Infini et Liberté dans la philosophie
de la Renaissance.
Sylvain Sella
Table des matières.
I /L'Infini, Dieu et l'univers.
I,1.La source présocratique :
-La réserve de l'être, le sans-limites
d'Anaximandre.
-Le « Tout est dans tout » d'Anaxagore.
-l'Être omniprésent de Parménide.
I,2. L'Infini de la Docte ignorance et la coincidencia
oppositorum de
Nicolas de Cues.
-La nécessité ontologique du maximum et l'infini
de Dieu.
-L'univers presque infini.
-la réunion parfaite des contraires dans le Christ.
I,3. L'infini cosmologique de Giordano Bruno
-La métaphysique de l'infini -l'infinité physique
du monde.
II / L'infini dans l'âme.
II,1. L'hermétisme et la Magie.
-la révélation universelle d'Hermès.
-Correspondance et Sympathie, épistémè de
la Ressemblance
II,2.L'Eros philosophique.
-Antiquité de la figure d'éros .
-La passion de la connaissance chez Ficin et Pic de la
Mirandole.
-Dialectique du chercheur et de l'infini:aperçu de la
« fureur héroïque ».
II,3 Naissance du sujet et liberté ;
-un être à naître : anthropologie de De
Dignitate de Pic ;
-Le creuset de la connaissance ; le sujet véritable
selon Charles de
Bovelles.
III / La liberté sociale et politique.
III,1 L'Utopie
-source et ancienneté de la notion d'utopie
-L'éducation renaissante et le projet de
Thélème.
-L'Utopie de More et la Cité du Soleil
de Campanella. III,2 De l'opportunisme à l'individualisme
;
-origines de l'individualisme
-Le Prince de Machiavel ; cynisme et réalisme
Conclusion
Introduction :
Le tableau les trois philosophes de Giorgione, s'est
avéré en fait après investigation, ainsi que nous
l'apprend Eugenio Garin dans son essai sur le philosophe de la
Renaissance1,une oeuvre consacrée aux rois mages. Cette
« erreur » d'interprétation nous renseigne cependant
avantageusement sur la figure du philosophe de l'époque. A l'instar de
ses hommes providentiels, la figure du philosophe renaissant est multiple,
à la fois mage et sage, il incarne un type ressurgit de
l'Antiquité en même temps qu'il est l'annonciateur de
l'époque à venir. Il ne se contente pas de suivre l'étoile
qui le guide mais cherche aussi à calculer sa trajectoire et son
influence. Marsile Ficin s'estimera gravement marqué par une
destinée saturnienne, planète qui, dans la tradition
astrologique, est responsable d'une vie retirée et studieuse,
mélancolique,et qui convient particulièrement bien au savant et
au philosophe. Cela dit, le philosophe de la Renaissance n'est pas seulement un
dresseur d'horoscopes mais discute
1 Eugenio Garin le philosophe, « L'homme de la
Renaissance »Points Histoire,Seuil 1990.
2Térence (en latin Publius
Terentius Afer), né à Carthage vers -190 et mort en
-159, est un poète comique latin d'origine berbère
abondamment de la pertinence de la théorie
astrologique, notamment en ce qui concerne la question du libre arbitre, tout
à fait centrale et « sacrée » à ses yeux. Il
pourrait dire avec Térence2 « Je suis un homme et rien
de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger »
(L'Héautontimorouménos, v. 77). Il est un humaniste qui
se doit de s'intéresser à toute la culture de son époque
car il s'agit bien de se réapproprier le savoir disponible de
façon libre et autonome, en rompant avec la répétition
d'Aristote et de Thomas d'Aquin. Déjà à l'aube de
l'époque considérée, l'ouvrage de Pétrarque, De
ma propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres, diffusée en
1371, se présente comme un manifeste en faveur d'une recherche
intellectuelle libre s'appuyant, non plus sur l'autorité, mais sur
l'usage de la raison. La redécouverte des grands philosophes de
l'Antiquité donne désormais l'occasion de penser par
soi-même, ainsi que sa propre vie. Montaigne dans ses Essais(1580),
affirme qu'il constitue lui-même la matière de son livre et
de sa réflexion, retrouvant en fait, le chemin de l'autobiographie
déjà emprunté par St Augustin (354-430). Cet ouvrage
témoigne également de la volonté d'ouverture au public de
l'intellectuel, de façon à être compris par le plus grand
nombre et accessible dans une langue communément partagée. Les
philosophes de la Renaissance veulent renoncer au latin
3 Eugenio Garin, op cit p194.
« impossible » des scolastiques l'écrivant de
façon plus simple et élégante; ils utilisent aussi la
langue vernaculaire. En France, on passe également du Latin au
Français comme langue de la pensée. Il existe un réel
projet d'établir des ponts entre les différents domaines de
connaissance : « L'homme universel de la Renaissance est surtout l'homme
qui ne sait plus où sont les frontières entre les
différents domaines du savoir et de l'action ; qui écrit,dans un
traité sur l'architecture, un livre sur l'État ; qui condense,
dans un ouvrage sur la peinture, tantôt une dissertation de philosophie
et tantôt les principes d'un traité de perspective
»3. Si le creuset de cette nouvelle pensée se situe
essentiellement en Italie, c'est parce que l'héritage antique a pu s'y
conserver davantage, que l'individu d'exception peut s'y développer sur
fond de rivalité entre cités dominantes : le Moyen-Age est
marqué par le corporatisme et la stricte soumission à la
hiérarchie ecclésiastique. Les conditions historiques de la
Renaissance favorisent l'émergence de la sphère privée et
l'intérêt pour les arts et les lettres ; la vie intellectuelle
italienne n'est pas organisée autour d'une Université centrale
mais se développe dans des cénacles restreints, autour des grands
savants byzantins et hellénisants que furent Chrisolora, Gémisthe
Pléthon et le cardinal Bessarion. Le philosophe peut désormais
développer sa propre
conception : à côté du courant
hermétique et néo-platonicien, présent notamment dans
l'Académie Varregi de Florence, une forme d'athéisme se fait jour
dans la critique du surnaturel de Pomponazzi et le « cynisme » de
Machiavel.
I,1:la source présocratique .
L'idée de l'infini apparaît dès la plus
haute antiquité dans la réflexion des philosophes, mais en
s'opposant toutefois une certaine normativité en la matière,
l'achèvement, la mesure ,le cosmos, lui sont de loin
préférables dans le contexte de l'époque. Ainsi, il se
présente comme un interdit et un vertige pour la pensée , dans un
monde qui a besoin de la limite comme une façon rassurante et officielle
de décrire la réalité : l'hubris étant la
faute majeure et impardonnable pour les dieux . Chez Hésiode, l'infini
est synonyme de sans limite, du chaos originaire et de l'angoisse informelle
qui s'y rattache et tout le mérite des dieux n'est -il pas justement de
faire émerger l'ordre du chaos , de l'infini indifférencié
, du non-être ?
Les premiers philosophes prétendent détenir un
savoir qui dépassent l'humanité ordinaire ainsi que
Démocrite l'affirme dans son livre Sur la
nature « je vais parler de tout »,
et si Pythagore déclare seulement s'efforcer vers la sagesse,ce qui
deviendra ainsi la marque principale et caractéristique de la
philosophie, il n'en reste pas moins que les philosophes s'exposent constamment
à l'accusation d'impiété. Si Anaxagore et Aristote en
réchappent, Socrate, lui, en mourra . Mais c'est sans doute,
principalement la notion d'infini qui va opérer une véritable
rupture d'avec la pensée archaïque, tout d'abord bien sûr
avec le mythe considéré comme la seule référence
possible à l'explication du monde. Mais aussi avec sa version
laïcisée produite par les premiers philosophes ioniens qui
transfèrent la puissance des dieux aux éléments
primordiaux ; ainsi l'Eau pour Thalès (env 630-570 av), l'air pour
Anaximène (580-520) et la terre pour Xénophane (560-470). Ainsi,
une place à part doit être accordée à Anaximandre
(env 610-540),disciple de Thalès et maître d'Anaximène ,
qui introduit l'idée d'infini comme principe du monde , non pas comme
une absence de limites informelle et menaçante, mais au contraire ,comme
principe dynamique et régulateur de l'univers . L'Apeiron est ,
pour Anaximandre, selon un texte conservé par Simplicius :« Ce dont
provient pour toutes choses leur naissance, leur mort aussi survenant les y
ramène, par nécessité. Car elles se rendent mutuellement
justice et se paient compensation pour les dommages, selon
l'ordre du Temps. »1.
Cependant, selon Nietzsche, traduire Apeiron par
infini serait inapproprié car renverrait trop à la notion
d'informe pour les grecs, il faudrait lui préférer celui de
d'illimité, d'indéfini : « C'est pourquoi même son nom
ne le définit pas puisqu'il est l'« ln défini
»L'être originel ainsi désigné est au delà du
devenir et c'est précisément pourquoi il en garantit
l'éternité et le cours ininterrompu »2. Nietzsche
infléchit la fameuse citation
d 'Anaximandre dans le sens d'une interprétation
tragique et pessimiste, en accord avec la philosophie de Schopenhauer, montrant
par là que le milésien, par delà une pensée de
l'unité et du principe , est aussi un découvreur du « secret
» des choses, du sens éthique de l'existence et contrastant avec la
morale commune de grecs. Ceci dit , il ne faudrait pas voir dans l'apeiron
d'Anaximandre une sorte de néant comparable au mystérieux
Orcus de Schopenhauer, il s'agit bien d'un principe, arkhe,
fondement et loi de toutes les choses crées : « Anaximandre dit que
l'origine, le principe arkhe, est l'infini , car de lui toutes choses
naissent et toutes choses se résolvent » 3. Ainsi, le
principe ; Anaximandre est le premier à utiliser le terme et en fait
ressortir toute l'importance ; ne doit pas être considéré
seulement comme ce qui donne le départ de la création,
1 Simplicius sur la Physique d' Aristote,24 ,les
fragments des Présocratiques,Diels Kranz, 12 B 1
2 Nietzsche La philosophie à l'époque tragique
des Grecs (1870-73) p 26 Folio Essais Gallimard 1995.
3 Aétius Placita I,3,3 op cit Diels Kranz ;
4 Nietzsche op cit p 26.
5 Werner Jaeger A l'origine de la théologie Cerf
Paris 1966 cité par Abel Jeannière ,Les présocratiques
Seuil 1996.
l'origine, mais il soutient en acte constamment les
êtres tout en étant lui-même différent du devenir, il
ne se confond pas avec la manifestation. Lui-même n'a pas de cause et ne
saurait être expliqué : « C'est pourquoi même son nom
ne le définit pas puisqu'il est "l'Indéfini"4. A
l'inverse de Thalès, il n'y a pas de prédominance d'un
élément sur l'autre , en l'occurrence l'Eau, mais une
indétermination foncière du principe . Il n'existe pas de
génération d'un élément à partir de l'autre
mais plutôt une séparation de ce qui est
indifférencié à l'origine dans le principe. Le
caractère vague de cet indéfini s'est prêté
justement à différentes interprétations. Pourrait encore
l'assimiler au Chaos de la mythologie d'Hésiode ? Faut-il y voir une
matière première, substratum de toutes choses ? Il est
délicat de bien saisir ce rapport des étants à
l'Indéfini, dans la mesure où le mouvement n'est pas de son
ressort mais peut s'expliquer justement par une sortie de cet « être
» primordial qui va nécessiter un retour par la suite. Ainsi se
produit un mouvement ininterrompu d'allées et venues des
éléments naturels, contraint de payer un jour pour s'être
éloigné du principe,mouvement cyclique éternel qui
préfigure le symbole de l'Ouroboros gnostique, du serpent qui
se mord la queue. Werner Jaeger, dans son A l'origine de la
théologie5, insiste sur le caractère « divin
» de l'apeiron, en relevant les
6 Giordano Bruno L'Infini, l'univers et les mondes Berg
international Paris 1987.
qualificatifs positifs employés par Anaximandre tels
« in-engendré et incorruptible », « immortel et
indestructible », « sans commencement ni fin ». En somme, cet
apeiron , même s'il ne saurait être comparé avec l
'infini positif et en acte de Bruno, il n'en reste pas moins qu'il constitue un
véritable pas en avant en faveur de cette notion pour la
réflexion scientifique et philosophique surtout vis à vis de la
pensée des physiciens de son époque. De même, les
contraires coexistent au sein de cet infini avant de commettre le «
péché » de la séparation et là encore , il
serait possible de considérer cette réflexion comme une intuition
de la coincidentia oppositorum du cardinal de Cues, laquelle
cependant, a donnée lieu à une élaboration nettement plus
poussée de la par de son auteur , ce qui sera analysé plus
avant.
Bertrand Levergeois dans sa présentation de
l'Infini ,l'Univers et les mondes6 de Giordano Bruno,
précise dans une note ,que sa conception du soleil comme pierre
incandescente, marquante dans son oeuvre, est inspirée d'Anaxagore de
Clazomènes. Celui-ci peut justement être considéré
à son tour comme un précurseur de la pensée du Nolain,
dans la mesure où il est le premier à se livrer à une
véritable analyse de la notion de l'infini. D'une façon tout
à fait originale pour son temps,
7 Diels Kranz B,III cité par Abel Jeannière op cit
p 180.
Anaxagore dit qu'il est envisageable de concevoir une division
à l'infini de chaque chose et ceci sans limites, dans les deux sens ,
autant vers l'infiniment petit que vers l'infiniment grand : « Dans le
petit on ne saurait trouver d'extrêmement petit(car il n'est pas possible
que ce qui est soit ce qui n'est pas). De même dans le grand il y a
toujours plus grand ; d'ailleurs il est égal au petit en quantité
; et, relativement à elle-même, chaque chose est à la fois
grande et petite(fragment 3) »7. Chaque chose étant
ainsi divisible à l'infini, les êtres apparaissent comme
fondamentalement indéterminés et leur taille tout à fait
relative du point de vue où l'on se place. D'après Abel
Jeannière, cette conception serait à l'origine de la
matière chez Platon, comme « dyade indéfinie du grand et du
petit ». Anaxagore anticipe la pensée de Nicolas de Cues et du
Nolain à propos de l'inséparabilité des choses, elles, qui
à l'égard de l'infini conçu également comme une
totalité, se contiennent mutuellement toute les unes les autres . On
retrouve l'idée que tout est dans tout : « ..mais, aujourd'hui
encore, toutes les choses sont ensemble comme elles étaient au
commencement. En toutes choses se trouve une multiplicité de choses, et
des quantités égales de choses discriminées se rencontrent
aussi bien dans les grades choses que dans les petites(fragment 6) ». Le
haut et le bas se rencontrent
8 Phédon 97 b trad Léon Robin cité par Abel
Jeannière les Présocratiques p 185.
ainsi que le proche et le lointain, établissant ainsi
cette conception si importante pour la philosophie de la Renaissance d'une
correspondance essentielle entre macro et microcosme. Cependant, Anaxagore ne
parvient pas à expliquer cette liaison car son Esprit
,Noûs,dirigeant les choses du dehors sans être
présent en elles, ne peut qu'une hypothèse ad hoc afin
d'éviter que ce mélange ne soit une confusion ; c'est ce que
Socrate lui reprochera dans le Phédon : « Et voilà
que de la merveilleuse espérance j'étais camarade, emporté
bien loin, puisque, en avançant dans ma lecture, je vois un homme qui
n'a point recours à l'intelligence (Noûs) et qui ne lui impute pas
de causalité en vue de l'arrangement des choses
particulières..8 ».Déception pour le philosophe ,
qui pensait avoir trouvé là un principe explicatif alors qu'il
n'est que régulateur et au final, impuissant à agir vraiment sur
les choses. On retrouve cette difficulté à penser le monde des
apparences dans la pensée Éléatique, qui elle aussi est
une tentative d'inclure l'infini dans le champ de la réflexion sur
l'être lui-même. Les fameux paradoxes de Zénon
d'Elée(env 480-420 av), qui visent à montrer
l'impossibilité où nous sommes de penser rationnellement le
mouvement ; non pas le mouvement lui-même, qui reste une évidence
; se fondent sur la divisibilité à l'infini des segments de
droite. Ainsi, la flèche
ne vole pas et Achille ne parvient jamais à rattraper
la tortue, impitoyablement confrontés à des distances qui se
réitèrent sans cesse à l'infini. Cela n'est pas faux
mathématiquement mais est en divorce complet d'avec la
réalité : « Si les quantités de vitesse sont
réelles, elles seront toujours dans le même rapport de part et
d'autre, et la division s'en poursuivra à l'infini »9.
La pensée de Zénon trouve son fondement dans la théorie de
son maître Parménide, (env fin du Vième,milieu du
Vème av), pour lequel le devenir est impensable et dans la pensée
pure nous est donnée l'entièreté,
l'immédiateté et l'éternité de l'être :
« ..jamais il n'était ni ne sera, puisqu'il est maintenant tout
entier à la fois, un, d'un seul tenant ;.. (fragment 8)10.
Parménide n'insiste pas positivement sur l'infinité de
l'être ; ce qui risquerait certainement de le rendre trop informel ; il
va user de l'image de la sphère pour en fixer les limites : « De
plus, puisqu'il y a une limite extrême, il est de tous côtés
achevé, semblable à la masse d'une sphère à la
belle circularité, étant partout également étendue
à partir du centre. »(fragment 8)11. Nous allons voir
plus loin que la nécessité de l'être invoquée par
Parménide rejoint le Maximum de Nicolas de Cues ainsi que son
utilisation de l'image de la sphère.
9 Zénon cité par Léon Robin La
pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique la
renaissance 1923 Paris p 53 cité par Abel Jeannière op cit .
10 Traduction de Beaufret -Abel Jeannière op cit p 145.
11 Ibid p 146.
Il nous a semblé indispensable de rappeler, que la
pensée de l'infini s'origine à la source de la philosophie comme
un problème incontournable pour la réflexion et un
témoignage des capacités propres à la pensée
abstraite d'appréhender la réalité. La notion va devenir
centrale, en particulier dans son lien à la liberté dans la
philosophie de la Renaissance.
Tout d'abord, il serait bon de préciser qu'il ne va pas
forcément de soi de parler d'une philosophie de la Renaissance et
certains considèrent même qu'il s'agit seulement d'un prolongement
de la théologie médiévale n'apportant rien de vraiment
nouveau. Traiter notre sujet, c'est aussi vouloir montrer que dans la
philosophie aussi, au même titre que dans la révolution
scientifique qui se prépare, et la très riche activité
artistique, se reflète la naissance d'un nouveau paradigme ;
l'émergence d'un sujet humain libre et digne d'explorer le monde et soi,
de s'en faire une nouvelle interprétation à la mesure de son
génie . Cette nouvelle perspective ne peut cependant s'offrir qu'
à partir d'une réflexion initiale et caractéristique sur
les prémisses de cette nouvelle pensée. La culture humaniste
présente dans les arts et les lettres et qui donne un rôle nouveau
et central au sujet humain face à Dieu, n'est pas seulement un mode de
l'éloquence chère à Pétrarque, mais belle et bien,
une pensée novatrice qui
va s'exprimer pleinement dans l'oeuvre des penseurs
renaissants. La« Renaissance » est comprise
généralement selon deux acceptions : renaissance de la culture
antique et du sujet humain. Il est donc convenu que le savoir des Grecs en
particulier, a partiellement disparu au Moyen-âge, laissant la place
à une théologie qui préserve surtout le point de vue de
l'Église, en se servant de l'autorité d'un Aristote assez mal
traduit et tronqué . Apparaît également dans toute sa force
et son ampleur , la notion d'une Prisca theologia, pronée par
Marsile Ficin, théologie primordiale et universelle dans laquelle
figurent Zoroastre, Moïse, Orphée, Hermès Trismégiste
et Platon. Ainsi, pour que la réflexion métaphysique puisse
être féconde, il convient de reprendre les questions
éternelles et de se les reposer encore une fois dans le contexte bien
sûr de l'époque donnée, la philosophie de la Renaissance
semble vouloir aussi assumer cette fonction ; c'est une volonté de faire
paraître le point de vue d'une philosophia perennis.
I,2 : l'infini et la coincidentia oppositorum de
Nicolas de Cues.
penseur qui aura une influence majeure sur l'ensemble de la
philosophie,
On peut considérer qu'à l'aube de la Renaissance,
se situe un
Nicolas Krebs (1401-1464), qui sera dénommé
Nicolas de Cues en raison de sa naissance en ce lieu sur la Moselle. Il a
étudié le droit et les mathématiques à Padoue, puis
la théologie à Cologne. Archidiacre de Liège, il fût
envoyé à Constantinople afin de tenter une réconciliation
entre les églises d'orient et d'occident. Il fût également
légat du Pape et finalement élevé au rang de Cardinal
.Certains le considèrent comme un mystique de premier plan, dans la
lignée de la théologie apophatique initiée par le pseudo
Denis l'Aréopagite, mais pas sentimental, mais qui tout au contraire,
parvient à une vision intellectuelle à la suite d'un effort
rationnel conduit jusqu'aux limites de la raison. Le Cusain serait certainement
aussi un héritier de Maître Eckhart, ainsi que nous le verrons
plus précisément à propos de son oeuvre, Le Tableau ou
la vision de Dieu (1453). Pour ce qui nous intéresse
immédiatement, c'est que la pensée de Nicolas de Cues
débute avec une réflexion mathématique sur l'infini, dont
il va tirer les conséquences métaphysiques et finalement
théologiques dans son livre le plus connu, De la docte ignorance,
composé en 1440. il est important de mentionner,que malgré
l'avis de Descartes, il ne parle pas d'une infinité positive de
l'univers, toutes ses remarques cosmologiques sont du reste dépendantes
de sa vision métaphysique. C'est bien dans ce domaine qu'il propose une
vision originale et audacieuse, mais il ne peut
12 Nicolas de Cues La docte ignorance L1§2,
trad MoulinierParis editions de la Maisnie 1930, reedit 1979.
pas être tenu, directement pour un véritable
précurseur de la conception moderne du monde.
Nicolas de Cues entame sa démonstration par une
réflexion proche de l'argument ontologique de St Anselme (1033-1109),
présentant l'évidence que le maximum, ce qui est le plus grand,
existe nécessairement, mais chose nouvelle et dépassant le
raisonnement ordinaire, ce maximum coïncide avec le minimum. Les
premières lignes de la Docte ignorance, posent d'emblée
tout l'ensemble des principes majeurs de la métaphysique de l'auteur et
affirme avec le maximum, son infinité, ainsi que la fameuse
coincidentia oppositorum, ou coïncidence des opposées :
« C'est pourquoi le maximum absolu est une chose unique qui est tout, en
qui tout est, parce qu'il est le maximum ; Comme rien ne lui est opposé,
avec lui, en même temps coïncide le minimum »12.
L'universalité de cette notion de maximum est reconnue partout comme
étant Dieu. Le Cusain veut montrer que sa métaphysique est en
accord avec la pensée de toutes les nations, que sa foi n'est pas
exclusive mais universellement partagée. Ce maximum est un mais, en
même temps, il est aussi le multiple, il est Dieu et l'univers : il y a
là un thème partagé par la tradition métaphysique,
ainsi Plotin (205-270ap JC), le révèle de la sorte : « ..car
il est tout entier (l'être), quoiqu'il soit
13 Plotin Ennéade VI,L4,22 trad Bouillet Paris
Hachette 1857.
14 Nicolas de Cues op cit L1§3.
multiple ; « l'être touche partout à
l'être »(comme le dit Parménide), et il est partout
présent tout entier »13. Mais parvenir à la
certitude que procure cette abstraction, pour le Cusain, demande que l'on
dépasse les mots, la seule activité de la raison ordinaire afin
d'accéder à une intuition, une vision intellectuelle. La
ratio étant d'abord une faculté de calculer,
d'établir des rapports et des comparaisons, elle ne saurait à
elle seule parvenir à saisir cet infini : « Donc l'intelligence,
qui n'est pas la vérité, ne saisit jamais la vérité
avec une telle précision qu'elle ne puisse pas être saisie d'une
façon plus précise par l'infini ; c'est qu'elle est à la
vérité ce que le polygone est au cercle : plus grand sera le
nombre des angles au polygone inscrit, plus il sera semblable au cercle, mais
jamais on ne le fera égal au cercle, même lorsque on aura
multiplié les angles à l'infini, s'il ne se résout pas en
identité avec le cercle »14. Il est à noter que,
la pensée que ce dépassement de la raison, c'est aussi aller au
delà de la logique aristotélicienne car elle est fondée
sur le principe d'identité. La vision intellectuelle qui nous permet
d'envisager le maximum comme le « lieu » où cohabitent les
contraires, n'invalide pas en soi le principe d'identité qui reste bien
sûr valable pour l'usage courant de la raison, mais montre qu'il y a une
vérité qui se situe au delà. La faculté
rationnelle, dont l'essence est
15 Ibid L1§3
d'établir des comparaisons, est impuissante face au
maximum incomparable. La théorie de la docte ignorance, est bien en ce
sens, une théorie critique de notre faculté de connaître,
et c'est en exerçant cette faculté jusqu'au bout, qu'il nous sera
permis d'en connaître les limites. Les apories des dialogues de Platon
allaient certes déjà dans ce sens ainsi que l'aveu d'ignorance de
Socrate, mais vraisemblablement, jamais jusqu'ici, l'usage de la raison n'avait
été limité de façon aussi explicite au regard de la
vérité absolue : « Donc, il est clair que tout ce que nous
savons du vrai, c'est que nous savons qu'il est impossible à saisir tel
qu'il est exactement, .. ; et plus nous serons doctes dans cette ignorance,
plus nous approcherons de la vérité elle-même
»15. Il importe de bien comprendre, que la docte ignorance
n'est pas un forfait de la raison, mais bien au contraire, un savoir de ses
limites qui nous rapproche d'autant de la vérité. Nicolas de Cues
rajoute que l'histoire nous a montré que les philosophes l'ont
cherchée sans pouvoir la trouver. Sa pensée, cependant, n'est pas
polémique, elle reconnaît souvent le bon côté de
chaque système précisement parce qu'il faut leur « pardonner
» leur échec inévitable ; le maximum, l'infini, ne peuvent
être saisis pleinement. Cependant, ce maximun qui est infini peut se
concevoir jusqu'à un certain point mais
sans pouvoir être nommé. La pensée Cusaine
se situe bien dans la lignée du Pseudo Denis l'Aréopagite,
appelé ainsi car on a pensé un moment qu'il fût l'homme
converti par l'apôtre Paul à Athènes, mais plus
vraisemblablement un moine syrien de la fin du Vième siècle
après . Pour cet auteur affirmant la supériorité de la
théologie négative, la montée vers Dieu nous oblige au
silence et au secret :
"On ne peut ni la comprendre ni la nommer, ni la connaître.
Elle n'est ni ténèbre, ni lumière, ni
erreur, ni vérité. On ne peut d'elle absolument
rien affirmer, ni nier. Mais en affirmant ou niant des
réalités qui lui sont inférieures, nous
ne saurions affirmer, ni nier quoi que ce soit puisque c'est au-
dessus de toute affirmation que réside la Cause unique
et parfaite de tout, comme aussi, au-delà
de toute négation, l'excellence de Celui qui est
absolument affranchi et au-delà de tout."16
. L'argumentation de Nicolas de Cues, cependant, se veut
davantage philosophique et recours à l'abstraction mathématique.
Il est toujours possible, en montant, de trouver un nombre plus grand, de
même, en descendant vers le plus petit, et de la sorte, infiniment grand
et petit se rejoignent. Soucieux de toujours montrer l'union des contraires,
c'est l'unité, elle-même au delà du nombre, et condition de
sa possibilité, qui en
16Denys l'Aréopagite Traité de théologie
mystique trad abbé Darboy (1845).
constitue le fondement : « En effet, de même que le
nombre qui est un être de raison fabriqué par notre faculté
de discernement comparative, présuppose nécessairement
l'unité, qui est tellement le principe du nombre que, sans elle, il est
impossible que le nombre existe ; de même, la pluralité des
choses, qui descendent de cette unité infinie, sont avec elle dans un
rapport tel que sans elle, elles ne pourraient pas être ; en effet,
comment seraient-elles sans être ? ». Ici, le cusain souhaite nous
amener à l'évidence ontologique de l'unité, laquelle est
nécessairement antérieure à la pluralité et par
conséquent existe tout aussi de façon nécessaire . Le
raisonnement part de l'existence du maximun, de l'infini, de l'unité
qu'il constitue et qui englobe tout et nous conduisant par là à
reconnaître qu'il ne saurait être différent de Dieu. Ainsi
que l'Écriture nous le signale, nous dit le cardinal, l'unité de
Dieu est sa signature essentielle « Écoute Israël, ton Dieu
est un » ; cela reviendrait à légitimer une aberration que
d'admettre un Dieu multiple. Malgré cette référence
essentielle au texte biblique, il apparaît clairement que notre auteur ne
l'utilise qu'accessoirement, et lui préfère la pureté de
la plus haute abstraction métaphysique et mathématique. Il
rejoint la tradition pythagoricienne selon laquelle, l'intelligibilité
du réel passe par la compréhension de l'essence des nombres :
« C'est la nature du nombre qui nous apprend à connaître,
qui
17 Philolaos cité par Robert Baccou, Histoire de la
science grecque de thalès à Socrate, p 242 Paris Aubier
1951
nous sert de guide, qui nous enseigne toutes choses,
lesquelles sans cela resteraient impénétrables et inconnues pour
tout homme" (fragment11)17. Nicolas de Cues, utilise le concept
d'unité-trine de cette philosophie mathématique afin de
démontrer le fondement métaphysique de la trinité, et plus
loin, il emploiera le dénaire pour rendre compte de la totalité
de la manifestation. L'unité qui est éternelle et qui
précède toute chose, est opposée à
l'altérité, l'inégalité et la division ; elle reste
toujours elle-même et liée malgré sa multiplication. Ce
raisonnement étant des plus abstrait, cette tri-unité sera
éclairée par l'analogie exemplaire du père,du fils et de
l'amour entre les deux. Dans cet exemple, l'unité est la nature humaine
unique partagée par l'un et l'autre ; en ce sens, il y a aussi
égalité de l'un et l'autre ; et le lien entre le père et
le fils est établi par l'amour. Il y a bien une unité trine
constituée par l'unité ,l'égalité et la connexion.
Voilà comment est justifié le passage à la Trinité
chrétienne : « Sans doute, nos très saints docteurs ont
appelé Père l'unité, Fils l'égalité, et
Saint-Esprit la connexion.. C'est d'après une similitude si
éloignée soit-elle, que l'unité a été
appelée Père, l'égalité Fils, et la connexion Amour
ou Esprit-Saint, en considération seulement des créatures,..
». Ce trois-en-un, peut se comprendre également dans ce qui unit
l'être intelligent, l'objet intelligible
et l'acte intellectuel qui nous permet de penser. Nicolas de
Cues n'avance pas d'arguments théologiques tirés de
l'Écriture ou de la tradition avant d'avoir au préalable
étayer son discours sur la base du raisonnement mathématique.
Tous ses illustres prédécesseurs,nous dit-il, Pythagore, Platon,
Boèce, reconnaissent la valeur du nombre comme mesure de toutes choses,
et même Aristote y a eu recours,lui qui pourtant, souhaitait accorder la
priorité à la philosophie naturelle. Grâce à la
démonstration géométrique, nous effectuons un « saut
intellectuel » et concevons que, à l'égard de l'infini, les
contraires se résolvent : ainsi, la tangente d'un cercle agrandi
à l'infini devient une ligne droite. De même, le centre et la
circonférence finiraient par se confondre et être à la fois
l'un et l'autre. Cependant, l'auteur ne parle pas à proprement parler du
centre physique de l'univers lui-même, lequel est une image de Dieu, et
le centre est un « lieu » métaphysique. En ce sens , il
reprend l'adage pseudo-hermétique selon lequel, « Dieu est une
sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part
» ; Le monde ainsi « englobé » par Dieu, perd sa
configuration aristotélo-ptoléméenne, avec pour centre la
terre et comme limite, la huitième sphère, et il ne peut plus
être établi selon une hiérarchie scalaire. Cette conception
va marquer assurément toute la pensée « renaissante »
et Bruno y puisera son inspiration. Ceci dit, il convient de
18 Nicolas de Cues La Docte
ignorance
19 La docte ignorance op cit
L1§1O.
préciser que l'univers du Cusain n'est pas infini au
sens plein, mais plutôt indéfini, indéterminé, car
seul Dieu peut être véritablement infini : « Il ne peut
exister qu'un seul principe infini et lui seul est infiniment simple
»18. La matière de l'univers est en puissance apte
à recevoir une infinité de formes,mais pas en acte. Parvenir
à la conception du maximum demande que l'on dépasse toute
représentation sensible, afin de bien « voir » que toutes les
figurent se résolvent au sein de l'infini. Cette opération de
l'esprit n'est pas seulement la marque d'une faculté d'abstraction
habile, mais elle produit une satisfaction essentielle : « ..lorsque, du
symbole, tu te seras élevé à la vérité, en
portant ton intelligence très haut au dessus des mots, elles
t'amèneront (ces idées) à une étonnante
félicité ; car dans la docte ignorance, tu progresseras sur ce
chemin où, autant qu'il est permis à un homme d'un zèle
ardent, qui s'est élevé selon les forces de la nature humaine, tu
pourras voir le maximum lui-même, unique et suprême, qui
dépasse toute compréhension : Dieu dans son unité et sa
trinité à jamais bénies » 19. Cette
expérience intérieure, le Cusain l'aurait vécue lors d'une
illumination intellectuelle sur la bateau qui le ramenait de Constantinople
vers l'Italie. Ainsi, le divers manifesté dont la caractéristique
est la temporalité, est d'abord contenu en Dieu sans être
séparé en présent, passé,
20 Ibid; L1§22
21 Ibid.
futur. Bien des choses qui auraient pu être ne l'ont pas
été, car la Providence divine a prévu de façon
nécessaire leur existence. L'infinité divine toute embrassante
n'a pas « rejeté » l'existence de certaines choses comme
étant un pur non-être, mais a prévu également
qu'elles ne soient pas : « Et l'on voit ainsi que les choses qui
n'arriveront jamais, sont dans la providence de Dieu de la façon que
nous avons dite, même si elles n'ont pas été prévues
pour arriver, et il est nécessaire que Dieu ait prévu ce qu'il a
prévu, car sa providence est nécessaire et immuable ; ..
20». si nous voyons bien que Dieu implique l'existence de toute
chose, il n'en reste pas moins que nous devons prendre conscience que nous ne
savons pas comment dieu opère ce mystère : « ..il est
nécessaire de reconnaître que l'on ignore du tout au tout comment
arrivent l'implication et le développement et que l'on sait seulement
qu'on en ignore le mode, bien que l'on sache que Dieu est l'implication et le
développement de toutes choses ;..21 » . La vision
intellectuelle nous permet de parvenir à concevoir que l'Infini divin
est en tout comme tout est dans l'infini, mais ne savons pas comment dieu a
réalisé une telle chose. Anaxagore avait déjà
conçu cette possibilité de l'implication-développement,
mais sans , bien sûr, cette notion de Dieu, qui, pour le Cusain se
présente dans la perspective
chrétienne, impliquant un projet de Dieu envers la
créature.
Comment concevoir le lien entre cet absolu divin et la
matière du monde ? Dieu est infini en acte et sa contrepartie,
l'univers, ne peut l'être qu' en puissance . La matière est
informée par Dieu comme l'artisan façonne son oeuvre et il est
clair que, malgré la perfection à laquelle celle-ci puisse
être amenée, elle ne saurait surpassée son auteur en
dignité. Il existe une séparation infranchissable entre les
« deux » infinis : « et cette absence de fin, cette
infinité est contraire à l'infinité de Dieu parce qu'elle
a pour cause une carence, tandis que celle de Dieu a pour cause une abondance :
.. ». C'est ainsi que la docte ignorance, nous place dans une juste
position face au mystère divin, nous conduisant par là à
comprendre que seule la foi saurait éclairer notre entendement :
Jésus-christ réalise parfaitement la jonction du maximum infini
avec l'infini relatif propre à la créature humaine. Par
lui-même, sans le recours à la foi, l'homme ne peut accéder
au mystère de l'incarnation. Par la foi complète en la personne
du Christ, l'homme s'élève au dessus de la condition mortelle et
transitoire, il accomplit sa destinée glorieuse voulue par Dieu : «
Quel don admirable de Dieu, quand il nous adonné de pouvoir nous
élever par la vertu de la foi..Là passant par dessus toutes les
choses visibles de ce monde, il atteint la complète perfection de sa
nature ». Par l'intermédiaire de cette notion
24 Ibid L3§11.
d'infini, Nicolas de Cues a tâché de montrer la
position de l'homme face à Dieu, limitant les possibilités de
l'entendement, par là même qu'il l'exerce jusqu'en ses limites,
montrant l'importance définitive de la foi. Celle-ci étant
révélation du Verbe, elle peut éclairer l'intellect, pris
au sens platonicien de vision ou intuition intellectuelle, et qui
dépasse et englobe la simple raison discursive : « Car le verbe de
Dieu, illumine l'intellect comme la lumière du Soleil illumine ce
monde..c'est le verbe de Dieu , la vérité qui illumine tout
intellect »24.
L'infini est véritablement la notion centrale de cette
théologie « mathématique » ; incompréhensible en
soi, faisant se rejoindre les contraires, il nous place devant ce paradoxe :
plus je réalise que je ne le saisis pas, et plus je deviens sage. Seule
la foi peut nous apporter l'illumination de l'intellect. Cette conversion,
même si elle emprunte parfois le langage de la dévotion, est avant
tout l'expression d'un « amour intellectuel de Dieu ».
I,3:L' « invention » de l'infini par Giordano Bruno.
Il pourrait sembler curieux de parler de l'oeuvre de Giordano
Bruno immédiatement après celle du Cusain car plus de cent ans
les sépare, mais en fait, il est possible de considérer leur
oeuvre comme l'ouverture et la clôture de la métaphysique de la
Renaissance ; surtout si l'on considère la notion d'infini comme un fil
directeur, témoignant d'une hardiesse, d'une communauté de
pensée partagée entre deux sujets libres et en éveil,
individus représentatifs d'une époque qui invente aussi et
magnifie l'art du portrait. Le Nolain ne cherche d'ailleurs nullement à
minimiser, encore moins à ignorer ce qu'il doit à la
coincidentia oppositorum. Mais au contraire de Nicolas de Cues,
Giordano Bruno ne va pas hésiter à affirmer un espace et un
univers tout à fait infinis, car, loin d'attenter à la
supériorité divine, l'infini , bien au contraire, est seul
à pouvoir véritablement en révéler l'excellence. Le
nom de Bruno est connu aujourd'hui du grand public, justement parce que son
oeuvre est bien celle d'un penseur systématique de la notion d'infini,
d'un « penseur d'une seule pensée », mais surtout, celui qui
est resté dans la légende grâce à son martyre,
héros novateur dont l'holocauste, survenu en la date symbolique de 1600,
sera comme le signe annonciateur de l'ère moderne et de la
révolution scientifique du XVIIème siècle. Dès ces
premières années
passées chez les dominicains, Bruno fait montre
d'indépendance d'esprit et refuse le culte des saints. Cela lui sera
pardonné momentanément, il sera ordonné prêtre et
obtiendra une licence de théologie grâces à des
thèses soutenues sur l'oeuvre de St Thomas d'Aquin. Mais, la
pensée de Bruno ne peut se contenter de la seule théologie et ses
lectures dépassent le cadre du curriculum. Il lit les scolies
d'Érasme dont les oeuvres sont interdites, mais plus grave encore, il
laisse transparaître ses objections concernant le dogme de la
Trinité : cela lui vaut l'accusation d'hérésie et c'est
ainsi que commence son odyssée géographique et intellectuelle,
poussé par une « fureur héroïque » sur les
principales « tribunes » européennes. L'univers de Bruno est
à son image, sans limites, intensément animé, fondé
sur ce que d'aucuns ont appelé « un principe de plénitude
». En ce qui concerne la valeur intrinsèque du monde crée,
de la valeur de la vie elle-même, il est possible de dire que Giordano
Bruno, sur ce point, s'accorde à reconnaître avec la foi
catholique, que la création de Dieu est bonne et que, ainsi, toute gnose
dualiste est à écarter de la spéculation. La
brièveté avec laquelle Filoteo obtient l'assentiment d'Elpino
à la question de savoir s'il est bon que le monde soit, dans le premier
dialogue de l'Infini,l'Univers et les Mondes (Londres 1854), est fort
significative. Ceci dit, la bonté divine du Nolain va se montrer plus
généreuse que celle de l'orthodoxie religieuse de
25 Lucrèce , De la nature,II,1040-1051
cité par Giordano Bruno p169 de L'Infini, l'univers et les
mondes(1584),trad Bertrand Levergeois ,Berg edit Paris 1987.
son temps. Si l'univers brunien dépasse les cadres
établis, est-ce bien en raison de l'abondance divine ou de la
générosité de la phusis ? A la fin de ce
même ouvrage , il cite Lucrèce qui fait référence
à la puissance naturelle : « Toutes les fois qu'une abondante
matière se tient prête, qu'un espace l'attend et que rien ne fait
obstacle, il est évidemment fatal que les choses prennent formes et
s'accomplissent »25. Cette vitalité du monde
trouve-t-elle en elle-même ses propres ressources et peut-elle se passer
du Dieu de la Bible en définitive ? Bruno fait allusion à une
potentialité divine présente au coeur même des choses et
qui offre la possibilité à la nature même d'être
divinisée. C'est bien ce que l'inquisition craignait : l'idée
d'un Dieu trop immanent, trop présent, et dont l'Église ne
pourrait plus se faire l'écho exclusif de la Transcendance. D'autre
part, Il est évident que le matérialisme épicurien est
beaucoup moins dangereux que le panthéisme pour l'Église, car ce
dernier propose une conception concurrente de Dieu et de l'univers, remettant
en cause la primauté de toute l'institution chrétienne et sociale
de l'époque . Que dire d'un monde devenu le lieu d'expression de
l'abondance et de la générosité de la nature divine. Si le
point de vue du Nolain va contribuer aussi à l'avènement de la
révolution scientifique, son univers infini et sa cosmologie sont
déduits de
26 Giordano Bruno l'infini, l'univers et les mondes op cit p
68.
sa « métaphysique » ; (ce terme n'est pas
employé par Bruno lui-même car il a certainement encore trop une
connotation aristotélicienne), non d'une méthode
mathématique et physique de concevoir la nature et il ne saurait en
être autrement : Dieu et le monde entretiennent une relation de
symétrie et de similitude, car une cause infinie ne peut produire qu'un
effet à sa hauteur. En effet, si la création n'était pas
infinie, que pourrions-nous dire de l'efficience divine ? « Pour quelle
raison voudriez-vous que nous voulions croire que l'agent qui peut faire un
bien infini le fasse fini ? Et s'il le fait fini, pourquoi devrions-nous croire
qu'il puisse le faire infini, puisqu'en lui pouvoir et faire ne font qu'un ?
»26. Le potentiel divin s'exprime sans restriction aucune et
tout entier dans l'acte même de créer. Dieu ne prend pas de recul,
si l'on peut dire, être c'est être puissant et s'investir
totalement dans son oeuvre. Avec cette actualisation de l'infini, Dieu renoue
un lien authentique avec sa création, lequel avait été
perdu notamment sous l'influence du nominalisme ; la création
n'étant plus la reproduction de l'intelligible en Dieu, elle
était devenue contingente et sans justification. Dans la vision
brunienne, Dieu agit comme il doit le faire selon les nécessités
de sa nature propre : « Comme il est immuable, il ne connaît de
contingences ni dans son action, ni dans son efficace, or de
27 Ibid .
28 Ibid p 67.
l'efficace certaine et déterminée dépend
immuablement un effet certain et déterminé. Aussi ne peut-il
être autre qu'il n'est ni pareil à ce qu'il n'est pas
»27. Si pour Dieu, être et faire sont une seule et
même chose, il convient également d'inclure sa volonté dans
cette équation ; le principe ne peut être contraint par sa
création, qui pourrait être différente, mais Dieu veut ce
qu'il veut. Ne pouvant vraiment vouloir que l'expression de son être,
Dieu et sa manifestation sont l'infini, bien que l'univers soit
constitué lui, de parties finies prises en elles-mêmes : « Je
dis que l'univers est tout infini, parce qu'il n'a ni limite ,ni terme, ni
surface. Je dis que l'univers n'est pas totalement infini parce que chacune des
parties que nous pouvons distinguer en lui est finie.. Je dis que Dieu est tout
infini, parce que de lui-même il exclut tout terme et que chacun de ses
attributs est un et infini ; et je dis que Dieu est totalement infini parce que
tout en lui se trouve dans le monde en son entier.. »28. La
métaphysique de l'infini de Bruno, n'est pas un système nouveau
et isolé, prônant cette notion d'infini comme un pur défi,
mais il ne cesse de faire référence à l'ancienneté
de ces conceptions : « Antérieurement à cette philosophie
conforme à votre cervelle, il y en a eu une qui se conforme à
notre tête : celle des Chaldéens, des Égyptiens , des
mages, des orphiques, des pythagoriciens et d'autres encore, dont la
mémoire remonte aux origines »29. Le
Nolain n'a pas l'intention de proposer une nouvelle définition de Dieu,
mais il tire pleinement les conséquences de sa vision philosophique et
de son expérience intérieure. Sa conception se veut un reflet
exact de la grandeur et de la majesté divine, exprimant pleinement son
intelligence et sa générosité : « En somme je tiens
un univers infini, c'est à dire un effet de l'infinie puissance divine,
parce que j'estimais chose indigne de la beauté et de la puissance
divine que, pouvant produire, en plus de ce monde, un autre monde et d'autres
(mondes) infinis, elle se contentât de produire un monde fini
»30. Les attributs véritables de la divinité
peuvent et doivent lui être rendus par la contemplation et la
réalisation de l'importance de son oeuvre. Nicolas de Cues avait
pourtant déjà tenu a montré que le monde était
l'explicatio de Dieu, mais « timidement », en accord avec le
dogme de l'Église ; il fallait encore et nécessairement la
médiation du Christ pour que Dieu soit vraiment avec nous. Le Dieu de
Giordano Bruno est toujours déjà à nos côtés,
que peut y rajouter l'incarnation ?: « Le doute que j'ai eu concernant
l'incarnation, est qu'il me paraissait ne pas tenir théologiquement de
dire que la divinité fût avec l'humanité dans une autre
forme que sous le mode
29 Giordano Bruno Le Banquet des Cendres (1584), 1er
dial p 30 , trad Yves Hersant edit de l'éclat Paris- Tel -Aviv 2006.
30 Giordano Bruno Le Procès(1592) p 66-68,
cité par Jochen Winter La création de l'infini p 56
Calman- Lévy Paris 2004.
31 Ibid.
32 G.Bruno De la Cause du Pricipe et de l'Un (1584) p
112-114, cité par Jochen Winter op cit p 64.
de la présence.. »31. La
méditation brunienne sur l'infini est une façon en soi de
s'approcher du mystère divin et qui rend inutile le recours au dogme en
vue d'affermir sa foi, la philosophie peut se passer de l'Écriture.
C'est la position de l'averroïsme ; foi et raison sont deux moyens
d'accès à la vérité, théologie et
philosophie ne doivent pas être mélangées ou
comparées. C'est ainsi qu'à son procès, il demande
à être jugé comme philosophe et non comme
théologien. Mais la métaphysique du Nolain va trop loin et
devient inquiétante pour le dogme chrétien tout entier : en
rendant inutile la venue d'un rédempteur, c'est toute la foi
chrétienne qui s'écroule. Comment les créatures faillibles
que nous sommes pourraient-elles se passer du sacrifice et de l'oeuvre
messianique ? Pour notre philosophe, la création toute entière
est parcourue du souffle divin, elle n'est pas déchue et
abandonnée à son triste sort : "l'intellect universel est la
faculté ou la partie en puissance la plus intérieure,la plus
réelle et la plus propre de l'âme du monde. C'est lui qui, un et
identique, emplit le tout, illumine l'univers et guide la nature pour qu'elle
produise ses espèces comme il convient"32. Entre conception
néo-platonicienne et stoïcisme, pneuma et intellect agent
supérieur, l'intelligence divine de Bruno crée et façonne
le monde : « Pour ce qui est de la cause efficiente, je dis que
33 G.Bruno De la Cause du Pricipe et de l'Un
(1584) p 131, cité par Jochen Winter op cit p
63.
l'efficient physique universel, je dis que c'est l'intellect
universel (intellectus universalis), qui est la première et principale
faculté de l'âme du monde, laquelle est forme universelle de
celui-ci »33. L'âme du monde s'unit à la
matière grâce à un « feu artiste », un souffle
animateur intelligent : rien n'est laissé par hasard par l'esprit
omnipénétrant et qui intervient dans chaque détail de la
création. Cette notion d'un univers façonné par
l'intelligence universelle est bien présente dans l'antiquité et
en particulier dans la doctrine du Portique ; selon Chrysippe, la substance est
entièrement parcourue par le pneuma, une intelligence qui
organise, modèle, et que Zénon appelle aussi feu artiste,
lequel procède à la génération de tous les
êtres. Bruno n'a jamais prétendu innover et inventer une
philosophie originale, il a plutôt l'intention d'effectuer un retour aux
sources d'une théorie première et fondamentale, laquelle s'appuie
sur le principe de l'animisme philosophique : « Toute chose, si petite et
si minuscule qu'on voudra, renferme en soi une partie de substance spirituelle
; laquelle si elle rencontre un support appropié se déploie pour
être plante, ou pour être animal, et assume les membres de tel ou
tel corps que l'on qualifie communément d'animé : puisqu'il y a
de l'esprit dans toutes les choses et qu'il n'est pas de minime corpuscule qui
n'en contienne
une certaine portion et qui n'en soit animé
»34. Les « savants » commettent cette erreur de ne
pas pas reconnaître ce rôle de l'esprit dans son union à la
matière vivante et le mot « instinct » pour désigner
les facultés réactives d'un animal n'est qu'un flatus vocis qui
n'explique rien : « ..d'où leur viendraient, par exemple, des
impulsions nommées instincts naturels ou tels autres attributs
qu'on désigne par des termes insensés. Car si vous demandez
à de pareils savants ce que c'est que cet instinct, ou employer quelque
autre terme tout aussi indéterminé et stupide que cet instinct,
ils ne sauront que répéter un instinct (qui veut dire principe
instigateur : expression très couramment employée pour ne pas
parler de sixième sens, de raison ou d'intellect »35.
Ainsi, chaque chose n'est pas mue ou contrainte à agir de
l'extérieur, mais en vertu d'un principe spirituel intérieur qui
la conduit à agir conformément à sa nature : «
..chaque chose enfin se dirige vers la chose semblable, en fuyant la chose
contraire. Tout procède du principe interne et suffisant qui provoque
une activité naturelle, et non d'un principe externe ». L'univers
brunien peut être dit hylozoïste selon l'expression de Ralph
Cudworth dans son véritable système intellectuel de l'Univers
(1678), car la vie est en tous les êtres sans exception : « La
Terre et les astres..,comme ils dispensent vie et nourriture aux choses en
34 G.Bruno De la Cause, du Principe Et de
l'Un(1584) cité par D Sonnier et B donné notes de
De la Magie, edit Allia Paris 2000.
35 Le Banquet des Cendres op cit p
112.
36 Ibid p 78.
restituant toute la matière qu'ils empruntent, sont
eux-mêmes doués de vie, dans une mesure bien plus grande encore ;
et vivants, ce d'une manière volontaire, ordonnée et naturelle,
suivant un principe intrinsèque, qu'ils se meuvent vers les choses et
les espaces qui leur conviennent »36. Dieu communique donc sa
vie et son esprit, son infinité à son oeuvre universelle,
sculptant une matière apte à incarner tout son potentiel ; il est
à la fois immanent et transcendant. Cette vie divine est capable de se
produire depuis partout sans lieu privilégié et le monde est en
état de perfection. A l'opposé de l'aristotélisme
où le parfait est synonyme d'achevé, c'est l'infinité de
l'univers qui est, ici, le signe de sa divinité. Désormais, la
plus haute activité contemplative peut s'accomplir les yeux ouverts, car
Dieu se manifeste clairement dans sa création.
Il n'y pas de saut infranchissable entre Dieu et sa
création, mais bien au contraire, dans l'expression de sa manifestation
cosmique, on peut y contempler son image. On retrouve la coincidentia
oppositorum dans la pensée de Bruno, notamment à propos du
mouvement universel. L'univers est comme une toile de fond immobile sur
laquelle vont pouvoir se produire les mouvements particuliers propres à
chacun des objets. Immobilité réelle ou apparente ? Vitesse
infinie du monde ou
37 L'infini , L'univers et les mondes.op cit p 74.
38 Ibid p 73
voyager revient à rester sur place, tout est mû
par la circularité infini de l'esprit divin tout embrassant : «
..que ces corps soient mus par une vertu infinie ou qu'ils ne soient pas mus
revient au même, parce que se mouvoir instantanément et ne pas se
mouvoir revient au même »37. Ceci dit, L'univers de Bruno
ne va pas jusqu'à verser dans la confusion et l'opacité. Une
distinction est clairement établie entre l'absolu et le relatif : «
Je dis donc qu'il faut distinguer dans les choses deux principes actifs de
mouvement : l'un fini, selon la raison du sujet fini--ce principe se meut dans
le temps ; l'autre infini, selon la raison de l'âme du monde ou bien de
la divinité, qui est comme l'âme de l'âme, laquelle est
toute dans le tout-- ce deuxième principe se meut dans l'instant. La
Terre a donc deux mouvements..»38. Dans la philosophie de
Bruno, il y a toujours ce passage qui semble fondamental, de
l'immuabilité de Dieu à l'infini cosmologique, l'esprit divin
« communique » par l'intermédiaire de l'âme de monde et
fait participer les choses de sa vertu infinie. Les êtres sont
portés par ce « zéro-infini » du mouvement de l'univers
divin, et tout à la fois, se meuvent selon leur principe
intrinsèque, leur âme propre. En vertu de cette « nouvelle
logique » initiée par Nicolas de Cues et reprise dans l'esprit par
Giordano Bruno, la méditation sur l'infini conduit à un
dépassement méta-rationnel
39 Ibid p 164.
40 La Docte ignorance op cit
L2§4.
des contradictoires : « Vous voyez encore que notre
philosophie n'est pas contraire à la raison, elle réduit tout
à un seul principe et rapporte tout à une seule fin ..il est
divinement juste de dire et de soutenir que les contraires sont dans les
contraires »39. l'Un et le multiple se complètent et
s'expliquent mutuellement, se rejoignent sans se confondre : « Dès
lors, bien que l'Univers ne soit ni le Soleil ni la Lune, il est pourtant
Soleil dans le Soleil, et Lune dans la Lune »40. Le
thème immémorial de la correspondance macro-microcosme reprend
toute sa vigueur et constitue un véritable leitmotiv de la philosophie
de la Renaissance, ce que nous verrons plus loin, en abordant plus
précisément le domaine de la magie. La distinction
aristotélicienne entre mondes supra et sublunaire disparaît
complétement au profit d'un univers homogène et sans limites. Cet
univers simultanément étendu à l'infini et immobile,
paradoxalement peut-être appelé premier moteur ; mais ce principe
du mouvement , chez le Nolain est premier parce qu'il est omniprésent et
le même pour tous, et non pas une « chiquenaude » initiale se
répercutant dans une hiérarchie mécanique descendante vers
l'objet de moindre importance : « .., je vous déclare qu'il existe
en vérité un seul moteur premier et principal. Mais non premier
et principal dans le sens où il existerait un deuxième,
troisième et énième
41 L'Infini, l'univers et les mondes op cit p160.
moteur descendant d'une certaine échelle vers le milieu
et l'extrémité, étant donné que de tels moteurs
n'existent ni ne saurait exister. En effet, là où il y a un
nombre infini, il ne saurait y avoir ni rang, ni ordre numérique, .. il
existe donc une infinité de moteurs comme il existe une infinité
d'âmes peuplant les sphères infinies »41. La belle
« horloge » du Stagirite n'est plus acceptée, bien qu'il
puisse se concevoir une hiérarchie qualitative des êtres en
fonction de leur conscience d'eux-mêmes et de l'univers. Si le monde
n'est pas marqué par la clôture, à ce moment là, il
devient possible de concevoir quantité de mondes possibles. Bruno se
souvient que dans son enfance, son monde se limitait aux collines avoisinantes,
c'est à dire aux limites de ses capacités visuelles. On peut
dès lors s'interroger sur la place qu'il réserve à
l'imagination. De toute évidence , si le philosophe use abondamment du
style poétique et de la référence à la mythologie,
il n'est pas un auteur de science-fiction avant l'heure. Il s'occupe de mondes
qu'il peut véritablement penser et cette allusion à l'enfance
doit nous indiquer une certaine incapacité, à ce moment
là, à avoir recours à l'abstraction et non pas à
l'imagination. Il opère des distinctions conceptuelles fines, comme par
exemple, dans le cas du mouvement circulaire ; celui-ci n'est pas «
imposé » au cosmos par un certaine Idée de la perfection
à l'instar de
42 G.Bruno cité par Jochen Winter, La
création de L'infini op cit p 118.
Platon, mais il repose plutôt sur l'analogie avec le
monde vivant : le cercle est l'image ici de la métamorphose des
processus organiques et de leurs « vicissitudes », terme
employé par Bruno pour indiquer les changements propres aux choses dans
leur interaction constante avec le milieu. Tous les processus du vivant sont
cycliques et témoignent du désir d'auto-conservation de la vie
elle-même, non pas dans une attitude stérile de repli sur soi,
mais au contraire, dans une dynamique d'échanges constants.
Réalité du vivant qui s'étend cependant au cosmos infini
lui-même : « Toutefois, l'univers étant infini et tous les
corps transmutables, tous sans cesse répandent autour d'eux et
accueillent en eux, envoient du leur au dehors et accueillent en eux de
l'étranger »42. La substance matérielle est
éternelle dans son essence à l'image de son Créateur ; en
son sein, les créatures vont et viennent, connaissent des alternances,
passent par les moments les plus opposés et ses métamorphoses
signalent l'essence de la vie. La finitude et la fixité sont impensables
dans un univers comblé par la présence divine : « Ainsi
toutes choses en leur genre connaissent-elles toutes les vicissitudes de la
domination et de l'asservissement, du bonheur et du malheur, de l'état
qu'on appelle vie et de celui qu'on appelle mort, de la lumière et des
ténèbres, du bien et du mal. Et il n'est pas dans l'ordre
43 Le Banquet des Cendres op cit p
119.
naturel des choses qu'il y ait rien d'éternel, sinon la
substance matérielle qui d'après le même ordre des choses
doit être en continuelle mutation »43. Cet univers
dépasse les vues ordinaires des hommes, la mécanique
céleste n'est pas parfaite du point de vue mathématique mais
plutôt comme oeuvre d'art, la circularité n'est jamais
complètement régulière car l'univers est un grand vivant
en changement continu et non une machine entièrement soumise au calcul
mathématique. C'est la raison pour laquelle, le modèle
géocentrique tracé par Ptolémée et rattaché
à la physique d'Aristote, est obligé d'avoir recours à des
artifices pour justifier de la régularité du cours des astres.
Malgré son héliocentrisme (défendu par Bruno et
déjà prôné par Aristarque de Samos au IIIème
siècle av ), Copernic, ne pouvant se défaire du dogme de la
circularité uniforme du mouvement planétaire, aura lui aussi
recours aux épicycles afin de faire coïncider la
réalité aux calculs : « Car de même qu'aucun corps
naturel ne s'est avéré absolument rond, ni par conséquent
doté d'un centre dans l'absolu, de même parmi les mouvements
sensibles et physiques que nous observons dans les corps naturels, il n'en est
aucun qui ne s'écarte beaucoup du mouvement circulaire et
régulier autour d'un centre--en dépit des efforts de ceux dont
l'imagination colmate et rebouche les orbites irrégulières ou les
différences
de diamètre, en inventant assez d'emplâtres et de
recettes pour soigner la nature,--jusqu'à ce qu 'elle se mette au
service du maître Aristote, ou de quelque autre, pour conclure que tout
mouvement est continu et régulier autour du centre »44.
Schelling, semble percevoir dans cette circularité pas tout à
fait achevée, une symbolique particulièrement significative ; le
divin ne néglige pas le particulier et n' « écrase »
pas sa création de toute son hautaine perfection et se rend ainsi
accessible à la connaissance sensible : « Si cette forme
était générale (la circonférence), les
sphères célestes décriraient, dans des temps égaux,
des arcs parfaitement égaux,...Alors elles seraient toutes
également parfaites ; mais la beauté incréée qui se
dévoile en elles, a voulu généralement que de la chose
dans laquelle elle devenait visible, il existât une trace du
particulier, afin que les yeux du corps pussent ainsi l'apercevoir et
ressentir ce ravissement indicible qu'inspire toujours la beauté en se
découvrant dans les choses concrètes ; et qu'en même temps
les yeux de l'âme, par la perception de cette unité
impérissable exprimée dans la différence, fussent à
même d'arriver jusqu'à l'intuition de la beauté absolue et
de son essence »45. Le Nolain s'en prend ainsi à ce
dogme de la conception aristotélicienne : la perfection obligée
du mouvement uniforme des astres. L'astronomie médiévale est
également
44 Le Banquet des Cendres op cit p 74.
45 Schelling Bruno ou du Principe divin et naturel des choses
trad C. Husson Paris Ladrange 1845( bnf Gallica edit numérique)
46 Le Banquet des Cendres op cit p 21.
empêchée par un autre « blocage »
conceptuel, une véritable clôture épistémique : la
position centrale de la Terre et son immobilité. A ce titre, Bruno
reconnaît l'immense mérite qui revient à Copernic, tout
d'abord en ce qui concerne la science astronomique elle-même, mais aussi
et surtout parce que cette conception va permettre de restaurer la
véritable philosophie : « ce savant allemand est allé
jusqu'à concevoir et proclamer ouvertement la conclusion qui s'impose en
définitive : il nous faut plutôt admettre le mouvement du globe
terrestre au regard de l'univers, que l'hypothèse selon laquelle
l'ensemble innombrable des corps célestes,.., aurait la Terre pour
centre et base de ses rotations et de ses influx--ce que contredisent à
grands cris la nature et le raisonnement, qui font très nettement
percevoir que notre globe est en mouvement. Dès lors comment serait-on
assez grossier et impudent pour reléguer dans l'oubli l'oeuvre immense
d'un tel savant,désigné par les dieux comme une aurore
annonçant le retour du soleil de l'Antique et vraie philosophie
»46. La « nolana filosofia » se voulant être un
retour à une métaphysique primordiale, implique en tout premier
lieu, une juste considération de le Terre, cette «divine
mère nourricière ». Si notre planète tourne sur
elle-même en vingt quatre heures et en un an autour du soleil, ce n'est
pas un
47 L'infini, l'univers et les mondes op cit p 84
vertu d'un décret divin, ni d'une quelconque fausse
nécessité : il n'y a pas de lieux naturels dans l'univers de
Bruno, l'infinité du monde rendant tout à fait relatifs les
notions de haut et de bas, de lourd et de léger : « ..il n'est pas
possible que les grands corps soient pesants ni légers, l'univers
étant infini, ni non plus qu'ils aient quelque affinité à
être soit distants soit proches de la circonférence ou du centre
de l'univers infini. Il s'ensuit donc que le Terre n'est pas plus à sa
place que le Soleil, Saturne ou l'Étoile polaire à la leur
»47. Enfin, le troisième principal obstacle à
franchir fût la division arbitraire en deux mondes distincts : la
région supra-lunaire, incorruptible et immuable ; et la région
sublunaire soumise à la génération et à la
corruption. Il n'existe qu'un ciel pour Bruno, simple et immensément
infini comme la puissance qui l'a causé. Cette unité du monde d
'essence métaphysique se reflète totalement dans le cosmos, qui
n'est pas, contrairement à la conception aristotélicienne, le
lieu de divisions arbitraires : C'est au sein d'une immense région
éthérée que les choses ont "la vie, le mouvement et
l'être", à partir d'un seul principe interne, lequel est aussi
intelligence et esprit à l'image de la monade originelle.
Cette notion d' « éther » que Bruno utilise
ici, est une expression qui remonte à la plus haute antiquité
grecque mais sans pour autant
48 Aristote, Du ciel, I, 2).
désigner la même réalité pour tous
: à l'origine, dieu primordial de la mythologie, il symbolise la partie
supérieure des cieux. Les poètes épiques tels
Homère dans l'Iliade et Hésiode dans les travaux et
les jours, l'emploient pour désigner le ciel et la langue
poétique classique l'a retenu pour parler de la pureté du ciel .
Chez les philosophes, ce sont peut-être les pythagoriciens tels Philolaos
ou un certain Occelanos de Lucanie (cité par Sextus Empiricus) qui en
parlent les premiers. Selon Empédocle, il s'agit de l'air
atmosphérique par rapport au brouillard et Anaxagore distingue
l'éther de l'air, en soulignant sa nature ignée. Platon le
désigne comme l'air le plus pur et dont la nature est d'être
toujours en mouvement. Mais c'est Aristote qui invente la notion d'éther
comme cinquième élément. Il apparaît comme un corps
simple, plus pur et séparé des autres : « Il est de toute
nécessité qu'il existe un corps simple dont la nature soit de se
mouvoir selon la translation circulaire, conformément à sa propre
nature..En dehors des corps qui nous entourent ici-bas, il existe un autre
corps, séparé d'eux, et possédant une nature d'autant plus
noble qu'il est plus éloigné de ceux de notre monde
»48. Mais Giordano Bruno récuse cette conception
hiérarchisante, faisant de l'éther l'occupant d'un lieu
privilégié. Si toutefois, il appairait comme différent des
quatre éléments
49 L'Infini , l'univers et les mondes op cit p 167.
50 L'Infini , l'univers et les mondes op cit p 167.
traditionnels, il reste proche des êtres crées et
constitue le milieu dans lequel ils baignent : « Mis à part les
quatre éléments qui composent les corps célestes, il y a,
comme nous l'avons dit, une vaste région éthérée
dans laquelle ils se meuvent, vivent et croissent tous, et qui enveloppe et
pénètre à la fois toute chose »49.
L'éther joue avant tout le rôle indispensable de contenant
universel ; le vide n'existant pas dans la conception brunienne ; il est
même inconcevable. En tant qu'il enveloppe tous les objets, il devient
d'une certaine façon « tout pour tous » et fait preuve de la
plus grande adaptabilité. C'est l'espace éthéré qui
est le lieu des mutations, des « afflux et des efflux » , des «
vicissitudes », et qui fait qu'aucun corps ne reste étranger l'un
à l'autre : « Ainsi, l'éther est de par sa nature
dénué de qualité déterminée, mais il
reçoit toutes les qualités offertes par les corps environnants,
et les porte grâce à son mouvement aux limites extrêmes de
l'horizon où de tels principes actifs sont efficaces
»50. L'Univers conçu comme un grand animal se comporte
de la même façon que le plus modeste de ses
congénères ; il absorbe et rejette également sa
nourriture. On peut parler d'un Être infini en mutation constante, mais
qui cependant n'est pas divisible, composé d'une multiplicité
infinie de parties. Giordano Bruno établit la distinction : l'univers
n'est pas fait de plusieurs
ou d'une infinité d'infinis mais bien d'une
infinité de choses différentes. C'est d'une certaine
façon, cette notion d'infini qui va permettre de rendre compte du
passage de l'Un au multiple ; l'infini divin en puissance se réalise en
acte dans l'éclosion des modes innombrables et de leurs habitants et
l'on saisit la nature du non-manifesté grâce à la
création visible illimitée. Cependant, Bruno reconnaît que
du fait de la nature matérielle de l'univers, il n'est pas possible de
contempler l'entièreté de cette infinitude : L'infinité de
l'univers ne pourrait être saisie que dans la totalité, chose qui
n'existe pas en fait dans un univers justement sans limites. Le Dieu infini, en
revanche, est totalement présent dans chacune des choses
particulières, au coeur même de toute la création : nous
retenons principalement que dans l'Être, il ne saurait y avoir de
distinction entre la puissance et l'acte ; si l'appellation "Dieu" subsiste et
signale par là sa transcendance, cela autorise une interprétation
non radicalement panthéiste de la doctrine du Nolain. La cosmologie
brunienne nous conduit à l'immensité sans fin de mondes
innombrables, loin d'un infini purement théorique, il est l'expression
vivante d'une puissance inconnaissable en elle-même. L'Infini,
l'univers et les mondes est publié à Londres en 1584, la
même année que les deux autres dialogues dits métaphysiques
: Le Banquet des cendres et De la Cause, du Principe et de l'Un,
signalant par là, l'importance dans la
démarche de Bruno, d'accorder d'abord la primeur
à la réflexion sur l'infini cosmique, afin qu' il devienne
indispensable de préciser notre situation dans l'univers avant toute
possibilité de construire une anthropologie ; il n'est plus question de
fonder une définition de l'homme sur la seule autorité
religieuse.
Cette réflexion sur l'infini, provient très
certainement, au delà du seul intérêt intellectuel, de la
passion de l'homme renaissant pour sa propre vie intérieure, laquelle
n'avait quasiment pas le droit de cité dans la théologie et
l'ensemble de l'univers culturel médiéval. Le philosophe du
Quattrocento et du siècle suivant est au moins tout autant un artiste
qu'un chercheur de vérité et Bruno signale la parenté qui
existe entre le penseur , le peintre et le poète.
II : L'Infini dans l'Ame II,1 Hermétisme et
Magie
La philosophie de la Renaissance est indéniablement
marquée par une quête de l'infini à l'intérieur de
l'âme. Si le Moyen-Age comporte de grands mystiques, la théologie
médiévale reste très imprégnée par le dogme
du péché originel et la montée vers Dieu est
dépendante de la grâce. L'homme ordinaire est largement
analphabète et n'a pas accès à l'Écriture, et s'il
peut contempler ce livre d'images inscrit dans la pierre des
cathédrales, sa motivation essentielle reste d'échapper aux
tourments de l'enfer. Le philosophe de la Renaissance découvre la
possibilité d'élargir la révélation, en retrouvant
dans les sources antiques, un moyen de compléter et d'approfondir le
christianisme et si les dogmes essentiels ne sont pas remis en question, la
théologie prend un nouvel essor grâce au néo-platonisme et
à l'hermétisme. L'aristotélisme médiéval
avait assigné une position inférieure à l'homme dans la
hiérarchie cosmique
mais ce « pessimisme »n'a plus sa place dans une
révélation chrétienne revisitée par l'antique
philosophie d'Hermès Trismégiste, laquelle affirme nettement la
possibilité de rejoindre l'infini et la divinisation. Marsile Ficin
(1433-1499) va s'élever contre l'averroïsme padouan qui est une
négation de l'immortalité individuelle de l'âme, celle-ci
se résorbant en définitive dans l'Intellect agent. Il est notable
de constater que Cosme de Médicis ait demandé à Ficin de
traduire Hermès avant Platon, et le Poinmandrès le sera
dès 1463. Cosme avait été influencé par sa
rencontre avec Gemisthe Pléthon en 1439, lors d'un concile d'union entre
les Églises latine et grecque ; celui-ci étant un adversaire
d'Aristote et défendant le platonisme comme source de toute
véritable religion. Le Poinmandrès,(synonyme de Noûs
ou mens divine), ainsi que la quasi-totalité des textes du
corpus hermeticum, sont vraisemblablement issus du creuset alexandrin
et de différents auteurs des premiers siècles chrétiens.
Ils sont vus comme les dernières productions de la philosophie grecque,
mais en même temps aussi, comme un témoignage de la pensée
de l'antique Égypte ; Hermès étant le plus souvent
assimilé au Dieu Thot, inventeur de l'écriture
hiéroglyphique et des mystères qui leur sont rattachés. La
« révélation » d'Hermès a suscité un
intérêt certain dès les premiers temps du christianisme et
Lactance(~250-325) dira que son enseignement contient
1 Hermès Trismégiste Le Cratère
ou la Monade Louis Ménard Didier
1867.(Numérique)
presque toute la vérité. C'est en raison de
cette compatibilité plutôt bonne avec le christianisme qu'il
pourra être considéré, à la Renaissance comme une
« propédeutique » à la compréhension de
l'Évangile, ainsi qu'une manière de lui donner toute sa dimension
métaphysique. Ficin est un prêtre, et en tant que tel, il souhaite
ramener les âmes vers Dieu, dans une Florence où l'incroyance est
grandissante, grâce à la force spéculative d'un platonisme
hermétisant. Comme dans le prologue de Saint-Jean, pour
l'hermétisme, la création est due au Verbe, à
l'intelligence souveraine : « L'ouvrier a fait le monde, non de ses mains,
mais de sa parole »1. Si dans le platonisme et sa prolongation
alexandrine, l'hypostase ultime, se situe au delà de
l'être, Hermès, plus proche du monothéisme issu de
l'Écriture, affirme que Dieu, lui-même, est créateur.
Platon, la Bible et Hermès sont d'accord sur le fait que
l'ordonnancement cosmique, témoigne de la pensée divine et la
rend manifeste. Dans Le Cratère ou la Monade, une distinction
est faite entre la raison donnée à tous les hommes et
l'intelligence, laquelle se situe au dessus de la nature, en quelque sorte, et
constitue la réponse à un appel divin : « Et ceux qui
répondirent à cet appel et furent baptisés dans
l'intelligence, ceux-là possédèrent la Gnose et devinrent
les initiés de l'Intelligence, les hommes parfaits ». La
2 Ibid X La Clé.
ressemblance est évidente avec le Chapitre 4, verset 9,
de St Marc où Jésus dit :« Celui qui a des oreilles pour
entendre, qu'il entende ». Nous avons vu, que pour Nicolas de Cues, la
raison à elle seule était impuissante à concevoir le
divin, seul l'intellect, proche du Noûs grec, illuminé
par la foi, peut nous conduire à la compréhension . Le
christianisme des philosophes de la Renaissance est une affaire d'intelligence
illuminée, de gnose, alors même qu'il doit faire face à la
folie dogmatique de l'Inquisition. La conversation d'Hermès à son
fils Tat, relève d'une conception dualiste assez marquée : c'est
l'identification au sensible, au corps de chair et mortel qui nous prive de la
partie divine en nous. Il n'y a pas d'alternative, on ne peut servir deux
maîtres. L'attirance pour le sensible est comparée à une
ivresse, source de toute déraison et méchanceté. Puisque
la pensée et la sensation sont unies en l'homme, il va s'agir de
parvenir à un repos des sens en faveur de la pure contemplation. Comme
dans la conception platonicienne, la naissance est un oubli de la
réalité intelligible : « Mais quand le corps s'est
développé et la retient en sa masse (l'âme), la
séparation s'accomplit, l'oubli se produit en elle, elle cesse de
participer au beau et au bien »2. Au sujet de la
création du monde, le rôle prophétique et annonciateur de
cet écrit hermétique ne fait aucun
3 Frances A Yates Giordano Bruno et la
tradition hermétique Paris Dervy 1996.
doute pour l'auteur de la Renaissance : « Dans son
commentaire sur ce traité, Ficin fut tout à fait frappé
par sa ressemblance au livre de la Genèse : (« On voit
ici, dit-il, que Mercure (Hermès) traite des mystères
mosaïques »). Et il continue en relevant les comparaisons
évidentes. Moïse vit une obscurité sur la face de
l'abîme et l'Esprit de Dieu planait sur les eaux. Mercure voit
l'obscurité et le Verbe de Dieu réchauffant la nature humide.
Moïse annonce la création par le tout-puissant Verbe de Dieu.
Mercure affirme en toutes lettres que ce Verbe brillant, qui éclaire
toutes choses, est Fils de Dieu »3. Eugenio Garin, a pu parler
du pouvoir fédérateur de la pensée hermétique dans
son Hermétisme et Renaissance, et en effet, il est manifeste
que l'initiation d'Hermès, tend à exprimer comme une quintessence
de la philosophie spirituelle ; ne mettant pas en avant des
particularités doctrinales trop marquées et n'étant pas
représentée par un clergé formel, elle parvient à
capter l'attention et à susciter l'intérêt de presque tous
les penseurs de l'époque. Ceci dit, l'hermétisme ne se contente
pas seulement d'être une forme de synthèse de la pensée
spirituelle antique, mais il affirme aussi les principes fondateurs de la
Magie, laquelle, va constituer un trait d'union et un intérêt
majeur pour les principaux représentants de la philosophie de la
Renaissance tels Marsile
Ficin, Pic de la Mirandole et Giordano Bruno. Il convient de
préciser, que nous partons ici du principe qu'il existe une certaine
intelligibilité de la magie et que, sans cet effort pour la comprendre,
c'est toute la pensée de l'époque qui deviendrait purement et
simplement irrationnelle, et de la sorte, indigne pour le philosophe. Les
critères de cohérence et de rationalité d'une
pensée doivent être considérés du point de vue du
paradigme qui caractérise une épistémé
donnée et non à l'aune, seulement, de la mentalité
occidentale moderne, sous peine encore une fois, de n'y rien comprendre .
L'exemple du rationalisme stoïcien, montre que la pensée logique,
du moins une forme valable de celle-ci, trouve sa pleine
légitimité dans la Sympathie universelle, elle-même
expression véritable du Logos en acte. Cette correspondance plus ou
moins visible de la hiérarchie cosmique et de ses niveaux, est
essentielle dans l'hermétisme ; la Table d'Émeraude4
dit ceci : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui est en
haut est comme ce qui est bas, pour faire les miracles d'une seule chose
». Ainsi, comprendre le monde serait d'abord et avant tout le concevoir
comme une totalité, dont chaque partie deviendrait le
4
La Table d'émeraude a été
retrouvée sous différentes versions dans une vingtaine de
manuscrits arabes médiévaux. La plus ancienne version figure en
appendice d'un traité qui aurait été composé
au VI e siècle, le Livre du secret
de la Création, Kitâb sirr al-Halîka (et dont on a une
copie datant de 825). (Wikipédia).
5 Cicéron Traité de la divination dir M
.Nisard, Didot Paris 1864.(Numérique)
reflet et le messager du sens. Sans être mage, ( il
préfère l'assentiment du sage), le philosophe stoïcien croit
en la possibilité de la divination : « car cette science remonte
à un temps immémorial ; cet art est le résultat d'une
série d'observations recueillies à la suite d'une infinité
d 'événements semblables, précédés des
mêmes signes »5. Lire les signes du destin,
interpréter le sens de la concaténation des séries
causales manifestes dans nos vies quotidiennes, ou celles qui relient des
événements historiques, relève en fait de la plus haute
rationalité. Giordano Bruno place également sur le même
plan, la divination, l'établissement de lois justes et le fait de mener
une vie heureuse ; ces trois activités, aussi différentes
qu'elles puissent paraître, n'en sont pas moins l'expression la plus
achevée des capacités spirituelles et rationnelles du philosophe.
La philosophie de la magie, suppose une solidarité entre les
différents niveaux d'expression de l'être, une similitude de la
partie et du tout déjà affirmée par Anaxagore.
Mais la magie a besoin d'autre chose qu'une simple
correspondance formelle pour fonctionner ; elle est aussi animiste et
pan-psychiste : Hermès Trismégiste, dans le livre
précédemment cité, révèle à son fils
Tat : « L'univers est un animal composé de matière et
d'intelligence. Le monde est le premier des vivants » (L1,part 2) ;
Plotin
également, partage cette conception : Le Monde est un
grand Animal, dont l'Âme universelle pénètre toutes les
parties (Ennéade IV,L4) . Nous avons vu que Nicolas de Cues avait
résisté à la « tentation magique », en estimant
que la parfaite coïncidences des opposés se réalisait dans
la personne divine du Christ, cependant, c'est lui, en même temps qui
souhaite rappeler à la mémoire de ses contemporains que «
tout est dans tout ». La philosophie de la magie à la Renaissance,
est bien un retour à la pensée antique gréco-romaine,
celle qui justement ne saurait accorder aucune place à un messie
rédempteur d'un hypothétique péché originel,
conception importée du judaïsme et qui se trouve en contradiction
avec l'affirmation de la dignité de l'homme rationnel et susceptible de
maîtriser son destin. La pensée hermético-magique
déborde toujours le cadre de la révélation
monothéiste révélée dans les religions dites du
Livre. Dans ce contexte de revivification des sources antiques, même si
Ficin et Pic de la Mirandole affirment toujours leur appartenance au
christianisme, on peut tout de même se demander quelle est leur part
d'aveuglement ou d'insincérité dans ce problème ? Il faut
croire que la figure du Christ peut se rattacher à la sagesse
universelle pour le philosophe, alors que la lecture littérale de la
Bible ainsi que le dogme ecclésiastique s'accommode mal de cette vision
: le salut par le Fils de Dieu réclame l'exclusivité et de
même
·
pour les prophètes du Judaïsme et de l'Islam ; les
tentatives de concilier foi et raison, au sein des religions
révélées issues du monothéisme mosaïque, sont
restées assez en marge de la religion officielle et même
condamnées. Le grand principe magico-hermétique, présent
aussi à sa façon dans le stoïcisme, c'est la correspondance
microcosme-macrocosme, qui fait de l'homme l'élément central du
cosmos, et qui plus est, il est celui qui prend conscience de cet état
de fait et qui peut pleinement en tirer les conséquences. Jean
Festugière, dans sa Révélation d'Hermès
Trismégiste t,1, cite Olympiodore : « Hermès se
représente l'homme comme un microcosme, tout ce que contient le
macrocosme, l'homme le contenant aussi..la macrocosme a les douze signes du
ciel ; et l'homme les contient aussi »6. L'infini dans
l'hermétisme n'est pas abordé comme une question de cosmologie,
comme si ce problème devait rester secondaire, voire sans importance
pour la doctrine, mais le « sans limites » se trouve en puissance
à l'intérieur de l'homme, tout d'abord comme possibilité
de connaissance : le principe des similitudes et des correspondances est un
outil assez large et général pour permettre un jeu de miroirs de
la réalité avec elle-même, qui peut s'enrichir de
métaphores, d'images sans cesse renouvelées. L'Un
6 André-Jean Festugière, La
Révélation d'Hermès Trismégiste, t. 1 (1944),
Les Belles Lettres, rééd. 1981
7 Voir à ce propos James Gleick La théorie du
Chaos Champs Flammarion 1991.
est de même nature que le multiple. De nos jours, nous
parlerions d'une réalité fractale, mais il s'agit seulement, dans
ce cas là, d'expliquer des phénomènes de
répétitions, d'emboîtements, que nous fournissent des
exemples rencontrés dans les formes naturelles, comme les reliefs
côtiers, certains végétaux, ou même les comportements
de la bourse et dont la conceptualisation est due à des travaux comme
ceux du mathématicien Benoit Mandelbrot7. Ces recherches
laissent apparaître des structures formelles récurrentes
composées de bourgeons et de périodicités : (l'ensemble du
chou-fleur est reproduit à l'identique par chaque branche). Cependant,
cette nouvelle science du chaos est tournée vers les
phénomènes et n'a pratiquement aucune réelle
conséquence métaphysique. A l'inverse, la vision holiste
métaphysique est universelle, elle est présente aussi dans le
yoga tantrique hindou et le taoïsme chinois où les
différentes énergies et niveaux de réalité existent
dans le corps même de l'adepte. D'orient ou d'occident, cette vision du
monde comme un continuum accessible depuis chaque endroit, autorise les
questions suivantes : que devient la réalité spirituelle ?
L'âme est-elle toujours immatérielle ou seulement plus subtile que
les muscles ou les os ? De quel secours peut-être encore la religion
révélée ?Ainsi que le prétend l'évêque
Synésius de
8 Paracelse Liber Paramirum cité par Michel
Foucault Les mots et les choses p 36 tel Gallimard 1966.
Cyrène(370-413), notamment dans son Traité
des rêves, le sage peut lire, à quelque endroit qu'il se
place les signes de la nature, aussi bien dans les entrailles que dans le ciel,
car l'univers est un grand vivant dont chaque parties se répondent l'une
à l'autre et dont le corps est tissé de fils mutuellement
solidaires. C'est cette conception largement partagée par Plotin et les
néoplatoniciens qui va constituer la toile de fond de la philosophie
renaissante. Même le lointain semble à portée de main pour
l'homme qui a : « les étoiles à l'intérieur de
soi-même..., et qu'il porte ainsi le firmament et toutes ses influences
»8, cette image de l'homme qui possède en lui la
capacité de retrouver ce trésor égaré, mais qui n'a
jamais cessé d'être sous ses yeux, semble bien correspondre
à cette situation du penseur de la Renaissance, ambitieux de
réactualiser tout son potentiel. Selon Hélène
Védrine, dans son article de l'Encyclopedia
Universalis(numérique), consacré à la conception du
microcosme-macrocosme, signale que cette image du monde fort antique, culmine
justement à la Renaissance. Mais certainement, cette vision du monde
peut entraîner, deux comportements opposés: Pour Plotin par
exemple ,la sympathie existe sans l'intervention du mage et l'on sait qu'il
n'est pas féru
de magie, lui préférant la contemplation: Les
philosophes du
quattrocento et du XVIème, semblent
irrésistiblement plus curieux et plus enclins à tester toutes
l'étendue des possibilités imparties à la condition
humaine.
A l'instar des aventuriers et des découvreurs de
l'époque, qui font reculer comme jamais les limites du monde connu, le
philosophe entend se donner de nouveaux moyens, capables de le hisser au sommet
de la vie intellectuelle et spirituelle. L' homme est l'univers, tout lui
appartient, tout devient possible. En effet, si la Correspondance est vraie et
omniprésente, l'homme peut se diviniser, pourquoi ne l'est-il d'ailleurs
pas déjà ? La magie de la Renaissance est-elle aussi une
préfiguration du caractère prométhéen que va
prendre la science moderne ? C'est certainement l'art et la poésie qui
répondent le mieux à une philosophie où l'Archétype
est reconduit partout où l'on veut bien apercevoir sa trace, une
présence évidente ou discrète, une weltanschauung mise en
évidence par le travail de Michel Foucault, Les mots et les
choses, où la « prose du monde », présente de
l'antiquité jusqu'au XVIIème siècle, est analysée
suivant quatre figures principales de la ressemblance : la convenance,
l'émulation, l'analogie et la sympathie. Ainsi, la convenance
évoque un rapport de contiguïté ; les choses qui se touchent
peuvent avoir une influence réciproque et nous pénétrons
ainsi, par la voie la plus simple, dans le
9 Les mots et les choses op cit p 34.
domaine de la magie naturelle : «Quant à
l'égard de sa végétation, la plante convient avec la
bête brute, et par sentiment l'animal brutal avec l'homme qui se conforme
au reste des astres par son intelligence ; cette liaison procède tant
proprement qu'elle semble une corde tendue depuis la première cause
jusqu'aux choses basses et infimes, par une liaison réciproque et
continue ; de sorte que la vertu supérieure épandant ses rayons
viendra à ce point que si on touche une extrémité
d'icelle, elle tremblera et fera mouvoir le reste »9. L'action
occulte, peut se répandre de proche en proche, telle une contagion, de
façon discrète sans rien perdre de son efficace. L'essence
même de la force est dans sa puissance invisible, comparable à la
croissance des plantes que l'on ne remarque pas mais qui est «
irrésistible » . L'émulation, toujours une figure de la
ressemblance, elle est une description de la force qui peut provoquer une
action à distance, ce qui a la faculté de mettre en
évidence la correspondance entre le haut et le bas. Elle
révèle qu'initialement l'univers est un, et comme replié
sur lui-même, en Dieu, sa manifestation nous dévoile à la
fois sa gloire ou sa chute, suivant le point de vue adopté.
L'émulation est l'union des opposés : « Les étoiles,
sont la matrice de toutes les herbes et chaque étoile du ciel n'est que
la spirituelle préfiguration d'une herbe telle qu'elle
10 Ibid p 35.
la représente, et ou ainsi que chaque herbe ou plante
est une étoile terrestre regardant le ciel, de même aussi chaque
étoile est une plante céleste en forme spirituelle, laquelle
n'est différente des terrestres que par la seule matière..., les
plantes et les herbes célestes sont tournées du côté
de la terre et regardent directement les herbes qu'elles ont
procréées, leur influant quelque vertu particulière
»10. Le monde repose sur une totale solidarité entre les
parties pourtant les plus éloignées en apparence ; la magie met
en lumière ce qui n'est pas visible au premier regard, traduit le
langage de la palpitation secrète des êtres, refait « le
miracle d'une seule chose ». Avec l'analogie on a certainement à
faire à la forme de similitude la plus connue et la plus largement
usitée ; déjà bien employée chez les grecs et
à l'époque médiévale, elle regroupe les formes les
plus diverses de la ressemblance et en constitue le moyen le plus universel de
l'exprimer. Point fort intéressant et remarquable, Foucault souligne
justement la situation centrale de l'homme dans ce rapport, cette image du
monde, lui qui se tient à la croisée de tous les chemins, l'homme
mesure de toutes choses, dont les membres renferment en eux-mêmes la
divine proportion, (le nombre d'or, la suite de Fibonacci, le fameux
triangle-rectangle pythagoricien) ; microcosme rendu célèbre par
l'illustration de Léonard de Vinci, dite de l'homme de
Vitruve (~1492) : Luca Paccioli(env 1450-1514) est un
mathématicien dont l'oeuvre De Divina Proportione (1509) tend
à montrer la loi qui sous-tend toute chose ; il ne s'agit pas
d'innovation mais d'une présentation particulière de la science
mathématique ainsi que le mentionne le sous-titre: «..une oeuvre
nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux,où
chacun de ceux qui aiment à étudier la Philosophie, la
Perspective, la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Musique et les
autres disciplines mathématiques, trouvera une très
délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de
diverses questions touchant à une très secrète
science»11. Une science de la création que l'on peut
faire remonter jusqu'au Timée, où la
géométrie de la cosmologie est partagée par les autres
domaines du savoir, les mathématiques devenant le langage de la science
; ce qui sera repris et confirmé par Galilée au XVIIème.
L'amitié de Paccioli avec avec Vinci et Della francesca est totalement
représentative de l'humanisme renaissant et de cette position centrale
accordée a l'homme: « Il est le grand foyer des proportions, --le
centre où les rapports viennent s'appuyer et d'où ils sont
réfléchis à nouveau »12. L'homme miniature
du grand monde, permet à la pensée analogique de trouver un point
d'ancrage, de se
11Luca Paccioli De Divina Proportione, traduction
française par G. Duschesne et M. Giraud, Librairie du Compagnonnage,
1980
12 Les mots et les choses op cit p 38
13 Ibid p 47.
14 Pic de la Mirandole Sur la Dignité de l'Homme
(,Oeuvres philosophiques) p 31 Paris PUF 1993.
refermer enfin sur elle-même et d'échapper au
risque d'une dilution à l'infini : « Dans une
épistémè où signes et similitudes
s'enroulaient réciproquement selon une volute qui n'avait pas de terme,
il fallait bien qu'on pensât dans le rapport du microcosme au macrocosme
la garantie de ce savoir et le terme de son épanchement
»13. La vision du monde de la Renaissance se caractérise
par cette concentration sur les capacités humaines, celles que l'on
pressent chez les anciens et qui ont été muselées dans la
vision du monde médiévale où l'homme n'occupe qu'une
position subalterne. La vision renaissante fait de l'homme la clé de la
connaissance:» «connais- toi toi même»- nous invite et
nous exhorte à la connaissance de la nature tout entière, car la
nature de l'homme en est le lien et comme le composé; car celui qui se
connaît lui-même connaît en soi toutes
choses,..»14. Bien sûr, la vision magique existe au
moyen-âge, mais
elle n'atteint pas la même sophistication. Enfin,
l'expression des similitudes et des ressemblances, du monde miroir de
lui-même, doit contenir et impliquer son contraire, c'est à dire
l'autre, ce qui ne s'accorde pas et se repousse. Le devenir, c'est
l'unité qui se voulant elle-même, se dédouble et s'oppose,
avant de se réunir à nouveau. Le monde magique est ainsi fait ;
de sympathies et d'antipathies. Plotin nous offre déjà cette
15 Plotin Enneade IV, Livre ,IV ,122.
16 Michel foucault op cit p 41.
définition de la magie : La magie est également
fondée sur l'harmonie de l'univers; elle agit au moyen des forces qui
sont liées les unes aux autres par la sympathie : «Mais comment
expliquerons-nous les enchantements de la Magie? Par la sympathie que les
choses ont les unes pour les autres, l'accord de celles qui sont semblables, la
lutte de celles qui sont contraires, la variété des puissances
des divers êtres qui concourent à former un seul animal : car
beaucoup de choses sont attirées les unes vers les autres et
sont enchantées sans l'intervention d'un magicien Le
premier magicien celui que les hommes consultent pour agir au moyen de ses
philtres et de ses enchantements c'est l'Amour»15.
La philosophie occulte de la Renaissance est une tentative de
lire le texte du monde en cherchant les signatures des choses, leurs charmes et
leurs vertus ; la science n'a pas encore brisée l'écorce des
êtres et mis à nu leur fondement matériel. La poésie
de ce monde encore enchanté, c'est aussi connaître ce qui va
ensemble et qui soutient la vie, par exemple, le bienfait supposé de la
noix pour le cerveau : cela en vertu de la ressemblance des circonvolutions de
leur dessin : « Il faut que les similitudes enfouies soient
signalées à la surface des choses ; il est besoin d'une marque
visible des analogies invisibles »16. Cette théories des
signatures, authentiques
17 Giordano Bruno De la Cause, du Principe et de L'Unp
252, cité par Jochen Winter La création de l'infini op
cit p 81.
« signes de la nature » est comme une affirmation de
la valeur des êtres vivants, de la nature comme expression de l'art divin
; le besoin de renouer avec une esthétique de la vie grâce
à une métaphysique comme métaphore de la lumière de
la vie intérieure :»c'est d'elle, (de la lumière
surnaturelle), que sont dépourvus ceux qui estiment que tout chose est
corps»17. Penser, devient invitation à percevoir le
numineux, lien affectif indispensable avec le grand univers. C'est le choix de
la priorité donnée à l'immanence du divin sur la
transcendance, en même temps que la volonté de dépasser la
seule vérité logique, adequatio rei et intellectus,
s'exprimant dans la cohérence du discours. Les mages de la
Renaissance tels Théophraste Paracelse (1494-1541) ou Cornélius
Agrippa (1486-1535), sont à l'image de la figure de Zénon
dépeinte dans l'oeuvre au noir par Marguerite Yourcenar ; et
derrière laquelle, on a pu reconnaître aussi Giordano Bruno ;
esprits curieux et rebelles, aux vies incertaines et aventureuses. A la fois
vagabonds et courtisans, tâcherons et professeurs, médecins,
astrologues ou devins, ils se veulent également à la pointe des
sciences naturelles de l'époque. Leur volonté de sonder les
secrets de l'existence va faire d'eux des penseurs originaux sans qu'on puisse
cependant les considérer comme des philosophes,(Paracelse et Agrippa),
car ils
18 Hélène Védrine Philosophie et Magie
à la Renaissance p 41 Poche librairie générale
Française 1996.
n'empruntent pas vraiment le chemin de la démarche
spéculative et ne parviennent pas à élaborer un
système ; ils sont parfois en décalage et en avance sur leur
temps : Paracelse, dont les idées sur la lumière astrale et la
magnétisme ont eu des répercussions sur l'homéopathie de
Hanneman, l'orgone de W. Reich et on lui doit aussi l'utilisation du mercure
dans le traitement de la syphillis. L'auteur de La philosophie occulte
(1533), ouvrage très documenté en matière de
combinaisons et de correspondances magiques, constitue la somme de
l'époque en ce domaine. Il surprend aussi par son attitude
libérale et dérange la misogynie convenue des hommes
d'Église en faisant l'apologie de la gente féminine dans son
Traité sur l'excellence des femmes (1509) . Malgré cela,
le syncrétisme d'Agrippa de Nettesheim ressemble parfois au grand bazar
de toutes les croyances superstitieuses et il s'attire les foudres des
humanistes convaincus tels Charles de Bovelles : « J'ai feuilleté
Trithème (pseudonyme d'Agrippa), lequel je trouve être magicien et
n'avoir aucune bonne part de philosophie. J'ai également lu sa
sténographie...mais à grand peine ai-je eu le livre entre les
mains, l'espace de deux heures, et je l'ai jeté incontinent à
cause de tant de conjurations barbares et noms inaccoutumés des
esprits.. »18. Rabelais en parle comme d' « un diable
engipponé », tout « matragabolisé en son
19 F.A Yates Giordano Bruno et la tradition
hermétique op cit p 85.
esprit » comme le signale Hélène
Védrine dans son ouvrage portant sur la Philosophie et la magie à
la Renaissance. Ceci dit, les grands penseurs de l'époque, qui ont
inclus la magie comme partie intégrante de leur système, seront
influencés par la production de Cornélius Agrippa. En effet, la
partie occulte de la philosophie de Marsile Ficin se fonde sur la même
vision de la vie et de l'Univers . Le Florentin est le fils d'un
médecin, lui-même médecin et prêtre, l'art de
guérir à l'époque est inséparable de la vision
unitaire microcosme-macrocosme ; chaque partie du corps est associé
à un signe du Zodiaque ainsi qu'à une planète et son
traitement fait appel aux correspondances affinitaires établies par une
longue tradition. Ainsi traditionnellement, le Soleil est présent
à plusieurs niveaux : dans le métal comme or, dans le coq pour
les animaux, dans le tournesol, et dans l'organisme humain, il est le coeur,
(ce n'est pas la liste unique et définitive..) : «.. tout
traité médical du Moyen-Âge ou de la Renaissance faisait
appel aux présuppositions astrologiques universellement
acceptées. Les ordonnances médicales se fondaient sur des
idées reçues selon lesquelles les signes gouvernaient
différentes parties du corps, et les différents
tempéraments corporels relevaient de différentes planètes
»19. Ficin, rattache l'art de fabriquer des talismans à
la médecine, souhaitant
20 Giordano Bruno et la tradition hermétiqueop cit p
71.
également, montrer par là à
l'Église, que cette pratique reste licite. Il ne faudrait pas, cela dit,
considérer le Florentin comme un artisan de l'occulte, sa magie est
l'incarnation pratique de sa haute spiritualité ; il est question avant
tout du voyage de l'âme vers la lumière, descendant dans le mode
par la constellation du Cancer et remontant vers la voie lactée par la
constellation du Capricorne (cette conception est empruntée au Songe
de Scipion de Macrobe) ; c'est une philosophie platonicienne où la
« participation » joue un rôle majeur et permet ainsi, une
réunion du sensible et de l'intelligible, un rapprochement des
extrémités, un mariage des différents niveaux de
réalité. La magie n'est pas illusionnisme, elle est toujours en
lien avec la Prisca theologia et l'hermétisme : « Ficin et
ses amis pouvaient reconnaître dans le Picatrix de nombreuses
idées et sentiments philosophico-religieux qu'exprimait l'auteur sublime
du Pimandre (Hermès)...Ici, toutefois le contexte dans lequel
figure cette philosophie est celui de la magie pratique : comment fabriquer des
talismans, comment attirer les influences des étoiles en forgeant les
maillons des chaînes qui nous relient avec le monde d'en haut
»20. Si l'esprit est actif dans toute la création ainsi
que l'avaient compris « la plupart des Platoniciens et des Pythagoriciens
» d'après le De Magia de
21 Giordano Bruno De la Magie(1589), p 24 Edit Allia
Paris 2000.
Giordano Bruno, il appartient néanmoins au mage
d'actualiser, de rendre efficient ce lien latent grâce a sa participation
intentionnelle : « Dès lors, pour tout mage désireux
d'accomplir des opérations semblables à celles de la nature, il y
a lieu de connaître en premier le principe idéal, puis le principe
spécifique de l'espèce, le principe numéral pour le grand
nombre, enfin le principe individuel pour l'individu. De cela procède la
confection des images-modelage adéquat d'un échantillon de
matière, dont l'effet se trouve renforcé, pour d'évidentes
raisons par le pouvoir et la science du mage »21. Le talisman
devient l'incarnation de l'Idée, un des modes d'application concret de
la philosophie platonicienne. Bruno a-t-il trouvé dans la magie
l'aboutissement de ses travaux métaphysiques et cosmologiques
antérieurs ? Les grands écrits londoniens, à vocation
spéculative auront une portée beaucoup large et vont
intéresser les philosophes des siècles à venir de
Descartes à Hegel en passant par Schelling. Le De Magia ne peut
être sous-estimé pour autant, car on y retrouve des idées
majeures du Nolain : plasticité indéterminée de la
matière, astres vivants et animés, âme du monde. Dans cet
univers, l'homme est habité d'une part d'infini dont la déraison
peut le conduire au succès : « Les mages peuvent faire davantage au
moyen de la foi que les
23 G.Bruno Les fureurs héroïques(1585)
cité par Dannielle Sonnier et Boris Donné, De la Magie
op cit notes p 105.
médecins par la voie de la vérité
»23. Foi, volonté ou talent, certainement un concours de
ses différentes vertus auront permis à Bruno de s'élever
au dessus du commun des mortels, notamment en ce qui concerne son art de la
mémoire, proche de celui de Raymond Lulle, et qui le fera remarquer des
puissants ; il sera du cercle des proches de Henri III à Paris .
L'importance de l'homme comme lieu de toutes les convergences, ressort toujours
avec force de la philosophie hermético-magique de la Renaissance, comme
si toutes les ressources naturelles secrètes étaient à sa
disposition, les astres eux-mêmes s'inclinant en faveur d'un destin, qui
souvent compliqué, n'en demeure pas moins toujours glorieux. L'homme
rejoint « l'esprit du monde » lui-même ; le mage devient
forcément philosophe, car son efficace provient de sa vision du monde et
de la vie , laquelle met en jeu toutes les ressources de son esprit :
volonté, raison, imagination et contemplation. On assiste en quelque
sorte à un renversement de perspective : la primauté n'est plus
celle de Dieu ou du Monde ; désormais c'est l'homme qui devient la
valeur montante et universelle. La magie ne saurait restée qu'une
façon de comprendre et d'agir sur les subtilités des liaisons
naturelles, elle intervient dans l'oeuvre du Nolain et des autres philosophes
comme une manière d'illustrer
23 Maître Eckhart Sermon 12, cité par
Agnès Minazzoli note p 18 du Tableau ou la vision de Dieu Cerf
Paris 2009.
concrètement, d'explorer toutes les
conséquences, voire même de prouver la valeur effective de leur
pensée.
C'est bien bien à travers ce « dialogue »,
cette confrontation avec l'infini que l'homme peut entrevoir sa liberté.
Déjà, dans la mystique rhénane du XIVème
siècle, la puissance de l'âme individuelle tend à exprimer
une infinitude au delà des bornes conventionnelles. Maître
Eckhart, dans une stupéfiante formule paradoxale, évoque une
certaine égalité entre l'âme et Dieu, comme une forme
d'interdépendance entre le Créateur et sa création
privilégiée, dans le contexte de la theoria, de la
vérité comme vision : « l'oeil dans lequel je vois Dieu ,est
l'oeil même dans lequel Dieu me voit : mon oeil et l'oeil de Dieu ne sont
qu'un oeil et une vision,et une connaissance, et un amour »23.
Ce partage du regard peut même laisser supposer que Dieu ne se
connaît qu'à travers l'homme ; comme dans une sorte de dialectique
maître-esclave, il en devient l'obligé. Cette intuition
eckhartienne, est developpée par Nicolas de Cues dans son De icona
appelé aussi Tableau ou la vision de Dieu (1453), ou le
portrait de l'omnivoyant devient le regard de Dieu qui nous laisse penser que
nous sommes vus d'une façon unique et privilégiée. En
même temps, sans notre regard, la vision divine ne saurait être
reconnue. Comme dans la Docte
24 Marsile Ficin cité par Hélène
Védrine dans son article de L'Encyclopédia Universalis
microcosme-macrocosme (numérique).
ignorance, le Cusain emploie une très subtile
dialectique du fini et de l'infini, qui tout en limitant la raison, fait signe
vers des profondeurs insoupçonnées de l'âme. Marsile Ficin
entend, lui aussi, s'ouvrir à des possibilités spirituelles qui
outrepassent les limites accordées par la raison mais aussi par la
grâce ; l'âme devient une force active : « Puissance vraiment
merveilleuse qui rend l'infini un et un l'infini. Elle n'a pour ainsi dire pas
de degré propre dans la nature, en tant qu'elle pénètre
tous les degrés du haut en bas. Elle n'a pas de place
particulière, en tant qu'elle ne se fixe nulle part. Elle n'a pour ainsi
dire pas de pouvoir fixe et déterminé en tant que son
opération s'exerce également en tout. Ce qui me paraît
encore montrer par-dessus tout la puissance, en quelque sorte sans bornes, de
l'intelligence, c'est qu'elle découvre l'infinité
elle-même, définit son essence et sa qualité »
(Théologie platonicienne, VIII, 16)24. Le type de
liberté que l'on peut associer à l'infinité de
l'âme, correspond à la vision antique pour laquelle être
libre revient surtout à la capacité exercer l'»homme
intérieur». Dans la vision rationaliste moderne, inaugurée
déjà avec Descartes («je n'opine que d'après moi
«), c'est la capacité à faire des choix qui va s'affirmer
comme dans la marque essentielle de la liberté, exprimée
finalement dans le paradoxe sartrien où nous sommes
condamnés à être libres.
Ficin annonce ici le De Digitate de Jean Pic de la
Mirandole, où le potentiel humain s'affirme comme dépendant d'une
décision et d'une volonté lui appartenant en propre ; la crainte
cède le pas à l'amour.
C'est l'amour qui est ce lien de l'Intelligence avec
elle-même et au delà vers l'Un ineffable. Nous allons voir
prochainement, l'importance de l'Eros philosophique dans l'oeuvre des
philosophes de la Renaissance ; comme expression de l'infini et aussi comme
marque de la liberté dans la perspective néo-platonicienne. Mais
pour l'heure, et afin de clore notre réflexion sur la magie de la
Renaissance, il convient aussi d'aborder son aspect surnaturel. Si Porphyre
dans sa Vie de Plotin, nous dit que celui-ci a été
maintenu dans la voie droite grâce aux dieux, Pic de la Mirandole, lui,
souhaite prendre l'initiative et « contacter » les intelligences
spirituelles angéliques. En effet, dans le domaine de la magie, Pic ne
semble pas s'être satisfait seulement de la philosophie et de la magie
naturelle partagée avec Ficin. Il ne souhaite manifestement pas
resté cantonné dans le domaine du relatif, où les
sympathies côtoient les désaccords, où les succès ne
peuvent être que temporels et matériels, quoique subtils et
gratifiants. Le comte de la Mirandole, fort déjà des principales
réussite qu'un homme peut espérer, d'une capacité
d'apprentissage légendaire, s'élance dans une quête de
25 Giordano Bruno et la tradition hermétique op cit p
118
26 Mémoire sur les sciences occultes trad
G.Platon edit Leymarie Paris 1912.
l'absolu dont il entrevoit la possibilité par
l'entremise de l'étude de la Kabbale. Selon Hélène
Védrine, c'est un certain Flavius Mithridate qui l'enseigne dans cet
ésotérisme de la tradition juive. La Kabbale, telle qu'elle s'est
développée en Espagne et en Provence à l'époque
médiévale, représente essentiellement l'arbre de la
manifestation des énergies divines, les Sephiroth, au nombre de
dix, de l'ineffable Aïn soph jusqu'à Malkuth, le
plan dense de la réalité matérielle. Comme dans les
anciens textes Égyptiens, le Verbe est créateur, c'est en
connaissant le nom que l'on saisit l'essence d'une chose et que l'on peut agir
sur elle. L'architecture divine de la Création devient intelligible
grâce au langage sacré, ce qui correspond d'une façon
générale, à la théurgie chez certains
néo-platoniciens tels Jamblique et Proclos. Ontologiquement, le mot est
la chose et ne sert pas seulement à la désigner : « Pour le
Kabbaliste, l'alphabet hébreu contient le Nom, ou les Noms de Dieu ; il
reflète la nature spirituelle fondamentale du monde et le langage
créateur de Dieu »25. A l'inverse, la magie naturelle
reste un savoir faire « mondain », un accord passé avec le
spiritus mundi, voire avec le diable, comme en témoigne
l'imaginaire et l'inconscient dont la littérature a pu se faire
l'écho ;( il est à noter que, dans le Mémoire sur les
sciences occultes26 de Schopenhauer, c'est la Volonté
« diabolique » qui
27 Pic de la Mirandole Thèse 5 condamnée
:Hélène Védrine Philosophie et Magie à la
Renaissance p 30
28 Giuseppe Tognon Préface Oeuvres philosophiques
Jean Pic de la Mirandole, Paris PUF 1993.
est la véritable « jeteuse de sorts » et qui
seule explique l'efficacité du rituel). Incontestablement, le but ultime
du jeune comte de la Mirandole est beaucoup plus spirituel car selon lui, c'est
justement la Kabbale qui, ironie du sort, peut véritablement expliquer
le mystère Christique : « Il n'y a pas de science qui prouve plus
la divinité du christ que la magie et la Kabbale »27. En
revanche, Pic montre toute l'étendue et la subtilité de ses
analyses lorsqu'il affirme que la « réciproque » n'est pas
vraie : les miracles du Christ ne sont pas imputables à la magie mais
sont d'une autre nature, purement divine. La magie pichienne pourrait
être un art spirituel de la métamorphose, où l'homme tend
à s'élever jusqu'à la nature angélique : «
l'homme conscient, le philosophe se voit proposer la possibilité de
devenir l'ange servant d'oeil à ce Dieu qui, malgré sa grandeur,
ne contemple pas directement les choses crées, exactement comme l'ange
n'a pas appris à regarder directement Dieu »28. Le
commentateur nous rappelle, à sa façon, que la thématique
du Tableau de Dieu, se retrouve chez le jeune comte : l'omniscience
divine réclame la vision de l'homme ; Dieu demande à l'homme sa
participation toute spéciale, ce qui constituera vraiment le sujet du
fameux Discours Sur la dignité de l'homme (1486). L'homme
crée à l'image de Dieu n'est
cependant pas dans une relation serve par rapport à
l'ordre divin et cosmique ; il se trouve au contraire placé devant la
tâche de se façonner lui-même selon sa puissance et sa
liberté. Il est assez courant, du point de vue de l'histoire des
idées, de considérer le Discours de Jean Pic comme
emblématique de l'humanisme de la Renaissance, d'y voir une anticipation
de la mentalité moderne et même un pré-existentialisme. Si
l'essence de l'homme ne semble pas pré-définie, cela ne signifie
pas pour autant le caractère précaire et aléatoire de son
être. Se définir ne veut surtout pas dire que nous sommes
condamnés à agir parce que Dieu n'est plus, mais bien au
contraire, c'est la générosité divine qui nous convie
à cette aventure. Nous allons reprendre cela plus loin, lorsque sera
abordé précisément la question de la naissance du sujet et
de la liberté.
En réfléchissant sur la magie et
l'hermétisme de l'époque, il appert que les principaux penseurs
concernés, ont oeuvré à l'intérieur de cette
épistémé tout en conservant la priorité
à l'élaboration de leur propre philosophie. En aucun cas, ils ne
pourraient être réduits à de simples commentateurs
d'auteurs anciens et si Giordano Bruno s'autorise d'une mythique religion
égyptienne primordiale, ça n'est que pour mieux développer
son propre système. Il n'est pas un « adepte », tenu à
garder l'anonymat et à s'effacer devant la tradition. Au contraire, il y
a chez nos
auteurs une passion qui en fait aussi des artistes et des
aventuriers, des esprits indépendants et libres. Pourrait-on envisager
un genre de filiation entre nos philosophes et les poètes de l'amour
courtois, ainsi qu'avec la chevalerie mystique des fidèles d'Amour ? Que
dire de cet amour dantesque, salvateur mais qui laisse confondu : « Ici,
la force manque à ma haute imagination ; mais déjà mon
désir et ma volonté, comme une roue qui est mue également,
étaient tournés ailleurs, par l'amour qui meut le Soleil et les
autres étoiles »29. Il est présent, il accompagne
fidèlement le mythe hellénique fondateur. Notre réflexion
est appelée à nouveau à regarder vers les origines .
II,2.L'Eros philosophique :
Présentation générale
Ainsi, avant d'être une notion humaine et psychologique,
Eros est une divinité primordiale qui occupe une place majeure dans les
cosmogonies d'inspiration orphique. Dans cette ancienne philosophie
29 Dante La Divine Comédie trad
A.Brizeux Paris Charpentier 1853, chant XXXIII, p 588.
30 Hésiode Théogonie trad
Leconte de Lisle 1869 Paris Lemerre (Wikisource).
religieuse, il est un l'Oeuf primordial qui symbolise l'Etre
et la Vie, à l'origine de toutes choses, une plénitude sans
pareille et dont la fragmentation en de multiples unités et existences
individuelles représentent la dégradation, la
déchéance originelle. Nous avons précedemment
évoqué la même tragédie au sujet de L'Apeiron
d'Anaximandre. Dans les théogonies rhapsodiques, l'Eros primordial
revêt les noms de Prôtogonos (Premier-Né) ou de
Phanès,(Celui qui fait briller) et se charge de réparer le monde
déchiré par la chute dans le devenir, de réconcilier les
forces opposées dans la Querelle (Neikos) . Mais chez Hésiode,
l'Eros archaïque n'a pas ce rôle salvateur, mais au contraire il
provoque le devenir et la génération, il en est la force
d'incitation « Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein,
siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du
neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre
spacieuse, [120] et puis Érôs, le plus beau d'entre les Dieux
Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes
dompte l'intelligence et la sagesse dans leur poitrine »30 .
Inséré dans la triade Chaos Terre et Amour, il apparaît
comme une puissance capable de révéler, de mettre à jour
ce qui restait en puissance chez les êtres : ainsi, il permet a Chaos et
Gaïa
31 Frédérique Malaval Les figures d'Eros et de
Thanatos L'harmattan Paris 2003.
d'engendrer ; de cette toute puissante passivité
agissant comme un miroir des êtres, incitant ces forces premières
à de venir ce qu'elles sont, il va prendre le sens d'une puissance
créatrice dynamique autonome : « Dès lors la fonction
d'Éros prend une nouvelle qualité. Il est acteur unitif dans cet
espace inédit de l'individualité et des êtres
sexuées différemment et, promoteur, à partir de deux,
d'une union entraînant procréation d'un troisième
être et ce indéfectiblement. Son statut s'est modifié de
dieu primordial qui amène au jour ce qui était enfoui en une
obscurité, qui porte à la vérité ; Éros est
désormais le serviteur, l'assistant, le compagnon ou encore le fils
d'Aphrodite »31. Par la suite va se dessiner plus clairement la
figure du dieu dont l'aiguillon (et plus tard la flèche du Cupidon
romain), nous pousse à entreprendre la quête de cet « obscur
objet du désir ». C'est avec le Banquet de Platon, qu'
Éros est vraiment pensé comme metaxu,
intermédiaire : Il est dit fils de Pôros, richesse
en tant qu'il est la puissance capable de fournir l'énergie
nécessaire à la quête de l'objet d'amour, mais en
même temps , il est aussi l'enfant de Pénia,
pauvreté car il est révélateur d'un manque, d'un vide dont
on ne sait s'il pourra être comblé. Éros est mortel et
partage avec nous une nature insatisfaite ; mais divin aussi dans son
aspiration à l'immortalité, laquelle est une tension
libératrice et la
promesse d'une connaissance de nous-mêmes et de
l'essence des choses. A l'instar des amis unis dans le partage du sumbolon,
les êtres mythiques d' Aristophane aspirent à retrouver leur
moitié. Le mythe est métaphore de la nostalgie du penseur
platonicien dans cette vie : l'amour est le pont vers l'autre rive, celle
où l'on aborde la réalité intelligible seule authentique.
L'étymologie qui établit la correspondance entre voir, Idea,
Eidos, cependant ne saurait nous tromper : la vision n'est pas
immédiate ; c'est grâce à ce moteur irremplaçable
qu'est l'amour de la vérité, au chemin qui se montre que la
traversée peut s'effectuer. Le philosophe platonicien n'est pas le pur
mystique, mais un penseur qui chemine sans s'épargner l'effort
bénéfique de la dialectique, même si celle-ci
débouche sur une aporie ; elle rend compte que, dans le domaine moral,
les définitions ne peuvent atteindre à l'exactitude
mathématique. L'aporie ne peut être considérée comme
un échec que par ceux qui souhaitent, de toutes façons, le
triomphe impératif de leurs points de vue, la sauvegarde à tout
prix de leurs opinions préconçues. La dialectique, en
éliminant progressivement le faux et l'incertain, ce qui relève
du domaine de l'opinion, de l'habitude, de la foi exclusive apportée au
témoignage des sens, permet à l'Idée de briller sans qu'il
soit nécessaire d'en posséder l'exacte et rigoureuse
définition verbale. L'Idée se situe au delà du langage,
même si ce dernier en permet
32 Jean Festugière La Philosophie de l'amour de
Marsile Ficinet son influence sur la littérature française au
XVIème siècle Paris p 26 Vrin 1941.
l'approche ; le monde intelligible déborde son image,
la réalité sensible. Le Banquet est certainement un
drame initiatique ; on y traite du mystère central de l'existence,
peut-être provoqué par le dieu lui-même et se produisant une
fois, il est un événement inaugural pour toute la pensée
antique. L'idée du cénacle privé, où le
privilège est accordé à l'expérience dialogique
permettant l'accès au monde Idéal, est le modèle que tente
de faire revivre le platonicien de Florence. Marsile Ficin entend disserter sur
le sujet du véritable amour, non pas de la volupté qui n'en
constitue que la caricature. Jean Festugière nous présente Ficin
comme le membre le plus éminent de ce cercle dont il nous dit par
ailleurs : « C'était un joyeux cercle,« la Mammola »,
formé vers cette époque par de jeunes gens
élégants qui voulaient chasser les soucis :. »32.
Le philosophe- médecin rappelle à Laurent de Médicis que
l'amant qui pâtit ne saurait être écarté de cette
petite élite, car son amour l'élève déjà au
dessus des préoccupations humaines ordinaires. Marsile Ficin saisit
parfaitement le sens donné à la dialectique ascendante
présentée dans le Banquet : c'est l'élan
passionnel qui justement va permettre à l'aspirant de gravir les
échelons et est-ce bien un hasard si la langue commune a adopter
l'expression « transport amoureux » ? Déjà au
commencement de sa vie intellectuelle, le florentin
33 Jean Festugière La Philosophie de l'amour de
Marsile Ficinet son influence sur la littérature française au
XVIème siècle Paris p 23 Vrin 1941.
affirme son adhésion à la conception
platonicienne et cela restera valable tout au long de sa vie : «
Dés mon jeune âge, nous dit ficin, je fus disciple de Platon
»33. Le Théétète souligne que la
principale question pour le philosophe, c'est l'homme, sa nature et sa
destinée. C'est la théorie de l'âme qui intéresse
prioritairement Ficin, celle que l'on trouve dans le Phédon, le
Phèdre et bien sûr dans le Banquet dont l'auteur
va faire le commentaire. Ce besoin d'infini, c'est avant tout dans l'âme
que le philosophe a le sentiment de pouvoir le trouver en réalisant la
montée vers les hauteurs du monde intelligible. Les convives, ainsi que
le mentionne Alcibiade, sont pris du "délire philosophique", l'effet du
discours semble nous conduire au delà de la raison, en direction de cet
amour véritablement au coeur de l'existence humaine. Les protagonistes
du Banquet vont donner une liste quasi exhaustive des figures d'Éros :
le caractère vénérable de l'ancien dieu (Phèdre),
la nature double d'Aphrodite, à la fois terrienne et
céleste(Pausanias), le responsable de l'harmonie cosmique(Erixymaque),
la recherche de la moitié perdue(Aristophane), les vertus et bienfaits
de l'amour(Agathon) et puis, élément vraiment central du
Banquet, Socrate intervient afin de relater le discours de Diotime. La
prêtresse de Mantinée apparaît sous les traits de
l'initiée aux mystères de l'Amour, qui sont aussi
34 bid p 32.
35 Ibid
ceux de l'ascension de l'âme. Ainsi, l'origine de notre
amour pour la pensée rationnelle et la vérité, trouve son
impulsion dans notre désir d'immortalité, lequel est l'indice du
but à atteindre, la pure réalité Idéale. Le
discours de l'initiatrice de Socrate est le moment clé du Banquet
et fait apparaître une étroite association entre la
beauté idéale et la vertu ; c'est là une
caractéristique majeure de la pensée grecque adoptée par
Ficin et son ami et disciple, Pic De la Mirandole : «Cette dialectique
repose sur l'un des principes les plus intéressants de la philosophie
platonicienne et de la pensée grecque tout entière :
l'identification de beau et du bien (kaloskagatos). Beau et
Bon34». Ils désignent en fait la même
réalité prise sous deux angles différents: il existe une
perfection intérieure, la bonté et une extérieure, qui en
fin de compte fait signe vers la première «: la Beauté du
corps n'est autre chose que splendeur en l'ornement des couleurs et lignes ; la
Beauté de l'âme est une lueur en la consonance des sciences et
coustumes»35. Cependant, et c'est là une
précision capitale à apporter, le florentin n'est pas d'accord
avec Aristote et Plotin, principalement, pour penser que la beauté
pourrait être tout entière définie par un rapport de
justesse dans les proportions et la symétrie : « Nous n'admettons
pas ce point de vue parce que, une telle disposition des parties ne se
rencontrant
que dans les corps composés, aucune chose simple ne
saurait être belle. Or des couleurs pures, des lumières, un son
unique, le flamboiement de l'or, le brillant de l'argent, la science,
l'âme, qui sont autant de choses simples nous les qualifions de belles,
et comme des choses véritablement belles, elles nous charment
merveilleusement»36. Parce que pour Ficin, la beauté est
d'essence divine , il se trouve que chose particulière peut-être
dite belle de par la grâce qui l'habite et non sur la base d'un rapport
convenable seulement ; ultimement, la définition exacte de la
beauté nous échappe car elle n'est pas matérielle et
pourtant, elle est l'objet de notre quête : «Mais l'Amour n'est
jamais comblé par la vue ou l'étreinte d'un corps. Donc il ne
brûle pas pour une nature corporelle, ce qu'il cherche c'est la
beauté. Celle-ci ne saurait donc être une nature
corporelle»37. Le platonisme renaissant est une théorie
qui, contrairement à celle de son fondateur, fait la part belle à
la poésie et à la pratique artistique et les fragments orphiques
sont cités à de nombreuse reprise dans le De Amore : si
l'art est l'ombre d'une réalité déjà seconde, il
n'en reste pas moins qu'elle est l'indice avantageux de la
réalité première car, de toute évidence elle
souhaite s'en approcher au plus près. Il est à noter
également (et le phénomène s'était
déjà produit avec Plotin), les mathématiques sont absentes
de l'oeuvre de Ficin ; les
36 Marsile Ficin Commentaire sur le Banquet de Platon,de
l'Amour (1469), V,3 p 94, texte traduit ,présenté et
annoté par Pierre Laurens, Les Belles Lettres Paris 2002.
37 Ibid p 96.
38 M.Ficin Commentaire sur le Banquet de Platon op cit
VI,18 p 200.
interprètes de Platon ont-ils oeuvré à la
la découverte d'un impensé chez leur auteur phare: l'importance
capitale de l'art dans la révélation de la réalité
intelligible ; il y a le Platon du Phèdre et du Banquet,
qui révèle la valeur gnoséologique de
l'»affectivité», l'éros comme tension indispensable
vers ce qu'il y a à connaître de plus élevé, il y a
celui de la République et des Lois qui chasse le
poète au profit de la connaissance mathématique. Le commentaire
de Ficin laisse à penser que la philosophie peut et doit se tenir en
équilibre entre le furor poétique et la rigueur du
discours rationnel, il y a là certainement une caractéristique
essentielle de la philosophie de la Renaissance, qui se voulant
héritière d'une longue chaîne sapientiale, se devait
d'exploiter toutes les ressources de la discipline, ce qui constitue un immense
potentiel:»..il doit y avoir au dessus de l'âme humaine une sagesse
unique qui ne soit pas disséminée en divers systèmes, mais
une sagesse unique dont la vérité unique produise notre
vérité multiple»38. Ficin fait preuve d'une
liberté profitable à la philosophie chrétienne de son
temps, en permettant à l'eros platonicien de participer
à l'édification du salut, à pénétrer dans le
bagage culturel autant du gentilhomme que du clerc. Dans la discussion
philosophique à proprement parler, le De Amore est une
réinterprétation, libre mais pas
39 Ibid I,4 p14.
infidèle du Banquet, à la faveur du
réexamen des relations entre beauté, amour et connaissance.
Amour, Beauté et connaissance;.
Il convient de préciser que Marsile Ficin dans son
commentaire, met lui aussi l'accent sur le dialogue de Diotime avec Socrate ;
l'expression utilisée, «mais revenons-en à Diotime»
montre l'importance et la familiarité avec laquelle il va
considérer son point de vue ; lequel, à la différence des
autres, parvient à mettre en relation le statut d'Éros avec la
quête philosophique et la marche ascendante vers une
réalité suprême. Le dieu est fils de pauvreté,
Pénia, car en lui-même il ne possède pas ce
à quoi il aspire le plus, c'est à dire la vision de la
Beauté:» Quand je dis Amour, comprenez désir de
beauté: car telle est chez tous les philosophes la définition de
l'amour»39. En tant qu'il est inspiré par cette
réalité supérieure, il est capable de mobiliser toutes les
ressources dont il est riche et de nous conduire au but recherché ;(nous
n'entrevoyons que très partiellement notre destination et c'est bien
là tout l'objet du Banquet que de le clarifier) ; C'est la part
abondante de l'énergie amoureuse, qui en cela est enfant de Poros,
la richesse. Dans la conclusion du De Amore de Guido Cavalcanti,
dans le septième discours, les qualificatifs ambigus attribués
à
40 Ibid IV,6 p 80.
l'Amour, à la fois prudent et audacieux, philosophe et
sophiste, sage et ignorant peuvent s'appliquer parfaitement à Socrate,
à la figure éternelle du philosophe. L'interprétation du
discours de la prêtresse de Mantinée, avec lequel s'accorde Ficin
en grande partie, c'est qu'en lui-même l'amour n'est rien : c'est parce
que il est désir de la Beauté qu'il devient le medium
indispensable en vue de la connaissance. Cependant, le point de vue de Ficin,
à y regarder de plus près ne semble pas aussi tranché en
ce qui concerne la fonction «messagère» d'Éros.
L'amour, en accord avec l'Evangile, ne semble plus seulement un
intermédiaire mais le but lui-même ou presque et devient en
définitive supérieur à la connaissance:» En effet nul
ne regagne le ciel s'il n'a plu d'abord au roi des cieux. Or ne lui plaisent
que ceux qui l'aiment par dessus tout. C'est que le connaître
véritablement est durant cette vie absolument impossible. En revanche,
l'aimer, si faible que soit la connaissance que nous en avons, est possible et
facile..Ceux qui le connaissent et l'aiment sont aimés de lui, non
parcequ'ils connaissent, mais parcequ'ils aiment»40. Quelle
type de connaissance acquérons-nous en plus de l'amour? Une
connaissance, qui est celle de la réalité intelligible et qui est
réaffirmée nettement ici: «Que les modèles de toutes
les choses de ce genre, conçues dans cette
41 Ibid I,3 p 10.
intelligence supérieure grâce à
l'influence de Dieu, soient les Idées nous n'en doutons
pas»41. Cette réalité est à entendre ici,
non pas comme les archétypes abstraits de la morale, mais il s'agit des
Idées élaboratrices de la trame du monde comme dans la cosmologie
du Timée. L'absolu platonicien se situe au sommet d'une
pyramide formé par la rencontre du Beau, du Vrai, du Bien, autrement dit
les vérités logiques, esthétiques et éthiques
convergent vers la même réalité suprême; le
modèle de Platon est essentiellemnt mathématique, car c'est
là où la pensée abstaite peut se déployer
librement, à la condition d'être cohérente avec
elle-même: c'est une science analytique. Même si l'idée d'un
Dieu aimant qui se penche vers sa création est absente de cette
conception, la vision plotinienne tente de combler cette distance de l'Absolu
avec le crée et envisage le multiple comme une émanation de L'Un.
Dans son commentaire, Ficin n'insiste pas vraiment sur la notion d'une science
comme condition d'accès à la vérité
supérieure. Le cheminement auquel nous a conduit l'Amour est paradoxal:
s'il nous donne la force d'une conviction intérieure imposante, sa
destination reste incertaine. Le philosophe a recours à la
«métaphore» de la rencontre amoureuse, relation effective des
vrais amants terrestres afin d'illustrer la profondeur et la complexité
de cette réalité intérieure. A ce
42 Ibid II,6 p 36.
43 Ibid V,3 p 92.
point de la quête, nous ne connaissons pas encore notre
but : «C'est pourquoi les amants ignorent l'objet de leur désir ou
de leur quête: ils ignorent ce qu'est Dieu lui-même, dont la saveur
cachée a répandu dans ses oeuvres un peu de son parfum
très doux..Mais l'éclair de la divinité brillant dans les
êtres doués de beauté, telle une statue divine, contraint
les amants au saisissement, au tremblement, à la
vénération»42. L'appréciation de la
beauté agit, en elle-même comme un appât, lequel
précisément nous conduit philosophiquement à comprendre
qu'en fait, la beauté est une, qu'elle émane d'une source unique
et que les beautés particulières ne sont reconnaissables que
grâce à leur caractéristique commune: la Beauté est
incorporelle: «..il est nécessaire que la beauté soit une
qualité commune à la vertu, à la figure, et aux sons..il
s'ensuit que l'essence de la beaiuté ne peut être un corps, car
une beauté qui serait corporelle ne conviendrait pas aux vertus de
l'âme, lesquelles sont incorporelles»43. Le florentin
veut insister sur le fait qu'à l'évidence la beauté ne
saurait être une notion relative et changeante ; elle désigne
autant les vertus de l'âme que les charmes physiques. Alors que les
individus qui manifeste cette réalité idéale sont soumis
aux changements, elle seule subsiste. La beauté ne réside pas
dans le corps, une qualité matérielle ne pourrait atteindre
des
44 Ibid p 94.
45 Ibid p 24 et notes p 262.
choses abstraites comme la vue et l'âme à
laquelle elle transmet la qualité pure de beauté : « Ne peut
plaire à l'âme que la beauté qu'elle est capable de saisir.
Or cette beauté a beau être l'image d'un corps extérieur,
en l'âme elle est incorporelle..Il s'ensuit que l'Amour s'attache
à un objet incorporel et que la beauté elle-même est
plutôt une image spirituelle de la chose qu'une réalité
corporelle»44. Ainsi, si la vue d'un beau corps nous ravit,
c'est en vérité l'Idée du Beau qui nous transporte et nous
conduit vers une félicité qui s'entretient elle-même ; le
monde étant fait par et pour l'amour, la beauté et la
bonté. Ficin cite l'hymne d'Hierothée et de Denys
l'aréopagite : «Amour est un cercle en perpétuel mouvement,
cercle du Bien, partant du Bien et allant au Bien»45.
D'aucuns ont pu reprocher à Ficin de ne voir que le
bien et l'enchantement partout. Fondamentalement, cette logique platonicienne
où l'Archétype s'auto-contemple ad infinitum,
présente, il convient de le signaler, un inconvénient majeur
: il assimile l'autre au même, ainsi que l'a
fait remarquer Emmanuel Lévinas, à l'époque contemporaine,
notamment dans Totalité et Infini. Au delà de la simple
négation de l'existence substantielle du mal, c'est aussi
l'incapacité à prendre en compte la différence comme telle
qui est affirmée ici.
Il nous a semblé indispensable de le mentionner avant
de progresser plus avant dans cette ascension vers l'infini, exposée par
le philosophe florentin de façon si enthousiaste.
Face à cette mystique de l'amour et de la
beauté, quelle est le rôle joué par la raison? Certainment
la raison permet à celui qui en fait bon usage, que l'organisation du
monde révèle la présence de son auteur, et en ce sens, en
accord avec ses prédécesseurs néo-platoniciens, la
philosophie peut apparaître comme une propédeutique à toute
mystique authentique. L'âme victime de la chute, dans son jeune
âge, se consacre presqu'exclusivement au service du corps, mais
heureusement, le développement de l'intelligence va nous
réorienter positivement. C'est à partir de là que la
véritable liberté humaine devient effective ; il n'est pas
question ici de mettre l'accent sur notre capacité à choisir ou
notre liberté d'indifférence: c'est notre capacité
à réaliser notre vraie nature qui importe ici, voir le vrai
autant qu'il nous est possible de le faire : «Il en résulte que
l'éclat de ce visage divin brillant perpétuellement en elle ne se
découvre point à elle avant que, le corps devenu adulte et la
raison éveillée, elle contemple par la pensée le visage de
Dieu reflété dans la machine du monde..et que cette contemplation
l'amène à voir celui qui brille en son
propre sein»46. Notre liberté va se
trouver dans la découverte de notre intériorité. Ceci dit,
L'académicien de la villa Careggi, ne montre pas une attitude de pur
rejet, sur le plan doctrinal, à l'égard de notre
réalité matérielle, car il ne professe pas une gnose
dualiste qui condamnerait par essence la matière ; mais le corps reste
une réalité seconde et illusoire: « Mais notre âme,
engendrée avec ce handicap d'être enveloppée par un corps
terrestre incline au devoir de génération. Alourdie par cette
inclination, elle néglige le trésor enfoui au plus profond
d'elle-même»47. Le Commentaire du Banquet est
avant tout l'affirmation de la possibilité d'une vie spirituelle pour
l'âme habitée pleinement par Dieu. La vision du monde agit comme
un miroir du divin en nous et, en ce sens sa réalité objective
est inconnaissable : il y a de l'idéalisme dans cette théorie de
la connaissance et de la représentation: «C'est pourquoi tout cet
arrangement du monde visible n'est point vu tel qu'il existe dans la
matière des corps, mais tel qu'il est dans la lumière infuse dans
les yeux. Et comme dans cette lumière il est séparé de la
matière, nécessairement il est dépourvu de
corps»48.
L'agencement du monde se tient là devant pour
l'âme, qui en même temps qu'elle s'élève, peut en
comprendre la subtile hiérarchie. C'est ici, le
46 Ibid V,4 p 98.
47 Ibid V,4 p 98.
48 Ibid V,4 p 100.
49 Ibid V,4 p 100.
50 Ibid V,4 p 98.
commentaire du discours d'Agathon qui est le plus probant pour
parler de l'harmonieuse structure essentielle du monde.
Ceci dit, la division que propose Ficin, n'est pas tant une
différence de niveaux que d'aspects ; ce qui marque bien la
différence d'avec le schéma aristotélicien en tranches
nettement séparées et comme étrangères les unes aux
autres, ignorées par un Dieu indifférent et par trop
étranger. Dans la philosophie de Ficin, le monde tel qu'il nous
apparaît est une icône du divin : «C'est ce qui fait que toute
cette beauté du monde qui est le troisième visage de Dieu s'offre
aux yeux incorporelle par le truchement de la lumière incorporelle du
soleil »49. Il va exister un lien étroit entre cette
représentation du monde et l'esthétique du penseur florentin car
la Beauté et l'Amour pour elle, sont avant tout l'expression du
rayonnement du monde intelligible : «Les Platoniciens appellent ces sortes
de peintures dans les anges exemplaires et idées, dans les âmes
raisons et notions, et dans la matière du monde formes et images. Elles
sont claires dans le Monde, plus claires dans l'Âme, extrêmement
claires dans l'esprit Angélique. Ainsi le visage unique de Dieu se
reflète-t-il successivement dans les trois miroirs situés
hiérarchiquement : l'Ange, l'Âme, le corps du
Monde»50. Le reflet des Idées divines dans la
matière du monde nous offre
la chance, en principe, de tous pouvoir contempler la
beauté sans avoir besoin d'une formation préalable ni de fournir
un effort intellectuel. Ainsi, l'homme ordinaire non philosophe perçoit
directement la beauté et ne se demande pas pourquoi il trouve telle
chose belle ; c'est un savoir inné, intuitif et inconscient capable de
reconnaître si telle réalité physique et vivante,
correspond bien au modèle divinement pensé pour elle : « Par
suite si l'image d'un homme extérieur, reçue par les sens et
passant en l'âme, ne répond pas à la figure de l'homme que
l'âme porte en elle, elle déplaît immédiatement et
est prise en haine pour sa laideur»51. L'esthétique de
Ficin est exactement à l'image de sa théorie
générale de la connaissance : le sujet pensant s'accorde à
des vérités déjà présentes comme le
philosophe s'insère dans la tradition éternelle de la pia
philosophia. La connaissance se dévoile sous l'action d'une
anamnèse ; c'est le modèle universel et c'est pourquoi Socrate le
pratiquait avec tant de succès. Ainsi, la beauté est toujours
déjà sue à défaut d'être tout de suite
reconnue par une âme préoccupée par les affaires
terrestres: « De là vient que certains, venant à nous
croiser, nous plaisent ou nous déplaisent instantanément, sans
que nous sachions la cause de ce sentiment, parce que l'âme,
embarrassée par le service du corps, ne regarde nullement ces formes
51 Ibid p 102
52 Ibid
imprimées au fond d'elle-même»52.
L'amour est ce que nous ressentons lorsque il existe un accord entre la chose
réelle et son modèle idéal. Le néo-platonisme
médicéen a donc interprété Platon dans un sens
complètement favorable à la pratique artistique ; Le philosophe
athénien était devenu «méfiant« par rapport
à la beauté reproduite par l'artiste, car elle n'était
plus que l'ombre de la copie. En revanche, pour l'Académicien de
Florence, la beauté devient une épiphanie qui veut se manifester
dans le sensible par la main de l'artiste. Alors que la beauté est
absente des transcendantaux de la scolastique,(pas dans l'ensemble de la
pensée médiévale) ici, se fait sentir l'influence de la
pensée byzantine où la peinture d'icône est sacrée,
révélation de la splendeur de la face de Dieu.
S'il existe bien un lien logique entre l'amour qui est
désir de beauté, et connaissance, puisqu'elle est reflet de
l'Idée, Amour de par sa nature reste assez insaisissable et Ficin expose
les deux points de vue présents dans le Banquet : un Dieu qui a la
première place, auto-suffisant et le démon qui est tension vers.
Ainsi nous trouvons l'amour à l'origine et à la fin, l'être
qui ne saurait être désiré que pour lui-même :
«De là vient qu'amour, qui exerce sa puissance sur tous les
êtres ne la subit d'aucun. Sa liberté est si grande que les autres
sentiments ou talents ou opérations de
53 Ibid p 114.
l'âme souhaitent gébéralement une
récompense différente d'eux, tandis que l'amour trouve en
lui-même une récompense suffisante, comme si nulle autre
récompense que l'amour n'était digne de
l'amour»53. Ficin reprend ainsi la déclaration
évangélique dont le massage unique constitue comme un
aboutissement de l'histoire et de la pensée humaine, toujours dans la
perspective de la «chaîne d'or» avancée par le
philosophe. Ceci dit, comme le faisait remarquer Socrate, tout ceci est fort
bien, c'est un résultat mais qui ne nous apprend pas encore la nature
profonde de l'Amour. C'est dans la révélation de Diotime à
Socrate que la puissance animatrice et irrésistible du Dieu se
révèle pleinement. Dans un premier temps, la vitalité
d'Éros se signale par sa capacité à pousser les
êtres vers la génération de nouveaux corps, et ensuite,
émerge la possibilité de former de beaux discours, d'entrer en
philosophie et en quête du divin. L'Eros est riche de sa capacité
à convertir l'âme en faveur du rayon divin ; de la sorte, elle est
appelée Vénus céleste. Ce type d'amour est
également marqué par le manque et l'abondance car il est
désir de l'objet divin qui le surplombe. La Vénus
supérieure ou partie ascendante de l'âme, est tournée vers
le monde des Idées alors que la Vénus inférieure se charge
de réaliser les formes correspondantes dans la matière du monde :
«La Vénus céleste
53 Ibid VI,7 p 146.
54 Ibid VII,16 p 248.
s'efforce par son intelligence de façonner en
elle-même avec la plus grande fidélité la beauté des
choses divines. La vulgaire grâce à la fertilité des
divines semences, tend à enfanter dans la matière du monde la
beauté qu'elle a conçue en elle grâce à
Dieu.53»Le chemin de la liberté correspond à se
tourner vers l'ascension, en réponse à cette part d'infini en
l'âme ; c'est une réunification qui se fait à l'image de
l'Un et qui est Dieu au delà de l'être. C'est le délire
amoureux qui rend possible les inspirations poétiques, mystiques et
prophétiques, il est en fait présent partout où se
manifestent les dons de l'esprit.
Ainsi, plus modestement en apparence, car réclamant
davantage d'abnégation, mais pour une cause non moins essentielle,
Socrate se fait aussi, par amour, l'éducateur de la jeunesse : «
C'est ainsi que le jeune Phédon se prostituait dans une maison publique
: il l'arracha à cette condition malheureuse et fit de lui un
philosophe. Platon s'adonnait à la poésie : il l'obligea à
jeter au feu ses tragédies pour se consacrer à des études
bien plus précieuses...Charmide grâce à lui devint
sérieux et chaste et Théagès un citoyen juste et
courageux.»54 Tous les discours élaborés à
propos d'Amour nous ramènent à lui, l'energie qui, tel un
mystérieux étranger, dérangeant mais porteur d'augures
favorables ; la beauté de
l'univers nous est rendue : « Une longue habitude
amoindrit l'admiration. Si tes parents t'avaient élevé depuis ton
jeune âge dans une maison fermée de tous côtés, de
sorte que tu n'aurais pas vu cette admirable beauté de l'univers avant
la trentième année et si, ouvrant alors la maison, ils te
l'avaient montrée tout à coup, tu aurais sans doute admiré
ce nouveau spectyacle à tel point que indécis auparavant, tu
n'aurais jamais pu douter désormais que toutes choses sont crées
et gouvernées par la providence d'un unique et très habile
ouvrier.»55 L'Amour est donc le principal éveilleur sans
lequel il ne nous est pas vraiment possible d'apprécier et de comprendre
la vie, car dans ce cas justement, l'un ne va pas sans l'autre. L'Amour est au
début, au milieu et à la fin de la connaissance
métaphysique. Le Commentaire du Banquet, nous apprend que la
philosophie ne saurait être seulement l'aptitude à élaborer
de façon rationnelle un système cohérent, mais
expérience intérieure rendue imagée grâce à
la métaphore de l'ascension amoureuse.
La métaphysique de la lumière
Si l'Amour divin est au début, au milieu et à la
fin de la quête philosophique, il est en quelque sorte l'energie qui
traverse toute la
55 Marsile Ficin Theologie platonicienne II,12 p 124
cité par Jacques Darriulat Introduction à la Philosophie
esthétique Renaissance M.Ficin (version numérique,
29/10/2007).
56 Marsile Ficin Quid sit lumen 1476 ,p 18 trad Bertrand
Schefer Paris Allia 2009.
57 Ibid p 19.
création depuis ses plus infimes manifestations
jusqu'aux hauteurs angéliques, la lumière va symboliser l'aspect
intelligible de la connaissance : «J'aime avant tout la lumière,
par la grâce de laquelle toutes les autres choses me deviennent
aimables»56. C'est bien la lumière qui rend visible les
êtres et les choses et qui éclaire l'intellect mens.
Ficin s'appuie sur la théorie aristotélicienne pour laquelle
la connaissance sensorielle s'effectue dans un milieu de propagation de la
sensation. Ainsi, à l'ouïe correspond l'élément air
et les sons sont véhiculés grâce à son
intermédiaire. De même, au goût correspond
l'élément liquide et au toucher la terre : «Ne cherche pas
dit le toucher à tirer de moi ce que je ne puis te donner : je ne suis
que corporel, et je t'instruis du corporel. Cherche plus haut la
lumière»57. Ce sont les yeux qui perçoivent la
lumière physique mais laquelle trouve véritablement son
explication par la lumière intellectuelle don't elle n'est que le
reflet. La lumière en elle-même n'est pas visible mais rend toute
chose visible, et la lumière physique devient ainsi la métaphore
idéale de l'esprit divin insaisissable en lui-même mais par qui
toutes les choses deviennent intelligibles : «Dieu est de toute
évidence, comme le montre l'intellect qui est son rayon, une
lumière invisible, l'infinie vérité, la cause de chaque
vérité et detoutes choses, dont
58 Ibid p 22.
59 Ibid p 25.
la splendeur, ou plutôt l'ombre est cette lumière
visible et finie cause des choses visibles»58. Ce petit
traité sur le thème de la lumière nous apprend que, Ficin
à l'instar de Platon, distingue deux ordres de la réalité
qui ne sont pas dans une relation de causalité mais plutôt
«participative» ; c'est la méthode analogique qui va permettre
de passer d'un plan à l'autre et de lire la hiérarchie
universelle. La lumière constitue ce lien et véritablement ce qui
éclaire à la fois le sensible et l'intelligible. Il
,apparaît ainsi pour la raison , que c'est du côté de la
lumière et de son origine qu'il faut chercher : « Apprends
maintenant ceci : toi, la raison, tu es une lumière en quelque sorte
rationnelle et une raison lumineuse, puisque c'est en raisonnant que tu
cherches si avidemment la raison de la lumière comme ton origine
même. Mais veux-tu chercher plus convenablement la raison de la
lumière? Cherche la dans la lumière de toute raison : c'est
là qu'est la raison de la lumière et de tous les
êtres,..59» La philosophie ficinienne conduit
véritablement à un expérience de l'illumination sans
laquelle la création reste enténêbrée ; elle est la
récompense de la vie intellectuelle qui par ailleurs est marquée
par la mélancolie, comme l'atteste Les trois livres de la vie
(1489). L'intellect du penseur se trouve sous l'influence magnifiante du
rayon divin et comme tel il se sent capable d'aller au delà
d'une théorie «scientifique» ; il
accède par la métaphore et la poésie au secret de la
création divine. On pourrait arguer qu'il s'agit alors d'une pure
fantaisie qui ne nous parle pas de ce qui est. Au contraire, Ficin refuse en
quelque sorte d'avancer une description scientifique obsolète et va
ainsi permettre par là les investigations scientifiques qui vont suivre
; il affiche clairement son dédain pour le description
mathématique : «mon intention n'a pas été d'exposer
avec soin les questions plus minutieuses qu'abordent les mathématiciens
au sujet du Soleil ou de la lumière, les quelles souvent ne sont point
tant utiles qu'assurément compliquées»60. Son
héliocentrisme est purement symbolique de même que sa
théorie au sujet de la nature lumineuse. Sa pensée semble
véritablement animée par la certitude intérieure que sa
spéculation illuminée par la foi peut devancer et surpasser toute
autre méthode : «Marsile ficin nous l'avons vu, revendique
ouvertement ce refus. Il n'est pas un physicien, ses écrits ne sont pas
des écrits de philosophie naturelle. Or dans ce contexte qui tourne
délibérement le dos à une explication scientifique, elle
est une lecture métaphorique.»61. Cette lumière,
qui est comparé au soleil orphique, agit comme un miroir pour
elle-même, comme si elle voulait ramener la
60 De luce, dédicace cité par Jean
Robert Armogathe, Métaphysique de la Lumière p 8 trad
Julie Reynaud et Sebastien Galland, edit Lact Mem2008.
61 Jean Robert Armogathe, La lumière comme
métaphore épistémique, Métaphysique de la
lumière,trad Julie Reynaud et Sebastien Galland, p 9, edit Lact Mem
2008.
62 Métaphysique de la lumière op cit , p
69.
manifestation en son sein et être toujours
informée de sa création. La philosophie mystique de ficin,
utilise avan tageusement la métaphore de la lumière afin de
montrer que le multiple ne se saisit pas de lui-même mais devient en
quelque sorte une réfraction de la lumière elle -même :
«En vérité si la lumière est très simple et
comme l'on dit unicolore, comment donc sera-t-elle multiple et omnicolore? Sans
doute pour cette raison qu'elle est très simple et que, dans son genre
elle est la première et la plus commune de toutes choses...Et la
multitude des formes qui, dans les objets formés dans leur lieu
d'origine, amène composition et diversité, exprime dans le
principe formateur même une richesse remarquable, l'unité et pour
ainsi dire, la force exceptionnelle de sa vertu»62. Ainsi, la
création dans sa diversité n'affiche pas un manque par
dégradation du Principe, mais constitue bien plutôt une
révélation de sa grandeur. On devine ici l'influence biblique et
chrétienne où le monde n'est pas dévalorisé,
étant pleinement l'expression de la gloire divine, mais c'est par
l'élaboration d'une pure métaphysique qu'il entend lui donner une
portée vraiment universelle. La diffusion de la lumière
éternelle ne s'opère pas en sens unique mais la montée de
l'âme vers elle est en même temps une descente de l'ange. C'est ce
qui permet à Cynthia Fleury, dans son essai La
lumière
Ficinienne est-elle orientale?63, d'oser
la comparaison avec le mystique perse Sohravardî (1155-1191),
considéré comme un platonicien. Ici, l'homme entretient une
relation amoureuse avec son Double lumineux et permet l'interprétation
de la sourate coranique 24:35 : «La lumière monte vers la
lumière, et la lumière descend sur la lumière, et c'est
lumière sur lumière». La métaphore lumineuse qui
permet ainsi justement de rendre visible et lisible le manifesté, ne
peut le faire que grâce au retour sur soi de l'âme, qui de la
sorte, se «crée» elle-même, est auto-constituante au
sens déjà énoncé par Proclus qui nous dit dans ses
Eléments de Theologie que, c'est à la faveur de
sa réalité substantielle que l'âme «a le pouvoir de
convertir vers soi-même son agir» . De même chez
Ficin : «Si elle se replie sur elle-même par l'opération,
elle se replie aussi par son essence. L'essence de l'âme revient donc sur
elle-même (essentia animae in se convertitur). Or là où il
y a retour, il y a aussi départ et réciproquement. Donc
l'âme qui se tourne vers elle-même existe par
soi.»64. La philosophie de l'âme de Ficin, exprime la
recherche de la liberté de l'homme, qui en Dieu et son ascension, trouve
un sens plein à son existence dans l'exercice de ses plus hautes
facultés. C'est peut-être la dernière fois que la
63 Cynthia Fleury , la lumière ficinienne est-elle
orientale? Marsile Ficin les platonismes à la Renaissance Paris
Vrin 2001.
64 Marsile Ficin Theologie platonicienne,IX,1,t II, p 8
cité par Bernard Schefer, Marsile Ficin les platonismes à la
Renaissance Paris Vrin 2001.
65 Thierry Bernard,Les vicissitudes de l'âme, de
Ficin à Bruno,Marsile Ficin les platonismes à la Renaissance,
op cit p 29.
philosophie occidentale connaît une pensée aussi
centrée sur la grandeur de l'âme. Pourtant, un siècle plus
tard, dans un contexte «scientifique» et politique tout
différent, la pensée de Giordano Bruno, reprend cette
thématique de l'eros philosophique et de la puissance de l'âme
humaine : «ce dernier a transformé la pensée de son
prédécesseur tout en assurant ainsi la
pérénnité de celle-ci. Bruno s'est engagé dans un
débat avec Ficin qui peut sembler avoir produit une opposition voire un
clivage mais qui reste commandé par la volonté de sauvegarder, de
transmettre l'essentiel de son intuition
néo-platonicienne»65. C'est dans un monde qui n'est plus
géocentrée et infini, que Bruno poursuit sa spéculation
sur l'âme, et cette métamorphose du monde, ne lui en est que plus
profitable. Nous l' avons déjà souligné , la pensée
de Bruno se veut une rédécouverte de la plus ancienne
vérité. Univers infini et vicissitudes de l'âme se
conjuguent très bien et se passent de messie et de
révélation ; il doit assurémént exister une
religion naturelle et une philosophie éternelle. Cependant, si Bruno
retrouve l'importance de l'âme, il n'en reste pas moins que, dans sa
conception, son statut est très différent. Chez Ficin,
resté finalement dans le cadre de l'orthodoxie chrétienne,
l'âme n'a pas beaucoup d'alternative face au salut ; au contraire, pour
Bruno, les renaissance successives vont
66 Ibid p 38.
permettre à l'âme de parvenir au terme de son
Odyssée : «Bruno au contraire tout en proposant la vision la plus
moderne de son temps, a l'audace de renouer avec les croyances antiques. Il
critique les thèses ficiniennes et admet la métempsychose
moyennant certaines réserves : une âme humaine retrouve toujours
un corps humain..Cette réserve est éclairante : la migration des
âmes a un sens en tant que condition d'un progrès, celui de
l'acheminement vers la divinité»66.
En effet, dans le contexte d'un mariage entre platonisme et
catholicisme, Ficin se trouve dans l'embarras pour traiter des questions qui
peuvent sembler anodines mais qui sont en fait épineuses en ce qui
concerne le statut de l'âme : que deviennent les âmes innocentes
des enfants et des idiots? Et plus grave ; l'âme en puissance à
l'image de Dieu, peut-elle vraiment être damnée
éternellement? Giordano Bruno, en particulier dans Des fureurs
héroïques publié à Londres en 1585, reprend le
thème glorieux de l'eros philosophique et de l'ascension, mais de toute
évidence, il veut montrer que la plénitude de l'âme humaine
ne peut se déployer que au sein d'un univers éternel, infini et
immuable, véritable expression de la divinité en tant que telle.
Dieu ne juge pas les êtres crées depuis la hauteur de sa chaire,
mais son appréciation est rendue dans l'immanence de sa
présence
vivante au sein de l'univers avec lequel il fait corps :
« un univers, donc, sans hiérarchie, animé par l'âme
universelle, pénétré d'une manière homogène
par une divinité intérieure à l'univers et accessible en
lui sans aliénation»67.
Unité et équivocité de l'âme dans
les Fureurs héroïques .
Dans L'expulsion de la bête triomphante(1584),
on comprend que le problème des querelles catholiques et calvinistes
sont dues à la doctrine chrétienne, qui déforme le
véritable univers connu déjà en partie par les Anciens ;
vision du monde dont la splendeur amoindrie, conduit l'âme à la
désorientation et à sa propre perte :»Par son titre
même le Spaccio suggérait l'inversion des attentes de la
théologie chrétienne de l'histoire : la bête historiquement
triomphante n'était pas l'Antéchrist, qui devait être
vaincu et expulsé par le christ lors de son second avénement
(Apoc.19,20), mais le christianisme historique lui-même comme
erreur-imposture-vice (subversion des valeurs authentiques) triomphant au cours
de la période historique qui arrivait à son
terme..»68. Il ne s'agit pas néanmoins pour
Bruno, d'abolir purement et simplement la religion qui
67 Miguel Angel Granada, Introduction à Des Fureurs
héroïques, Giordano Bruno Oeuvres complètes T VII
Les Belles Lettres 2008.
68 Ibid, LI
69 Ibid, LIII
conserve une utilité sociale, en tant qu'elle
représente pour le peuple l'occasion d'une amélioration morale :
En somme : pour l'instant-pense Bruno-il n'y a pas d'autre religion ( et la
religion est nécessaire tant qu'il y a du peuple) que la
chrétienne, et le vulgaire paraît disposé à
continuer de s'y alimenter imaginairement. C'est pourquoi on ne peut pas-c'est
une question pratique ou pragmatique se passer de la religion chrétienne
: «parce qu'en ce temple céleste, auprès de cet autel dont
il est le desservant, il n'y a pas d'autre prêtre que lui (le
Centaure-Christ)...Et comme l'autel, le sanctuaire, l'oratoire sont très
nécessaires et qu'ils seraient vains sans leur minisytre, que Chiron
vive donc ici, qu'il reste ici et qu'il demeure éternellement ici, si le
destin n'en dispose pas autrement»69. Bruno acquièsce
donc face à cet état de fait, tout en souhaitant la venue d'une
nouvelle religion. Mais le plus grave, c'est qu'elle barre la route aux gens
qui pourraient prétendre à retrouver le chemin de la vraie
philosophie, laquelle permet à la raison de se magnifier et de
contempler l'infini divin dans la nature même. C'est cette ouverture vers
l'infini qui rend possible la liberté de penser ; loin d'être
soumis aux vicissitudes, la figure du Labeur, représente pour l'homme sa
véritable fonction prométhéenne, créateur de
lui-même et du monde qui l'entoure. La divine contemplation n'est pas
une
attitude passive mais c'est un acte héroïque du
Furioso qui vient bouleverser une «léthargie»
mortelle : «Ainsi au lieu d'exprimer la souffrance de
l'incomplétude à soi, le désir désigne la
dépossession constituve- et donc positive- de l'être. En effet ,
plutôt que le signe d'une quête inavouée de la transcendance
que définit la plénitude infinie de l'Un, la connaissance par
l'amour traduit l'inscription directe du savoir, sous l'empreinte du
désir, dans le sujet : l'unité vivante que nous essayons de
saisir est en nous ; elle nous est constitutive en même temps qu'elle
nous fuit»70. Dès les premières pages Des
Fureurs héroïques, Bruno signale son rattachement à la
tradition platonicienne de l'amour spirituel, de loin préférable
au vulgaire. Il fait référence également à
l'ésotérisme de l'Ecriture : «ainsi..avais-je d'abord
pensé donner à ce livre un titre semblable à celui du
livre de Salomon71, lequel, sous l'écorce d'amours et
d'affections ordinaires, enferme pareillement de divines et
héroïques fureurs, ainsi que l'interprêtent des docteurs
mystiques et kabbalistes ; je voulais, pour tout dire l'appeler
Cantique72. Mais Bruno y renonce car il sait qu'il sera
incompris : d'abord les docteurs de L'eglise n'acceptent plus
l'interprétation allégorique des Ecritures faites par des
penseurs
70 Julie Rebecca Poulain Giordano Bruno, une éthique
de l'infini
Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 59, No. 2
(1997), pp. 305-32 Librairie Drosz 2011.
71 Le Cantique des cantiques, livre biblique
attribué à Salomon
72 Giordano Bruno Des Fureurs heroïques op cit ,
argument p 12.
indépendants, et le peuple de son côté n'a
pas accès à un tel entendement. La philosophie de Bruno fait
appel à une compréhension aperçue à l'oeil non
averti. Elle se fonde en effet sur une tension des contraires : «en outre
toutes les choses sont faites de contraires ; et, de cette composition qui est
au sein des choses, il résulte que les affections qui nous y attachent
ne nous conduisent jamais à aucune déléctation qui ne soit
mélée de quelque amertume»73. La roue de la vie
et ses métamorphoses s'accompagne de contradictions apparentes, et
l'amour est suivi de la jalousie qui finit par le tuer. C'est pourquoi le
Furieux commence sa «carrière» à l'opposé de la
sagesse, car il ne saurait être satisfait d'une léthargique
ignorance : « De là vient que l'amour héroïque est un
tourment, parcequ'il ne jouit pas du présent, comme l'amour bestial,
mais du futur et de l'absent ; et le contraire éveille en lui ambition,
émulation, soupçon et crainte»74. La passion de
la connaissance éveille en l'âme une ardeur peu commune toute
différente de la tempérance désabusée du sage
traditionnel : «Ainsi pour le sage toute chose changeante est comme si
elle n'était pas, et il affirme qu'elle n'est que vanité et
néant, car entre le temps et l'éternité il y a même
proportion qu'entre le point et la ligne»75. Le Furieux, au
contraire, est une contradiction vivante capable de se sublimer ; il unit la
vie et la mort en
73 Ibid , Second dialogue p 96, première partie.
74 Ibid p 98.
75 Ibid p 100, Deuxième dialogue,première
partie.
76 Ibid p 110.
77 Ibid p 128, Troisième dialogue,première
partie.
tant qu'il meurt à lui-même dans l'objet sublime
qu'il poursuit, et vit par sa «grâce». La passion du furieux,
bien que douloureuse, ne saurait être abandonnée avant qu'elle ne
le conduise à terme ; elle est le ferment d'une vie plus haute et plus
belle, et comme le noble amant, il devient amoureux de l'amour même :
«Jamais je ne me plaindrai d' Amour, moi qui sans lui refuse d'être
heureux»76. Mais il s'agit bien sûr d'un type d'amour
supérieur, celui que les platoniciens éprouvent pour les choses
intelligibles et non de celui qui, en fin de compte ne vise qu'à la
reproduction de l'espèce. L'ardeur du furieux est une chose
équivoque en ce sens qu'elle nous prive momentanément de la
liberté en vue d'un bien plus grand. L'amour divin est
aiguillonné par les beaux corps comme expression des idées
divines dans le sensible, ce qui crée dans le penseur passionné
une tendance à un attachement d'autant plus vif, par lequel il est en
tourment mais préférable à la tiédeur qui serait
une disparition de l'amour : «L'affinité de cette harmonie avec
l'esprit est sensible aux sens les plus aigus et pénétrants,
d'où il résulte que ceux qui en sont doués, plus
facilement et plus intensément s'éprennent d'amour ; et de
même plus facilement se déprennent et plus intensément
s'irritent ; ..»77. Le furieux souffre car son amour ne peut se
contenter des ombres de la divinité et pourtant ne peut
78 Ibid p 136, Troisième dialogue
renoncer à son amour qui est sa raison de vivre ; il
doit passer par une profonde transformation, une divine métamorphose,
sans laquelle il resterait séparé de l'objet de sa quête.
Il doit aller au delà même de la découverte et de la
satisfaction intellectuelle et devenir ce à quoi même il aspire :
«En cet état, l'esprit vient à perdre l'amour et affection
de toute autre chose tant sensible qu'intelligible, il devient lui-même
lumière, et par conséquent se transforme en un dieu : car la
divinité il la contracte en lui-étant lui-même en Dieu, en
raison de l'effort par lequel il pénêtre (autant qu'il se peut) la
divinité ; ..»78. Le furieux est appelé à
un dépassement de sa condition humaine en finissant par coïncider
avec le divin qu'il poursuit ; c'est un changement intégral qui
s'opére, au coeur même de son être, comme l'alchimiste est
devenu l'»or» même qu'il convoitait. Partant, il nous faut
comprendre que la quête fait corps avec son objet, que le divin est
«toujours déjà» présent en nous, mieux que nous
sommes en lui et Tansillo précise à Cicada que c'est en fait le
corps qui est dans l'âme et l'esprit en Dieu comme le disait Plotin.
C'est dans le fait de chercher que se trouve la réponse, car la
quête de Dieu est celle de l'infini et ne saurait avoir de fin et
l'intellect ne peut le concevoir entièrement. Le caractère non
définitif de le recherche de l'absolu, implique que le Furieux parvienne
à
79 Ibid p 150.
concevoir un mouvement universel, appelé roue de la
métamorphose ; celle-ci représente la descente et la
montée des âmes, leur métempsychose, dans un ordre qui
semble nécessaire mais qui reste mystérieux et la raison
n'épuise pas complétement ce phénomène car il
n'existe pas, comme dans les religions orientales, de sortie définitive
de ce cycle de réincarnations. Le libre arbitre paraît ce
confondre dans cette rotation universelle, liberté et
nécessité se rejoignant dans l'infini divin :
«Necessité, destin, nature, conseil, volonté, tout cela
revient au même, dans les choses ordonnées sans erreur et selon la
justice..or cette conversion et vicissitude est figurée par la roue des
métamorphoses..Cette révolution se fait voir quand Jupiter,
suivant la diversité des affections et mode d'affection qu'il
éprouve à l'égard des choses inférieures,
revêt diverses figures, assumant des formes de bêtes, et de
même quand les autres dieux transmigrent en des formes basses
étrangères (en leur nature), et quand au contraire, dans le
sentiment de leur propre noblesse, ils reprennent leur propre et divine
forme»79. Avec l'emploi cette figure de Jupiter, il nous
comprendre que c'est le divin lui-même qui s'implique dans le devenir et
partant, notre liberté réside dans l'ascension vers lui, en tant
que «beauté-et-bonté» et non dans un choix particulier
de notre destin, déjà inclus dans cette montée-descente
universelle des âmes. Par la suite, le quatrième
dialogue s'ouvre sur la figure d'Actéon et la métaphore de la
chasse afin d'éclairer notre entendement concernant la question
difficile du rapport entre la volonté et l'intellect, ce qui nous
ramène à la question de infini et de la liberté dans le
creuset de l'âme humaine. La nature de l'homme est d'abord volitive et
affective et cela Bruno ne l'oublie pas ; la raison peut et doit cependant
éclairer l'action motrice de la volonté à l'image de la
lanterne (raison) qui, nous précède afin d'éclairer ce
couloir obscur, grâce à ce bras tendu par nous-même
(volonté). Le Furieux peut sembler atteint de folie : par le biais de
facultés limitées il recherche l'absolu dont il est épris.
A l'image de la Diane du mythe, le divin ne s'offre pas intégralement
à la vue. Il y faut toute l'audace d' Actéon,
représéntant ici le furieux, pour transgesser l'interdit. Tel un
nouveau Prométhée, Actéon sera puni et transformé
en cerf, ce qui lui vaudra d'être tué par ses propres chiens.
Métaphore brillante de la vie du Furieux, la légende nous apprend
que ce sont ses propres facultés de l'âme qui deviennent
«ennemis», lorsque l'ambition du chercheur bouleverse le cours
naturel des choses, appliquant avec ardeur ces facultés au delà
de leurs fonctions «terrestres», le cherchant est devenu le
cherché et la proie de ses propres facultés. Mais cette mort est
celle de l'homme vulgaire et laisse place à une vie extraordinaire :
«mais en cette
chasse divine et universelle, sa prise est effectuée de
telle sorte que nécessairement c'est lui qui reste pris, absorbé
uni. Si bien que de vulgaire, ordinaire, civil et populaire qu'il était,
il devient sauvage, tel un cerf, un habitant des solitudes»80.
Mais Bruno souhaite voir un ordre s'établir entre nos aspirations et nos
facultés, car il ne s'agit pas de parvenir à un ascétisme
fanatique, pour le philosophe, mais au contraire de rester en contact avec le
monde et de travailler à la progression de la société
civile : «le caractère d'exception de l'amour héroïque
ne remet pas en question la nécessité d'une action
s'exerçant sur les conditions posées par la loi et la
«vertu» de la communauté humaine. La solitude affective et
intellectuelle qui caractérise la vie du Furieux, son éloignement
des opinions de la multitude, n'implique pas pour autant un oubli
définitif des règles et des objectifs de la vie civile-la
justice, l'intérêt public, l'égalité, le combat
contre l'ignorance et la pédanterie»81. Après
avoir été tourmentée par des contradictions
douloureuses,(la tendance à satisfaire les penchants inférieurs,
l'impossibilité intellectuelle de parvenir à réaliser
totalement l'infini) à l'image de la roue universelle des
métamorphoses, le Furieux trouve la liberté en s'en remettant au
destin, car son heure viendra de goûter à la
félicité. Il doit accepter un renouvellement constant de son
80 Ibid p 392 dialogue second , deuxième partie
81 Saverio Ansaldi Giordano Bruno et la puissance de
l'Infini, amour et métaphysique de la nature humaine,Bruno et
Nicolas de Cuse, Revue l'art du comprendre Avril 2003.
aspiration à la divinité ainsi qu'un abandon
à l'eternité dejà présente : « L'âme
du sage ne craint pas la mort ; mieux même elle la désire
d'elle-même, quelquefois elle se hâte à sa rencontre. Ce qui
attend toute substance c'est, à la place de la durée,
l'éternité ; à la place du lieu, l'immensité et
à la place de l'acte, la capacité de prendre toutes les
formes»82.
82 Giordano Bruno De immenso I 1 p 205 cité par
Miguel Angel Granada Introduction Des Fureurs Héroïques op cit
p CXXIII.
II,3: Liberté, nécéssité et
controverse astrologique.
L'eros philosophique, la dimension allégorique et
mythique à laquelle il fait appel, convient à ces penseurs
renaissants qui tentent d'exprimer la grandeur de l'âme humaine en
puisant dans le fond de la philosophia perennis ; l'expression d'une
liberté spirituelle, semble-t-il à l'image du crépuscule
de la métaphysique en Occident. Image teintée d'une
83 Yves Hersant préface à Dela dignité
de l'homme edition de l'éclat 1993 (version numérique).
beauté tragique, l'histoire retiendra surtout les
artistes, et la pensée philosophique renaissante sera
considérée seulement comme un moment transitoire. En revanche,
l'histoire moderne de la pensée sera davantage marquée par le
discours De la dignité de l'homme (1486), de Jean Pic de la
Mirandole qui, pour certains dans ce texte, est un existentialiste avant
l'heure. Si l'homme reste un microcosme, il semble bien vouloir s'affranchir
des limites de la hiérarchie universelle et davantage, c'est dieu
lui-même qui lui confie la tâche immense de devenir le
créateur de lui-même. L'homme ne dépend plus d'un
modèle idéal éternellement fixe, il doit s'éprouver
dans la vie comme s'il avait donné congé à son ange
gardien, prenant ainsi le risque de se perdre. Cette expression philosophique
de la liberté, Pic l'incarne, elle fait de l'homme un aventurier de
l'esprit, visitant tous les systèmes, passant du vagabondage mondain
à l'ascèse stricte : «Aussi son oeuvre apparaît-elle
d'une grande diversité-qui semble refléter sur le plan formel, la
«plasticité ontologique dont l'Oratio crédite
l'homme.83» Cependant, le jeune comte de la Mirandole n'est pas
le précurseur de l'athée libertin, mais lui aussi cherche la
divinisation. Ainsi, son oeuvre De la dignité de l'homme, doit
absolument être replacée dans le contexte de l'époque,
où l'on discute
âprement de la question de la liberté et de la
nécessité sur fond d'hermétisme et d'astrologie. Avec
l'enthousiasme de la jeunesse, Jean Pic souhaitait réunir les savants de
la chrétienté sous les auspices d'Innocent VIII, afin
d'éclaircir tous les problèmes se posant à la philosophie
de l'époque. Mais le projet n'aboutira pas, la
«marginalité» du jeune érudit ne pouvant être
acceptée ; son savoir immense et non académique, ainsi que son
comportement, ne peuvent faire de lui un officiel. Le discours est suivi des
900 conclusiones, dans lesquelles, Pic déploie un savoir
universel allant de Zoroastre aux kabbalistes, des commentaires d'Aristote
à Platon en passant par les Arabes et la magie. Un nouveau Pape et
l'intervention de Lorenzo de Medicis, lui permettront d'echapper à
l'accusation d'héresie. Et puis ce sera le tournant, inauguré par
sa rencontre avec Savonarole ; influencé par sa verve fanatique, le
jeune comte se toune vers la vie ascétique. Pour notre propos , c'est
précisement de la question de la liberté dont nous allons nous
occuper, tant ce débat paraît central pour
l'épistémé de la Renaissance et marque une rupture dans
toute la pensée de l'Occident. Sur cette question, la pensée
dominante est celle de la théologie catholique établie deux
siècles auparavant ; Thomas d'Aquin (1224-1274), est très clair
à ce propos, le libre arbitre est fondamental dans la cadre de la
pensée chrétienne : «l'homme possède le libre
arbitre, ou alors les conseils,
les exhortations, les préceptes, les récompenses
et les châtiments seraient vains..d'autres êtres agissent
d'après un jugement mais qui n'est pas libre..Mais l'homme agit
d'après un jugement ; car, par sa faculté de connaissance, il
juge qu'il faut fuire quelque chose ou le poursuivre» Somme
théologique, I, q. 83.Cette conception est assez largement
partagée car elle précise et renforce l'expérience du sens
commun et dans ce contexte, favorise l'exercice du ministère
auprès du peuple. Malgré cela, il admet aussi l'influence des
astres sur le cours des choses, mais seulement sur la nature et non sur la
partie spirituelle de l'homme : la raison est en effet capable de
déjouer les pièges de la nature et de nous rapprocher de la vie
divine. La Renaissance est héritière de tout un fond
hermético-magico-astrologique qu'elle doit aussi en grande partie aux
philosophes arabes Albumasar, Al kindi, Avicenne, mieux, elle en constitue
l'apogée mais également le «chant du cygne». Pic de la
Mirandole, tout d'abord élève de Ficin, reconnaît et
s'inscrit pleinement dans ce modèle de la sympathie universelle, mais il
va se ranger par la suite dans le camp des humanistes sur ce point ; le sens
donné à l'homme-microcosme va prendre une nouvelle dimension.
Déjà Pétrarque s'élève farouchement contre
la valeur des influences sur le cours de la destinée humaine et
écrit en 1362 : «Laissez libre le chemin de la vérité
et de la vie..Ces globes de feu ne
84 Pétrarque cité par Eugenio Garin Le
Zodiaque de la vie,trad Jeannie Carlier, Paris Les Belles Lettres
1991.
peuvent nous servir de guides..Les âmes vertueuses,
tendues vers leur sublime destin, sont illuminées d'une lumière
intérieure plus belle. Eclairés par ce rayon, nous n'avons pas
besoin d'astrologues charlatans et de prophètes menteurs, qui vident de
tout leur or les écrins de leurs adeptes crédules, remplissent
les oreilles de balivernes, corrompent le jugement par leurs erreurs ,
troublent la vie présente et l'assombrissent par les peurs trompeuses de
l'avenir»84. En tant que médecin, Marsile Ficin, comme
il est de mise à son époque, intègre comme une
donnée des «sciences naturelles», le savoir astrologique
à sa disposition, mais selon lui, l'âme transcende sa condition
mortelle et gagne une liberté divine par delà toute influence
planétaire. Cependant, chez chacun des penseurs de l'époque, il
faut remarquer que le symbolisme astral et hermétique n'est jamais
complétement absent, loin s'en faut, tant il semble bien être la
référence incontournable pour la pensée du moment ; ainsi
Pétrarque, lui- même y fait appel dans sa description du
«Palais de la vérité» empruntée au Picatrix,
texte déjà mentionné plus haut. Mais, Pic dans son
Oratio, inverse en quelque sorte le sens du microcosme humain ; Dieu
n'attribue pas une place et un rôle défini à Adam dans la
composition de la hiérarchie universelle, mais au contraire, c'est
à lui de se forger un destin qui lui
85 Yves Hersant Préface à De la dignité
de l'homme edition de l'Eclat Paris-Tel-Aviv mai 2008.(version
numérique)
86 Picatrix cité par Eugenio Garin, Le
zodiaque de la vie op cit p 68.
appartient en propre. Caractéristique si frappante et
originale , qu'en cela les hommes sont supérieurs aux anges, lesquels
sont rigoureusement assignés à leur tâche. Eugenio Garin,
souligne à juste titre que De la dignité de l'homme
(1486), fait date et constitue «un évangile de la
liberté radicale». L'originalité de l'homme et de sa
position, unissant en lui à la fois les natures célestes et
terrestres avait déjà été mis en exergue par
Guillaume de Saint -Thierry De natura corpis et animae ou
l'Hexameron de Robert Grosseteste mais le comte de Concorde va plus
loin et ne se contente pas de la fonction médiatrice de l'homme entre le
ciel et la terre (thème qui se retrouve dans la métaphysique
universelle, dans le Taoïsme notamment) : «Hors échelle,
arraché à la structure scalaire chère aux penseurs du
Moyen-âge, il est promu «quatrième monde», à
distinguer des trois premiers ; et n'ayant pas de nature propre en
tant qu'il est toutes les natures, il apparaît comme l'artisan
de sa propre destinée»85. Déjà
l'Aclépius affirme que l'homme est un «grand miracle»
et le Picatrix, sa liberté et son indépendance à
l'égard de la création : «l'homme renferme toutes les
intelligences et toutes les choses de ce monde..mais elles ne le renferment pas
; toutes le servent, lui n'est au service de rien ; «86. Jean
Pic reprend et parachève ce thème d'une nature humaine
non-limitée, plastique
87 Pic de la Mirandole De la dignité de l'homme
op cit p 7.
et polymorphe dans son Oratio, mais à cette
différence près mais ô combien fondamentale : il n'est pas
seulement le modèle de l'esprit, sa fonction si éminente
soit-elle n'est pas représentative mais active ; il a
véritablement pour tâche une chose tout à fait unique
jusqu'ici dans l'histoire, il doit se façonner lui-même. Il en va
comme si Dieu avait commis une négligence en créant le monde et
comme s'il revenait à l'homme de saisir cette divine opportunité
: «Or il n'y avait pas dans les archétypes de quoi façonner
une nouvelle lignée, ni dans les trésors de quoi offrir au
nouveau fils un héritage..Tout était déjà rempli,
tout avait été distribué aux ordres supérieurs,
intermédiaires et inférieurs..Il prit donc l'homme, cette oeuvre
indistinctement imagée, et l'ayant placée au milieu du monde, il
lui adressa la parole en ces termes : «Si nous ne t'avons donné,
Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre,
ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que
toi-même aurait souhaités, tu les aies et les possède selon
ton voeu à ton idée»87. Ce qui a pu
apparaître comme une erreur divine, est en fait bien un acte
délibéré. Dés lors, l'accusation
d'hérésie semble bien justifiée au regard de la doctrine
de l'Eglise et de l'interprétation biblique convenable ; en effet, c'est
bien plutôt sous les traits du tentateur de la Genèse que se
montre ce Dieu qui incite à l'auto-connaissance ainsi
qu'à celle du bien et du mal. Le mirandolien, entend établir par
là une distinction entre la forme et son contenu ; c'est bien selon son
attitude intérieure que l'homme peut s'élever au rang des anges
ou s'avilir bestialement selon son choix, indépendament de son corps, de
sa forme extérieure. Sur ce point cependant, il ne faudrait pas croire
que Pic est l'instaurateur d'une philosophie tout à fait nouvelle, car
il appuie le reste de son argumentation sur des sources puisées dans la
métaphysique universelle et qui constitue sa vaste érudition. Il
cite les Chaldéens : «l'homme est un être de nature variable,
multiforme et voltigeante», ainsi qu'il fait allusion à la
légende de Protée. Loin de se montrer inconséquent, cette
belle liberté accordée à l'homme, engage une immense
responsabilité. Nous pouvons si nous le voulons, égaler les
être célestes ou déchoir à un rang inférieur,
nous sommes mis au défi d'accomplir par nos propres forces un destin qui
n'est jamais fixé. Cependant malgré la largeur de vue que nous
propose le comte, la liberté envisagée reste dans le cadre
métaphysique, le but à atteindre, c'est la vie contemplative.
Nous sommes encore loin des conceptions modernes de la liberté
compatibles avec l'athéisme, dans une volonté tournée vers
l'action pratique et la réforme du monde. En revanche, la conception de
Pietro Pomponazzi se situe à l'opposé de celle
de Pic de la Mirandole sur cette question de la vie
contemplative et de toute la conception qui s'y rattache. Dans son observation
du genre humain , il en déduit que, malgré l'éminence que
l'on peut accorder à la pensée théorique, il n'en reste
pas moins que l'homme est d'abord et avant tout soucieux de sa survie et que
pour cela il utilise essentiellement son sens pratique. Le bonheur doit
être accessible à l'homme par un moyen plus évident que
celui qui , en fin de compte n'est réservé qu' à cette
petite élite qui peut parvenir à la sagesse et à la vie
théorétique. Anticipant en cela Spinoza, Pomponazzi croît
que la vertu doit être à elle-même sa propre
récompense car elle nous rend vraiment homme et nous permet de
s'insérer pleinement dans la communauté, vertu civile qui nous
rend libre en nous rendant véritablement humains. Ceci dit, la
société humaine est toute entière contenue dans l' ordre
cosmique voulu par Dieu et l'homme singulier apparaît comme
négligeable ; si l'homme individuel semble libre, c'est parcequ'il est
capable de réflexion et de délibération, à la
différence des animaux qui sont mûs automatiquement. Dieu ne
saurait transgresser sa propre loi et intervenir miraculeusement dans
l'ordo rerum, un monde régit par le cours des astres et leurs
influences : «Dieu ordonne tout et dispose tout avec ordre et à
propos, il impose aux choses une loi éternelle
qu'il est impossible de transgresser»88. ;
l'astrologie exprime cette loi, elle est une science naturelle apte à
faire connaître non seulement les destins individuels mais aussi et
surtout les différentes époques, les vicissitudes et la marche du
monde dans son ensemble : Cet ordre existera toujours, dans les siècles
infinis à l'infini ; et il n'est pas en notre pouvoir, mais au pouvoir
du destin..Et de même que nous voyons que la terre maintenant fertile,
sera ensuite stérile, et que les grands et les riches deviendront
humbles et misérables, ainsi se détermine le cours de l'histoire.
Nous avons vu les Grecs dominer les Barbares, maitenant les Barbares dominent
les Grecs, et ainsi en changeant passent toutes les choses. C'est pourquoi il
est vraisemblable que celui qui à présent est roi sera esclave un
jour, et vice versa..Et si quelqu'un demande : quel est ce jeu ? Il sera bon de
lui répondre que c'est le jeu de Dieu»89. C'est ainsi
que l'ordre cosmique n'exclut mais au contraire cohabite avec un certain
arbitraire divin, qui par l'intermédiaire des puissances
célestes, et toujours par ce biais, attribue des dons et des faveurs
à des individus particuliers qui, de la sorte, deviennent les
instruments de l'équilibre et ce sans considération morale ou
méritoire : «Des hommes dont ignore la patrie et les parents, qui
n'ont ni science ni
88 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature
ou les enchantements (1515-1520) intro et trad Henri Busson Paris Rieder
1930 p 186.(Gallica ,bnf)
89 Pietro Pomponazzi Epilogue ou péroraison p
451-453 cité par Eugenio Garin Le zodiaque de la vie, op cit,
note 15 du chapitre IV.
90 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature
ou les enchantements op cit p 197.
91 Ibid p 179.
conscience, sans prestige , sans vertus, enfin sans valeur,
parviennent parfois au sommet des honneurs et une fois parvenus, ils sont pires
que les autres. Cela ne peut avoir aucune explication, sinon que c'est la
volonté des dieux et des puissances célestes»90.
Le cosmos est hierarchisé selon la perspectve aristotélicienne
qui dit que c'est de Dieu que descendent tous les êtres, et l'astrologie
de Pomponazzi s'inscrit dans cette vue : c'est de proche en proche que
s'effectue cette influence à laquelle nous pouvons remonter de la
même façon que des signes visibles dans la nature avertissent de
ce qui va se produire. Sans aucun doute, selon lui, les astrologues peuvent
prédire la venue des grands hommes , des évènements
importants et des changements d'époque : «Donc les astres sont les
intermédiaires de Dieu pour diriger les hommes, leur annoncer l'avenir
par des songes, des animaux, des phénomènes, aériens,
aquatiques, terrestres. Il y a donc une science de la divination comme le
disent Plutarque, Platon, Suétone»91. Par ailleurs les
poètes ne réalisant qu'aprèes coup toute la beauté
et la valeur de ce qu'ils prononcent et cela est vrai aussi pour les autres
dons humains. Vision tragique soumise au Fatum mais la liberté de
l'homme se retrouve dans le domaine morale ; c'est ici que Pomponazzi voit en
l'homme une finalité rationnelle et libératrice. Grâce
à sa capacité
92 Eric Weil La philosophie de Pietro Pomponazzi p
29, Paris Vrin 1986.
de reflexion dans ce domaine, intellectus practicus,
l'homme peut véritablement se qualifier en tant que tel et
atteindre le bonheur moral : «Puisque l'être de l'homme n'a de sens
qu'en tant qu'être en communauté, celui qui, porte atteinte
à la vertu, condition de possibilité de la communauté,
agit à l'encontre de la communauté, et ainsi l'homme vicieux agit
à l'encontre de l'être homme en sa propre personne, il cesse
d'être un homme»92. Cette conception de la vie
éthique s'avère tout à fait nouvelle eu égard
à la tradition philosophique, mise à part peut-être celle
de la citoyenneté stoïcienne, car elle ne fait plus dépendre
la vie morale de la theoria, de la capacité des hommes à
vivre une vie intellectuelle et contemplative. En ce sens, Pomponazzi se
rapproche de l'idée d'une préeminence de la raison pratique et
ouvre la voie à l'avénement d'une éthique moderne,
proprement moderne, fondée sur l'existence bien réelle d'une
communauté humaine dont la valeur repose sur la qualité des
rapports entretenus par chacun de ses membres. Cela dit, la hiérarchie
sociale reste encore entièrement définie par le cours des
évenements cosmiques et qui la justifie. Le fatalisme du padouan
n'autorise évidemment pas aucune idée révolutionnaire si
ce n'est celle des astres qui, en leur temps, provoqueront une mutation de la
civilisation et de ses
valeurs. Ainsi, l'astrologie qui explique les mutations
naturelles ne peut cependant pas apporter de justification à
l'inconduite des hommes : «Car tout le bien et tout le mal de la nature
vient de Dieu (entendu comme loi cosmique ; c'est nous qui soulignons)
mais le mal moral vient de notre volonté»93. La formule
célèbre astra inclinant non necessitant, qui
désigne la position commune de l'astrologie traditionnelle en ce qui
concerne la question du libre arbitre est adoptée également par
pomponazzi : «Il en résulte que les astres nous poussent sans nous
forcer..C'est ce qu'entendait Ptolémée lorsqu'il dit : le sage
commande aux astres. Bien plus, les prédictions et jugements
astrologiques seraient inutiles si nous n'avions le pouvoir d'y
résister»94. Certes, le jeu cosmique détermine le
décor théâtral du monde, mais il nous appartient d'y
être un acteur pleinement humain. Mais ce problème du libre
arbitre ne doit pas être traité de façon unilatérale
et va demander à notre esprit une subtilité capable d'embrasser
les contraires. Si certains êtres comme les fous ou les criminels
semblent irrémédiablement liés par la fatalité,
c'est en quelque sorte pour que le bien puisse se manifester en retour. Nous
sommes mis à l'épreuve et tenus de devenir bons :
«95Car si cet homme pèche , c'est pour lui un mal
assurément ; c'est peut-être un bien pour autrui. Les bourreaux de
Socrate
93 Pietro Pomponazzi Les causes des merveilles de la nature
ou les enchantements op cit p 245.
94 Ibid p 244.
95 Ibid p 241-242.
péchèrent et ce fut pour eux un mal moral ; ce
fut pour la vertu de Socrate un bien, car sa constance agrandit fit
éclater davantage son courage». Liberté de faire ressortir
l'aspect rationnel qui nous est propre, dans la responsabilité
d'être vertueux par devoir pour l'humanité que nous partageons. Il
y a ici, un réalisme que les siècles suivants partageront, mais
le chantre de la liberté humaine de l'époque, celui qui en parle
avec fougue et lyrisme, c'est bien Pic de la Mirandole. Ainsi qu'il a
été dit, le Discours surprend par cette affirmation
d'une nature humaine indéfinie et qui reste à construire par
l'homme lui-même. Il n'en reste pas moins que l'homme continue
d'être pensé, par le jeune philosophe, selon le modèle de
l'«epistémé de la Ressemblance», et cet homme devenu
actif, mais restant le microcosme, doit monter ou descendre selon son choix,
mais toujours le long de cette échelle universelle : c'est en ouvrant
son entendement aux résonnances de cette grande «Sympathie»,
il devient «sage comme un mage». Ce modèle, qui a
déjà été décrit plus haut, que l'on peut
qualifier de magico-hermétique, à la Renaissance, se
décline sous plusieurs formes ; les penseurs majeurs de l'époque
en proposent chacun une variante. Cet ésotérisme affirmé
au départ dans ses premières oeuvres, va laisser place, chez Pic
à un retour à la foi chrétienne et un abandon progressif
de l'idée d'une catena aurea. La liberté devient
vraiment l'affaire de la grâce divine
96 Pic de la Mirandole In astrologiam libri XII, L III,
cap XXVII fol 519 cité par Ernst Cassirer Individu et cosmos dans la
philosophie de la Renaissance p 149, trad Pierre Quillet, Paris
Minuit 1983.
que ne peut pas fournir le paganisme. Cette conversion de Pic
à l'orthodoxie catholique implique bien entendu, une critique de
l'astrologie et de la magie. Sans entrer dans le détail technique de la
controverse, on peut dire que, mis à part l'aspect religieux, à
cet endroit, le penseur affirme quelque chose qui va devenir capital pour la
modernité : il se livre à une critique fondamentale de la
causalité à «distance» ; celle basée sur des
rapports analogiques, des correspondances symboliques, vouée à ne
jamais percevoir que l'unité dans dans tout le crée et qui ne
distingue pas des niveaux bien différents de la réalité.
La conversion du jeune philosophe qui affermit et tranquilise son esprit en ce
qui concerne son rapport à dieu, va ainsi lui permettre de porter son
effort sur un examen plus méthodique et rationnel du monde qu'ii observe
désormais avec un regard plus critique. Ce retournement est à la
fois épistémologique et éthique. Le ciel est dispensateur
des conditions essentielles de la vie sur Terre, mais donne lumière,
chaleur et vie d'une façon générale et n'est pas
directement créateur des éspèces particulières et
encore moins responsable des différences individuelles : «A part le
mouvement commun et l'influence de la lumière, les corps célestes
ne recèlent aucune force particulière»96. Ici, le
changement significatif est que l'explication de la nature des choses et de
97 Pic de la Mirandole 900 Conclusions philosophiques,
cabalistiques et théologiques p 229 trad Bertrand Schefer Paris
Allia 2006.
leur évolution n'est plus à chercher dans des
affinités secrètes que seul le mage peut comprendre et
interpréter à la lumière d'un savoir occulte. Pourtant, la
symbolique conclusion 900, précisait sans ambiguïté :
«De même que la véritable astrologie nous apprend à
lire de le livre de Dieu, la Cabale nous apprend à lire dans le livre de
la Loi»97. Mais désormais, toutes nos activités
quotidiennes et les savoirs pratiques se fondent sur une approche empirique
naturelle sans avoir besoin d'un recours à l'astrologie. Les astronomes
qui vont fonder cette science, vont justement avancer dans leurs recherches et
faire de réelles découvertes grâce à l'abandon de la
causalité magique. Cassirer dans Individu et Cosmos dans la
philosophie de la Renaissance (voir note 96), nous signale que
Képler, de son propre aveu, mentionnera dans son apologie de
Tycho-Brahé, qu'il a été inspiré par Pic et sa
remise en question de l'astrologie. Le ciel par lui-même ne recèle
plus de significations, sa cartographie doit être opérée
pour des besoins rationnels et pratiques ; Le Mirandolien féru de
Kabbale et de néoplatonisme et bien connu pour cela, est aussi à
l'origine du «désenchantement du monde» : Le ciel ne peut donc
signifier les choses inférieures, si ce n'est dans la mesure où
une cause indique son effet ; c'est pourquoi ceux qui, convaincus par la
raison, reconnaissent qu'un être n'est
98 bid Individu et Cosmos p 152.
pas une cause, mais soutiennent qu'il est un signe,
méconnaissent leur propre jugement»98. Cassirer nous
indique également que Pic se situe bien dans la lignée de la
rationalité occidentale lorsqu'il mentionne que l'astrologie a
été étrangère au monde grec. Jean Pic de la
Mirandole est souvent cité à titre de philosophe
emblématique de la Renaissance, d'une période qui se cherche
entre des racines antiques retrouvées et l'irrésistible appel de
la modernité, entre magie et rationalité, Inquisition et
Réforme, libertinage et fanatisme austère. En ce qui concerne
l'oeuvre de la Mirandole, il est assez étonnant de voir que l'on
précise somme toute assez peu le jeune âge de l'auteur,
faudrait-il davantage en tenir compte?. Le fameux discours de la
Dignité de l'homme a été parfois
célébré comme la manifeste de la Renaissance et, pour
certains, comme une oeuvre marquante de la littérature philosophique
européenne. En revanche Pascal puis Voltaire considèrerons
plutôt l'érudition de Pic comme assez vaniteuse et superficielle.
Le personage appartient plus à la légende qu'à l'histoire
de la philosophie ; c'est surtout une individualité brillante dont le
loisir a été de se passionner pour les idées, mais qui n'a
certainement pas eu le temps d'approfondir la sagasse à laquelle il
aspirait. La réflexion philosophique doit mûrir et prend une vie
entière, elle demande certainement d'être
99 Pic de la Mirandole 900 Conclusions philosophiques,
cabalistiques et théologiques , cl 352 p 97 Trad Bertrand Schefer
Paris Allia 2006.
menée conjointement à une construction
personnelle. Certainement en proie lui-même à des doutes profonds
à propos de la validité de ses études, il ne peut
débattre à Rome, ce qui aurait permis de consacrer ses efforts il
semble être tombé en admiration devant l'attitude radicalement
mystique de Jérôme Savonarole. Sur le plan doctrinal, ce dernier
apprécie particulièrement la critique picienne de l'astrologie et
de l'occultisme, travail qui de la sorte va permettre de tracer une ligne de
démarcation nette entre de dangereuses chimères et le
véritable prophétisme. Nul doute que Pic ait toujours
critiqué la basse magie, mais il faut bien admettre que la divination et
la prophétie se confondent dans les Conclusiones : « Dieu
annonce à l'homme les choses à venir par six voies : les songes ,
les prodiges, les oiseaux, les entrailles, l'esprit et la
sibylle»99. Pic va réformer sa vie et ses idées :
certainement, il a craint l'erreur et l'impasse intellectuelle, mais
sûrement tout autant, sinon davantage, la damnation éternelle.
L'intellectualisme dominant des premières années, va céder
la place à une mystique affective : «..l'aimer nous est plus
profitable et demande moins d'efforts ; nous lui obéissons alors
davantage ; et pourtant nous préférons toujours, par la
connaissance, ne jamais trouver ce que nous cherchons, plutôt que de
posséder dans l'amour ce que nous trouvons
100 Pic de la Mirandole De ente et uno p 418,
cité par Louis Valcke, Pic de la Mirandole,un itinéraire
philosophique , p329, Paris Les Belles Lettres 2005.
en vain sans l'amour»100. Finalement, la
doctrine chrétienne aura joué un rôle important dans
l'émergence des idées scientifiques modernes, en participant
pleinement à la disparition du modèle hermético-magique et
néo-platonicien.
II,4 : l'âme humaine reconciliée ; l'union de la
conscience et de la
vie.
Dés lors, nous pouvons nous demander s'il est possible
de trouver à la Renaissance, un système inspiré de
l'hermétisme qui, sans nécessairement tirer tout son savoir et sa
justification d' une connaissance érudite des sources, parvienne
à fonder une gnoséologie, ainsi qu'une méthode de la
connaissance de soi, répondant au besoin d'infini et de liberté
de l'homme de l'époque. Charles de Bovelles (14751553), entame son
ouvrage dit Le Sage daté de 1509, avec justement ce rappel de
l'oracle de l'Appollon de Delphes : «Connais-toi toi même, ô
homme». Le penseur picard est-il à même de nous fournir une
clé de lecture de l'homme et de l'univers ? Partant de ce projet de
connaissance de soi comme essence de la sagesse, doit-on penser qu'il est
encore possible
101 Charles de Bovelles Le Sage, annexe de Ernst
Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op
cit p 304.
d'utiliser l'essence de l'hermétisme comme d'une
méthode effective, sans être contraint, de faire appel
systématiquement à une érudition flatteuse mais un peu
vaine. Bovelles part de l'idée d'une réalité
extérieure bien réelle en dehors de nous et connaissable, dans la
mesure où, en accord avec la vision aristotélicienne , c'est elle
qui fournit la matière à notre entendement. Dés lors, le
désir de connaissance de soi doit être une volonté de
s'unir à une réalité à laquelle nous pouvons
être rapportés ; il doit exister une correspondance profonde entre
l'homme et la réalité qui l'environne, afin que ce projet de
savoir puisse-t- être comblé ; car ce désir ne doit pas
exister en vain mais tout au contraire, présent et impérieux,
afin d'être satisfait : «La sagesse sera aussi une persistance
(mansio), immobile dans l'humanité, une lumière pure
éclairant ses biens propres et ses dons naturels par laquelle l'homme
est investi aussi de philauthie, c'est à dire de l'amour de soi, ou
d'une certaine harmonie (numerus)
intérieure»101. L'idée d'une correspondance,
puis d'une union effective entre micro et macrocosme est centrale chez Charles
de Bovelles : l'homme et la nature s'expliquent réciproquement car ils
représentent deux aspects d'une même réalité une.
N'avons-nous pas déjà rencontré, largement
exprimée, cette idée d'une sympathie universelle? Certes, mais
102 Ibid p 307.
d'une façon bien différente, comme si ce savoir
n'était pas justement «toujours déjà» en
l'homme, et le produit d'une méthodologie vague et incertaine,
fondée sur un savoir magique et astrologique superstitieux et
irrationnel. Pour Bovilus, la connaissance est un processus qui trouve son
origine et sa raison d'être dans la dynamique de la vie elle-même ;
la vie a pour but de se connaître : sans cette finalité
intrinsèque admise et intégrée dans un système
gnoséologique, le «Tout» reste définitivement
incompréhensible. C'est grâce à un travail de distinction
des différents ordres de la réalité, que la correspondance
entre l'homme et l'univers deviendra significative : «Il y a en tout homme
, par nature, Substance, Vie, Sens et Raison...Il existe en effet, parmi les
choses naturelles quatre degrés: les choses subsistantes, Les vivantes,
les sensibles et enfin les raisonnables ; or l'éspèce humaine
renferme en elle-même l'ensemble de ces degrés et se distingue et
se répartit en quatre ordres»102. Cette ascension
graduelle de la conscience, constitue une objectivation de la nature et de la
vie, à travers ces différents degrés de la
réalité et dont la finalité est de se comprendre
elle-même. Les trois premiers ordres de la nature ne sont pas conscients
d'eux-même, tant que la partie rationnelle de l'homme ne vient pas les
éclairer ; la vie reste sourde et muette sans
103 Ibid.
l'homme qui la parachève et l'accomplit : «..par
sa partie la plus humble et la plus basse, elle se fait semblable aux choses
subsistantes ; par la seconde de ses parties, aux végétaux ; par
la troisième, aux choses animées privées de raison ; par
la quatrième, seulement elle est rendue à elle-même,
portée à son faîte, s'embrasse et se baise
elle-même»103. Expression imagée et propre
à cette époque, où philosophie et poésie se
conjuguent pour dire ce «mystère» de l'homme et de la vie. Ce
que Charles de Bovelles semble réaliser pleinement, c'est cette
«solidarité» étroite entre les différentes
expressions de la vie dans le monde naturel et la progression du
phénomène de la conscience qui les accompagne. Ce sont comme des
noces qui se célèbrent en l'homme ; entre une force de vie
aveugle jusqu'ici, et une lumière de l'esprit qui vient guérir sa
cécité. Mariage entre le ciel et le Terre, en l'homme, à
la croisée des mondes, entre le Tout-Autre omniscient et inaccessible,
et l'inertie de la pierre sourde. Ainsi, l'homme parvient à la fois
à résumer et à parfaire l'oeuvre de la Nature. Toute la
création se dirige peu à peu vers un but qu'elle ignore encore,
mais dont l'effort n'est pas vain et va finir par trouver sa récompense.
Ces quatres ordres sa la nature qui se retrouvent tous en acte en même
temps dans l'homme, ne sont pas sans nous faire penser aux quatre
facultés de l'âme
104 Aristote De Anima 412a27
Aristote , De l'âme, traduction,
présentation, notes et bibliographie par J. Tricot,
Paris, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 1934.
d'Aristote : végétative, sensitive, motrice,
intellective. Si la vie est organisée selon une certaine
hiérarchie, c'est, pour le Stagirite, qu'un principe agissant sur la
matière comme son corollaire, en venant l'informer, lui donne sa
caractéristique essentielle. Bovelles partage l'idée de
l'émergence d'un état plus complexe à partir d'un niveau
inférieur, la conception d'une nature essentiellement tendue et
organisée en vue d'une fin, l'union et la ressemblance avec Dieu.
Il est donc une âme commune à tous comme le
principe même qui différencie et donne la forme de l'être en
général ; il s'agit de l'âme comme télos de
l'être vivant : «l'âme est la réalisation
(entéléchie) première d'un corps
organisé»104. Forme du corps organisatrice de
l'être biologique dans l'intention de servir une fonction définie
: on pourrait dire que l'âme de la main c'est la préhension ou la
vue celle de l'oeil. L'âme aristotélicienne accompagne toujours en
acte la matière, mais son interprétation reste équivoque
quant à sa nature substantielle : «L'âme n'est donc pas autre
chose que le terme suprême d'une hiérarchie de formes qui
expliquent successivement la cohésion de la matière
spécifiée (par opposition à la matière
première), du corps physique et, finalement, de l'être
animé. Quoiqu'elle soit le terme ultime de la série, l'âme
semble
105 Pierre Aubenque Aristote p 27 ( version
numérique, Scribd diffusion 2011.)
bien encore appartenir à cette série, somme
toute "physique ", de sorte que la théorie aristotélicienne de
l'âme sera entendue par certains disciples, comme Straton et
Aristoxène, en un sens " physiciste ", voire matérialiste. Il
serait plus exact néanmoins de parler d'organicisme»105.
En ce qui concerne l'âme humaine, elle est dite intellective par Aristote
; elle développe un type de capacités d'abstraction mais
directement en lien avec la sensation qui la précède, dans le
prolongement de celle-ci et non pas en s'y opposant. La connaissance
intellectuelle se développe en prenant appui sur la sensation à
la différence de la tradition platonicienne qui y voit surtout un
obstacle. Mais ce passage à «l'acte commun de l'intelligence et de
l'intelligible» dont il nous parle dans le livre III du Traité
de l'âme, comment s'accomplit-il ? Aristote, sur ce point va donner
l'occasion de siècles d'interprétation, car il est vrai que la
division de la fonction intellectuelle en intellect agent et intellect passif,
ne parvient en fait qu'à repousser le problème, enraciné
lui-même dans la distinction pratique mais peu claire, de la puissance et
de l'acte. Alexandre d'Aphrodise , le premier commentateur d'Aristote, voit
dans l'intellect agent une action de Dieu en nous ; du moins tant que nous
pensons Dieu, nous l'actualisons et nous devenons immortel à son image,
mais en elle-même, l'âme ne serait pas
106 Thomas d'Aquin De Veritate 10,6
éternelle. L'âme en puissance, serait donc
à l'image de Dieu, : "L'Intelligence suprême se pense donc
elle-même, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa
Pensée est pensée de pensée", nous dit Aristote dans son
livre Lambda,9 de la Métaphysique . La doctrine
chrétienne, au cours de l'époque médiévale dite
scolastique, reprend avantageusement la noétique
aristotélicienne, c'est à dire que, précisément,
elle ne doutera pas de l'immortalité de l'âme : pour Thomas
d'Aquin, l'intellect actif est la partie divine de l'âme humaine. Il est
à noter cependant que, cette doctrine sera forgée en accord avec
l « 'empirisme » d'Aristote, et non pas le fruit d'une
spéculation métaphysique arbitraire et gratuite, la connaissance
de l'intellect agent : nous connaissons son action grâce à cette
faculté d'abstraire les formes universelles des choses sensibles
particulières. Cela est la preuve d'un changement de niveau dans la
capacité intellectuelle de l'homme et lui confère quelque chose
de divin : « Par lui (l'intellect agent ) l'âme humaine participe de
la lumière intellectuelle »106. Charles de Bovelles ne
s'attarde pas beaucoup sur la spécificité de l'intellect, mais il
l'utilise cependant pour filer cette longue métaphore de l'homme comme
centre et miroir de l'univers, de la convergence du sujet et de l'objet dans
l'acte de connaître : « La partie qui est semblable à l'oeil,
en effet, est l'acte
impassible de l'esprit ou intellect agent ; celle qui
correspond au miroir est la partie intérieure, passible par sa nature
même de l'esprit susceptible de recevoir et de conserver
fidèlement ces notions qui pénètrent dans la palais de
l'esprit par les portes de l'Intellect pratique et que la mémoire a
finalement pour tâche de présenter elle-même à
l'intellect spéculatif dans son office de Contemplation
perpétuelle »107. La juxtaposition et la
complémentarité des intellects, constitue pour Bovilus, non pas
un plaidoyer en faveur de la conception aristotélicienne, mais bien un
moyen d'alimenter ses vues concernant la position centrale de l'homme dans
l'économie universelle et la théorie de la connaissance qui la
justifie : « Ainsi, l'oeil et le miroir de l'esprit s'approchent tant l'un
de l'autre qu'ils finissent par former la substance d'un esprit unique...Suis
encore si tu veux, la force de l'analogie : tu comprends aussitôt ce que
l'oeil de l'esprit aperçoit principalement dans son propre miroir,
quelle est cette image , cette forme (species) si vive que la
Mémoire ne manque pas d'offrir à l'Intellect spéculatif en
contemplation »108. Le chanoine de Noyon, auteur
également de l'art des opposés, peut certainement être
considéré comme un penseur emblématique de la Renaissance,
en ce sens qu'il place au centre de l'univers la problématique de la
conscience, l'élucidation de son mystère
107 Charles de Bovelles Le Sage annexe à Ernst
Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op
cit p 330.
108 Ibid p 330-331.
109 Jean-Claude Margolin , Source: Nouvelle Revue du XVIe
Siècle, Vol. 13, No. 1, Autour de louis XII (1995), pp. 87103 Librairie
Droz (version numérique
www.jstor.org)2011.
dans sa fonction de miroir ; l'influence de Nicolas de Cues
semble évidente : dans le Tableau ou la vision de Dieu, le
regardant et le regardé se confondent au point où le point
d'origine et de résidence de la divinité devient flou, à
la fois omniprésent et indiscernable. La parfaite conjonction des
opposés est réalisée uniquement dans le Christ pour le
cardinal ; sa haute spéculation mathématico-métaphysique
confinant dans la docte ignorance, trouve finalement sa résolution dans
l'intercession du sauveur pour notre salut. Pour Charles de bovelles, c'est la
figure du sage qui est à même d'occuper cette place centrale
à la fois pour l'homme, pour l'univers et à l'égard de
Dieu. Jean-Claude Margolin qualifie dans un article109, de
rationalisme mystique, la position du philosophe. En effet, Bovelles ne
considère pas le travail de la raison seulement comme une
propédeutique mais bien comme le plus haut accomplissement, celui de
manifester la divinité de l'homme. Le sage réalise le grandiose
équilibre universel en sa personne : capable de se placer au diapason de
l'infini macrocosmique, de vibrer à son unisson, il devient la
clé de voûte de l'architecture universelle : « l'homme sage
est celui qui, en toute vérité, est célébré
sous le nom de microcosme, de petit monde, fils de macrocosme, c'est à
dire de l'Univers ; seul en effet le Sage, à l'imitation du macrocosme,
s'est composé, divisé,
achevé ; seul il peut imiter la Nature, seul il garde
toute ses parties en accord et proportion avec les parties de l'univers
»110. La Renaissance opère une synthèse
philosophique inédite et inégalée jusqu'ici, à
l'image de cette pensée de Bovelles qui est capable d'unir la vision
hermétique et néoplatonicienne, avec une certaine
interprétation d'Aristote et une lecture stoïcienne de
l'Écriture. La sympathie universelle prend tout son sens dans la raison
du sage et le rôle parfois obscur et indéterminé de
l'intellect actif devient ici contemplation de soi-même : « La
contemplation du Sage n'est rien d'autre, dis-je, que l'intuition continue de
lui-même, c'est à dire de sa propre forme dans le miroir
immatériel...C'est en quoi l'Intellect agent est son propre observateur,
envoyant d'abord son image dans la Mémoire et se réjouissant
ensuite de la contempler..Et cette mystérieuse et difficile
contemplation fait le bonheur du Sage,.. »111. Le texte de
Bovelles pourrait sembler « hermétique »dans son acception
péjorative si l'on continue à poursuivre et à
considérer la vérité comme extérieure à
nous-même. Le chemin qui mène à la perfection du sage est
en lui-même le processus qui peut être qualifié de
Vérité. Pic de la Mirandole célèbre la grandeur de
la position libre et originale de l'homme mais Carolus Bovilus résout l'
« équation » de l'harmonie universelle en
révélant la fonction
110 Charles de Bovelles Le Sage annexe à Ernst
Cassirer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance op
cit p 329.
111 Ibid p 331-332.
112 Ibid p 338.
113 Ibid p 337.
équilibrante de l'oeuvre du sage accomplit en sa propre
personne par sa raison magnifiée. La raison est le Soleil du petit monde
et porteuse de lumière.. « De même, dans le microcosme, la
Raison, réglant toutes choses, en chasse bientôt les
ténèbres de l'erreur.. »112. La capacité
de l'esprit humain rationnel ne consiste pas seulement à nous apporter
la vérité logique, adequatio rei et intellectus, mais
aussi et surtout, la raison est un régulateur du comportement à
l'image du soleil qui ordonne le cosmos. On retrouve ici l'idée
stoïcienne que vivre selon la raison c'est vivre en accord avec la nature
; le naturel signifiant dans ce cas agir et se comporter avec ordre et mesure :
« Car l'homme tant que la Raison gardera son gouvernement,
possédera sérénité et tranquillité d'esprit,
il fuirea les séductions des sens et les pièges de la chair ;
l'éclat éblouissant de la Raison, son Soleil propre et naturel,
étincelant dans les ténèbres, le dirigera des
extrêmes vers le milieu, il évitera le plus et le moins , il sera
maître et possesseur de soi et jouira constamment de lui-même
»113 . L'homme de Bovelles est justement celui en qui
liberté et infini se rencontrent : tout l'infini macrocosmique «
s'écoule et tombe dans le microcosme » ; cette vie universelle est
admise dans une juste proportion par le sage et, en ce sens, la liberté
devient une juste acceptation de la
114 Ibid p 351.
115 Ibid p 352.
nécessité, compréhension et
maîtrise du déterminisme. Le sage abolit en quelque sorte le
sentiment de séparation d'avec la vie, causé par la disharmonie
d'une vie intempérante et ignorante. Plus rien ne semble s'opposer
à celui qui marche de concert avec l'ordre cosmique : « parce qu'il
peut toujours beaucoup, celui dont l'esprit embrasse toutes choses, devenu en
acte toutes choses »114. L'humanité véritable est
celle du sage et la liberté qu'il exprime consiste en sa puissance
d'action et de réalisation . Le penseur Renaissant, d'une façon
générale ne se penche pas sur la question de la liberté
d'indifférence et du libre arbitre ; c'est en terme de pouvoir
être et devenir authentiquement humain et soi-même que la
liberté s'apprécie et se réalise grâce à des
talents innés qui requièrent d'être mis en oeuvre : «
Dès l'instant que ces trois principes, donc, l'Intelligence, le Pouvoir,
le Vouloir, s'unissent en un choeur concordant, l'action du sage est libre,
facile sans obstacle »115. Bovelles ne parle pas à la
façon du mystique néo-platonicien d'une extase ascensionnelle
mais, lorsqu'il parle de la vie intellectuelle, il emploie les termes qui
conviennent aussi à l'action. Le sage est aussi et surtout un
lettré, et donc possesseur de ses « humanités ». La
pensée du sage parachève l'oeuvre intentionnelle de la Nature ;
il est l'achèvement et la perfection du « Grand-Oeuvre ».
l'homme et la nature
116 Ibid p 327.
117 Ibid p 338.
vont trouver leur équilibre grâce aux rapports
équitables et féconds qu'ils entretiennent : « le Sage
restitue à la nature l'équivalent de ses dons en lui offrant le
Lettré ; 116» . Le philosophe Picard, nous offre une
synthèse à la hauteur de cette période dite de
renovatio ; il nous présente un humanisme mystique où se
côtoient l'influence de la philosophie mathématique du Cusain, la
conception de l'âme aristotélicienne et l'assurance tranquille de
la supériorité de la Raison digne de l'école du Portique :
« Le Sage vit immobile et sans troubles »117.
Mais le tableau ne serait pas complet si nous omettions la
façon dont Bovelles illustre ses vues profondes sur la conscience
humaine grâce au symbolisme de la tradition ésotérique. Le
thème du miroir et de la double vision qui l'accompagne, forment une
trame continue tout au long de l'ouvrage du penseur. Déjà chez
Pic, la création divine s'agrémente d'un élément
original en la personne d'Adam, de même chez Charles de Bovelles, c'est
à la fin de son oeuvre que Dieu réalise qu'il y manque celui qui
pourrait en être le plus fervent admirateur ; l'homme, à la fois
oeil et miroir du monde. Cet axe constitue véritablement un leitmotiv
traversant toute la philosophie de la Renaissance de Nicolas de Cues à
Giordano Bruno. Selon l'auteur du Sage, c'est depuis la plus haute
antiquité que
118 Ibid p 371.
cette profonde vérité est connue. Sous le
symbole immémorial du serpent qui se mord la queue (l'ourobouros des
alchimistes), que cette mise en aîme de la conscience humaine s'est
trouvée exprimée de façon allégorique : « Ce
n'est pas sans raison que les sages de Phénicie, à ce que
rapportent les histoires, ont voulu que l'homme, aux linteaux de leur temple
fût peint, représenté sa la forme du serpent ou de l'hydre
qui se mord sa queue. La sagesse sous sa forme la plus vraie, est en effet
cette observation et connaissance de soi...en tant que connaissance de
l'âme par l'âme : celle par laquelle l'âme tout
entière sans se diviser, se réfléchit en soi, se pose face
à elle -même, se présente à elle-même, se
donne pour objet à elle-même...L'âme pénètre
en soi, elle s'absorbe et se traverse tout entière ; en soi-même,
enfin, elle s'établit se recueille, et devient son propre contenant et
sa demeure perpétuelle »118. Il est à noter que
cet antique symbole de la circularité éternelle, est
habituellement plutôt employé comme une illustration de la
cyclicité universelle. Cet infini devient désormais une
propriété de l'âme, actualisé grâce à
ce pouvoir illimité d'auto-connaissance. Cette faculté de
connaître propre à l'homme n'est rendue effective et pleinement
manifeste que dans la personne du sage, seul homme véritable. Il existe
incontestablement chez Bovelles une
ligne de démarcation entre l'homme ordinaire et celui
qui accède à la connaissance ; l'homme de la Renaissance va se
définir de plus en plus dans sa qualité de lettré et
d'humaniste et finalement de sage accompli. Dans cette époque des
grandes découvertes, l'homme noble de naissance n'est plus suffisant. On
demande un caractère évolué, comme signe distinctif d'une
humanité ayant accompli une synthèse de toute la connaissance. Il
ne s'agit pas principalement d'une question d'érudition, mais de
l'essence de l'acte de connaître dans son double aspect : l'univers
extérieur peut se lire dans le monde intérieur de l'homme. Cette
fois-ci, Bovelles utilise l'image romaine du Janus bifront pour
spécifier cette particularité de l'âme humaine ; l'homme
est double dans son regard mais aussi de par sa nature et le devenir qui lui
est promis : Notre homme naturel, assurément, est homme terrestre,
dépourvu de vertu et ignorant de lui-même, tourné vers le
seul monde et ne regardant que vers le monde. Mais l'homme lettré
dissipe son ignorance, écarte les ténèbres, le rappelle du
monde, le retourne vers lui-même et le fixe en lui-même. Le Sage
est donc, par une seule face, sa face naturelle et extérieure, mondain ;
par l'autre, acquise et sous-cutanée humain. Lui qui par nature , en
effet regardait vers le monde, a appris par art , vertu et doctrine, à
s'extirper soi-
119 Ibid p 386.
même et à se contempler »119.
L'accomplissement humain, est le résultat d'un véritable travail
sur soi-même, précédé d'une prise de conscience qui
entraîne presque immanquablement le désir de se cultiver, car elle
est vision de notre fin véritable. C'est bien grâce à son
initiative et par l'effet d'une conversion véritable que, l'homme
réalise le privilège accordé à son humanité.
La contemplation de l'oeuvre divine s'offre à lui naturellement mais
encore faut-il qu'il se connaisse lui-même pour devenir un sage ; ce
« cadeau » de la nature peut s'avérer à double
tranchant ; l'homme peut se suffire de cette connaissance mondaine sans
désirer aller plus loin : « La Nature donc favorise l'Homme, en lui
illuminant, dès l'origine, son oeil externe, c'est à dire le
mondial, et en lui présentant, en lui offrant le monde entier. Elle le
dessert au contraire en lui laissant aveugle son regard interne, rétro
versé (posteriorem), celui que nous appelons humain, voulant
que l'homme par l'homme par ses propres oeuvres et actions diligentes,
transmette à son second oeil la lumière gagnée par le
premier et soit finalement éclairé par les deux yeux. ». Le
sage s'harmonise avec l'infini de la vie et du cosmos en se tenant en un centre
symbolique formé par cette double connaissance. L'homme véritable
est la nature ayant fait retour sur elle-mêm pour se comprendre ; dans ce
phénomène
120 Ernst Cassirer Individu et cosmos op cit p 118.
d'objectivation, c'est toute la problématique majeure
de l'idéalisme allemand qui est anticipée ici, cette
volonté de clarifier le mystère de la substance qui devient le
concept : 120« En transférant cette conception
fondamentale de Dieu à l'homme, on conclut que la véritable
réalité de l'homme n'existe que dans la mesure où il a
parcouru chacun des stades de ce procès. Il ne peut atteindre et
comprendre son existence spécifique que dans ce seul devenir. Ce que
nous nommons « sagesse » n'est donc point selon son concept
authentique la connaissance d'objets extérieurs, mais la connaissance de
notre propre moi : ». C'est le mode tout entier qui se
connaît à travers moi, si bien que, se connaître est en
réalité l'oeuvre majeure et intégrale. L'homme a toujours
la possibilité de choisir ce chemin ; rejoignant en cela les vues
mirandoliennes sur une nature humaine non définie de manière fixe
et définitive, le penseur de Picardie accorde à l'homme une
liberté qu'il doit choisir et conquérir. Il est clair cependant
que cette liberté n'est possible que parce qu'elle est orientée
en vue de la connaissance et de la maîtrise de de soi ; des choix
librement consentis et assumés mais conduisant à des fins
(a)-immorales sont ici proprement inconcevables. Si la vision d'un homme libre
de se faire lui-même s'impose de plus en plus dans cette période
renaissante, il n'en reste
pas moins que c'est une liberté en Dieu qui est
visée, car le divin reste omniprésent et peut-être
même davantage que pour l'homme médiéval, car justement
rendu plus accessible par un pouvoir de penser et d'être original qui
s'affirme. La métaphysique de l'époque est sans doute la
première à laisser autant de place à l'initiative
individuelle. Presque à chaque fois qu'un penseur profond s'exprime, il
frôle l'hérésie et la condamnation, preuve que l'âme
du moment souhaite toujours approcher le Dieu chrétien mais selon des
interprétations qui témoignent d'un réveil évident
de l'individualité. Charles de Bovelles exprime cet esprit d'audace
grâce à une synthèse maîtrisée des
éléments antiques les plus féconds mais en
complétant son savoir par la révélation chrétienne
et son apport unique. L'approche de l'infini se précise grâce
à la promesse de l'immortalité et la résurrection. Le
philosophe ne saurait se contenter de la savante rhétorique l'âme,
mais il entend au contraire fonder sa pensée sur l'expérience
indubitable que lui fournit la vie contemplative. A l'image de la perfection du
mouvement circulaire, la dynamique contemplative s'effectue selon cette
aspiration à la connaissance de soi de l'âme, toujours plus loin,
de soi-même en soi-même, parvenant à jouir d'une
indépendance quasi divine : « Or, la fonction de l'esprit est la
contemplation ; c'est elle la très louable action immortelle de
l'Âme...Car l'Âme a été créée en
sphère et en
121 Charles de Bovelles Le Sage annexe
Individu et cosmos op cit 340.
122 Ibid p 348.
cercle, elle est faite pour s'accomplir dans une
activité rationnelle également circulaire...Car possédant
toutes choses en lui-même, c'est à dire dans sa propre Ame, il
dédaigne comme vétilles tout ce qui, est soit dans le corps, soit
dans le monde »121. Infini et liberté se retrouvent dans
ce mouvement excellent de l'âme, cette perfection vécue du cercle
qui lui confère l'auto-connaissance et l'autonomie morale. Ici, pas de
transport affectif sur les ailes de l'Éros ; c'est la fermeté du
caractère et sa capacité rationnelle qui peuvent faire de l'homme
un être à la ressemblance de Dieu : « Sans la vertu des
moeurs, assurément, la Raison, reine des sens est chassée sur-
le- champ du fait du pouvoir, l'homme s'obscurcit de nuées son oeil
interne s'aveugle ; ..Mais pour jouir et nous emparer des biens spirituels
même, sans rien adjoindre à l'esprit que la splendeur naturelle et
la lumière de la Raison, celui-ci, par lui-même, sans
lumière acquise du dehors, se dirigera vers ce qui est bien
»122. La doctrine chrétienne apporte un plus par rapport
à la conception antique de l'âme : l' âme n'est pas la seule
à rejoindre l'éternité dont elle était
privée momentanément selon les théories de Platon et
pythagoriciennes ainsi que dans l'orphisme, les cultes à mystères
et les Sadducéens chez les Juifs. Tertullien (Carthage §150-220)
l'affirme : « La confiance des Chrétiens, c'est la
résurrection des morts.
Par elle, nous sommes des croyants : la vérité
elle-même nous force à le croire ». La carthaginois est connu
pour ce paradoxe qui dit (non pas en fait credo quia absurdum ) que la
résurrection est tellement surprenante et inédite que par
là même elle est le signe que quelque chose d'incroyable, mais de
tout à fait possible123, vient de se produire : «Le Fils
de Dieu a été crucifié; je n'en rougis point parce qu'il
faut en rougir. Le Fils de Dieu est mort: il faut le croire, parce que cela
révolte ma raison: il est ressuscité du tombeau où il
avait été enseveli; le fait est certain, parce qu'il est
impossible »124. Pour Charles de Bovelles, il ne s'agit pas de
s'appuyer sur le Père de l'Église pour étayer son dire,
mais de trouver ce qui dans la matière même, pourrait être
élevée à l'éternité parce qu'elle en serait
vraiment digne. La matière du monde, bien que créée est
éternelle mais c'est la raison qui l'immortalise, étant capable
de conserver avec elle toutes les connaissances matérielles,(sens et
imagination), afin que la résurrection est véritablement un sens
: « Immortelle, donc, est aussi la matière en tant qu'Âme
raisonnable ; quelque oeuvre divine faite de matière doit bien
être rétablie par Dieu pour être immortelle : nous voulons
que le corps humain soit de cette espèce . Et non seulement le corps
humain doit être restauré
123 Aristote explique cette logique de la croyance : « Les
hommes, en effet croient soit aux choses qui se produisent réellement,
soit à celles qui sont vraisemblables : si donc une chose est incroyable
et invraisemblable, elle peut bien être vraie - puisque ce n'est pas en
raison de sa vraisemblance et de sa probabilité que nous la croyons
» (Rhétorique II, 23, 1400a 6-9).
124 Tertullien Oeuvres T 1 De la chair de Jesus-
Christ V, 397, trad Eugène-Antoine de Genoude, edit Louis
Vivès 1852 (numérique)
125 Charles de Bovelles,Le
Sage, annexe individu et cosmos op cit p
343.
par Dieu pour l'Âme dans l'éternité, mais
le monde lui-même pour le corps humain, les saintes écritures
l'attestent en plusieurs endroits »125. Si le corps peut
être ressuscité, cela reste un mystère, mais Bovelles tient
à montrer la proximité de cette admirable matière qu'est
la raison car elle s 'approche de la pure intellection angélique. La
raison est donc ici l'élément intermédiaire qui permet
à l'homme d'établir un pont vers l'infini. Le dogme et le
mystère chrétiens sont respectés et pleinement
appréciés, mais à la différence de Nicolas de Cues
, la résolution des contraires semble bien s'accomplir dans la personne
du sage bien plus que par la médiation unique du Christ. Cette figure du
sage est présente depuis l'antiquité ; l 'attitude rationnelle
est souhaitée par l'auteur du Sage, comme l'intention
didactique d'un professeur qui semble penser que la sagesse peut s'enseigner ?
N'est-ce pas une marque distinctive importante par rapport à
l'Antiquité, foncièrement élitiste, et qui ouvre vers la
pensée moderne pour laquelle, la faculté rationnelle est le lot
de tous et une oeuvre commune issue d'un partage.
A la Renaissance, l'âme devient sujet principal d'une
métaphysique qui, tout en demeurant une quête de la
vérité, se fait aussi métaphore de la vie
intérieure avec ses nouvelles exigences et ses nouvelles peurs. Le
monde
médiéval est clos sur lui-même : le cosmos
aristotélicien et l'autorité de l'Eglise suffisent à
répondre aux questions. Mais la découverte du nouveau monde et
les grands voyages, la théorie héliocentrique, en repoussant les
limites du monde physique, font naître de toutes nouvelles perspectives
spirituelles. Si l'aspiration à l'absolu appartient comme un élan
naturel à l'homme, la Renaissance lui fournit le rêve et les
moyens de poursuivre sa quête. C'est dans le champ politique
qu'apparaît le projet ultime, comme la République de Platon
représente l'aboutissement de la pensée du philosophe. Un tout
organique où l'ensemble des problèmes vont enfin trouver une
solution et où la destinée humaine pourra se réaliser
pleinement.
III:/-Infini et liberté en politique ; utopie et
réalisme III/1 Origine et approche générale de l'utopie
La liberté politique à la Renaissance se
crée à l'image de sa métaphysique : une recherche
originale de l'absolu, mettant en scène des penseurs épris par la
recherche d'une vérité ultime, auteurs de leurs propres
systèmes, héritiers d'une antiquité repensée dans
un monde bouleversé par des découvertes qui ouvrent des horizons
aussi féconds qu'incertains. Le
monde politique de l'époque est complètement
fragmenté par la chute et la montée des empires, par
l'avènement de cités-états qui inventent le capitalisme
moderne. Les humanistes veulent envisager un monde pour l'homme, fait par lui
et à sa convenance. Thomas More est le premier à employer le
terme « Utopia »dans l'ouvrage éponyme daté de 1516
pour sa parution chez l'éditeur Thierry Martens à Louvain. Mais
le livre ne fut traduit en Anglais qu'en 1551, pas imprimé en Angleterre
avant Le XVIIIème siècle et donc, ne fût pas connu de Henri
VIII. Cette utopie , ce « non-lieu » telle que la traduction semble
l'indiquer, signifie donc quelque chose qui ne peut être situé
quelque part dans le monde, qui n'existe pas, tout du moins pas encore. Thomas
More, dans la première partie de son livre fait mention d'un pays
fictif, ressemblant aux ïles britanniques mais néanmoins fort
éloigné de notre continent. Certains des peuples
rencontrés par son aventurier semblent parvenus à une grande
maturité politique et de savoir vivre. Fait-il allusion à la
découverte du nouveau monde, et à tout ce que la navigation
laisse supposer des grandes découvertes à venir ? A la fois, ce
sont des mythes enchanteurs et des réalités plus dures, que nous
évoquent la lecture de l'Utopie, mais le plus étonnant,
c'est que nos ancêtres aient déjà abordé ses rivages
et légué le meilleur d'eux-mêmes : « Leurs annales
témoignent qu'ils n'avaient jamais
19 Thomas More L'Utopie 1516 , Livre premier p 49 Librio
Philosophie La Dispute 1997.
entendu parler de notre monde avant notre arrivée ;
seulement il ya environ douze cents ans, un navire poussé apr la
tempête échoua devant l'île d'Utopie. Le flot jeta sur le
rivage des Egyptiens et des Romains, qaui ne voulurent plus quitter ce pays
qu'avec la vie. Les Utopiens tirèrent de cet événement un
parti immense ; à l'école des naufragés , ils apprirent
tout ce que ceux-ci connaissaient des sciences et des arts répandus dans
l'empire romain »19. L'auteur nous le précise, les
récits détailés de son héros, ne figurent pas dans
cet ouvrage, mais néanmoins, il ne faudrait pas oublier de tenir compte
du contexte dans lequel More choisit d'écrire : celui de Christophe
Colomb, de Vasco de Gama, D' Amerigo Vespucci et de leurs extraordinaires
aventures, qui ont permis de repousser les limites du monde connu et de
redessiner la mappe-monde, tout en réalisant, chose exceptionnelle, que
la Terre est bien ronde. Ce bouleversement apporte avec lui également de
nombreux doutes et une attitude d' une grande ambivalence au sujet des peuples
rencontrés . Un peu plus tard, la controverse de Valladolid sera
là pour en témoigner ; est-il légitime de soumettre des
peuples aux moeurs différentes et jugées barbares, ou faut-il les
regarder comme d'authentiques et légitimes sociétés
auxquelles nous devons pour le moins le respect et une considération
pleine et entière ?
20 Jean Servier Histoire de l'utopie p 130, folio essais
Gallimard 1991.
Bartolomé las Casas partage l'avis du docteur Thomas
d'Aquin en ce qui concerne le droit naturel pour toute société
d'exister telle qu'elle est, et de ce fait, de pouvoir procéder à
une évangélisation pacifique. De l'autre côté,
Sépulveda pense qu'il faut faire cesser les moeurs
anti-chrétiennes tels que le cannibalisme et autres pratiques
antinaturelles, par la force s'il le faut. Sans entrer dans le détail du
débat que suppose toute la controverse, la question de la théorie
sur la servitude naturelle d'Aristote apparaît comme centrale dans ce
débat : l'esclavage antique a disparu de nos contrées mais la
possible domination d'autres peuples le réanime jusque dans ses
fondements idéologiques. L'inconnu et le lointain font peur et font
rêver ; l'utopie semble presque toujours liée dans l'imaginaire
avec des contrées mythiques et légendaires. Christophe Colomb
espérait découvrir les Indes fabuleuses décrites par Marco
Polo ; l'aventurier se double aussi d'un visionnaire : « le navigateur
était persuadé que la prophétie concernant la diffusion de
l'évangile sur toute la terre devait être réalisée
avant la fin du monde. Or, pour lui, celle-ci n'était plus lointaine
»20. La découverte des Antilles par les explorateurs va
initier les spéculations et les rêveries sur l'existence du «
bon sauvage » « Il est prouvé que chez eux (à Cuba) la
terre appartient à tout le monde, comme le soleil ou l'eau. Ils ne
21 Pietro Martire de Anghiera, De orbe
novo, dec.3, ch.8.
connaissent ni le mien, ni le tien, source de tous les maux.
Ils se contentent, en effet, de si peu que dans cette vaste région il
reste toujours plus de champs à cultiver qu'on n'en a besoin. C'est le
régime de l'âge d'or »21. Avec les conquistadores
apparaît aussi le mythe sud-américain de l'Eldorado et celui de la
fontaine de jouvence, mais aussi le génocide des populations
indigènes. C'est dire si l'homme de l'époque entretien une
ambiguïté vis à vis du nouveau monde ; tout à la fois
craint, méprisé et idéalisé. Si la nouvelle
Amérique peut donner au penseur des rêves utopiques, c'est aussi
parce que cette nouvelle contrée, riche de toutes les promesses, renvoie
par là-même à un autre temps, celui de l'âge d'or,
dont de nombreuses traditions évoquent l'existence, à la
naissance des sociétes humaines. Ainsi le temps cyclique rythmant le
monde de la mythologie hindoue, comporte un moment idéal appelé
Satya-yuga où l'homme vivant dans la réalisation spirituelle,
connaît seulement une divine anarchie pour tout gouvernement. Lao-Tseu,
dans son Tao te king, précise bien bien que la nécessite
de multiplier les lois correspond à un état de
déchéance, d'abord de l'état intérieur de l'homme
et de celui de la société. Ce mythe du paradis terrestre est une
évocation des plus hautes aspirations humaines en ce qui concerne la
perfection de la vie morale et communautaire . Ce
temps métaphysique des origines, se signale toujours
par sa proximité avec le divin et la perfection de son modèle.
L'homme mis en scène est celui d'avant la chute ; il est naturellement
bon, il n' a pas besoin de lois et d'impératifs contraignants car il se
situe au dessus de ça, du fait d'une intention pure et d'un comportement
sans tâche : « Le premier âge du monde fût appelé
âge d'or, parce que l'homme y gardait sa foi, sans y être contraint
par les lois, parce que de son propre mouvement il cultivait la justice, et
qu'il ne connaissait point d'autres biens que la simplicité et
l'innocence »22. Ovide, nous montre ici que, la tradition
occidentale connaît elle aussi l'existence de cette conception d'une
communauté idéale et fait écho à ce que
Hésiode déjà, avait signalé dans Les travaux et
les jours. Le Grec fait mention lui aussi d'une sorte d'entropie
temporelle qui finit par éloigner l'homme de la sainteté de ses
origines ; différents âges se succèdent : âge d'or,
d'argent, d'airan, âge des héros et finalement, âge de fer.
Le premier âge est celui où la félicité règne
sur Terre, où les hommes et les dieux vivent dans la confidence et la
proximité : « Car hommes et dieux ont eu même
origine. Les Dieux logés au ciel firent premièrement l'humaine
race d'or, lors du gouvernement qu'avait Saturne au ciel : or ces
22Ovide. Les métamorphoses, Traduction
de Pierre Du Ryer, Amsterdam : P. et J. Blaeu : Janssons a Waesberge : Boom ey
Goethals, 1702, 574 p., Gallica n° 72208
23 Platon Le politique ,Oeuvres complètes
traduction et notes par Léon Robin La Pleiade Gallimard 1950.
hommes sans peine sans travail et sans souci vivaient une
âge pleine ». Il est à remarquer que le récit
biblique, de son côté, signale aussi que la chute se
caractérise par l'apparition de la nécessite de travailler pour
vivre, ainsi que l'apparition des difficultés inhérentes aux
conditions les plus normales d'existence : il est décrété
par Dieu dans la Genèse, que l'homme gagnera son pain à
la sueur de son front et que le femme enfantera dans la douleur. La
particularité de cet âge d'or tel qu'il est décrit à
chaque fois un peu partout, c'est d'être un ordre des choses
différent de la marche naturelle et de ses limites et contraintes. Le
temps y semble suspendu, voire rétrograde et les lois naturelles abolies
; la violence inhérente à la lutte pour la survie en est absente,
les catastrophes naturelles inconnues et la nourriture est fournie par la terre
en abondance. Platon en parle en ces termes dans Le Politique
271a-272c23 « La Nature de ce temps là ne
comportait pas d'espèces humaines résultant de la
génération mutuelle..relativement où toutes choses
naissaient pour l'utilité des hommes, c'est un temps qui n'appartient
pas à l'actuelle constitution de la marche du monde..aussi n'y avait-il
point d'animaux sauvages, ni d'animaux se servant les uns des autres de
nourriture ; point de guerre ni absolument point de dissension non plus ».
Autre caractéristique unanimement reconnue à cet âge
d'or,
c'est le rapport simple et direct à Dieu, «
C'était la divinité en personne qui était leur pasteur et
qui présidait à leur vie, ainsi que les hommes à
présent, en tant qu'ils se distinguent par le caractère plus
divin de leur espèce, sont les pasteurs des autres espèces
animales ». A l'inverse de la conception moderne, pour laquelle la vie
politique est une manière authentiquement active et responsable
d'organiser la vie et de manifester la rationalité propre à
l'homme, ici, la spiritualité est suffisante et l'organisation politique
n'est pas nécessaire ; elle apparaîtrait par la suite, au cours de
l'histoire, comme une intervention qui vise à pallier seulement à
une déficience et ne présente pas d'intérêt par
elle-même. Cette évocation d'une période bénie
où l'humanité ne connaissait pas la souffrance est bien
présente dans la littérature gréco-romaine, ce qui atteste
de l'importance de ce thème à cette époque. L'existence
d'une perfection située dans un temps divin exprime la nostalgie d'un
état primitif supposé pleinement heureux ; l'innocence et
l'ignorance des origines sont regrettées, l'homme devenu trop conscient
de lui-même et de l'univers qui l'entoure ne semble plus porté par
la grâce. Il est cependant envisageable que, des causes efficientes et
matérielles se trouvent à l'origine de cet état glorieux
et de sa suite décadente : la béotie, région où vit
Hésiode est frappée par des difficultés économiques
et agricoles et l'on peut ainsi comprendre son récit, comme
24 Paul Masquelier Hésiode et le mythe de
la décadence, la nostalgie des origines
www.thibaultisabel.com.
émanant de la nostalgie d'une époque beaucoup
plus favorable surtout aux poètes. Dans son article Hésiode
et le mythe de la décadence, la nostalgie des origines
(numérique), Paul Masquelier tente une approche moderne du mythe
grâce à un recours à la psychologie des profondeurs :
« Nous vivions autrefois dans la jouissance perpétuelle ; nous
sommes désormais condamnés à l'effort et à la
lutte. Risquons ici une interprétation psychanalytique du mythe :
peut-être est-il possible de voir dans cette chute une symbolisation de
l'expulsion du ventre maternel, dont le psychologue Otto Rank fait le premier
traumatisme de l'enfance. A l'état de bien-être absolu et de
satisfaction de tous les instincts qui caractérise la situation
pré-natale succède en effet celui du labeur et de la frustration
24».
L'utopie peut être vue comme la tentative, le plus
souvent seulement théorique, de ramener cet âge d'or, mais en
même temps, elle peut être aussi la projection d'un futur glorieux,
l'arrivée au « pays où coule le lait et le miel ».
Justement, cette dernière expression, signale que l'imaginaire utopique
puise également ses sources au sein du mythe
judéo-chrétien. Celui-ci se distingue des mythologies
païennes par l'abandon de la conception du temps lié à une
cyclicité récurrente, au profit d'une vision orientée en
faveur d'un avenir messianique et rédempteur, où cesse
définitivement la temporalité ordinaire et le
malheur qui s'y rattache. Cette vision, c'est « l'Alpha et l'Omega »,
la totalité de l'oeuvre divine qui se manifeste et qui chasse l'ancien
monde : « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car le
premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer
n'était plus. Et je vis descendre du ciel, d'auprès de Dieu, la
ville sainte, la nouvelle Jérusalem.. »25. Il est
à remarquer que, l'utopie révolutionnaire se caractérise
aussi par la volonté d'une rénovation intégrale
illustrée par le slogan bien connu de l'Internationale26
« du passé, faisons table rase ». le texte de
l'Apocalypse est sans appel à cet égard et sans
ménagement à l'égard des incroyants et des immoraux qui
seront rejetés définitivement ; l'utopie est un rêve de
pureté absolue qui ne souffre pas le mélange et la contradiction.
Bien que céleste, cette nouvelle Jérusalem offre à voir
des mensurations symboliques dont les nombres et leurs dérivés,
étaient déjà bien présents dans le récit
biblique et l'ésotérisme juif : « elle avait douze portes,
et aux portes douze anges, et des noms écrits, ceux des douze tribus
d'Israël..Il mesura la muraille, et trouva cent quarante- quatre
coudées, mesure d'homme, qui était celle de l'ange
»27.
25 Apocalypse de Jean 21,14 La Bible traduction Louis
Segond, nouvelle édition de Genève 1979.
26 L'Internationnale est un poème composé
par Eugène Pottier en 1871 en pleine commune de Paris à la gloire
du mouvement ouvrier.
27 Apocalypse de Jean 21, 12-17 op cit .
28 François Rabelais Gargantua
ch 57
L'utopie dont nous parle les auteurs renaissants, ne saurait
se défaire de cet héritage, mais va tenter de donner une place
privilégiée à l'homme au sein de son dispositif ; ce n'est
pas que le souci de l'harmonie cosmique en soit absent, nullement, mais l'on
sent bien que l'homme désormais veut décider son sort sans plus
l'abandonner entièrement à la volonté de Dieu. «
Thélème » est le nom de l'abbaye formés de gens
libres et bien nés, ce qui s'interprète ici, comme le primat
d'une volonté supérieure et souveraine de l'homme lui-même,
ce qui ne s'oppose pas dans les faits à la volonté divine . C'est
sa formation et son propre état d'esprit qui déterminent la
capacité à mener un vie libre et enrichissante ; de cette
attitude va dépendre la possibilité d'indépendance de tout
ce petit monde. Mais justement, les membres de cette « utopie »,
représentent une élite, celle qui d'ailleurs se manifeste dans
les milieux humanistes de la Renaissance et dont Rabelais fait ici, le parfait
éloge. La vie de cette commune libre s'adresse aux beaux esprits :
« parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués,
vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un
aiguillon qu'ils appellent honneur qui les pousse toujours à agir
vertueusement et les éloigne du vice »28. Elle illustre
parfaitement le désir de partage et de rencontre des élites
cultivées de l'époque, ce que réussira
à incarner l'Académie platonicienne de Florence.
Mais la fameuse abbaye, ne constitue aucunement un projet politique
structuré, souhaitant donner une orientation particulière par
l'action, à l'ensemble de la société. Cette petite commune
n'a pas de réalité économique et ne peut servir de
modèle pour l'échange et la production de richesses. Elle est
condamnée à rester dépendante d'une macro-économie
et, de ce fait, son existence fragilisée. Ce fameux sens de l'honneur
que Rabelais prête généreusement à ses
thélémites, est-il vraiment à toute épreuve ? Il
est bien difficile de penser que la nature humaine soit fondamentalement bonne
et toujours capable de s'élever au dessus des conflits et
rivalités . La pensée contemporaine, à commencer par les
penseurs du « soupçon »29 ,de la psychanalyse, de
la psychologie évolutionniste, des découvertes récentes de
la neurologie, sont loin de penser qu' une bonne éducation soit toujours
suffisante à canaliser, ou même à sublimer
l'agressivité et les tendances irrationnelles et antisociales. Au
début du XXème siècle, un occultiste anglais du nom
d'Aleister Crowley, a fondé un mouvement thélémite dont la
devise était « Do what you will, that is whole of the Law
»30. Les adeptes de ce mouvement se sont établis
à Cefalù en Sicile, pour y créer une commune
29 Cette expression désigne la plupart du temps, les
penseurs contemporains tels Nietzsche, Marx, Freud, ayant remis en cause la
nature morale et rationnelle de l'homme et mis à jour une
réalité plus décevante. Leur «ancêtre»,
dans ce domaine, est sans conteste, Schopenhauer .
30 La devise complète se traduit exactement par «Fais
ce que voudras, là est toute la loi, l'amour est la loi, l'amour sous la
vonté»
libre qui, par la suite a été interdite par le
gouvernement fasciste. Il est clair que la fameuse devise convenait
parfaitement au « mage » Crowley, dont le comportement extrême
et fantasque ont laissé de lui un souvenir sombre et pour le moins
controversé .
III/2 L'utopie à la Renaissance : rêve
éternel et secret de l'homme
Nous l'avons déjà mentionné, les
idées utopiques surgissant à la Renaissance sont à mettre
en relation avec toutes les peurs et les fantasmes que suscitent la
découverte du nouveau monde. Mais elle se nourrit avant tout et surtout,
du modèle exemplaire que peut constituer la cité antique
idéalisée. Celle-ci est une forme incarnée de
l'archétype cosmique et constitue pour l'homme l'achèvement du
sens de sa destinée terrestre. La vie bonne réalisée au
sein de la Cité par l'individu qui y joue son rôle convenablement,
devient un même temps le marchepied de la réussite du destin
posthume. La célèbre étude de Fustel de Coulanges, La
Cité antique (1864), tend à montrer que celle-ci se fonde
sur la religion des peuples grecs et romains, et du lien qu'elle est
censée établir avec l'invisible. La République de
Platon s'inscrit bien dans cette perspective ; elle constitue le modèle
de l'Intelligible et ce n'est pas tant sa réalisation matérielle
qui
importe, même si elle est est la condition, que la vie
conforme à la vérité qu'elle permet au citoyen qui vit
à l'intérieur de ses murs. Thomas More et Tommaso Campanella vont
s'inspirer directement de cette divine cité platonicienne. Ce
modèle de la République, revient constamment lorsqu'il s'agit de
l'utopie : il en porte les caractéristiques essentielles ; à la
fois l'espoir suscité par le plus haut idéal de justice et le
risque totalitaire qu'il entraîne dans son désir d'absolu et de
perfection. Mais le point de départ sera de réunir politique et
philosophie dans la personne du gouvernant, qui incarnant le principe rationnel
légitime, ne saurait être soumis aux aléas de la doxa
démocratique. Thomas More, dans son Utopie cite de
mémoire approximativement le texte de la République :
«Platon a dit: l'humanité sera heureuse un jour, quand les
philosophes seront rois ou quand les rois seront
philosophes»31. Chaque mouvement utopique pensé ou
esquissé sur le terrain, ne reconnaît pas de vérité
politique comme émanant du peuple ; même s'il en vient à
l'incarner. C'est toujours un principe central qui préside à la
gouvernance et autour duquel tout s'organise : le
«Soleil»32 de Campanella en est l'exemple le plus
évident. Bien entendu, en raison de la
31 Thomas More L'Utopie (1516) , livre premier, p 36
Librio philosophie , La Dispute 1996.
Le texte de Platon, République
V,473,c,d:»A moins que les philosophes ne deviennent rois dans les
Etats, ou que ceux que l'on appelle à présent rois et souverains
ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu'on ne voie
réunies dans le même sujet la puissance politique et la
philosophie...»
32 Ce concept majeur, est l'axe métaphysique de
l'oeuvre intitulée La Cité du Soleil fût traduite
par l'auteur et remise pour la première fois au savant allemand Adami.
D'abord imprimée à francfort en 1623, l'édition
définitive sortie à Paris en 1637.
nature des puissants, ceux-ci ne sont pas, dans la plupart des
cas amateurs de sagesse et leur conversion, pour le moins difficile. La fin de
vie de Platon fût assombrie par plusieurs voyages visant a
«convertir» Denys de Syracuse à la vie philosophique et
à la politique censée en découler. Platon et son
intercesseur auprès du tyran, le neveu de ce dernier, Dion33,
échouèrent dans cette tentative et furent punis pour cette
initiative. Bien que riche d'une grande intensité dramatique, cet
épisode de la vie Platon nous apprend que l'idéal philosophique
se marie difficilement avec le pouvoir, et que Socrate voyait juste en s'en
tenant à courtiser la jeunesse athénienne. Cette sagesse
platonicienne est liée à la notion de justice en tant qu'
harmonie et proportion géométrique ; laquelle tire sa valeur
d'évidence comme expression de la vérité ontologique.
Cette justice sur le plan politique ne peut faire exception, elle doit
être fidèle fidèle avant tout
33 Voir à ce propos : Jean-François Mattéi,
page 55 dans Philosophie Magazine Août 2006, intitulé "La
tentation de Syracuse".
« Vers 388-387, Platon se rend à la cour de Denys Ier
l'Ancien. Le tyran de Syracuse se piquait de philosophie tout en
écoutant, selon la légende, les plaintes des prisonniers, en
collant l'oreille contre un orifice au sommet de la grotte sur laquelle se
trouvait son palais. Platon tente de le convaincre d'instaurer un gouvernement
juste et se lie alors d'amitié avec Dion, cousin et beau-frère de
Denys. L'expérience, infructueuse, dure quelques mois et le tyran
renvoie le philosophe grec en l'embarquant de force sur un navire spartiate. On
dit que le bateau a fait escale à Egine, alliée de Sparte contre
Athènes, et que les Lacédémoniens ont vendu Platon comme
esclave. Le philosophe Anniceris de Cyrène le reconnaît et
l'achète pour lui rendre sa liberté.
En 367, Denys l'Ancien meurt. A la demande de Dion, Platon
revient à Syracuse afin de conseiller Denys II le Jeune qui
accède à la royauté à 30 ans. (...)L'aventure
tourne mal (...) Denys II voit en Dion et Platon des comploteurs. Banni, Dion
se réfugie à Athènes, tandis que Platon est retenu dans la
citadelle de l'île d'Ortygie avant d'être autorisé à
repartir.
Six ans plus tard, Platon entreprend son troisième et
dernier voyage en Sicile sur la promesse de Denys de rappeler Dion de son exil,
mais il ne parvient pas à plaider la cause de son ami. Ce dernier ne
recouvre la liberté que grâce à l'intervention d'Archytas
(penseur, mathématicien et chef d'Etat) qui envoie un navire à
Syracuse. Platon retrouve Dion à Olympie à l'occasion des Jeux,
mais ne se joint pas à son expédition pour détrôner
le tyran. Si Dion réussit à prendre Syracuse, puis à
instaurer un régime aussi tyrannique que le précédent,
l'affaire se termine dans le sang : après trois années de
règne, Dion est assassiné, en 354, par son ami Callippe, un
disciple de Platon. »
34 Platon La République p 262
Flammarion 2004.
à la hiérarchie de l'être ; l'isonomia
démocratique, selon Platon, ne rend pas compte de cette
différenciation essentielle. La structure sociale de la cité
véritable doit être fondée analogiquement sur le
modèle de l'être humain et les différentes parties de
l'âme : la fonction la plus élevée Nous est la
pensée et se trouve dans la tête (dans la Bible et Aristote, la
pensée est associée au coeur), vient ensuite la faculté de
vouloir, Thumos, qui renvoit au coeur, à la poitrine comme lieu
intermédiaire et enfin Epithumia, correspondant à
l'appétence charnelle, au désir d'engendrer et au ventre. Il est
à remarquer que l'âme humaine est composée de ces trois
parties et ne se cantonne pas uniquement dans sa fonction intellective. En ce
sens, le platonisme n'est pas un pur intellectualisme mais une
hiérarchisation harmonieuse des différentes parties de
l'être. L'»utopie» du théoricien des Idées,
consiste à faire correspondre cette structure ontologique avec la
réalité extérieure et sociale, afin que celle-ci en
reçoive la légitimation de la nature même de la
réalité et non d'une quelconque initiative personnelle :
«les classes qui existent dans la Cité sont bien les mêmes
que celles qui existent dans l'âme de chacun pris
individuellement»34. Ainsi, certains êtres humains sont
composés selon une dominante particulière et l'on obtient des
«caractères d'or « que sont les
sages et à qui devrait incomber la fonction gouvernante
; des caractères d'argent dont la volonté et le courage les
prédestine à la fonction guerrière de protection de la
cité et enfin, des «caractères de bronze», propres
à l'activité productive nécessaire à la subsistance
des citoyens. Si l'on en croit la thèse developpée par Georges
Dumézil, la fonction tripartite a été en fait,
l'organisation traditionnelle des sociétés
indo-européennes et n'aurait rien d'utopique ; il va montrer au cours de
ses nombreuses études35, que la société
védique de l'Inde, la société celtique et la Rome antique
sont fondées sur cette hiérarchie. Dumézil souligne que
c'est finalement le grèce ancienne qui offre le moins d'exemples
à l'appui de sa thèse : «La Grèce n'est pas
généreuse envers nos dossiers. M Bernard Sergent a fait un bilan
critique des expressions de la structure des trois fonctions, la plupart du
temps isolées, en voie de fossilisation, qu'on a proposé d'y
reconnaître : c'est peu de choses comparées aux richesses
qu'offrent l'Inde et l'Italie»36. La cité idéale
conçue par Platon ne serait, dans cette perspective, pas la pure
création du génie philosophique de son auteur, lequel releverait
de l'aptitude à percevoir les formes intelligibles ; mais au contraire,
le maître
35 Georges Dumézil Le Festin d'immortalité
thèse publiée en 1928, et surtout son oeuvre majeure
Mythe et Epopée dont la première partie,
L'Idéologie des trois fonctions dans les épopées des
peuples indo-européens Gallimard 1968.
36 Georges Dumézil L'oubli de l'homme et l'honneur des
dieux et autres essais. Vingt cinq esqisses de mythologie p13 Gallimard
(bulletin des sciences humaines) 1985.
de l'Académie, tenterait de poursuivre un vieux
rêve conservateur : rendre à la Grèce le gouvernement
fondé sur la hiérarchie naturelle que les gouvernements des
peuples indo-européens incarnent depuis la plus haute antiquité :
«Il est probable que les trois classes de la République
idéale de Platon, les philosophes qui gouvernent , les guerriers qui
défendent , le tiers état qui crée la richesse avec tous
leurs harmoniques moraux et philosophiques, si proches parfois des
spéculations indiennes, ont été inspirées en partie
des traditions ioniennes , en partie de ce qu'on savait en Grèce des
doctrines de l'Iran, en partie d'enseignements dits pythagoriciens qui
remontaient sans doute eux-même fort loin dans le passé
héllénique et préhellénique»37.
L'autochtonie joue un rôle majeur comme lien entre le sol et la culture
à plusieurs reprises chez Platon ; la Cité est issue de son
territoire.
Mais les systèmes utopiques qui ont marqué la
Renaissance, ceux de More et Campanella, s'ils s'inspirent de Platon, ce n'est
pas pour le reprendre à la lettre, et notamment, le modèle
tri-fonctionnel, tant métaphysique que pratique, n'apparaît pas
chez eux. En revanche, le partage et l'égalité de tous les
citoyens, tant ceux de la République, que les Utopiens et les Solariens
est une donnée de base incontournable de ces
37 Georges Dumézil mythes et dieux des
indo-européens p 92 champs Flammarion 1992.
38 Thomas More L'Utopie p 47 op cit .
39 Aristote Ethique de Nicomaque LVIII l'amitié
ch 1 p 208 Garnier Flammarion 1965.
sociétés. Le magistrat anglais semble si
assuré sur cette question qu'il dit plus loins que Platon n'aurait pas
souhaité établir des lois pour une société qui
n'appliquerait pas ce principe qui doit constituer le fondement de la justice :
«Ce grand génie avait aisément prévu que le seul
moyen d'organiser le bonheur public , c'était l'application du principe
de l'égalité. Or l'égalité est, je crois impossible
, dans un Etat où la possesssion est solitaire et absolue ;.. et la
richesse nationale , quelque grande qu'elle soit , finit par tomber en la
possession d'un petit nombre d'individus qui ne laissent aux autres
qu'indigence et misère»38. Faut-il chercher en amont des
qualités particulières aux Utopiens, fruits de leur nature
intrinséquement bonne, et qui rendrait possible l'établissement
d'un tel système? Est-ce à dire que ces hommes ont rejoint
l'idéal de l'Amitié si cher à Aristote? ; idéal de
perfection et de liberté vertueuse qui lui fait dire : «D'ailleurs,
si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient
nullement besoin de la justice ; ..» 39 Thomas More propose en
fait une version plus pratique du sujet ; si la bienveillance à
l'égard de tous est bien réelle, c'est plutôt en vertu du
«miracle économique» : «l'abondance étant
extrême en toute chose, on ne craint pas que quelqu'un demande au
delà de son besoin. En effet, pourquoi celui qui a la certitude de ne
jamais manquer de rien
chercherait-il à posséder plus qu'il ne
faut?L'égalité Utopienne requiert ainsi deux choses : un principe
établi par la loi et l'abondance économique ; ces conditions
certes difficiles à obtenir, ne sont pas a priori inatteignables. De
surcroît, More signale que l'Utopien n'est pas non plus aveuglé
par l'orgueuil. Bien plus, la loi du marché, le gain et les richesses,
tout cela ne représente rien pour lui ; l'or et les choses
précieuses sont utilisés comme les plus banals des
matériaux. Aristote dénonce aussi la chrématistique comme
un état d'esprit pervers qui condamne la cité à perdre son
autonomie. A ce titre, et en accord avec les philosophes, il semble bien que
Thomas More s'emploie à prendre le contre-pied de son époque : en
effet, le grand capitalisme européen est en plein essor et les espagnols
procèdent au pillage systématique de l'or sud-américain.
Les écrivains et artistes de l'utopie40 ont presque toujours
par la suite, remis en question la vision de l'économie de
marché, la montrant comme brutale, indigne de l'homme civilisé et
finalement à l'origine de biens des maux, la conception collectiviste
semblant aller de soi41 . Rousseau fera reposer son
40 Le courant socialiste utopique dont les représentants
les plus fameux furent Saint -Simon, Charles Fourier, Robert Owen.
41 Bachofen et Engels à sa suite, verront dans une
société matriarcale l'origine du communisme primitif. J. J.
Bachofen, Le Droit Maternel, recherche sur la gynécocratie de
l'Antiquité dans sa nature religieuse et juridique
Engels , L'origine de la famille, de la propriété
privée et de l'État (1884)
Discours sur l'origine des inégalités
(1752-55) sur l'acte d'appropriation ; ( L'histoire nous a montré
que rien n'est moins sûr : la propriété privée de
fait, l'accaparement par la force des biens et des personnes, remonte à
la plus haute antiquité et faire «table rase», exigerait un
renversement d'une violence extrême, telles que les
sociétés communistes du XXième siècle en ont fait
subir à leur population). Si sous cet aspect, historique et pratique, la
propriété privée semble bien consubstantielle à
l'homme et à son devenir, en revanche, la mise en commun des biens
pourrait bien constituer, pour la philosophie, une «expérience de
pensée» de la plus haute importance ; justement , le socialisme
utopique préconise une diffusion de son modèle sans
révolution politique violente, et en ce sens les fictions utopistes des
penseurs renaissants en constituent une première. On ne peut dire
«précurseurs» car il n'existe pas de véritable
filiation dans le domaine de la pensée de l'utopie ; celle-ci est
toujours un retourt au point
de départ, avec l'espoir qu'il suscite. D'ailleurs,
l'utopie n'est pas forcément derrière nous, La
préservation de la santé écologique planétaire
pourrait tout à fait nous contraindre à des pratiques collectives
imposées parce que devenues nécessaires par souci de
sobriété. Mais c'est aussi et
surtout donner à l'homme la possibilité de se
penser comme perfectible et placer son éducation au centre de sa vie.
L'éducation n'est pas séparable du travail dans le système
que propose More ; là aussi, les citoyens sont égaux face
à la tâche qui les rend autonome eu égard à
l'extérieur, capables de vivre en autarcie. C'est grâce à
un service obligatoire pour tous comme travailleur agricole que L'Utopien
parvient à ne manquer de rien. Pierre Gilles qui est celui qui
questionne Raphaël Hythloday, le découvreur de L'Utopie dans le
dialogue de la première partie du livre, semble bien complétement
empéché de croire qu'une économie de subsistance puisse en
même temps produire l'abondance et la satisfaction de tous. La Terre est
propriété commune et travaillée en commun et
équitablement : « Chaque année , vingt cultivateurs de
chaque famille retournent à la ville ; ce sont ceux qui ont fini leurs
deux ans de service agricole. Ils sont remplacés par vingt individus qui
n'ont pas encore servi». Si certains sont libres de se consacrer par
goût à l'agriculture, le roulement prévu est fait pour
répartir équitablement la pénibilité du travail.
Sur ce point , l' Utopie de More est tout à fait novatrice (certains
esclaves sont conservés néanmoins! «uniquement ceux pris les
armes à la main») : tout d'abord le travail agricole y est
valorisé ; il constitue la base d'une société
équilibrée, où toute la pénibilité ne repose
pas seulement sur les mêmes. A l'instar du
42 On retrouve ici l'idée platonicienne selon laquelle le
modèle de la Cité idéale vaut pur le but spirituel qu'il
vise et non comme réalisation «terrestre».
Kibboutz contemporain, on tâche de réduire le
clivage entre intellectuels et manuels, par l'instauration de ce service rurale
obligatoire. Mais surtout, c'est le travail lui-même qui acquiert ses
lettres de noblesse dans ce système et, s'il parvient plus vite que dans
une société ordinaire à parfaitement remplir son office,
c'est que la communauté n'est pas parasitée par des oisifs : ici,
le clergé et la noblesse sont expréssément
mentionnés et tout le personnel attenant. On voit poindre
déjà des idées révolutionnaires précises. Le
libre commerce engendre les marchandises inutiles alors qu'un modèle
juste se crée en fonction des besoins réels et More voit dans la
planification, une solution aux problèmes économiques : « Le
but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de
la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le
plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude
du corps, cultiver librement son esprit, développer ses
facultés intellectuelles par l'étude des sciences et des
lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le
vrai bonheur»42. Il existe tout de même une classe de
lettrés qui, une fois choisis, doivent prouver leur valeur sous peine
d'être «retrogradés». Mais cette belle
exemplarité citoyenne va se payer très cher en termes de
liberté : plus que par des lois
43 Philippe Bénéton Lettre inédite de
More à Machiavel , Michel Boyancé Autour de Thomas More
l'Harmattan 2006 (version numérique)
respectées, utiles pour la limitation reciproquement
avantageuse pour
chacun des initiatives individuelles, la vie de l'Utopien
s'avère complétement encadrée. Il eut été
rassurant d'apprendre, grâce à cette soi-disant lettre
inédite43 de More à l'adresse de Machiavel, que
celui-ci a d'abord et avant tout élaborée une fiction, presque
une pure fantaisie afin justement de provoquer les réactions, de faire
soi-même l'éxpérience de l'« impensable». L'usage
de l'ironie n'est-elle pas un outil précieux? La feinte et la
quasi-tromperie peuvent certainement apporter beaucoup à la
pensée à condition d'avoir un certain sens de l'humour dont la
subtilité seule est capable de mettre à jour certaines choses ;
en particulier lorsque l'esprit de sérieux et la rigueur
méthodique ne nous permettent plus d'avancer, il faut oser les paradoxes
et le double-langage. Le lecteur moderne ne peut que s'offusquer ou rire tant
la prise en charge des individus semble complète, nul doute que more
exagère volontairement : taille des villes et des populations soumises
à des règles strictes, droit de circulation, service et
corvées obligatoires dans l'agriculture, uniformes de travail et
costumes de détente, punition de l'adultère par l'esclavage et
mort en cas de récidive!! Il semble même que l'on soit tenu de
garder le sourire et d'apprécier hautement cette perfection
communautaire. La liberté de penser et de
croire semble y être acquise, mais en
réalité, elle n'est pas vraiment complète et
l'athéisme n'y est pas reconnu. Les Utopiens, bien que libres de toute
forme d'adoration imposée, finissent par se rallier à une forme
de religion naturelle et conforme à une certaine exigence de
rationalité : ils adhèrent à l'immortalité de
l'âme, la notion de Providence et la tolérance à
l'égard des opinions différentes ; beaucoup ayant entendu parler
du Christ se sont convertis. Ironie du sort, c'est précisement
l'intrigue et la mesquinerie autour du religieux et du pouvoir, qui condamnera
Thomas More à la décapitation44. Il nous faut retenir
que, L'Utopie est moderne dans le sens où commence à se faire
jour, malgré tout, la nécessité d'une liberté
d'opinion et de culte, pour l'ndividu (ici un groupe restreint) de
réfléchir et de se forger la vision du monde qui lui correspond,
bien qu'elle aboutisse immanquablement, dans ce cas, à une forme de
religion naturelle approuvée par la raison et favorable à la
communauté ; il s'agit d'un immense progrès sur la voie des
lumières de l'entendement et malheureusement, l'époque qui va
suivre sera marquée par la violence, l'arbitraire et le
fanatisme45 : « Les religions, en Utopie, varient non seulement
d'une province à l'autre , mais encore dans les murs de chaque
44 Il ne reconnaît pas vraiment le schisme anglican
provoqué par Henri VIII, lequel vise à lui permettre de
répudier Catherine d'Aragon afin d'épouser Ann Boleyn. En vertu
de son attachement à la Reine, il refuse d'assister au couronnement
d'Ann et ne reconnaît pas sa succession.
45 Le Royaume de France sera en proie à huit guerres
civiles sur une période de quarante ans et sera le théâtre
d'affrontement entre factions aristocratiques rivales jusqu'à la
signature de l'édit de Nantes en 1598.
46 Thomas More L'Utopie op cit p
109.
ville en particulier ..néanmoins , la plus grande
partie des habitants , qui est aussi la plus sage, rejette ces
indolâtries, et reconnaît un seul Dieu, éternel immense,
inconnu , inexplicable , au dessus des perceptions de l'esprit humain,
remplissant le monde entier de sa toute puissance et non de son étendue
corporelle»46. Le second point issu de l'humanisme et mis en
valeur ici, est la grande importance accordée à
l'éducation. Il s'agit certainement de voir dans ce texte, la prise de
conscience par l'homme de la valeur indispensable et fondamentale du rôle
de l'éducation dans sa vie ; elle s'effectue en continue et apprendre
constitue la chose la plus attrayante et enrichissante qui soit. Enfin, ce qui
diffère d'avec un rationalisme classique, c'est que la part
accordée au plaisir y est fondamentale, justifiée par une forme
élargie d'épicurisme : le plaisir est à la base de la vie
et en constitue la véritable expression en tant qu'il est authentique et
pourvoyeur du bien inestimable que constitue la bonne santé : «Ils
entretiennent et cultivent volontiers la beauté, la vigueur,
l'agilité du corps, ces dons les plus agréables et les plus
heureux de la nature..fuir la volupté qui empêche de jouir
d'une volupté plus grande, ou qui est suivie de quelque douleur».
Les plaisirs de l'esprit restent les plus recherchés et les mieux
considérés, des cours sont donnés par une sorte
d'éducation populaire permanente.
47 Père Patrick de Laubier Autour de Thomas More
op cit p 46 (version numérique)
L'effort ascétique, en revanche, y apparaît
dommageable car contre-nature. Ceci dit, les institutions Utopiennes, à
l'instar de toutes celles qui ont voulu «forcer» le bonheur de
l'homme, l'imposer un nom d'un idéal supérieur , finissent par
produire les régimes les plus autoritaires et liberticides qui soient.
Tous les totalitarismes du XXème siècle ont basé leur
propagande sur la venue d'un homme nouveau, et ont eu recours aux plus grandes
violences afin que leur idéal s'incarne coûte que coûte dans
la «chair» de la réalité. Le risque encouru par cette
forme d'idéalisme politique, c'est le triomphe de de l'idéologie
abstraite au détriment de la vraie vie individuelle : «Aristote, le
meilleur critique de Platon, montra les contradictions d'un idéal de
cité qui visait au bonheur de la cité en général en
oubliant celui de chaque citoyen, en absolutisant l'idée d'unité
du tout au dépens des parties qui le composent»47. C'est
finalement dans la doctrine sociale de l'Eglise que, l'Utopie de
Thomas More, a reçu une certaine forme de consécration par
l'entremise de Jean Paul II, l'ayant déclaré saint patron des
gouvernants et des hommes politiques et qui lui reconnaît
l'établissement d'une harmonie entre le naturel et le surnaturel dans
cette oeuvre teintée d'humour. Aurait-il reçu cet honneur s'il
n'était mort en fidèle défenseur de l'Eglise?
III/3 Le Métaphysicien contre le Prince
l' Utopie de More partage des choses essentielles
avec la Cité du soleil de Campanella ; la communauté des
biens, l'amour du travail valorisé en tant que tel et comme service
à l'ensemble dans un dessein plus vaste, le mépris de
l'oisiveté. La société utopique de Campanella bien que
tardive, reste néanmoins parfaitement une oeuvre de la Renaissance en ce
qu'elle parachève et complète le modèle
épistémique que nous avons abondamment rencontré
précédemment. La réflexion du dominicain est bien à
l'image de ces aventuriers de l'esprit dont le caractère brillant,
dérangeant toute l'institution, à l'héroïsme parfait,
celui qui préfère la mort à la dénégation de
soi et qui réflète toute la grandeur d'une pensée
philosophique exprimant l'essence et la destinée unique de l'homme.
Ainsi, le modèle utopique recherché est la projection d'une image
idéale de soi, de l'homme et de son rapport au monde. La Cité
du Soleil est issue d'une métaphysique hermétique qui se
veut d'être la clé d'accès à la lecture du Livre de
la Nature. Cette conception philosophique constitue véritablement une
coupure radicale d'avec la scolastique livresque et la répétition
d'Aristote ; il s'agit plutôt d'accéder directement à la
substance du monde grâce à une théorie de la connaissance
qui le rende possible. L' hermétisme en vogue à la Renaissance
est répandu tant chez l'érudit que chez l'homme
48 Thommaso Campanella Philosophia sensibus demonstrata
p 323 (citation de Marsile Ficin), in Thommaso Campanella le livre et
le corps de la nature Germana Ernst, Paris Les Belles Lettres 2007.
du peuple en particulier grâce à la
proximité, la familiarité que chacun ressent à
l'égard de la théorie des signatures. Que l'univers soit
«à portée de main», car fondamentalement,
essentiellement la même chose que nous-même, cela Campanella l' a
retenu très tôt, et sa légende veut que sa scolarité
se soit déroulée en écoutant à la porte des
classes, lui dont la basse condition ne lui en permettait pas la
fréquentation normale. Cette conviction marquée en faveur des
ressources de l'esprit humain, jalonne l'histoire d'un homme dont la
destinée spirituelle l'a conduit à la confrontation
d'épreuves difficiles. Le premier ouvrage de Tommaso Campanella, le
Philosophia sensibus demonstrata (1591), cite Ficin , qui lui aussi,
établit un lien étroit entre l'élaboration
métaphysique et l'âme du monde : « De l'âme du monde
sort donc sans cesse en quantité une sorte d'esprit animal, sorte de
prolongement de la vie intérieure ; il s'agit d'un feu, et presque d'une
lumière animale tendue vers la dimension,..48» Cette
philosophie spirituelle se distingue de celle qui lui fera suite ; le
modèle mathématico-logique de Descartes, puis Leibniz,
s'écarte de la métaphysique comme métaphore vivante de
l'âme du monde. En cette fin de Renaissance, Campanella devient
emblématique de cette période, où le philosophe-artiste
risque sa vie sur les chemins de la vie et de la pensée,
49 Thommaso Campanella Poésie p
44, cité par Germana Ernst Thommaso Campanella
..op cit p 19.
certain d'être porteur d'une grandeur d'âme en
résonance avec celle du monde. A l'instar de Bruno, son illustre
«prédécesseur», Campanella s'intéresse de
près a Telesio, à l'interprétation de Livre de la Nature.
Le sensualisme de Tommaso n'est pas encore de l'empirisme moderne, loin s'en
faut. C'est évidemment pour mieux comprendre l'action divine qu' il faut
étudier la nature d'après elle-même et non selon
l'autorité de livres autorisés d'après la tradition
médiévale. Mais l'évolution spirituelle de Campanella va
le conduire au seuil de la prophétie ; l'étude des
mystères de la vie fait apparaître une convergence entre les
révélations scripturales bibliques, les signes célestes
montrant la volonté divine, et les analogies présentes dans les
différents éléments qui composent la nature : «le
monde est le livre où l'intelligence Éternelle écrivit ses
propres concepts, et le temple vivant qu'elle orna de bas en haut de statues
vivantes en y peignant ses gestes et son propre exemple»49.
L'aspect multiforme de la connaissance rencontrée chez ce moine
dominicain, l'assurance d'un savoir qui dépasse l'approche classique, la
caractère insatiable de ce besoin d'étudier vont condamner ce
personnage à un rejet et une mise à l'écart
fréquents : «En Mai (1592), Campanella est incarcéré
au couvent de San Domenico ; il est accusé de devoir son savoir
exceptionnel à un démon
50 Germana Ernst Thommaso Campanella op
cit p 36.
51 Ibid p 110.
familier et de s'être moqué des excommunications,
mais ce dont il est véritablement accusé, comme le
démontrera aussi l'acte de condamnation, c'est d'adhérer à
la doctrine de Télésio»50. Les thèses de
celui-ci seront examinées par le Saint Office et son De natura rerum
fût mis à l'index en 1593 . La description d'une
théorie de la connaissance sensualiste et vitaliste n'est pas conforme
au «dogme» aristotélicien ; en effet, le corps humain s'y
montre parcouru par un souffle vital animateur des différentes fonctions
corporelles, à la fois motrices et cognitives, partant du cerveau et se
ramifiant dans tout l'organisme par l'entremise des nerfs. L'élaboration
d'une science naturelle est cependant dépassée par l'oeuvre
«prophétique» du jeune dominicain dont la verve le conduit
à prêcher un réveil spirituel et une remise en cause de ce
qui concerne les points de la dogmatique. Il se veut interprète
fidèle d'un christianisme authentiquement spirituel et dont les
sacrements ne sont pas l'essentiel : «Selon ces témoignages, les
sacrements pour Campanella, «n'ont pas été enseigné
par le Christ», mais ils ont été institués par raison
d'État, c'est à dire pour entretenir la peur et la soumission des
peuples : l'eucharistie en particulier est «une bagatelle et c'est folie
que d'y croire»..51 Sur ce point, et nous y reviendrons, il
peut sembler surprenant, à première vue, de constater que le
52 Han -Fei (IIIè siècle avant), Le Tao
du Prince traduit et présenté par Jean Lévi
p 24 ,points sagesses Seuil 1999.
philosophe mystique rejoigne ici les positions
machiavéliennes sur la religion comme subordonnée à
l'exercice du pouvoir. Ceci dit, l'affaire n'est pas nouvelle et l'on peut
remarquer que dans un ancien traité chinois, Han-Fei Tse ou Le Tao
du Prince, la gouvernance se fonde sur le détachement taoïste
qui fait dire à Lao-Tseu dans son Livre de la voie et de la vertu :
« le Ciel est inhumain : il traite les hommes comme chiens de paille,
le saint est inhumain il traite les hommes comme chiens de
paille»52. Campanella ne va pas aussi loin dans
l'anti-humanisme, la religion reste néanmoins un moyen de
«dresser» le peuple. Ceci dit, si ces discours provoquent
indirectement le soulèvement des moines calabrais pour une plus grande
justice, son intention n'a jamais été la destitution du Roi
d'Espagne et il restera toujours fidèle à l'incarnation du
pouvoir par une figure tutélaire à l'image du principe divin.
Selon ses dires, il ne souhaitait pas pour lui-même le pouvoir mais
préparer un république universelle dont tout le mode aurait pu en
être bénéficiaire, tant les principaux gouvernants que le
peuple lui-même. Thommaso Campanella reconnaît et encourage
l'action humaine opportune mais il l'appelle prudence car celle-ci trouve son
fondement dans la volonté céleste et divine : «S'il est vrai
que toutes les choses sont dirigées par la prudence humaine, cause
connexe
au destin (il met en accord une infinité de causes
concomitantes agissant en vertu de la première, ou, plus exactement, il
en est constitué), c'est l'empire qui a le plus grand besoin de cette
vertu, car elle régit le monde entier et Dieu l'a semée
partout,..»53. L'action machiavélienne serait-elle
totalement à l'opposé de cet ordre du monde ? Si cet ordre
ressemble au cosmos antique, alors l'action machiavélienne s'en montre
respectueux : «Telle est la marche de la fortune : quand elle veut
conduire un grand projet à bien, elle choisit un homme d'un esprit et
d'une valeur assez grands pour savoir profiter de l'occasion qu'elle lui
présente»54. L'étude de Pascal Bouvier met en
présence deux thèses différentes : celle de Anthony J
Parel55 qui soutient la proximité de la pensée de
Machiavel avec la cyclologie propre au cosmos antique : ici, bien entendu, il
s'agit de l'anacyclose56 appliquée aux affaires humaines de
l'historien grec Polybe (IIème av ),(même si machiavel ne le cite
pas expressément, il expose ce point de vue dans ses Discours sur la
première décade de Tite Live), qui prévoit une
décadence naturelle et inévitable de la forme de gouvernance ;
d'une monarchie reposant sur la vertu du souverain, il se produit une
dégénérescence en tyrannie, laquelle sera
contrebalancée par une élite qui
53 Thommaso Campanella Monarchie d'Espagne et Monarchie de
France p 5 Puf 1997 cité par Pascal Bouvier Machiavel ou
Campanella, une alternative moderne p 166 L'harmattan 2007.
54 Nicolas Machiavel Discours sur le première
décade de Tite-Live (Livre II, ch XXIX ); Dossier les clés
de l'oeuvre Le Prince classiques Pocket 1998.
55 Anthony J Parel The Machiavelian cosmos p 28 Yale
University press 1992, cité par Pascal Bouvier op cit p 127.
56 Terme propre à l'astronomie et qui désigne le
retour des astres à leur position intiale.
formera l'aristocratie dont le pendant négatif devient
l'oligarchie, logiquement renversée par la démocratie qui
à son tour dérive en ochlocratie ; un homme providentiel,
finalement, ramènera le cycle à son origine. Machiavel se
révèle bien un partisan conservateur de l'ordre ancien ; le
retour à l'origine est salutaire tant sur le plan de la santé du
corps que celle de l'État : «Ainsi le retour au bien, dans une
république dépend d'un homme ou d'une loi. Celles dont les
Romains se servirent pour ramener la république à son principe
..il faut un homme vertueux qui puisse opposer son courage à la
puissance des transgresseurs ..et s'il ne survient pas un
événement qui renouvelle le souvenir de la punition et remplisse
les esprits d'une terreur salutaire, il se trouve bientôt tant de
coupables qu'on ne peut plus les punir sans danger.»57 . Cela
dit, cette harmonisation possible et souhaitable de l'individuel avec le
collectif selon des cycles et des humeurs changeants s'opposent tout à
fait à la notion de la liberté chrétienne et d'une
Providence divine éclairante conforme au monothéisme
judéo-chrétien. Cela fait fait de Machiavel un païen proche
de la cité antique et de ses dieux, avec leurs initiatives et leurs
caprices, venant conforter in fine la religion astrale ancienne si
emblématique des croyances renaissantes. En revanche, Miguel E
Vatter58, en cela beaucoup
57 Nicolas Machiavel Discours sur le première
décade de Tite-Live (1512-1517) Livre III, ch premier ; Dossier les
clés de l'oeuvre Le Prince classiques Pocket 1998.
58 Miguel E Vatter Between form and event ,Machiavelli's
theory of political freedomDordrecht Boston-Londres ,
plus proche de l'interprétation classique, voit dans la
conception machiavélienne de l'action, justement une figure capitale de
l'avénement de la modernité : «Machiavel serait à la
source de la modernité : en faisant de l'histoire un effet de l'action
libre, un nouveau statut serait donné à la liberté en
accordant un privilège à
l'événement..»59. N'est-il pas
célèbre en effet pour avoir, contre la tradition philosophique de
la tempérance, préféré l'audace à la sage
retenue : «Je pense assurément ceci :qu'il vaut mieux être
impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et il est
nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre et de la
frapper»60. Campanella de son côté se montre lui
aussi, à sa façon, déterminé à favoriser
l'initiative humaine et la valeur de son action ; même s'il
établit clairement la distinction entre la fortune et l'astuce, l'une
étant nécessité d'agir d'agir conformément à
la volonté divine, l'autre n'étant que l'intérêt
humain visé à court terme, il n'en reste pas moins que la fortune
peut commander à des actions d'une grande violence et sur ce point , il
n'a rien à envier à Machiavel : la domination d'un pays
étranger impliquant soit sa destruction soit son occupation. Germana
Ernst nous signale dans l'ouvrage déjà mentionné que,
Campanella rappelle souvent cet épisode
Kluwer 2000.
59 Pascal Bouvier Machiavel ou Campanella op cit p
132.
60 Nicolas Machiavel Le Prince (1513) ,classiques Pocket
1998, ch 25 p 121.
61 Germana Ernst Thommaso Campanella op cit, p 133 note
56.
62 Ibid p 134.
justement tiré du Prince61.
Cependant, il faudrait comparer cette forme d'intervention violente avec
les feux et les tempêtes qui vont permettre à la nature de se
renouveler, et la politique pour cet idéaliste, n'est autre que
l'expression visible de l'action divine sur le plan de l'organisation humaine
vue comme un prolongement de la Nature, «l'art intrinsèque de
Dieu» selon l'expression de Germana Ernst62. La guerre peut se
justifier pour des raisons morales et religieuses chez Campanella alors qhe
pour More , elle peut aussi servir à assurer le libre commerce. Mais le
projet utopique jalonnant la fin de la renaissance et le début de
l'âge baroque, vient signifier justement une opposition franche au
réalisme des politiques menées par les puissants. Avec Machiavel
naît cette tendance qui deviendra une constante ; justifier la main basse
sur la cité d'un pouvoir absolu au nom de la raison d'État :
«Mais tandis qu'historiographes et penseurs politiques au service du
pouvoir disputent dans de nombreux traités, de l'Etat réel
(désormais plutôt monarchique que républicain), qu'ils en
définissent les institutions et le fonctionnement afin d'en assurer la
légitimité et la conservation, un groupe disparate d'esprits
«malcontents» et marginaux pose d'emblée le refus de la
réalité politique ambiante, avec
ses violences son cynisme, ses abus de pouvoir, ses
injustices
économiques et sociales et bientôt son dogmatisme
intolérant»63. La violence ne peut pas du tout
être une façon de gouverner ; les actes d'interventions
forcées n'ont rien de désirables ou de légitimes et
interviennent juste comme des purgatifs afin de rendre la santé au
pouvoir politique dont la constitution et l'exercice sont dans le prolongement
de la nature et peuvent se comparer au corps humain : «Le prince
suprême sacré est la tête où réside d'abord
l'âme, et d'où les esprits, les veines, les nerfs et les
artères tirent leur origine ..»64. A ce schéma
céphalocentrique, répond le métaphysicien de la
Cité du soleil, et comme la direction du corps ne saurait
être partagée sans encombre, il en va de même pour
l'exercice du pouvoir qui doit ainsi s'incarner sous la forme d'une
théocratie en la personne du pape réunissant à la fois les
pouvoirs temporels et spirituels. Ce souverain, véritable vicaire de
dieu sur Terre, doit s'élever au dessus de la mêlée afin de
pouvoir diriger et soutenir ses sujets. A ce moment là, le royaume de
Dieu pourra se réaliser en cet âge d'or ; déjà
Campanella, sur ce chemin avait été précédé
par un compatriote calabrais, lui aussi prophète d'un âge
meilleur, où le sermon sur la montagne deviendrait la chose
commune ; il s'agit de l'âge de l'esprit annoncé par Joachim de
Flore au XIIème siècle. L'aspect eschatologique de leurs
écrits respectifs les
63 Adelin Charles Fiorato La Cité heureuse , l'utopie
italienne de la Renaissance à l'âge baroque, introduction p13
L'harmattan 2001.
64 Thommaso Campanella Monarchie du Messie (1606) p
54-55 cité par germana Ernst op cit p 209.
réunit ; la conviction qu'il existe une destinée
toute particulière de la chrétienté y compris ici-bas et
que seule une lecture cachée, dans le Livre de la Nature dans le cas de
Campanella, dans l'Écriture surtout pour de Flore, peut
révéler la teneur particulière des
événements à venir pour l'humanité. Le nombres ont
un sens spécial pour les deux penseurs, en particulier le sept. La
Cité du Soleil, du natif de Stilo, est, à l'image des
sphères planétaires, entourée de sept cercles
concentriques. Cette Cité se pose dés lors comme un microcosme
idéal, une image symbolique parfaite de l'infini se reflétant
pour l'homme, comme un témoignage d'alliance avec le monde divin. Mais
comme dans le cas de l' Utopie de More, elle comporte une organisation
qui, bien que révolutionnaire, ne s'en montre pas moins tout aussi
concrète, et pour le moins fort semblable dans ses aspects les plus
essentiels pour l'homme. L'utopie se construit aussi en réaction avec
cette valorisation de l'individu au dessus de la masse, l'érudit, le
condottiere, l'artiste et qui plaisait tant à Nietzsche. Ainsi, beaucoup
plus qu'une réflexion politique à proprement parler, elle
relève plus largement de tout un mouvement social qui commence à
se dessiner et qui va se poursuivre tout au long de l'histoire
européenne. Par rapport à la société civile
véritable et corrompue, l'Utopie ne peut se développer
qu'à l'écart, sorte d'expérience pilote qui agira en son
temps sur le monde, mais qu'il
convient d'abord de soustraire aux mauvaises influences. Si
elle suscite l'espoir, elle évoque également la nostalgie de
l'état animal, la perfection fonctionnelle de la ruche et de la
fourmilière. Ce modèle chez l'homme n'est cependant pas garanti
par un instinct, et ce qui vient y suppléer c'est un forme
d'hyper-rationalisation ; les réglementations implacables dans tous les
domaines ne laissant rien au hasard. Campanella s'étonne que nous
mettions tant de soins à l'amélioration des éspèces
animales qui nous intéressent sans songer à le faire pour
l'homme. Cet eugénisme déclaré constitue
véritablement le triomphe du modèle collectif au détriment
des particularités individuelles. On peut s'en indigner mais il faut
savoir qu'il a été une constante à travers l'histoire
depuis Sparte jusqu'à la gestion des ressources humaines dans la
Suède encore récemment en passant par l'idéologie nazie ;
la politique de l'enfant unique chinois n'est pas directement eugéniste
mais elle vise un contrôle de la démographie. Là encore,
les utopistes renaissants, comme en témoigne des auteurs italiens moins
connus que Campanella tels Zuccolo et Agostini, se montrent d'ardents
défenseurs de la planification collective qui vient prendre le contre
pied du nouveau modèle montant : l'entrepreneur capitaliste. Il semble
bien que l'ultra réglementation de la Cité du soleil, signifie la
défiance à l'égard d'un système qui prétend
que le «laisser-faire»(qui est en
65 Thommaso Campanella La Cité du Soleil
trad Arnaud Tripet, intro , edit et notes Luigi Firpo, Librairie
Droz Genève 2000.
fait largement un conservatisme) suffit aux besoins de la
société. La cité radieuse est gouvernée par la
majesté d'un Soleil-Principe qui ordonne les choses à partir d'un
archétype idéal. Un mode ainsi dirigé, résout assez
facilement le problème économique en égalisant tous les
niveaux de vie et les besoins ; si le solarien est rentable c'est qu'il
n'entretient pas de désirs superflus, et s'il en est ainsi, c'est
parcequ'il vise avant tout à vivre pour développer la
connaissance. Vivre dans la cité du Soleil, c'est exister sous le
patronnage du Métaphysicien décrit comme quasiment omniscient et
la Connaissance elle-même s'expose sur les murs de la cité. La
pédagogie solarienne dépasse tout ce qui s'est fait jusque
là et tranche résolument avec tout apprentissage redondant et
laborieux : «Il ya en outre, des maîtres qui enseignent ces
disciplines, et les enfants tout en jouant, ont tout appris d'une façon
historique, sans peinr avant d'avoir atteint dix ans»65. Nous
pourrions preque dire que être c'est connaître là bas et
qu'il suffit de participer pour savoir tout ce qui nous intéresse : de
arts et métiers à la vie et la place des grands prophètes
de l'humanité, sans oublier les nouvelles importantes du monde
extérieurs rapportés par des émissaires et bien sûr,
toutes les connaissances relatives aux choses naturelles. Ce qu'il convient
sûrement de retenir de l'utopie pensée par le dominicain de
calabre, c'est
justement ce projet pédagogique qui met en avant
particulièrement bien la perfectibilité de l'homme, car pour le
reste, il nous faut constater que la révolye utopique, comme tout projet
pronant le renversement complet du système établi, se heurte
immanquablement à la force des réalités incontournables.
Campanella a payé très cher sa participation à la
révolte calabraise par les mauvais traitements et une
incarcération prolongée. L'histoire du royaume de
Naples66, nous apprend qu'il est parfois
considéré comme le messie par ses adeptes ; faute de n'avoir pu
établir le «Royaume sur Terre», Campanella s'est
contenté de réaliser le miracle de sa survie dûe aux
«pouvoirs» de la Foi.
Conclusion.
En revanche, le projet éducatif ébauché
par les fictions utopiques est suivi par une réalité sociale qui
admet et reconnaît les vertus de l'humanisme. Cela finalement aboutira,
comme aujourd'hui à la prise de conscience que le niveau d'instuction
d'une population est fondamentale pour son développement
économique et sociale ainsi que pour sa bonne santé au sens
large67. Mais au XVIIème, c'est véritablement Komensky
Comenius (1592-1670) qui se fait le porte-parole de l'importance primordiale
d'une extension générale du savoir et de son accessibilité
au
66 De Pietro Gianonne cité par François
Villegardelle La Cité du Soleil Paris, Paul
1841.(numérique)
67 La santé est désormais définie de
façon positive pa l'OMS comme «un état de complet
bien_être physique, mental et social»
68 Société secrète connue pour sa Fama
fraternitatis, une publication affichée sur les murs de Paris en
1616 et qui prétendait détenir un enseignement susceptible de
conduire au salut et à la régénération de
l'humanité.
plus grand nombre. Le pédagogue tchèque est lui
aussi un métaphysicien, partisan d'une sagesse universelle
inspirée par l'ésotérisme des Rose-Croix68,tel
que présenté par Johan Valentin Andrae avec qui il est en
correspondance. L'homme étant conçu à l'image de Dieu,
c'est grâce à l'éducation qu'il pourra actualiser son
potentiel, voilà la grande idée «utopique» de Comenius,
qui semble trop métaphysique pour l'esprit des lumières et
Diderot, en praticulier, dénonce l'obscurantisme de sa pensée.
Pourtant, deux grandes idées phares notamment dans l'Opera didactica
omnia (1657) orientent la volonté d'édification du penseur
tchèque : l'homme est destiné à apprendre et son
perfectionnement est sans limite ; cette éducation de l'homme sera
suivie d'une transformation de la société etd u monde. Mais il ne
faut pas s'y tromper, comme pour le citoyen des cités utopiques,
l'enseignement ne saurait vraiment valoir pour lui-même, comme la
poursuite d'une instruction variée à souhait et sans but. Dans
l'Unique nécessaire (1668), ainsi que dans le Labyrinthe du
monde et le paradis du coeur , il apparaît qu'une instruction
protéiforme et sans fil conducteur pourrait bien davantage nous
éloigner de la sagesse divine. Comenius ici, se méfie d'un
phénomène de son temps : les livres commencent à
être imprimés et publié en grand nombre et il se demande
vers quel type de savoir cela va-t-il nous conduire? On
retrouve ici, la problématique déjà évoquée
part Platon : sans la connaissance du bien le plus élevé, la
connaissance ne se mue pas en sagesse et devient inutile voire nuisible comme
dans le cas de la sophistique. Dans l' Euthydème , les
protagonistes s'avèrent être capable de toutes sortes d'exercices,
notamment athlétiques et militaires et depuis quelque temps, ils
professent même la sagesse ; Socrate en les interrogeant, mettra à
jour la perversion de leur discours. Il est clair cependant que, afin de
parvenir à la vérité et appliquer un plan de sagesse
universelle, Comenius veut échapper au risque de confinement de
l'enseignement confidentiel de maître à élève et
élargit au contraire son projet pédagogique à tous, filles
et garçons, riches et pauvres. Il pose ainsi les fondations de
l'instruction publique et place l'école au coeur de la vie des jeunes en
respectant également une progression naturelle et continue en instituant
des cycles scolaires suivant les âges respectifs.
De la lecture de Comenius, il ressort que la sagesse ne
saurait être cultivée indépendament d'une vision
métaphysique. Cela s'applique, d'une façon
générale, à cette étude sur la philosophie de la
Renaissance, dont la partie centrale est constitué par ce désir
de l'être, cet «éros» philosophique capable de
révéler des penseurs à la richesse personnelle qui
deviendra légendaire. Campanella choisit la date de
1600 pour annoncer des changements majeurs dans le monde et c'est aussi la date
à laquelle, le bûcher de Giordano Bruno s'embrase. Les limites du
monde connu sont repoussés et c'est dans l'espace infini que l'on
cherche des lueurs de vérité. Il n'est pas anodin que les
artistes ou les scientifiques soient davantage connus ; Copernic,
Képler, Galilée, voilà des noms qui renvoient à des
découvertes capitales pour la compréhension du monde physique,
mais les Marsile Ficin et autre Giordano Bruno proposent une philosophie
complète qui ne saurait être réduite à un marchepied
pour la modernité. Certes, une rupture s'annonce ; la naissance du
paradigme «mécaniste» est rendu possible grâce aux lois
de la physique, la métaphysique elle aussi va se muer par la suite en
«mathésis universalis». L'histoire de la pensée
occidentale peut-elle être pensée selon un progrès de la
raison ou vue comme un «oubli» de l'être selon la vision
heidegerienne ? L'étude de la philosophie renaissante pourrait
constituer surtout une interrogation sur le sens de la metaphysique
elle-même, une rémémoration d'avant l»'interdit «
kantien. Certes Kant fait sa critique contre la dogmatique et non contre toute
réflexion métaphysique, à laquelle il se livre
lui-même ; mais inévitablement cela va marquer une étape
essentielle dans «le devenir fable du monde vrai». Il est vrai que
depuis Aristote, déjà, la «doublure» du réel
est critiqué, la pensée moderne se
caractérise par un rejet du «platonisme», qui néanmoins
a survécu par le truchement d'objets mathématiques subistant par
eux-mêmes et reconnus seulement par quelques spécialistes ; au
départ les fondateurs de la logique moderne tels Frege, Russell ou
Cantor. Ce dernier soutiendra que la vraie science doit être
fondée sur une métaphysique ; l'en soi du monde et ses lois
existent réellement et indépendament de notre esprit subjectif.
Mais la métaphysique, ne saurait être appréhendée
seulement dans son rapport au vrai, mais aussi et surtout dans son expression
du beau et du bien, justement la penssée de la Renaissance le montre. Le
réel et son être ne cessent de s'imposer, de surgir incessament
devant nous et il nous faut le penser. La poésie est-elle seule parvenue
à dire le mystère comme l'ont souhaité, chacun à
leur façon, Heidegger et le positivisme? Un vide profond est apparu
quant à la question du sens de la vie, laissant la place dans la
pensée contemporaine, dans les meilleur des cas, à des adeptes
orientaux du Yoga et du Vedanta, dans le pire, à de nombreuses
dérives sectaires et au grand «bazar» du nouvel-âge.
Face à l'impossibilité de donner un sens supérieur
à l'existence, la philosophie est devenue affaire de
spécialistes, oeuvrant seulement pour un public restreint ; elle s'est
professionalisée et il n'est plus vraiment possible de parler d'une
vocation à la sagesse. 202Mais il
semblerait que certains veillent, tentant de ranimer les
braises d'un ancien foyer. L'»être» n'est -il que la copule
permettant de lier nos jeux de langage ou enferme encore et toujours un sens
transcendant que l'amour de la sagesse aurait à charge de dire à
nouveau : «Et si la métaphysique est intrinséquement
compénétrée de l'être, son absolu n'est pas
seulement ontologique, mais religieux. C'est dire que la métaphysique
est d'essence spirituelle, voire religieuse, car elle exprime une
expérience intérieure fondamentale qui est celle de l'Être.
Car l'être est intimement l'homme, il est son essence, il est sa
réalité, il est sa noblesse il est son
mystère»69.
69 Paul Emmanuel Stradda Metaphysica Theoria, tome 3
Philosophie première p 119 , L'Harmattan 2012.
|
|