheur de l'homme, l'imposer un nom d'un idéal supérieur , finissent par produire les régimes les plus autoritaires et liberticides qui soient. Tous les totalitarismes du XXème siècle ont basé leur propagande sur la venue d'un homme nouveau, et ont eu recours aux plus grandes violences afin que leur idéal s'incarne coûte que coûte dans la «chair» de la réalité. Le risque encouru par cette forme d'idéalisme politique, c'est le triomphe de de l'idéologie abstraite au détriment de la vraie vie individuelle : «Aristote, le meilleur critique de Platon, montra les contradictions d'un idéal de cité qui visait au bonheur de la cité en général en oubliant celui de chaque citoyen, en absolutisant l'idée d'unité du tout au dépens des parties qui le composent»47. C'est finalement dans la doctrine sociale de l'Eglise que, l'Utopie de Thomas More, a reçu une certaine forme de consécration par l'entremise de Jean Paul II, l'ayant déclaré saint patron des gouvernants et des hommes politiques et qui lui reconnaît l'établissement d'une harmonie entre le naturel et le surnaturel dans cette oeuvre teintée d'humour. Aurait-il reçu cet honneur s'il n'était mort en fidèle défenseur de l'Eglise?

III/3 Le Métaphysicien contre le Prince

l' Utopie de More partage des choses essentielles avec la Cité du soleil de Campanella ; la communauté des biens, l'amour du travail valorisé en tant que tel et comme service à l'ensemble dans un dessein plus vaste, le mépris de l'oisiveté. La société utopique de Campanella bien que tardive, reste néanmoins parfaitement une oeuvre de la Renaissance en ce qu'elle parachève et complète le modèle épistémique que nous avons abondamment rencontré précédemment. La réflexion du dominicain est bien à l'image de ces aventuriers de l'esprit dont le caractère brillant, dérangeant toute l'institution, à l'héroïsme parfait, celui qui préfère la mort à la dénégation de soi et qui réflète toute la grandeur d'une pensée philosophique exprimant l'essence et la destinée unique de l'homme. Ainsi, le modèle utopique recherché est la projection d'une image idéale de soi, de l'homme et de son rapport au monde. La Cité du Soleil est issue d'une métaphysique hermétique qui se veut d'être la clé d'accès à la lecture du Livre de la Nature. Cette conception philosophique constitue véritablement une coupure radicale d'avec la scolastique livresque et la répétition d'Aristote ; il s'agit plutôt d'accéder directement à la substance du monde grâce à une théorie de la connaissance qui le rende possible. L' hermétisme en vogue à la Renaissance est répandu tant chez l'érudit que chez l'homme

48 Thommaso Campanella Philosophia sensibus demonstrata p 323 (citation de Marsile Ficin), in Thommaso Campanella le livre et le corps de la nature Germana Ernst, Paris Les Belles Lettres 2007.

du peuple en particulier grâce à la proximité, la familiarité que chacun ressent à l'égard de la théorie des signatures. Que l'univers soit «à portée de main», car fondamentalement, essentiellement la même chose que nous-même, cela Campanella l' a retenu très tôt, et sa légende veut que sa scolarité se soit déroulée en écoutant à la porte des classes, lui dont la basse condition ne lui en permettait pas la fréquentation normale. Cette conviction marquée en faveur des ressources de l'esprit humain, jalonne l'histoire d'un homme dont la destinée spirituelle l'a conduit à la confrontation d'épreuves difficiles. Le premier ouvrage de Tommaso Campanella, le Philosophia sensibus demonstrata (1591), cite Ficin , qui lui aussi, établit un lien étroit entre l'élaboration métaphysique et l'âme du monde : « De l'âme du monde sort donc sans cesse en quantité une sorte d'esprit animal, sorte de prolongement de la vie intérieure ; il s'agit d'un feu, et presque d'une lumière animale tendue vers la dimension,..48» Cette philosophie spirituelle se distingue de celle qui lui fera suite ; le modèle mathématico-logique de Descartes, puis Leibniz, s'écarte de la métaphysique comme métaphore vivante de l'âme du monde. En cette fin de Renaissance, Campanella devient emblématique de cette période, où le philosophe-artiste risque sa vie sur les chemins de la vie et de la pensée,

49 Thommaso Campanella Poésie p 44, cité par Germana Ernst Thommaso Campanella ..op cit p 19.

certain d'être porteur d'une grandeur d'âme en résonance avec celle du monde. A l'instar de Bruno, son illustre «prédécesseur», Campanella s'intéresse de près a Telesio, à l'interprétation de Livre de la Nature. Le sensualisme de Tommaso n'est pas encore de l'empirisme moderne, loin s'en faut. C'est évidemment pour mieux comprendre l'action divine qu' il faut étudier la nature d'après elle-même et non selon l'autorité de livres autorisés d'après la tradition médiévale. Mais l'évolution spirituelle de Campanella va le conduire au seuil de la prophétie ; l'étude des mystères de la vie fait apparaître une convergence entre les révélations scripturales bibliques, les signes célestes montrant la volonté divine, et les analogies présentes dans les différents éléments qui composent la nature : «le monde est le livre où l'intelligence Éternelle écrivit ses propres concepts, et le temple vivant qu'elle orna de bas en haut de statues vivantes en y peignant ses gestes et son propre exemple»49. L'aspect multiforme de la connaissance rencontrée chez ce moine dominicain, l'assurance d'un savoir qui dépasse l'approche classique, la caractère insatiable de ce besoin d'étudier vont condamner ce personnage à un rejet et une mise à l'écart fréquents : «En Mai (1592), Campanella est incarcéré au couvent de San Domenico ; il est accusé de devoir son savoir exceptionnel à un démon

50 Germana Ernst Thommaso Campanella op cit p 36.

51 Ibid p 110.

familier et de s'être moqué des excommunications, mais ce dont il est véritablement accusé, comme le démontrera aussi l'acte de condamnation, c'est d'adhérer à la doctrine de Télésio»50. Les thèses de celui-ci seront examinées par le Saint Office et son De natura rerum fût mis à l'index en 1593 . La description d'une théorie de la connaissance sensualiste et vitaliste n'est pas conforme au «dogme» aristotélicien ; en effet, le corps humain s'y montre parcouru par un souffle vital animateur des différentes fonctions corporelles, à la fois motrices et cognitives, partant du cerveau et se ramifiant dans tout l'organisme par l'entremise des nerfs. L'élaboration d'une science naturelle est cependant dépassée par l'oeuvre «prophétique» du jeune dominicain dont la verve le conduit à prêcher un réveil spirituel et une remise en cause de ce qui concerne les points de la dogmatique. Il se veut interprète fidèle d'un christianisme authentiquement spirituel et dont les sacrements ne sont pas l'essentiel : «Selon ces témoignages, les sacrements pour Campanella, «n'ont pas été enseigné par le Christ», mais ils ont été institués par raison d'État, c'est à dire pour entretenir la peur et la soumission des peuples : l'eucharistie en particulier est «une bagatelle et c'est folie que d'y croire»..51 Sur ce point, et nous y reviendrons, il peut sembler surprenant, à première vue, de constater que le

52 Han -Fei (IIIè siècle avant), Le Tao du Prince traduit et présenté par Jean Lévi p 24 ,points sagesses Seuil 1999.

philosophe mystique rejoigne ici les positions machiavéliennes sur la religion comme subordonnée à l'exercice du pouvoir. Ceci dit, l'affaire n'est pas nouvelle et l'on peut remarquer que dans un ancien traité chinois, Han-Fei Tse ou Le Tao du Prince, la gouvernance se fonde sur le détachement taoïste qui fait dire à Lao-Tseu dans son Livre de la voie et de la vertu : « le Ciel est inhumain : il traite les hommes comme chiens de paille, le saint est inhumain il traite les hommes comme chiens de paille»52. Campanella ne va pas aussi loin dans l'anti-humanisme, la religion reste néanmoins un moyen de «dresser» le peuple. Ceci dit, si ces discours provoquent indirectement le soulèvement des moines calabrais pour une plus grande justice, son intention n'a jamais été la destitution du Roi d'Espagne et il restera toujours fidèle à l'incarnation du pouvoir par une figure tutélaire à l'image du principe divin. Selon ses dires, il ne souhaitait pas pour lui-même le pouvoir mais préparer un république universelle dont tout le mode aurait pu en être bénéficiaire, tant les principaux gouvernants que le peuple lui-même. Thommaso Campanella reconnaît et encourage l'action humaine opportune mais il l'appelle prudence car celle-ci trouve son fondement dans la volonté céleste et divine : «S'il est vrai que toutes les choses sont dirigées par la prudence humaine, cause connexe

au destin (il met en accord une infinité de causes concomitantes agissant en vertu de la première, ou, plus exactement, il en est constitué), c'est l'empire qui a le plus grand besoin de cette vertu, car elle régit le monde entier et Dieu l'a semée partout,..»53. L'action machiavélienne serait-elle totalement à l'opposé de cet ordre du monde ? Si cet ordre ressemble au cosmos antique, alors l'action machiavélienne s'en montre respectueux : «Telle est la marche de la fortune : quand elle veut conduire un grand projet à bien, elle choisit un homme d'un esprit et d'une valeur assez grands pour savoir profiter de l'occasion qu'elle lui présente»54. L'étude de Pascal Bouvier met en présence deux thèses différentes : celle de Anthony J Parel55 qui soutient la proximité de la pensée de Machiavel avec la cyclologie propre au cosmos antique : ici, bien entendu, il s'agit de l'anacyclose56 appliquée aux affaires humaines de l'historien grec Polybe (IIème av ),(même si machiavel ne le cite pas expressément, il expose ce point de vue dans ses Discours sur la première décade de Tite Live), qui prévoit une décadence naturelle et inévitable de la forme de gouvernance ; d'une monarchie reposant sur la vertu du souverain, il se produit une dégénérescence en tyrannie, laquelle sera contrebalancée par une élite qui

53 Thommaso Campanella Monarchie d'Espagne et Monarchie de France p 5 Puf 1997 cité par Pascal Bouvier Machiavel ou Campanella, une alternative moderne p 166 L'harmattan 2007.

54 Nicolas Machiavel Discours sur le première décade de Tite-Live (Livre II, ch XXIX ); Dossier les clés de l'oeuvre Le Prince classiques Pocket 1998.

55 Anthony J Parel The Machiavelian cosmos p 28 Yale University press 1992, cité par Pascal Bouvier op cit p 127.

56 Terme propre à l'astronomie et qui désigne le retour des astres à leur position intiale.

formera l'aristocratie dont le pendant négatif devient l'oligarchie, logiquement renversée par la démocratie qui à son tour dérive en ochlocratie ; un homme providentiel, finalement, ramènera le cycle à son origine. Machiavel se révèle bien un partisan conservateur de l'ordre ancien ; le retour à l'origine est salutaire tant sur le plan de la santé du corps que celle de l'État : «Ainsi le retour au bien, dans une république dépend d'un homme ou d'une loi. Celles dont les Romains se servirent pour ramener la république à son principe ..il faut un homme vertueux qui puisse opposer son courage à la puissance des transgresseurs ..et s'il ne survient pas un événement qui renouvelle le souvenir de la punition et remplisse les esprits d'une terreur salutaire, il se trouve bientôt tant de coupables qu'on ne peut plus les punir sans danger.»57 . Cela dit, cette harmonisation possible et souhaitable de l'individuel avec le collectif selon des cycles et des humeurs changeants s'opposent tout à fait à la notion de la liberté chrétienne et d'une Providence divine éclairante conforme au monothéisme judéo-chrétien. Cela fait fait de Machiavel un païen proche de la cité antique et de ses dieux, avec leurs initiatives et leurs caprices, venant conforter in fine la religion astrale ancienne si emblématique des croyances renaissantes. En revanche, Miguel E Vatter58, en cela beaucoup

57 Nicolas Machiavel Discours sur le première décade de Tite-Live (1512-1517) Livre III, ch premier ; Dossier les clés de l'oeuvre Le Prince classiques Pocket 1998.

58 Miguel E Vatter Between form and event ,Machiavelli's theory of political freedomDordrecht Boston-Londres ,

plus proche de l'interprétation classique, voit dans la conception machiavélienne de l'action, justement une figure capitale de l'avénement de la modernité : «Machiavel serait à la source de la modernité : en faisant de l'histoire un effet de l'action libre, un nouveau statut serait donné à la liberté en accordant un privilège à l'événement..»59. N'est-il pas célèbre en effet pour avoir, contre la tradition philosophique de la tempérance, préféré l'audace à la sage retenue : «Je pense assurément ceci :qu'il vaut mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et il est nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre et de la frapper»60. Campanella de son côté se montre lui aussi, à sa façon, déterminé à favoriser l'initiative humaine et la valeur de son action ; même s'il établit clairement la distinction entre la fortune et l'astuce, l'une étant nécessité d'agir d'agir conformément à la volonté divine, l'autre n'étant que l'intérêt humain visé à court terme, il n'en reste pas moins que la fortune peut commander à des actions d'une grande violence et sur ce point , il n'a rien à envier à Machiavel : la domination d'un pays étranger impliquant soit sa destruction soit son occupation. Germana Ernst nous signale dans l'ouvrage déjà mentionné que, Campanella rappelle souvent cet épisode

Kluwer 2000.

59 Pascal Bouvier Machiavel ou Campanella op cit p 132.

60 Nicolas Machiavel Le Prince (1513) ,classiques Pocket 1998, ch 25 p 121.

61 Germana Ernst Thommaso Campanella op cit, p 133 note 56.

62 Ibid p 134.

justement tiré du Prince61. Cependant, il faudrait comparer cette forme d'intervention violente avec les feux et les tempêtes qui vont permettre à la nature de se renouveler, et la politique pour cet idéaliste, n'est autre que l'expression visible de l'action divine sur le plan de l'organisation humaine vue comme un prolongement de la Nature, «l'art intrinsèque de Dieu» selon l'expression de Germana Ernst62. La guerre peut se justifier pour des raisons morales et religieuses chez Campanella alors qhe pour More , elle peut aussi servir à assurer le libre commerce. Mais le projet utopique jalonnant la fin de la renaissance et le début de l'âge baroque, vient signifier justement une opposition franche au réalisme des politiques menées par les puissants. Avec Machiavel naît cette tendance qui deviendra une constante ; justifier la main basse sur la cité d'un pouvoir absolu au nom de la raison d'État : «Mais tandis qu'historiographes et penseurs politiques au service du pouvoir disputent dans de nombreux traités, de l'Etat réel (désormais plutôt monarchique que républicain), qu'ils en définissent les institutions et le fonctionnement afin d'en assurer la légitimité et la conservation, un groupe disparate d'esprits «malcontents» et marginaux pose d'emblée le refus de la réalité politique ambiante, avec

ses violences son cynisme, ses abus de pouvoir, ses injustices

économiques et sociales et bientôt son dogmatisme intolérant»63. La violence ne peut pas du tout être une façon de gouverner ; les actes d'interventions forcées n'ont rien de désirables ou de légitimes et interviennent juste comme des purgatifs afin de rendre la santé au pouvoir politique dont la constitution et l'exercice sont dans le prolongement de la nature et peuvent se comparer au corps humain : «Le prince suprême sacré est la tête où réside d'abord l'âme, et d'où les esprits, les veines, les nerfs et les artères tirent leur origine ..»64. A ce schéma céphalocentrique, répond le métaphysicien de la Cité du soleil, et comme la direction du corps ne saurait être partagée sans encombre, il en va de même pour l'exercice du pouvoir qui doit ainsi s'incarner sous la forme d'une théocratie en la personne du pape réunissant à la fois les pouvoirs temporels et spirituels. Ce souverain, véritable vicaire de dieu sur Terre, doit s'élever au dessus de la mêlée afin de pouvoir diriger et soutenir ses sujets. A ce moment là, le royaume de Dieu pourra se réaliser en cet âge d'or ; déjà Campanella, sur ce chemin avait été précédé par un compatriote calabrais, lui aussi prophète d'un âge meilleur, où le sermon sur la montagne deviendrait la chose commune ; il s'agit de l'âge de l'esprit annoncé par Joachim de Flore au XIIème siècle. L'aspect eschatologique de leurs écrits respectifs les

63 Adelin Charles Fiorato La Cité heureuse , l'utopie italienne de la Renaissance à l'âge baroque, introduction p13 L'harmattan 2001.

64 Thommaso Campanella Monarchie du Messie (1606) p 54-55 cité par germana Ernst op cit p 209.

réunit ; la conviction qu'il existe une destinée toute particulière de la chrétienté y compris ici-bas et que seule une lecture cachée, dans le Livre de la Nature dans le cas de Campanella, dans l'Écriture surtout pour de Flore, peut révéler la teneur particulière des événements à venir pour l'humanité. Le nombres ont un sens spécial pour les deux penseurs, en particulier le sept. La Cité du Soleil, du natif de Stilo, est, à l'image des sphères planétaires, entourée de sept cercles concentriques. Cette Cité se pose dés lors comme un microcosme idéal, une image symbolique parfaite de l'infini se reflétant pour l'homme, comme un témoignage d'alliance avec le monde divin. Mais comme dans le cas de l' Utopie de More, elle comporte une organisation qui, bien que révolutionnaire, ne s'en montre pas moins tout aussi concrète, et pour le moins fort semblable dans ses aspects les plus essentiels pour l'homme. L'utopie se construit aussi en réaction avec cette valorisation de l'individu au dessus de la masse, l'érudit, le condottiere, l'artiste et qui plaisait tant à Nietzsche. Ainsi, beaucoup plus qu'une réflexion politique à proprement parler, elle relève plus largement de tout un mouvement social qui commence à se dessiner et qui va se poursuivre tout au long de l'histoire européenne. Par rapport à la société civile véritable et corrompue, l'Utopie ne peut se développer qu'à l'écart, sorte d'expérience pilote qui agira en son temps sur le monde, mais qu'il

convient d'abord de soustraire aux mauvaises influences. Si elle suscite l'espoir, elle évoque également la nostalgie de l'état animal, la perfection fonctionnelle de la ruche et de la fourmilière. Ce modèle chez l'homme n'est cependant pas garanti par un instinct, et ce qui vient y suppléer c'est un forme d'hyper-rationalisation ; les réglementations implacables dans tous les domaines ne laissant rien au hasard. Campanella s'étonne que nous mettions tant de soins à l'amélioration des éspèces animales qui nous intéressent sans songer à le faire pour l'homme. Cet eugénisme déclaré constitue véritablement le triomphe du modèle collectif au détriment des particularités individuelles. On peut s'en indigner mais il faut savoir qu'il a été une constante à travers l'histoire depuis Sparte jusqu'à la gestion des ressources humaines dans la Suède encore récemment en passant par l'idéologie nazie ; la politique de l'enfant unique chinois n'est pas directement eugéniste mais elle vise un contrôle de la démographie. Là encore, les utopistes renaissants, comme en témoigne des auteurs italiens moins connus que Campanella tels Zuccolo et Agostini, se montrent d'ardents défenseurs de la planification collective qui vient prendre le contre pied du nouveau modèle montant : l'entrepreneur capitaliste. Il semble bien que l'ultra réglementation de la Cité du soleil, signifie la défiance à l'égard d'un système qui prétend que le «laisser-faire»(qui est en

65 Thommaso Campanella La Cité du Soleil trad Arnaud Tripet, intro , edit et notes Luigi Firpo, Librairie Droz Genève 2000.

fait largement un conservatisme) suffit aux besoins de la société. La cité radieuse est gouvernée par la majesté d'un Soleil-Principe qui ordonne les choses à partir d'un archétype idéal. Un mode ainsi dirigé, résout assez facilement le problème économique en égalisant tous les niveaux de vie et les besoins ; si le solarien est rentable c'est qu'il n'entretient pas de désirs superflus, et s'il en est ainsi, c'est parcequ'il vise avant tout à vivre pour développer la connaissance. Vivre dans la cité du Soleil, c'est exister sous le patronnage du Métaphysicien décrit comme quasiment omniscient et la Connaissance elle-même s'expose sur les murs de la cité. La pédagogie solarienne dépasse tout ce qui s'est fait jusque là et tranche résolument avec tout apprentissage redondant et laborieux : «Il ya en outre, des maîtres qui enseignent ces disciplines, et les enfants tout en jouant, ont tout appris d'une façon historique, sans peinr avant d'avoir atteint dix ans»65. Nous pourrions preque dire que être c'est connaître là bas et qu'il suffit de participer pour savoir tout ce qui nous intéresse : de arts et métiers à la vie et la place des grands prophètes de l'humanité, sans oublier les nouvelles importantes du monde extérieurs rapportés par des émissaires et bien sûr, toutes les connaissances relatives aux choses naturelles. Ce qu'il convient sûrement de retenir de l'utopie pensée par le dominicain de calabre, c'est

justement ce projet pédagogique qui met en avant particulièrement bien la perfectibilité de l'homme, car pour le reste, il nous faut constater que la révolye utopique, comme tout projet pronant le renversement complet du système établi, se heurte immanquablement à la force des réalités incontournables. Campanella a payé très cher sa participation à la révolte calabraise par les mauvais traitements et une incarcération prolongée. L'histoire du royaume de Naples66, nous apprend qu'il est parfois considéré comme le messie par ses adeptes ; faute de n'avoir pu établir le «Royaume sur Terre», Campanella s'est contenté de réaliser le miracle de sa survie dûe aux «pouvoirs» de la Foi.

Conclusion.

En revanche, le projet éducatif ébauché par les fictions utopiques est suivi par une réalité sociale qui admet et reconnaît les vertus de l'humanisme. Cela finalement aboutira, comme aujourd'hui à la prise de conscience que le niveau d'instuction d'une population est fondamentale pour son développement économique et sociale ainsi que pour sa bonne santé au sens large67. Mais au XVIIème, c'est véritablement Komensky Comenius (1592-1670) qui se fait le porte-parole de l'importance primordiale d'une extension générale du savoir et de son accessibilité au

66 De Pietro Gianonne cité par François Villegardelle La Cité du Soleil Paris, Paul 1841.(numérique)

67 La santé est désormais définie de façon positive pa l'OMS comme «un état de complet bien_être physique, mental et social»

68 Société secrète connue pour sa Fama fraternitatis, une publication affichée sur les murs de Paris en 1616 et qui prétendait détenir un enseignement susceptible de conduire au salut et à la régénération de l'humanité.

plus grand nombre. Le pédagogue tchèque est lui aussi un métaphysicien, partisan d'une sagesse universelle inspirée par l'ésotérisme des Rose-Croix68,tel que présenté par Johan Valentin Andrae avec qui il est en correspondance. L'homme étant conçu à l'image de Dieu, c'est grâce à l'éducation qu'il pourra actualiser son potentiel, voilà la grande idée «utopique» de Comenius, qui semble trop métaphysique pour l'esprit des lumières et Diderot, en praticulier, dénonce l'obscurantisme de sa pensée. Pourtant, deux grandes idées phares notamment dans l'Opera didactica omnia (1657) orientent la volonté d'édification du penseur tchèque : l'homme est destiné à apprendre et son perfectionnement est sans limite ; cette éducation de l'homme sera suivie d'une transformation de la société etd u monde. Mais il ne faut pas s'y tromper, comme pour le citoyen des cités utopiques, l'enseignement ne saurait vraiment valoir pour lui-même, comme la poursuite d'une instruction variée à souhait et sans but. Dans l'Unique nécessaire (1668), ainsi que dans le Labyrinthe du monde et le paradis du coeur , il apparaît qu'une instruction protéiforme et sans fil conducteur pourrait bien davantage nous éloigner de la sagesse divine. Comenius ici, se méfie d'un phénomène de son temps : les livres commencent à être imprimés et publié en grand nombre et il se demande

vers quel type de savoir cela va-t-il nous conduire? On retrouve ici, la problématique déjà évoquée part Platon : sans la connaissance du bien le plus élevé, la connaissance ne se mue pas en sagesse et devient inutile voire nuisible comme dans le cas de la sophistique. Dans l' Euthydème , les protagonistes s'avèrent être capable de toutes sortes d'exercices, notamment athlétiques et militaires et depuis quelque temps, ils professent même la sagesse ; Socrate en les interrogeant, mettra à jour la perversion de leur discours. Il est clair cependant que, afin de parvenir à la vérité et appliquer un plan de sagesse universelle, Comenius veut échapper au risque de confinement de l'enseignement confidentiel de maître à élève et élargit au contraire son projet pédagogique à tous, filles et garçons, riches et pauvres. Il pose ainsi les fondations de l'instruction publique et place l'école au coeur de la vie des jeunes en respectant également une progression naturelle et continue en instituant des cycles scolaires suivant les âges respectifs.

De la lecture de Comenius, il ressort que la sagesse ne saurait être cultivée indépendament d'une vision métaphysique. Cela s'applique, d'une façon générale, à cette étude sur la philosophie de la Renaissance, dont la partie centrale est constitué par ce désir de l'être, cet «éros» philosophique capable de révéler des penseurs à la richesse personnelle qui

deviendra légendaire. Campanella choisit la date de 1600 pour annoncer des changements majeurs dans le monde et c'est aussi la date à laquelle, le bûcher de Giordano Bruno s'embrase. Les limites du monde connu sont repoussés et c'est dans l'espace infini que l'on cherche des lueurs de vérité. Il n'est pas anodin que les artistes ou les scientifiques soient davantage connus ; Copernic, Képler, Galilée, voilà des noms qui renvoient à des découvertes capitales pour la compréhension du monde physique, mais les Marsile Ficin et autre Giordano Bruno proposent une philosophie complète qui ne saurait être réduite à un marchepied pour la modernité. Certes, une rupture s'annonce ; la naissance du paradigme «mécaniste» est rendu possible grâce aux lois de la physique, la métaphysique elle aussi va se muer par la suite en «mathésis universalis». L'histoire de la pensée occidentale peut-elle être pensée selon un progrès de la raison ou vue comme un «oubli» de l'être selon la vision heidegerienne ? L'étude de la philosophie renaissante pourrait constituer surtout une interrogation sur le sens de la metaphysique elle-même, une rémémoration d'avant l»'interdit « kantien. Certes Kant fait sa critique contre la dogmatique et non contre toute réflexion métaphysique, à laquelle il se livre lui-même ; mais inévitablement cela va marquer une étape essentielle dans «le devenir fable du monde vrai». Il est vrai que depuis Aristote, déjà, la «doublure» du réel

est critiqué, la pensée moderne se caractérise par un rejet du «platonisme», qui néanmoins a survécu par le truchement d'objets mathématiques subistant par eux-mêmes et reconnus seulement par quelques spécialistes ; au départ les fondateurs de la logique moderne tels Frege, Russell ou Cantor. Ce dernier soutiendra que la vraie science doit être fondée sur une métaphysique ; l'en soi du monde et ses lois existent réellement et indépendament de notre esprit subjectif. Mais la métaphysique, ne saurait être appréhendée seulement dans son rapport au vrai, mais aussi et surtout dans son expression du beau et du bien, justement la penssée de la Renaissance le montre. Le réel et son être ne cessent de s'imposer, de surgir incessament devant nous et il nous faut le penser. La poésie est-elle seule parvenue à dire le mystère comme l'ont souhaité, chacun à leur façon, Heidegger et le positivisme? Un vide profond est apparu quant à la question du sens de la vie, laissant la place dans la pensée contemporaine, dans les meilleur des cas, à des adeptes orientaux du Yoga et du Vedanta, dans le pire, à de nombreuses dérives sectaires et au grand «bazar» du nouvel-âge. Face à l'impossibilité de donner un sens supérieur à l'existence, la philosophie est devenue affaire de spécialistes, oeuvrant seulement pour un public restreint ; elle s'est professionalisée et il n'est plus vraiment possible de parler d'une vocation à la sagesse. 202Mais il

semblerait que certains veillent, tentant de ranimer les braises d'un ancien foyer. L'»être» n'est -il que la copule permettant de lier nos jeux de langage ou enferme encore et toujours un sens transcendant que l'amour de la sagesse aurait à charge de dire à nouveau : «Et si la métaphysique est intrinséquement compénétrée de l'être, son absolu n'est pas seulement ontologique, mais religieux. C'est dire que la métaphysique est d'essence spirituelle, voire religieuse, car elle exprime une expérience intérieure fondamentale qui est celle de l'Être. Car l'être est intimement l'homme, il est son essence, il est sa réalité, il est sa noblesse il est son mystère»69.

69 Paul Emmanuel Stradda Metaphysica Theoria, tome 3 Philosophie première p 119 , L'Harmattan 2012.






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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe