WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Les droits des peuples autochtones sous le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain en Bolivie et en Equateur


par Thayenne Gouvêa de Mendonça
Université Clermont Auvergne - Master 2 Droit Public Approfondi 2022
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

UNIVERSITÉ CLERMONT-AUVERGNE

ÉCOLE DE DROIT

Master 2 Droit public approfondi

LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES SOUS LE
NOUVEAU CONSTITUTIONNALISME LATINOAMÉRICAIN EN
BOLIVIE ET EN ÉQUATEUR

Mémoire en vue de l'obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques
présenté et soutenu par Thayenne GOUVÊA DE MENDONÇA

Source de l'image : https://plumaslatinoamericanas.blogspot.com

2021-2022

UNIVERSITÉ CLERMONT-AUVERGNE

ÉCOLE DE DROIT

Master 2 Droit public approfondi
Année universitaire 2021-2022

LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES SOUS LE
NOUVEAU CONSTITUTIONNALISME LATINOAMÉRICAIN EN
BOLIVIE ET EN ÉQUATEUR

Mémoire en vue de l'obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques
présenté et soutenu par Thayenne GOUVÊA DE MENDONÇA
sous la direction de Madame la Professeure Marie-Elisabeth BAUDOIN

Membres du jury :

Marie-Elisabeth BAUDOIN, professeure à l'École de Droit de Clermont-Ferrand
Anne JACQUEMET-GAUCHÉ, professeure à l'École de Droit de Clermont-Ferrand

J'adresse mes remerciements aux personnes qui m'ont aidée dans la réalisation de ce mémoire. Tout d'abord, je remercie les personnes qui m'aiment et qui sont au Brésil, pour le soutien à distance. Je remercie également mes collègues de promotion, pour leur soutien et leur aide, ainsi que mes professeurs de l'UCA. Je remercie la doctorante brésilienne Barbara Modernell de m'avoir présenté le sujet et tous ses principaux auteurs au début de ma recherche. Enfin, je remercie mon conjoint, Matthieu, pour tout le soutien, les relectures, l'amour et la patience tout au long de cette entreprise.

Dans le monde occidental, l'unité est un, tout vaut un, tout est un.

C'est à cause de cette façon de voir les choses qu'existe l'individualisme, la compétition individuelle.

Dans le monde andin, l'unité n'est pas un, l'unité est deux, tout vaut deux, tout est paire, c'est le monde de la dualité, de la complémentarité et depuis de cette logique se structure notre société.

Dans le monde occidental, l'homme est sur la terre, de là est née la conception que l'homme est séparable de la terre. Selon lui, il peut vendre la terre, l'aliéner, l'empoisonner ou la tuer ; cela n'a pas d'importance, car elle ne fait pas partie de lui.

Dans le monde andin, l'homme n'est pas sur la terre, l'homme fait partie de la terre. Il ne peut pas vendre la terre, la louer ou la tuer parce que la terre est sa mère et que nous sommes la terre elle-même.

Dans le monde occidental, le futur est en avant, en avant, toujours en avant, la science, la technologie, jusqu'à la bombe atomique et la destruction du monde.

Pour le monde andin, le futur n'est pas en avant, le futur est en arrière, le futur est dans notre histoire, dans nos racines, dans notre identité. Un peuple qui n'a pas d'histoire est un peuple qui n'existe pas.

Félix Cárdenas Aguilar

SOMMAIRE

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones

CHAPITRE I - Une tentative de surmonter la colonialité de la dogmatique constitutionnelle

SECTION I -Le développement d'un nouveau constitutionnalisme lié au développement des revendications autochtones

SECTION II - La plurinationalité et l'interculturalité pour la transformation de l'Etat CHAPITRE II - Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses

SECTION I - La consécration des Etats plurinationaux

SECTION II - La consécration de l'autonomie autochtone

DEUXIÈME PARTIE Les droits des peuples autochtones dans les nouvelles constitutions andines

CHAPITRE I - Une volonté commune de promotion des droits fondamentaux des peuples autochtones

SECTION I - La volonté commune de protection et de valorisation de la culture autochtone

SECTION II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative commune de refondation ontologique du droit

CHAPITRE II - Les défis de la concrétisation de la plurinationnalité

SECTION I - Les défis liés à la concrétisation du droit à la consultation préalable SECTION II - Les atteintes au pluralisme juridique

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES ABRÉVIATIONS

AIOC Autonomies autochtones originaires paysannes

AP Alianza PAIS

APIB Articulation des peuples indigènes du Brésil

Art. Article

CCE Cour Constitutionnelle de l'Équateur

Cf. Confer

CIDOB Confédération des peuples indigènes de Bolivie

CNMCIOB-BS Confédération nationale des femmes originaires autochtones

paysannes de Bolivie - Bartolina Sisa

CONAIE Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur

CONAMAQ Conseil national des Ayllus et Markas du Qullasuyu

CPEB Constitution politique d'État bolivien

CRE Constitution de la République de l'Équateur

CSCIB Confédération syndicale des communautés interculturelles

de Bolivie

CSUTCB Confédération syndicale unique des travailleurs paysans

de Bolivie

Dir. Directeur

DNUDPA Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples

autochtones

Éd. Édition

Et al. Et alii

Ibid. Ibidem

CIDH Commission interaméricaine des droits de l'homme

Cour IDH Cour Interaméricaine des droits de l'homme

OI Organisation internationale

OIT Organisation internationale du travail

ONU Organisation des Nations unies

Op. cit. Opere citato

OPIP Organisation des peuples autochtones de Pastaza

N. Numéro

NCL Nouveau constitutionnalisme latinoaméricain

P. Page

P. ex. Par exemple

PUF Presses universitaires de France

Sect. Section

TCP Tribunal constitutionnel plurinational

TIPNIS Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure

Vol. Volume

12

INTRODUCTION

Récemment, en Amérique latine, nous avons connu des progrès en matière de reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones. Cette reconnaissance, à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, va plus loin avec le développement d'une nouvelle théorie constitutionnelle que nous appelons Nouveau Constitutionnalisme latinoaméricain (NCL). Ce constitutionnalisme se développe à partir de la réalité sociale des peuples autochtones de la région andine et avec leur participation active à son élaboration, contrairement à d'autres constitutionnalismes, qui se sont développés seulement à partir du travail des juristes et à travers les représentants du peuple. Avec le développement du NCL dans les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, les peuples autochtones ne font plus l'objet d'une simple reconnaissance constitutionnelle, comme on le voit dans les pays voisins. Il y a dorénavant bien plus que l'élargissement de leurs droits et garanties par les nouvelles constitutions. Désormais, les États du troisième cycle du NCL reconnaissent la colonisation constante et présente dans toutes les sphères du pouvoir et du savoir et s'engagent à la surmonter, inaugurant ce que certains auteurs qualifient de constitutionnalisme de transformation1, de transition2 ou d'État expérimental3. La transition concerne le passage d'un État-nation conçu à partir du modèle européen à un État plurinational, authentiquement latino-américain, qui prend en compte la vision du monde des peuples originaires d'Abya Yala, autrement dit d'Amérique. Aujourd'hui, la vision du monde des peuples autochtones (cosmovision autochtone) est non seulement reconnue, mais également promue par ces constitutions. L'État tel que nous le connaissions auparavant n'existe plus dans ces pays.

Depuis la fin du XXe siècle, des mouvements autochtones ont cherché à refonder l'État. Pour cela, ils ont cherché à incorporer la culture des peuples autochtones d'Amérique latine dans la notion d'État. En effet, la refondation de l'État ne pourrait se faire autrement que par la promulgation d'une constitution qui marquerait une rupture de paradigme qui irriguerait tout l'appareil d'État. D'après le NCL, la refondation de l'État se fait par le peuple et non par ses représentants, en reprenant le concept originel de

1 SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad, 2010, p. 110.

2MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Constitucionalismo de transición y nuevo constitucionalismo latinoamericano en el pensamiento de Carlos de Cabo », in HERRERA Miguel et al. (dir.), Constitucionalismo crítico : liber amicorum Carlos de Cabo Martiìn, Valencia : Tirant lo Blanch, 2015, p. 1237.

3 SANTOS Boaventura de Sousa, op. cit., p. 66.

13

souveraineté populaire chez Rousseau. Cela a conduit les spécialistes du phénomène NCL à le classer comme un « constitutionnalisme émancipateur », qui s'oppose au « constitutionnalisme colonial » présent dans la région. Cet ancien constitutionnalisme imposait un ordre constitutionnel qui ne profitait en rien aux peuples autochtones. Au contraire, cet ordre ne profitait qu'aux héritiers des colons européens, maintenant ainsi une hiérarchie sociale qui excluait les peuples autochtones et les condamnait à disparaitre. Ainsi, par le rétablissement de la souveraineté populaire, ce nouveau constitutionnalisme émancipe le peuple, notamment les groupes marginalisés depuis la colonisation de l'Amérique. Ce constitutionnalisme entend être latino-américain et instaurer la décolonisation des pays de la région, à travers un nouvel ordre qui promeut la culture et protège les droits de ceux qui ont toujours été marginalisés dans la société. Ces derniers ne sont pas seulement les peuples autochtones, mais aussi les communautés d'ascendance africaine et les femmes. Cependant, dans ce travail, nous n'aborderons que le premier groupe.

Malgré la lutte intense des peuples autochtones dans le processus de reconnaissance constitutionnelle et bien que la plupart des auteurs reconnaissent les progrès sans précédent réalisés par le NCL dans ces deux pays en matière de protection et de promotion des peuples autochtones, son efficacité est cependant discutable. Certaines revendications ne furent pas envisagées par les constitutions et, même lorsqu'elles l'ont été, elles se heurtent aujourd'hui à des difficultés importantes pour se concrétiser. Comme le soulignent Wolkmer, Maldonado Bravo4 et Irahola5, les tribunaux constitutionnels des deux pays finissent par limiter l'effectivité de la protection des peuples autochtones, rendant des décisions équivoques voire inconstitutionnelles.

Sans aucun doute, les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur innovent dans la protection des peuples autochtones. L'innovation se traduit dans le fondement d'une théorie constitutionnelle pour opérer une profonde transformation de l'État. Ainsi, pour mener à bien cette recherche, il faut d'abord déterminer le cadre de recherche (I), ainsi que la méthode utilisée (II). Après cette présentation préliminaire de l'état de l'art et la délimitation de notre champ d'étude, nous présenterons l'intérêt du sujet (III) puis

4 WOLKMER Antônio Carlos et MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, « Pluralismo jurídico diante do constitucionalismo latino-americano: dominação e colonialidade », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 45.

5 IRAHOLA Carlos Böhrt, El derecho a la consulta de los pueblos indígenas, « El Tribunal Constitucional y el TIPNIS », Revista Jurídica Derecho, 2015, vol. 2, n. 3, p. 72.

14

présenterons également notre problématique, ainsi que l'annonce de notre plan d'analyse (IV).

I - Le cadre de la recherche

Pour présenter le cadre de la recherche, nous avons choisi de préciser quelques définitions des termes du sujet (A), appuyés sur la doctrine spécialisée pour ensuite préciser le cadre historique de la recherche (B), qui a pour but d'introduire le lecteur dans le contexte du sujet et de son interprétation.

A - Définitions

Définition de peuple et de nation. Le terme « peuple » est polysémique. Le vocable « peuple » vient du latin « populus » et désignait l'ensemble des citoyens, la classe d'individus qui avaient des droits politiques dans la constitution romaine. Selon Martínez,

[...] avec le temps, d'autres conceptions plus modernes du terme ont surgi. Ainsi le «Peuple» peut être compris comme l'ensemble d'individus vivant au sein d'une nation, d'une région ou d'une localité spécifique. Le «peuple» peut être compris également comme une identification ethnique (raciale ou culturelle), surtout dans les expressions de «peuples originaux» ou de «peuples autochtones»6.

Avec la modernité, le concept de peuple a évolué et s'est installé dans le droit constitutionnel et dans la théorie de l'État. Le peuple est désormais considéré comme « une manifestation du groupe humain qualifiée politiquement et juridiquement »7. Un groupe humain est toujours à l'origine de l'État et ce groupe peut se manifester par différentes formes sociales, le peuple et la nation étant les formes les plus importantes. Cependant le peuple n'est pas simplement un groupement d'individus. Pour Burdeau et Carré de Malberg, le peuple est une partie de la population : cette dernière désigne tous les individus au sein d'un espace géographique et « peuple » désigne une partie de la population, celle qui a des droits et des obligations politiques. Pour Carl Schmitt, le peuple est une entité organisée et formée par la loi constitutionnelle. De son côté, le vocable

6 TORRES MARTÍNEZ Ruben, « L'État-nation, le peuple et ses « droits » », Cahiers d'études romanes, 2017, n. 35, p. 420.

7 GONZALEZ MARIN Patricio, « Algunas consideraciones sobre los conceptos de pueblo y nación en la teoría del Estado ». Revista De Derecho Público,2014, n. 17, p. 34.

15

nation « vient du latin natio qui renvoie à l'idée de peuple et de «race» et à l'idée de naissance. Il est difficile de définir la nation sans faire référence à l'«État-nation» et au «nationalisme» »8. Selon González Marín9, il n'y a pas un concept unique de nation tout au long de l'évolution de la théorie de l'État. Nous pouvons en tirer au moins trois : celui de la Révolution française, où le concept de nation fut créé pour désigner les citoyens qui correspondaient à un peuple idéal, abstrait et homogène ; celui qui élargit le premier, puisqu'il désigne la recherche d'une homogénéité par un peuple uni par des liens spéciaux ; le troisième concept, selon l'auteur, est celui qui synthétise les deux premiers, lié à la recherche d'une solidarité majeure dans le groupe humain.

Définition d'autochtone. La bibliographie qui sert à encadrer cette recherche est, majoritairement, en langue espagnole. Ainsi, il faut d'abord procéder à une justification du choix des mots dans la traduction pour ensuite définir le terme. En espagnol, en portugais, ainsi qu'en anglais, le mot utilisé pour designer l'autochtone est le mot « indigène » : « indígena » dans les deux premières langues et « indigenous » en anglais. Pourtant, en français, le terme « indigène » n'est pas utilisé. Les termes « indigènes » et « autochtones », en français, ne sont pas synonymes et entraînent des implications sociales, culturelles et politiques très différentes. Selon Sophie Gergaud10,

Dans la langue française, « indigène » ayant souvent été utilisé par les colons pour désigner les habitant·e·s des lieux considéré·e·s comme inférieur·e·s, le terme s'est teinté avec le temps d'une connotation négative. Peu à peu, « indigène » est devenu l'équivalent de barbare ou de sauvage, désignant des individus non civilisés.

Le terme « indigène » est donc intimement lié à l'histoire coloniale française. La France considérait en effet que les indigènes de la République étaient une catégorie officiellement différente de citoyens. Gergaud rappelle que « ces sujets français étaient privés de la majeure partie de leurs droits et libertés, notamment la liberté d'aller et de venir ainsi que leurs droits politiques, le droit de vote et d'éligibilité » et qu'en 1986 l'Académie française a spécifié que le terme était relatif aux populations originaires des pays colonisés, sous le régime colonial. Ainsi, le terme est lié à l'idée d'un rapport de

8 ALPE Yves, LAMBERT Jean-Renaud, DOLLO Christine et al., Lexique de sociologie, Paris : Dalloz, 2007, p. 201.

9 GONZALEZ MARIN Patricio, op. cit., p. 56.

10 GERGAUD Sophie, De la Plume à l'écran [en ligne], « De l'usage des termes « indigène » et

« autochtone », disponible sur https://delaplumealecran.org/spip.php?article22 consulté le 08 juin 2022.

16

domination, idée aujourd'hui rejetée. L'usage des termes est finalement discuté dans le cadre du Groupe de travail sur la Déclaration de l'ONU sur les peuples autochtones. Le terme autochtone a été retenu, puisqu' « il ne désigne plus seulement le rapport à la terre, mais également la place dans un système social complexe »11. Outre ce fait, retenir le terme « autochtone » a été un « choix faisant délibérément partie du combat des peuples autochtones pour se libérer de toute domination et assimilation »12. En français le rejet du terme « indigène » a une connotation militante pour la reconnaissance de l'autochtonie. Nous pouvons noter à travers notre bibliographie que ce terme en espagnol, ainsi qu'en portugais, commence à laisser sa place aux termes « nations/peuples originaires », en espagnol « naciones/pueblos originários », même si le mot « indígena » a subi des transformations au cours de l'histoire pour devenir un symbole de la résistance autochtone dans le continent américain13. Maintenant que nous avons posé les prémisses de traductions, nous pouvons définir « autochtone » comme l'individu qui fait partie d'un groupe, ce groupe désignant un peuple ou une nation autochtone, qui partage des conditions sociales, culturelles et économiques qui se distinguent des autres secteurs de la collectivité nationale et qui sont « régies totalement ou partiellement par des coutumes ou des traditions qui leur sont propres ou par une législation spéciale »14. De plus, les autochtones sont présents dans le territoire avant la colonisation.

Peuples ou nations autochtones ? La Constitution de la Bolivie de 2009 introduit dans son chapitre 4 la définition de « nations et peuples autochtones originaires paysans ». Dans l'article 30.I, elle affirme que « toute collectivité humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition historique, des institutions, une territorialité et une cosmovision et dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole » est une nation ou peuple autochtone. La constitution de l'Équateur ne donne pas une définition de nations ou peuples autochtones, mais, dans son chapitre 4, elle fait référence aux droits des « communautés, peuples et nationalités autochtones ». Ainsi, les deux constitutions n'offrent pas une définition qui sert à différencier peuples et nations autochtones. En effet, en mettant ces mots l'un à côté de l'autre, ces constitutions les traitent comme des synonymes. D'après la définition de peuple et de nation ci-dessus nous pouvons

11 Ibid.

12 Ibid.

13 STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los indígenas: algunos problemas conceptuales », Revista Nueva Antropología, 1992, vol. 13, n. 43, p. 87.

14 Convention169 de l'OIT, article premier, Genève, 27 juin 1989.

17

comprendre pourquoi. Le terme nation désigne un tout homogène ou qui veut être homogène, c'est-à-dire un groupe de personnes qui partagent la même culture, langue, histoire, religion, etc. Le terme peuple est purement juridique, il fait le lien entre l'État et la population, pourtant il peut être compris comme synonyme d'un groupe ethnique, comme dans le cas des peuples autochtones. C'est pour cela que la convention 169 de l'OIT, dans son article premier, alinéa 3, souligne que « l'emploi du terme peuples dans la présente convention ne peut en aucune manière être interprété comme ayant des implications de quelque nature que ce soit quant aux droits qui peuvent s'attacher à ce terme en vertu du droit international ». Le terme le plus souvent employé est pourtant le terme peuple autochtone.

La conception du droit. Cette recherche a un cadre théorique bien délimité : l'étude des droits des peuples autochtones se fera à partir du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain en cours en Bolivie et en Équateur. Pour bien comprendre les résultats de la recherche, il faut d'abord comprendre quelle est la conception du droit pour ces États et cette nouvelle théorie de la constitution. En résumé, le NCL s'inscrit dans le cadre d'une théorie critique du droit. Le droit, pour ces auteurs, n'est pas neutre comme le voudrait le positivisme juridique. Le droit « neutre » positiviste ne ferait que maintenir le droit hégémonique et moniste produit par l'État. Boaventura de Sousa Santos et les autres auteurs du NCL ont une conception sociologique du droit, c'est-à-dire que le droit serait le produit d'un phénomène social et plus précisément le droit serait émancipateur. Autrement dit, le droit est vu comme émancipation, les normes viennent des luttes sociales, elles vont de bas en haut et non pas le contraire, qui serait une régulation sociale. Ainsi, pour comprendre le sujet de la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones, il faut partir de cette prémisse théorique. Il est important de souligner que les nations autochtones ne parlent pas de « gauche » ou de « socialisme » (notamment parce que les théories marxistes ne font pas partie de leurs cultures), mais de dignité et de respect. Ainsi, le phénomène de la constitutionnalisation des droits de ces nations est un exemple de comment le droit peut servir à l'émancipation des peuples. Pourtant, ce n'est pas sans difficulté, comme nous allons le voir. C'est pour cela que Boaventura de Sousa Santos affirme que la lutte sociale doit être permanente.

Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain : quelques notions. Nous allons avoir l'opportunité dans la première partie de ce travail de décortiquer le NCL dans son

18

rapport avec les peuples autochtones, mais il est important de donner d'abord quelques précisions préliminaires sur ce constitutionnalisme. Le NCL est un courant doctrinal en configuration15. Selon Viciano Pastor et Martinez Dalmau16, le NCL est un phénomène qui a surgi en dehors de l'académie, plutôt comme un produit des revendications sociales qu'un produit des théories des professeurs de droit constitutionnel. Selon Salazar Ugarte17, le NCL est la dénomination utilisée pour les processus constituants et leur résultat dans quelques pays de l'Amérique latine dans les dernières années du 20e siècle et la première décennie du 21e siècle. Pour cet auteur, le NCL est restreint à quelques constitutions (Venezuela 1999, Équateur 2008 et Bolivie 2009) qui partagent un ensemble de caractéristiques que quelques auteurs qualifient de « transformatrices »18. Elles se distinguent des textes constitutionnels du néoconstitutionnalisme (constitutionnalisme d'après-guerre), théorie née de la doctrine qui préconise un modèle d'État constitutionnel de droit qui détient le monopole de la production juridique. Les constitutions du NCL produisent une rupture avec la tradition constitutionnelle occidentale et se distinguent par quatre caractéristiques formelles : leur originalité, leur ampleur, leur complexité et leur rigidité. Le NCL est originel parce qu'il récupère l'origine radicale démocratique du constitutionnalisme jacobin et adopte des instruments originaux qui permettent de garantir l'identité entre volonté populaire et constitution. Il est ample parce que les textes des constitutions sont eux aussi longs et vastes. Par conséquent, ces constitutions sont complexes, même si elles ont un langage accessible, puisque leur ampleur les rend techniquement complexes. Enfin, les constitutions du NCL sont rigides parce qu'elles ne permettent pas au pouvoir constitué de changer leur texte, les modifications sont nécessairement faites directement par le peuple. Les constitutions du NCL ont aussi des caractéristiques matérielles qui les distinguent : leur engagement à faire la promotion de la démocratie participative, leur longue charte de droits fondamentaux, l'intégration de secteurs historiquement marginalisés et leur engagement à surmonter les inégalités économiques et sociales. Le NCL s'est engagé à faire la promotion de la démocratie participative pour établir des instruments de légitimité et de contrôle sur le pouvoir

15 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, Se puede hablar de un nuevo constitucionalismo latinoamericano como corriente doctrinal sistematizada? [en ligne], disponible sur http://latinoamerica.sociales.uba.ar/wp-content/uploads/sites/134/2015/01/Viciano-Pastor-Articulo.pdf consulté le 11 juin 2022.

16 Ibid.

17 SALAZAR UGARTE, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano (una perspectiva crítica) », in GONZALEZ PEREZ Luis Raul et VALADÉS Diego (dir.), El constitucionalismo contemporâneo, Mexique : UNAM, 2013, p. 348

18 Ibid., p. 350

19

constitué, le peuple devient alors un acteur actif dans l'État en faisant « une absorption de l'État par le collectif »19. La longue liste des droits prévue par les constitutions du NCL, à la différence du constitutionnalisme traditionnel, ne se limite pas à établir des droits fondamentaux génériques, elles s'occupent également de les individualiser et/ou collectiviser, mais encore, elles concèdent aux droits humains et aux droits sociaux une plus grande effectivité, au travers, par exemple, de la concession d'un statut constitutionnel aux traités de droits humains ou la possibilité aux citoyens de saisir le juge dans le cas de non-respect des droits constitutionnellement prévus (action d'amparo). Par rapport à l'intégration des secteurs marginalisés de la société, les constitutions du NCL établissent l'État plurinational et concèdent un rôle éminent aux peuples autochtones. Enfin, sur leur engagement à surmonter les inégalités économiques et sociales, ces constitutions incorporent plusieurs modèles économiques et ainsi posent un nouveau rôle de l'État dans l'économie.

B - Les antécédents des droits des peuples autochtones en Amérique latine

L'histoire de la marginalisation des peuples autochtones a commencé avec la

colonisation du continent américain par les Européens. La phase d'expansion de l'État-nation, conçu par la modernité européenne, durant les XVe et XVIe siècles, a entrainé une

violente invasion du continent américain. La colonisation de ce dernier a eu pour objectif d'apporter le modèle civilisateur européen au « Nouveau Monde » de manière à rendre facile sa domination20.

Ainsi, depuis la colonisation, le processus déconfigurateur auquel les terres et les peuples d'Amérique latine ont été soumis a d'abord suivi le sens de l'exploitation et ensuite de l'uniformisation au sein du modèle européen d'identité nationale. Pour les peuples autochtones, ce processus a été d'extrême cruauté [...]21.

19 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Aspectos generales del nuevo constitucionalismo latinoamericano », in Corte Constitucional de Ecuador para el período de transición (dir.), El nuevo constitucionalismo en América Latina, 1ed., Quito : Corte Constitucional del Ecuador, 2010, p. 35.

20 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et PORTANOVA Rogério, « A plurinacionalidade na Bolívia e no Equador: a superação dos estados coloniais », Revista Brasileira de políticas públicas, 2019, vol. 9, n. 2, p. 384.

21 Ibid., p. 384.

20

Les peuples autochtones ont été victimes d'un véritable ethnocide en étant assimilés par l'État, de façon autoritaire, et intégrés au modèle de vie européen, considéré comme supérieur22. Ainsi, pour analyser la tradition juridique latino-américaine et les traitements infligés aux peuples autochtones, il faut tenir en compte du fait que l'Espagne et le Portugal ont transmis, par le processus de colonisation, leurs formes d'organisation socioéconomiques, politico-juridiques, culturelles et institutionnelles. Malgré les processus d'indépendance durant le XIXe siècle, ces formes d'organisation ne furent pas changées. Les luttes pour l'indépendance des pays de l'Amérique Latine intéressaient les élites et leurs intérêts économiques. En effet, les élites souhaitaient « gagner une plus grande indépendance face aux métropoles, afin de se libérer du fort contrôle des activités (économiques) et ne plus payer les impôts [...] pour ainsi augmenter leurs propres profits »23.

Avec l'indépendance, les États de l'Amérique latine, gouvernés par les élites descendantes des colons européens, ont été organisés selon le modèle d'État-nation, étranger aux nations autochtones, et ces dernières ont continué ainsi à être l'objet d'une tutelle spéciale de l'État qui objectivait leur intégration, comme sous la colonisation. La question autochtone était traitée par les États comme « transitoire et les individus autochtones comme objet d'une protection spéciale contre la violence et la discrimination »24. En effet, les autochtones devraient être transformés en « citoyens intégrés à la société nationale »25 et leurs problèmes individuels devraient entrer dans le domaine des droits fondamentaux d'ordre libéral et dans le domaine de l'État de bien-être social. Pourtant, cela ne veut pas dire que les peuples et nations autochtones n'ont pas résisté à cette assimilation puis à cette intégration forcée. À partir des années 70, on a pu voir quelques représentations de cette résistance : la Déclaration de Barbados I et II pour la libération de l'autochtone, le mouvement continental pour les 500 ans de résistance autochtone, noire et populaire en 1992, le mouvement des autochtones zapatistes au Mexique en 1994, entre autres26. Dans ce sens, les représentants des mouvements autochtones ont commencé à considérer que l'essence du fondement des droits des peuples autochtones, que ce soit les droits à la terre et à ses ressources naturelles ou les

22 MAHN-LOT Marianne, La conquête de l'Amérique espagnole, Paris : PUF, 1974, p. 121.

23 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et PORTANOVA Rogério, op.cit., p. 385.

24 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, « História e direitos indígenas na América Latina: notas sobre as relações entre duas áreas de conhecimento », Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169.

25 Ibid., p. 169.

26 SIERRA María Teresa et LEMOS IGREJA Rebecca, « Neocolonialismo y justiciabilidad de los derechos indígenas - introducción », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 23.

21

droits de participation dans les décisions politiques fondamentales de l'État qui ont une incidence sur ces peuples, se trouve dans la dette historique de l'État27.

Il convient maintenant de souligner l'importance du droit international pour la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones en Amérique latine. L'OIT a publié une étude en 1953 sur les conditions de vie et de travail des peuples autochtones dont le contenu a conclu que les peuples autochtones ont un niveau de vie extrêmement bas et très au-dessous de la population non-autochtone. En 1983, Martinez Cobo publie le rapport final de son étude pour la Commission des droits de l'homme de l'ONU sur les conditions et les discriminations que subissent les peuples autochtones. Ces études, liées aux contributions des réunions de Barbade de 1971 et de l'UNESCO de 1976 sur l'ethnocide, ont contribué à l'uniformisation des demandes des mouvements autochtones et à la vague de mouvements nationaux à partir des années 80 à la suite de la redémocratisation des pays de l'Amérique latine. Peu à peu les peuples autochtones ont vu leurs principaux droits être reconnus par leurs États, le point culminant étant la refondation des États de Bolivie et d'Équateur dans les années 2000.

Dans ces États, non seulement des droits individuels, mais aussi des droits collectifs ont été concédés aux peuples et nations autochtones. Ils vont encore plus loin que la concession des droits spécifiques : les nations autochtones font dès lors partie de la structure de l'État de plusieurs manières ; par le fait que des sièges leur sont réservés aux parlements, par la reconnaissance de la juridiction autochtone, par la concession d'une autonomie sur leurs territoires et également sur les ressources naturelles présentes dans ces territoires, entre autres. Un des aspects les plus intéressants de ce processus est de voir un nouveau constitutionnalisme naître du mouvement de la reconnaissance autochtone. Ce nouveau constitutionnalisme fonde un État qui s'éloigne du concept d'État-nation (où un État est égal à une nation, c'est-à-dire, une seule langue, un seul ordre juridique et une seule culture). En Équateur, la nature, ou Pachamama dans les cultures autochtones, est un sujet de droit. En Bolivie, un État unitaire social de droit plurinational communautaire est fondé. Les deux constitutions prévoient que l'objectif de l'État est le « buen vivir », tiré de la culture autochtone, qui signifie avoir une vie digne, pleine, équilibrée et harmonieuse avec la nature. Nonobstant ce tournant décolonial dans le constitutionnalisme bolivien et équatorien, la mise en pratique est toujours complexe et difficile, puisqu'il faut harmoniser différents (et parfois contradictoires) principes et

27 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, « História e direitos indígenas na América Latina: notas sobre as relações entre duas áreas de conhecimento », Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169-170.

22

valeurs lors de l'édiction de la loi, de la mise en place de politiques publiques ou encore de l'uniformisation de l'interprétation constitutionnelle faite par le juge constitutionnel. Ces précisions ayant été apportées, il convient de présenter maintenant la méthode employée au fil de la recherche.

II - Méthode

Pour procéder à une analyse des droits des peuples autochtones en Bolivie et en Équateur sous le NCL, il est nécessaire d'expliquer d'abord comment nous allons réaliser notre recherche, par quelle voie et pourquoi. Dans un premier temps il convient d'expliquer la démarche qualitative de la bibliographie et les outils utilisés pour la réaliser (A) pour ensuite expliciter notre choix de délimitation du champ d'étude (B).

A - Démarche qualitative de la bibliographie

Pour mener à bien la présente recherche en droit public, nous avons procédé à une démarche qualitative de la bibliographie sur le NCL et sur les droits des peuples autochtones en Amérique latine, en Bolivie et en Équateur. Les auteurs les plus renommés à propos de ces sujets, qui souvent se mélangent, ont été rigoureusement étudiés. Ces auteurs sont dans leur totalité latinoaméricains et leurs recherches sont en espagnol ou en portugais, raison pour laquelle un grand travail de traduction a été réalisé, puisque toutes les oeuvres ont été lues dans leurs langues originelles. Il est important de souligner que ces auteurs sont dans leur grande majorité des juristes, puisque le sujet se situe dans le domaine du droit constitutionnel, mais ils sont également issus d'autres domaines comme l'anthropologie du droit, la sociologie du droit et la philosophie du droit, cela parce que le sujet est un sujet transversal et passe forcément par tous ces autres domaines. La lecture approfondie de ces auteurs latinoaméricains, qui se situent dans l'épicentre du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, nous a permis ainsi de comprendre comment le phénomène de constitutionnalisation des droits des peuples autochtones a surgi et également l'efficacité de la protection concédée à ces peuples. Cette dernière est apparue dans leurs oeuvres d'étude sur le terrain qui ont pu montrer la réalité de l'Assemblée constituante en Bolivie et en Équateur et les tensions existantes entre les groupes sociaux lors de la rédaction d'une nouvelle constitution. Ainsi, nous avons pu constater et

23

développer le problème de l'efficacité de la protection des peuples autochtones dans ces deux pays à travers la différence entre ce qui a été souhaité lors des Assemblées constituantes et ce qui a été effectivement écrit dans le texte constitutionnel. Il faut également noter que ces oeuvres, outre le fait qu'elles ont été lues dans leur langue originelle, sont pour la plupart des articles publiés dans des revues spécialisées, ce qui relève la nouveauté du sujet. Les articles et les revues ont été facilement trouvés en ligne, pour impression ou lecture, gratuitement. Pour les trouver, un outil très récent a été largement utilisé : Google Académique. Cet outil permet de trouver tous les travaux académiques sur un sujet, indépendamment de la langue ou du pays où se trouve le chercheur, facilitant l'accès à l'information, spécifiquement sur un sujet comme le nôtre où il n'existe que très peu de littérature en langue française.

Enfin, la méthode comparative a été retenue lors de l'étude de la bibliographie sur le sujet. Deux pays sont représentatifs du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, qui, à son tour, représente ce qu'il y a de plus avancé dans le domaine des droits des peuples autochtones. Ces deux pays sont la Bolivie et l'Équateur. Ces derniers partagent le mode de reconnaissance des droits des peuples autochtones, à travers leur constitutionnalisation, l'histoire de leur mobilisation sociale pour cette reconnaissance constitutionnelle et ils partagent également un type de constitutionnalisme, celui qui a pour but de surmonter le colonialisme. De cette manière, en raison des antécédents communs, il est important de souligner d'abord leurs similitudes en comparant les antécédents de la publication des constitutions, pour approfondir la thématique. Ensuite, il convient de comparer les résultats, c'est-à-dire, leurs constitutions, avec la méthode de droit comparé pour trouver des réponses à notre problème. Dans cette démarche comparative, il est possible de faire ressortir les similitudes et les différences des deux constitutions les plus avancées dans la protection des peuples autochtones dans le monde. Pour cela, outre l'analyse de chaque constitution, nous nous sommes appuyés sur les oeuvres spécialisées sur chaque État et également sur les oeuvres qui ont déjà développé une démarche comparative entre les constitutions de deux États.

Pour l'analyse des difficultés de concrétisation, nous sommes partis de l'hypothèse que les deux constitutions confèrent les mêmes droits aux peuples autochtones, avec une protection de niveau très similaire et donc que leurs difficultés seraient les mêmes. Pourtant, au cours de l'analyse de la jurisprudence de chaque cour constitutionnelle, nous avons noté qu'outre le fait que le niveau de protection n'est pas le

24

même, les défis et difficultés de concrétisation des normes constitutionnelles ne sont pas non plus les mêmes. Encore une fois, il est important de souligner que, à l'instar des ouvrages, les constitutions et les jurisprudences ont été lues dans leur langue originelle (espagnol) et traduites par nous-même en français, avec toute l'attention qu'exige une traduction juridique.

Nonobstant la richesse des sources, nous avons rencontré quelques difficultés dans l'analyse qualitative de la bibliographie. Une grande partie des ouvrages sont descriptifs et constituent des récits que nous trouvons quelque peu idéalisés, une sorte de romantisme de la doctrine, qui décrit parfois le NCL comme la grande victoire des peuples autochtones de l'Amérique latine, sans signaler les problèmes de concrétisation. Alors il nous a fallu chercher les imperfections du système également hors des ouvrages de droit constitutionnel, par exemple dans la recherche et l'analyse jurisprudentielle sur les sites des cours constitutionnelles, des données du gouvernement ou des OI. Cela a permis de mieux développer la problématique de cette recherche.

B - Délimitation du champ d'étude

L'émancipation du peuple et la décolonisation. Nous avons constaté que l'objectif majeur du constitutionnalisme fondé par les revendications autochtones (et, par conséquent, par les peuples autochtones eux-mêmes) est l'émancipation du peuple et la décolonisation de l'État. Les peuples autochtones, tant en Équateur, avec la CONAIE, qu'en Bolivie, avec la CIDOB et la CONAMAQ, ont enfin été les protagonistes de leur propre destin. C'est pour cette raison que nous avons choisi de parler de la décolonisation et de l'émancipation des peuples. En effet, pour reconnaitre l'autonomie et l'autodétermination des nations autochtones, il a fallu changer les présupposés de l'État conçu à partir de l'optique européenne, il a fallu refonder l'État. Ainsi, pour démontrer l'effective transformation des États de Bolivie et d'Équateur, il a fallu tout d'abord analyser les prémisses du colonialisme avec l'aide de la philosophie du droit. Selon Quijano28, important sociologue et théoricien politique du groupe modernité/colonialité, « la globalisation en cours est, en premier lieu, l'aboutissement d'un processus qui a commencé avec la constitution de l'Amérique et du capitalisme colonial/moderne et

28 QUIJANO Aníbal, « Colonialidade do poder, eurocentrismo e América Latina », in LANDER Edgardo (dir.), A colonialidade do saber: eurocentrismo e ciências sociais. Perspectivas latino-americanas, Argentine : CLACSO, 2005, p. 107.

25

eurocentré comme nouveau standard de pouvoir mondial ». Cela a impliqué la racialisation comme un des fondements du système économique capitaliste ; c'est-à-dire qu'à partir d'une classification sociale établie durant le XVIe siècle, où la concentration de la richesse et des privilèges sociaux dans les colonies étaient définis selon la race (avec le blanc au sommet de la pyramide et les autochtones et noirs à la base), la « colonialité du pouvoir » a été établie. L'autre type de colonialité que montre par Quijano29 est la colonialité du savoir. Cette dernière est caractérisée par l'hégémonie de la rationalité technoscientifique européenne à partir du XVIIIe siècle qui laisse en dehors toute production de connaissance et d'épistèmes traditionnelles ou ancestrales des peuples originaires des colonies. En résumé, les pays de l'Amérique latine ont perpétué la colonialité avec un type de colonialisme interne, qui met les peuples originaires à la marge. Ces derniers ont toujours été un obstacle d'abord à la christianisation, pendant la colonisation espagnole, et ensuite à la modernisation, depuis l'indépendance. Maintenant que nous avons posé le cadre théorique fourni par le groupe modernité/colonialité, nous allons montrer comment s'est opérée cette tentative de refondation de l'État moderne (l'État-nation), vers un État plurinational, pour démontrer qu'il y a, effectivement, un processus d'émancipation sociale en Amérique latine, plus spécifiquement en Bolivie et en Équateur.

Les droits des peuples autochtones dans le NCL. Nous avons vu précédemment avec la notion de NCL qu'il a un lien intime avec les secteurs marginalisés de la société. Cela parce qu'il est né des mouvements sociaux qui ont déclenché les processus constituants dans les pays étudiés. Ainsi, il incorpore les diverses revendications de ces mouvements, ces revendications faisant les caractéristiques du NCL. Le secteur le plus significatif ainsi que les mouvements les plus importants viennent des peuples autochtones. C'est pour cela que l'étude des droits des peuples autochtones en Amérique latine, principalement en Bolivie et en Équateur, est toujours liée au NCL. Les États du NCL font clairement une rupture avec le constitutionnalisme occidental qui inévitablement met les peuples autochtones à la marge de la société, puisque ce constitutionnalisme a été conçu par et pour les Européens, pour les réalités et aspirations de la société européenne occidentale. En effet, tous les auteurs de la révision bibliographique de cette recherche font le lien entre le NCL et les droits des peuples autochtones, que leurs travaux portent

29 QUIJANO Aníbal, « Colonialidad del poder, cultura y conocimiento en América Latina », Revista Ecuador Debate, 1998, n. 44, p.232.

26

exclusivement sur les peuples autochtones (aspects anthropologiques ou sociaux) ou sur les droits de ces derniers (aspect purement juridique), ou qu'ils portent sur le droit constitutionnel en Bolivie et en Équateur. De cette manière, le champ d'étude a été d'abord fixé autour des droits des peuples autochtones dans le NCL développé en Amérique latine et surtout en Bolivie et en Équateur, pour que nous puissions ensuite comparer les textes constitutionnels de ces deux pays afin de démontrer l'efficacité des normes constitutionnelles conçues sous les aspirations des nations autochtones.

Les difficultés de l'efficacité de la protection des peuples autochtones observés en Bolivie et en Équateur. Ces difficultés se situent par rapport aux processus constituants des deux pays. Nous avons décidé d'étudier la création des normes constitutionnelles, c'est-à-dire comment les textes constitutionnels ont abouti et quels ont été les objectifs spécifiques de la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones. Ainsi, l'étude passera obligatoirement par le domaine des sciences politiques, qui sont pour nous indissociables du droit constitutionnel. Ce dernier,

[...] en tant qu'objet, est doublement « politique ». Il encadre, d'une part, l'exercice du pouvoir politique ou, pour le dire de manière plus juridique, l'exercice des compétences dont dispose un organe. D'autre part, il est lui-même le résultat de choix politiques, l'expression de valeurs d'une société particulière à un moment donné »30.

Il est certain que les processus de rupture à partir du droit sont très difficiles, ainsi, nous allons nous servir de la science politique pour démontrer pourquoi toutes les aspirations des nations autochtones n'ont pas été traduites entièrement dans les constitutions, spécifiquement en Équateur.

La comparaison des textes constitutionnels. Il est essentiel de comparer les deux textes constitutionnels pour montrer comment et par quels moyens les constitutions atteindront leur objectif d'une protection complète des peuples et nations autochtones. La comparaison sert aussi à démontrer que par différents moyens les constitutions arrivent aux mêmes objectifs et également à montrer quels sont leurs moyens.

30 MAGNON Xavier et VIDAL-NAQUET Ariane, « Le droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers Portails : Revue française d'études et de débats juridiques, 2019, n. 6, p. 107.

27

Les défis de concrétisation des normes constitutionnelles. Enfin, il est pertinent de montrer les défis et les difficultés dans le passage au réel des normes constitutionnelles. Ces dernières sont chargées de principes, droits et valeurs qui représentent des parties antagonistes de la population et peuvent ainsi être difficiles à appliquer. « Sur le plan théorique, il est très difficile de trouver de l'unité entre tous les concepts et les traditions qui les fondent et qui, cependant, sont incarnés ensemble dans ces textes constitutionnels »31. Il n'est pas simple d'harmoniser les traditions libérales, sociales et démocratiques avec les nouveaux concepts amenés par le NCL comme le plurinationalisme, l'écologisme ou encore les nouvelles traditions autochtones constitutionnellement reconnues, comme la juridiction autochtone. Les difficultés rencontrées pendant la recherche et qui nous ont sauté aux yeux sont la difficulté de reconnaissance de la juridiction autochtone et la limitation légale et jurisprudentielle du droit à la consultation préalable. À propos de la première difficulté, même si les constitutions prévoient l'égalité entre la juridiction de l'État et la juridiction autochtone, les cours constitutionnelles ne sont pas préparées au dialogue interculturel en rendant des décisions qui limitent la portée des normes constitutionnelles, comme dans la décision La Cocha II32. Outre le problème de l'interprétation constitutionnelle, il y a eu la promulgation de lois qui essayent de limiter les principes prévus par la constitution elle-même. Enfin, sur les limites imposées à la consultation préalable, nous avons pu constater quelques reculs également causés par l'interprétation du juge constitutionnel, en limitant considérablement la portée de la protection constitutionnelle. Ainsi, nous avons décidé de limiter le champ de la recherche aux difficultés de concrétisation causées par le juge constitutionnel.

III - L'intérêt du sujet

31 SALAZAR UGARTE, op.cit., p. 357.

32 Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf consulté le 12 juin 2022.

28

Les peuples autochtones ont toujours été marginalisés depuis le processus de colonisation, spécialement dans le continent américain (Abya-Yala33). À partir des années 80, ils réussissent, par une organisation conjointe des nations autochtones de l'Amérique latine, à obtenir des avancées par rapport à leurs droits collectifs comme l'autodétermination34 et le droit à la terre. Au début du 21e siècle, les peuples autochtones de la Bolivie et de l'Équateur sont devenus précurseurs d'un nouveau type de constitutionnalisme, fait par les peuples autochtones et pour tous les peuples de l'Amérique latine, qui inaugure des constitutions démocratiques, pluralistes et étendues. Pourtant, ces nouvelles constitutions sont malgré tout très complexes. Nonobstant son objectif majeur de procéder à une décolonisation des structures de l'État et la considération de la cosmovision autochtone, la mise en pratique des normes est passible de remettre en cause son efficacité. Le sujet marque non seulement la concession des droits aux minorités originaires d'un pays colonisé, mais aussi le développement d'un constitutionnalisme plus démocratique, avec des instruments de participation directe du peuple, et la consécration d'un pluralisme culturel plus poussé. Ainsi, nous pouvons analyser l'intérêt du sujet non seulement pour l'Amérique Latine, mais aussi pour l'ensemble du continent américain, l'Europe et même la France.

Pour l'Amérique latine. Les mouvements organisés pour la résistance et l'autonomie autochtone sont finalement en train de devenir un exemple pour le reste de l'Amérique Latine. Certes, en Bolivie, le pays le plus avancé dans la question des droits des peuples autochtones, la majorité de la population est autochtone (62,2%35). Pourtant, en Équateur, seulement 6,8%36 de la population est autochtone et ils ont tout de même réussi à fonder un État plurinational, avec des droits collectifs spécifiques aux nations autochtones. Au Brésil, où 0,47% de la population est autochtone, nous pouvons voir l'importance de cette

33 Nom donné au continent américain par les peuples originaires, en opposition au nom « Amérique », issu de la colonisation. Cf. PORTO-GONÇALVES Carlos Walter « Abya Yala », disponible sur http://latinoamericana.wiki.br/es/entradas/a/abya-yala consulté le 20 juin 2022.

34 « L'autodétermination peut être développée dans de multiples sphères de la vie sociale, elle peut être mise en action par divers sujets qui, selon leurs particularités culturelles, économiques et politiques, développent des actions et des discours contre-hégémoniques, sans que cela vienne signifier l'indépendance politique ou la création d'un nouvel État souverain ». TARSO RODRIGUES Saulo, « Interculturalidade, autodeterminação e cidadania dos povos indígenas », Espaço jurídico Journal of Law, 2015, vol. 16, n. 41, p. 45.

35 Données statistiques disponibles sur

https://celade.cepal.org/redatam/pryesp/sisppi/webhelp/porcentaje_de_poblacion_indig.htm consulté le 20 juin 2022.

36 Ibid.

29

thématique, puisque les peuples autochtones sont de plus en plus unifiés en mouvements sociaux pour lutter pour leurs droits ; en 2005 l'APIB a été créée et dès lors elle a organisé dix-huit mobilisations autochtones à Brasília celles-ci étaient souvent contre des projets de loi allant contre leurs intérêts, mais aussi contre des décisions importantes de la cour suprême du pays. Cette organisation a été le fruit de l'influence des pays voisins qui ont réussi à s'articuler pour être représentés politiquement. Aussi, plusieurs études sur le sujet viennent du Brésil, comme les études des juristes Wolkmer et Maldonado Bravo. Au Chili, nous sentons une influence encore plus forte du NCL et des marches autochtones en Bolivie et en Équateur. Dans ce pays, en 2019, des manifestations sociales contre le gouvernement ont eu lieu et elles ont réussi à déclencher un processus d'adoption d'une nouvelle constitution. Durant ce processus nous avons pu constater une Assemblée constituante formée dans le format du NCL, avec une récupération de la souveraineté populaire, la participation populaire et une représentation effective de tous les secteurs de la société, y compris des peuples autochtones. En effet, l'Assemblée constituante du Chili, constituée à parité homme-femme, avec des sièges réservés aux peuples autochtones, a voté pour la formation d'un État interculturel et plurinational. De plus, le projet constitutionnel chilien compte à ce jour 499 articles37, ce qui confirme la tendance du constitutionnalisme en Amérique latine vers la consécration du NCL. Ainsi, étudier la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones dans les pays où le NCL s'est développé devient très intéressant. Aussi, il est très important d'analyser les échecs et les difficultés de mise en pratique de ce système pour que la doctrine progresse et aussi pour une transformation plus effective des États latinoaméricains.

Pour l'ensemble du continent américain. Les peuples autochtones ne sont pas seulement présents en Amérique latine. En réalité, les nations autochtones sont également présentes aux États-Unis et au Canada. Aux États-Unis nous pouvons observer la présence d'un pluralisme juridique, avec l'institutionnalisation de la juridiction autochtone, et au Canada le pluralisme englobe l'ordre juridique d'origine anglaise, l'ordre juridique d'origine française et l'ordre juridique autochtone. Ainsi, ce sujet est aussi intéressant pour les autres pays du continent américain, au moins en ce qui touche le pluralisme juridique. En effet, il serait très difficile de surmonter le néocolonialisme ou

37 Projet de constitution disponible sur https://www.chileconvencion.cl/wp-

content/uploads/2022/05/PROPUESTA-DE-BORRADOR-CONSTITUCIONAL-14.05.22.pdf consulté le 20 juin 2022.

30

le néolibéralisme dans ces pays, étant donné l'histoire politique des pays comme les États-Unis et le Canada, pays qui n'ont notamment pas endossé les instruments internationaux sur les droits des peuples autochtones.

Pour l'Europe. Les peuples autochtones sont aussi présents en Europe, spécifiquement le peuple Sami qui se trouve en Norvège, en Suède, en Finlande et en Russie. Au-delà de la présence autochtone sur le territoire européen, nous pouvons y trouver des traces de multiculturalisme et de plurinationalité comme en Espagne et en Belgique. Dans ces pays, il y a déjà une pluralité de langues, de cultures et même d'autonomies (p. ex. la Catalogne). Ainsi, il devient intéressant pour ces pays d'étudier comment se développe la plurinationalité en Amérique latine. En effet, en Espagne, beaucoup de juristes se consacrent déjà à cette étude, comme Roberto Pastor Viciano, qui enseigne le droit constitutionnel à Valence et qui est aussi responsable pour les programmes de doctorat en droit constitutionnel en Bolivie et en Équateur. De plus, même si les pays n'ont pas nécessairement une culture juridique qui tend vers la plurinationalité ou la présence de peuples autochtones sur leur territoire, cette étude pourrait les intéresser, dans le cadre de la construction d'une démocratie constitutionnelle transformatrice qui pourrait s'inspirer du Sud.

Pour la France. La France n'a peut-être pas de peuples autochtones sur le territoire européen, néanmoins les peuples autochtones sur les territoires d'outre-mer sont nombreux.

Sont concernés les Mahorais de Mayotte, les insulaires de Wallis-et-Futuna, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mâ'ohi de Polynésie française et les Amérindiens de Guyane. Ces trois derniers groupes se revendiquent en outre de la catégorie politique et juridique de « peuples autochtones » telle qu'elle a émergé en droit international aux Nations-Unies depuis trente ans. Vue de métropole, la marginalité des autochtones au sein d'un outre-mer lui-même intrinsèquement périphérique contraste avec le surgissement périodique d'épisodes violents : affrontements de 1984-1988 en Nouvelle-Calédonie, émeutes de Faa'a-Tahiti (1995), Cayenne (1996) et Nouméa (2009), mouvement guyanais contre la « pwofitasyon » (2008-09), etc. Au-delà de leur caractère conjoncturel, ces événements sont révélateurs de tensions sociales structurelles, dont attestent de nombreux indicateurs (vie chère,

31

chômage, pauvreté, échec scolaire, taux d'incarcération, illettrisme, etc.) »38.

En effet, la France, toujours dans le modèle conçu par la modernité/colonialité européenne, fait face à de nouveaux défis propres à la postmodernité. L'étude de ce sujet pourrait être utile, si ce n'est pour l'émancipation des peuples et nations autochtones présents dans le territoire français (étant le caractère unitaire et universaliste de l'État-nation français), du moins pour la reconnaissance de quelques droits collectifs aux peuples autochtones.

IV - Démonstration et annonce du plan

Cette recherche consiste à déterminer si les nouvelles constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, avec leur nouveau constitutionnalisme expérimental, offrent une protection complète aux peuples autochtones, malgré les difficultés de mise en oeuvre inhérentes à la période de transition d'un système juridique à l'autre. En effet, les nouvelles constitutions de ces deux pays d'Amérique latine constituent une référence dans la région par rapport à la reconnaissance des droits des peuples autochtones et la conséquente rupture avec le vieux constitutionnalisme colonial qui ne comprenait pas leurs visions du monde. Cependant, les deux pays rencontrent des difficultés dans la concrétisation des droits de ces peuples compte tenu de la tâche difficile qu'il y a à surmonter le constitutionnalisme colonial.

Un nouveau constitutionnalisme s'est développé en Bolivie et en Équateur à partir des mouvements autochtones dans les deux pays. Ce constitutionnalisme a pour but la garantie de leurs droits, en instaurant un nouvel ordre juridique qui se consacre à surmonter les structures étatiques conçues sous la modernité/colonialité. En effet, les deux pays représentent le troisième - et pour l'instant dernier - cycle du nouveau constitutionnalisme latino-américain (NCL), qui consiste dans une nouvelle théorie constitutionnelle faite à partir des revendications des peuples autochtones, nations qui ont toujours été marginalisées par l'ordre constitutionnel instauré par la logique occidentale depuis la colonisation. Ainsi, le NCL cherche à surmonter cet ordre dit colonial en incorporant la vision (ou cosmovision) autochtone à l'État. Autrement dit, le nouvel ordre constitutionnel consacre aujourd'hui la protection des peuples autochtones non seulement

38 TRÉPIED Benoît, disponible sur https://anr.fr/Projet-ANR-13-JSH1-0003 consulté le 20 juin 2022.

32

par la reconnaissance de leurs droits, mais aussi par l'incorporation de leurs cosmovisions pour construire un État juste. Ce dernier est incarné dans la notion de buen vivir (vivre bien), nommée sumak kawsay (d'origine quéchua) en Équateur et suma qamaña (d'origine aymara) en Bolivie. Malgré les visibles similitudes entre les constitutions des deux pays, en ce qui concerne les droits des peuples autochtones, il est possible d'en tirer des différences qui ont un poids important dans l'efficacité de la protection de ces minorités. De plus, malgré l'incontestable importance de ces deux constitutions pour la consécration de la protection des droits des peuples autochtones, nous pouvons constater des difficultés pour la concrétisation des droits prévus dans le texte constitutionnel lui-même ce qui démontre que le processus de construction constitutionnelle n'est pas encore fini.

Pour procéder à cette démonstration, nous allons consacrer la première partie de cette recherche à la compréhension de la reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones. Les peuples autochtones, au milieu des années 90, sont devenus un groupe social avec une grande capacité de pression sur le pouvoir public. Des lois ont été modifiées pour répondre à leurs demandes, ainsi que la constitution. Mais cela ne fut pas suffisant et à partir des années 2000, après d'importantes révoltes sociales, les mouvements autochtones organisés ont développé, particulièrement en Bolivie, la thèse de la plurinationalité et ont revendiqué une véritable transformation de l'État par une Assemblée constituante pour inclure les peuples autochtones dans la société et dans la structure du pouvoir étatique. Ainsi le NCL naquit et fut consacré dans les constitutions de Bolivie et d'Équateur.

Ensuite, dans une deuxième partie, nous allons approfondir l'étude de ces constitutions singulières, marquées par l'élément autochtone, et analyser leurs avancées dans la question autochtone, en mettant en exergue leurs traits communs et leurs différences les plus significatives. Pourtant, nous n'allons pas nous contenter d'étudier la lettre de la constitution. Cette théorie constitutionnelle étudiée dans la première partie évoque une volonté d'émancipation sociale pour transformer l'État de bas en haut, ainsi nous allons dans cette deuxième partie analyser également les difficultés de concrétisation des nouvelles normes constitutionnelles dans ces deux pays, spécifiquement en ce qui concerne l'interprétation constitutionnelle faite par une cour qui a traditionnellement des vocations élitistes et contre-majoritaires.

33

PREMIÈRE PARTIE

La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones

La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones passe en premier lieu par les revendications des peuples autochtones de l'Amérique latine, qui se sont unis à partir de la fin du XIXe siècle pour lutter pour la reconnaissance de leurs droits, surtout au niveau international. Parmi leurs revendications figurent non seulement les droits territoriaux, mais également la reconnaissance qu'ils sont des groupes différents de ceux qui sont représentés au pouvoir, la reconnaissance qu'ils sont marginalisés, et qu'ils ont besoin de droits spéciaux pour pouvoir intégrer la société (et non pas s'intégrer dans la société, ce qui évoquerait davantage une assimilation). Ainsi, pour que les demandes des peuples autochtones, souvent contraires au droit comme conçu par l'occident, soient atteintes, il a fallu refonder les États concernés. Ce processus de refondation de l'État pour inclure les peuples et nations autochtones dans sa formation et dans la société est connu sous le nom nouveau constitutionnalisme latinoaméricain (NCL), une nouvelle théorie constitutionnelle qui se forme surtout à partir de la réalité des pays andins. Ce mouvement de reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones en Amérique latine a surtout l'objectif de surmonter la colonialité des constitutions latinoaméricaines (Chapitre I) pour transformer l'État. Cette transformation est consacrée de manière plus poussée dans les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, malgré le développement normatif constitutionnel à deux vitesses (Chapitre II).

34

Chapitre I - Une tentative de surmonter la colonialité de la dogmatique constitutionnelle

La dogmatique constitutionnelle stabilise les arguments et l'interprétation du droit, elle est comprise comme un ensemble de concepts et de catégories sur lesquels le

35

droit constitutionnel est fondé et à partir desquels il est structuré. La constitution, objet principal des études de droit constitutionnel, est la norme fondamentale de l'État, c'est-à-dire la norme qui fonde l'État (ses règles et ses principes) et devant laquelle la société doit s'incliner. La constitution, ainsi que le droit constitutionnel latino-américain, ont été importés depuis l'Europe et les États-Unis. Dans ces pays, la constitution a émergé comme un produit des révolutions, notamment la Révolution française et l'Indépendance des États-Unis, faites par des groupes qui ont pris le pouvoir et pour ces mêmes groupes, qui étaient auparavant quelque peu marginalisés. Ce constitutionnalisme que nous appellerons occidental s'articule autour du système capitaliste. Ce dernier est apparu avec la modernité et est devenu hégémonique, étant maintenu par le constitutionnalisme occidental lui-même. Dans les pays d'Amérique latine, ce constitutionnalisme a été importé pour sauvegarder les intérêts des élites économiques des nouveaux États indépendants, ces élites étant des descendants des colons européens. Le seul intérêt de ces élites était leur émancipation économique vis-à-vis des métropoles (Espagne et Portugal). Ainsi, tous les États d'Amérique latine ont été conçus, au moment de l'indépendance survenue au XIXe siècle, sous le modèle occidental, c'est-à-dire à partir du modèle constitutionnel de l'État-nation.

Les peuples originaires du continent ont été exclus de ce processus de fondation de l'État et plus encore, leurs cultures politiques, sociales, juridiques et linguistiques ont été niées par l'État. Les peuples autochtones devaient être assimilés à la culture occidentale puis intégrés dans l'État, indivisible et universel. Bien que l'histoire de la colonisation soit importante pour la pleine compréhension du sujet, elle devrait faire l'objet d'une recherche à part entière, nous nous concentrerons ici sur l'histoire postcoloniale du continent latino-américain et, surtout, des pays andins, objets de cette étude. En d'autres termes, nous nous intéresserons ici aux options novatrices apportées par les mouvements autochtones pour la (re)valorisation de leur culture par l'État à travers le constitutionnalisme. Nous nous intéresserons donc à la naissance et au développement du NCL à partir des luttes autochtones (Sect. I) et à la transformation étatique qu'il produit, en mettant l'accent sur la plurinationalité (Sect. II).

36

Section I - Le développement d'un nouveau constitutionnalisme lié au développement des revendications autochtones

Les grands mouvements qui ont lié autochtones et paysans dans les pays andins ont développé un nouveau type de constitutionnalisme. Ce dernier sert à refonder les structures de l'État, conçu sous le modèle occidental qui en fait un État d'exclusion, qui ne prend pas en compte la réalité du continent. Ainsi, pour comprendre le développement du NCL, il faut comprendre comment il est apparu, quelle est la réalité sociale de ces pays et quelles sont les revendications de leurs populations. Ce constitutionnalisme est né des mouvements sociaux autochtones paysans (A) et il se développe progressivement dans le temps (B), selon les aspirations sociales, dans un contexte d'émancipation.

A - Un constitutionnalisme né des mouvements autochtones

La volonté politique des classes populaires des pays d'Amérique latine a été considérée comme un phénomène juridique nouveau, car elle a démontré qu'une grande mobilisation sociale et politique pouvait être « capable de diriger une nouvelle institutionnalité39, fondée sur le pluralisme juridique démocratique participatif »40.

L'histoire de toute l'Amérique latine est marquée par la domination et l'esclavage des peuples par les colonisateurs européens. Les cultures autochtones, c'est-à-dire leur mode d'organisation de la société, ont disparu au profit d'une culture officielle, phénomène qui est le produit des classes dominantes composées de blancs descendants d'Européens. Le colonisateur a introduit son mode de vie en faveur des classes sociales les plus riches,

[...] il n'y a eu aucune opportunité ou volonté d'émanciper les peuples qui vivaient ici, au contraire, leurs cultures et leurs volontés ont subi,

39 Nous avons choisi de traduire le terme « institucionalidad » par « institutionnalité ». Cela fait référence au mode de fonctionnement des institutions.

40 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno, PAVI Carmelice Faitão Balbinot, « Os movimentos sociais na américa latina do século XXI: um novo paradigma », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 11.

37

au fil des années, un objectif de "chosification", occultant leurs droits et favorisant toutes les formes d'abandon social. L'État est né des élites et non des désirs de la population, ce qui laisse des traces jusqu'à nos jours41.

En effet,

[...] la période coloniale a placé les peuples originaires dans une position subordonnée. Leurs territoires et leurs ressources ont fait l'objet de vol et d'expropriation par des tiers ; leur main-d'oeuvre a été exploitée, et même leur destin comme peuple leur a été arraché de leurs mains. L'idéologie de "l'infériorité naturelle des indiens" et la figure juridique de la tutelle indigène ont permis de stabiliser durablement le modèle de subordination autochtone. L'indépendance politique des colonies américaines vis-à-vis des métropoles n'a pas signifié la fin de cette subordination. Les nouveaux États latinoaméricains se sont organisés sous de flamboyantes constitutions libérales, mais avec des projets néocoloniaux d'assujettissement autochtone 42.

Selon FAJARDO, au XIXe siècle, le projet créole (les descendants des colons européens) de sujétion autochtone dans le constitutionnalisme libéral s'exprimait sous trois techniques constitutionnelles :

a) assimiler ou convertir les indiens en citoyens titulaires de droits individuels par la dissolution des peuples d'indiens - qui avaient des terres, des autorités propres et une justice indigène - pour empêcher les révoltes autochtones ; b) réduire, civiliser et christianiser les peuples autochtones qui n'étaient pas encore colonisés, lesquels étaient appelés "sauvages" par les constitutions, pour étendre les frontières agricoles ; et c) mener des guerres offensives et défensives contre les nations indiennes - avec lesquelles les couronnes avaient signé des traités et avec lesquelles les Constitutions appelaient "barbares" - pour annexer leurs territoires à l'État43.

Il y a aujourd'hui la construction sur le continent d'un constitutionnalisme transformateur qui remet en cause toute la formation coloniale juridico-économique et sociale de l'État. Ce mouvement d'émancipation sociale ne pouvait venir que des classes

41 Ibid., p. 12.

42 FAJARDO Raquel, « El horizonte del constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la descolonización », in GARAVITO César Rodríguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p.139.

43 Ibid., p. 140.

38

ignorées par l'État : les autochtones et les afrodescendants qui ont été assujettis et dominés tout au long de la construction de l'État moderne. Les peuples autochtones sont les principaux protagonistes de ce nouveau constitutionnalisme transformateur, d'autant plus qu'ils sont plus nombreux que les peuples d'ascendance africaine dans les pays où le NCL est né et se développe dans la pratique. En Bolivie, le nombre de personnes qui se déclarent autochtones dépasse le nombre de personnes non autochtones réunies. Cela montre qu'il ne suffit pas aux autochtones d'être nombreux, car en Bolivie les autochtones sont majoritaires et pourtant ils étaient ignorés par l'État. Ce dernier ne promouvait aucune politique publique en faveur des peuples autochtones. Il s'agit donc d'un problème profond au sein de la formation de la société actuelle : la colonialité du pouvoir, c'est-à-dire le problème du pouvoir dans les mains des élites qui se sont formées à l'époque coloniale, empêchant l'émancipation populaire.

Le droit dans ces États est moniste, c'est-à-dire que l'État est la source unique et exclusive du droit. Ainsi, il n'y a pas de place pour d'autres formes d'organisations sociales, juridiques, sociales ou économiques. Actuellement

[...] la structure hiérarchique des normes est une théorisation eurocentrique de la science juridique. Consolidée par Hans Kelsen dans sa Théorie pure du droit, la proposition de soumettre les normes de régulation sociale à d'autres normes qui lui donnent une efficacité jusqu'à atteindre une norme fondamentale s'est répandue dans tout l'Occident et une grande partie de l'Orient. Cela signifie que toutes les expressions de droit des différentes sociétés doivent être validées, identifiées à la loi, pour pouvoir produire des effets et être opposables entre les membres de ces sociétés. En somme : n'est du droit que le droit posé, c'est-à-dire le droit positif, validé par une norme supérieure [...] 44.

Pourtant, « ce modèle actuel de droit, fondé sur une matrice hégémonique et élitiste, ne suffit plus [...]. Ce modèle unique et souverain est inefficace pour la réalité sociale, en raison de l'inadéquation entre l'État de droit et la réalité des peuples »45.

L'intensification des nouveaux mouvements sociaux générés en Amérique latine, à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, passe par la problématique du

44 FERRAZZO Débora, « O novo constitucionalismo e dialética da descolonização », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 32.

45 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno, PAVI Carmelice Faitão Balbinot, op. cit., p. 15.

39

développement économique et social, à travers des expériences particulières dans le cadre des politiques néolibérales, qui ont élargi encore plus les inégalités sociales sur le continent. Au cours de cette période, l'Amérique latine

[...] a connu des changements considérables sur le plan politique, avec des tendances socialistes, nationalistes ou développementalistes, qui indiquent une autre ligne de changement politico-idéologique fondée sur la critique aux modèles libéraux, sur le dialogue entre les pays latino-américains et sur le sauvetage de l'émancipation politique et économique pour le développement latino-américain46.

Boaventura de Sousa Santos47 considère que le dépassement du modèle excluant et capitaliste structuré dans l'ordre social et juridique latino-américain réside dans les mouvements sociaux qui ont émergé dans les années 1970 et 1980, mouvements qui délimitent « la possibilité de reconnaissance de la capacité de devenir de nouveaux sujets historiques légitimés pour une intervention juridique non étatique »48.

Les mouvements sociaux des années 70 et 80 doivent être compris comme des sujets collectifs transformateurs, « issus de couches sociales diversifiées et s'inscrivant dans une pratique politique quotidienne avec un certain degré "d'institutionnalisation", imprégnés de principes, de valeurs communes et visant la réalisation des besoins humains fondamentaux »49.

Au niveau global, l'ethnique et l'ethnicité comme phénomène à la fois social et politique ont suivi une évolution et une transformation complexes. D'un phénomène social marginal de qualité subalterne, il est devenu une puissance capable de structurer « des mouvements sociaux explosifs à travers le monde, liés, comme dans le cas de certains pays du "premier monde", à des revendications autonomes, dans d'autres pays, à des composantes de croyances religieuses et dans les nôtres aux processus anticoloniaux »50. Dans la région andine, le processus de construction de nouvelles perspectives socioculturelles a pris la forme d'une mobilisation sociale et politique basée sur l'élément autochtone. Ce processus a entraîné des changements impensables au début du siècle,

46 Ibid., p. 19.

47 Ibid., p. 20.

48 Ibid., p. 20.

49 WOLKMER Antônio Carlos, Pluralismo jurídico: fundamentos de uma nova cultura do direito, 3e ed., São Paulo : Alfa-Omega, 2001, p. 122.

50 BARRIOS Ramiro Molina et PINTO Alcides Vadillo, Los Derechos de los Pueblos Indígenas en Bolivia Una introducción a las normas, contextos y processos, La Paz : CEBEM, 2007, p. 4.

40

comme l'émergence de la plurinationalité et tout un constitutionnalisme fondé sur leurs revendications. La Bolivie et l'Équateur

[...] ont incorporé depuis plus de quinze ans un ensemble important de normes qui ont conduit à réformer la logique de fonctionnement de l'État, qui oscillait entre la recette néolibérale et l'élan démocratisant de la gauche, qui ont convergé dans la consolidation d'un État plurinational, dont l'essence philosophique est de remettre en question le courant libéral de l'État-nation, qui depuis l'époque républicaine avait exclu de la construction étatique les sociétés ethniques et pluriculturelles qui existent dans ces deux pays. En Bolivie, la présence des peuples autochtones représente 66,4% de la population nationale, en Équateur, selon le recensement de 2001, elle n'atteint que 6,8% de la population totale. Malgré les différences substantielles de population, nous pouvons tout de même en déduire que le mouvement autochtone dans les deux pays a contribué de manière significative à la conception actuelle de l'État 51.

Les mouvements sociaux autochtones ont émergé dans les deux pays andins dans les années 70 et 80 à la suite de profonds changements structurels et sociaux qui ont eu lieu dans la seconde moitié du XXe siècle. « La plus importante a peut-être été la réforme agraire, qui visait à convertir les Indiens en paysans métis, mais a généré des processus qui ont rendu possible l'émergence d'identités autochtones »52. La migration autochtone de la campagne vers les villes et leur accès à l'éducation ont contribué à renforcer l'idée d'affirmer leurs identités ethniques. « Ces acteurs interrogent le modèle de la nation homogène et métisse, proposant une intégration nationale qui ne passe pas par l'assimilation, mais par la reconnaissance de leur différence »53.

Les mouvements autochtones en Bolivie

Au début de la décennie 1980, les peuples autochtones des Basses Terres de Bolivie furent les protagonistes du processus d'articulation interethnique qui eut pour résultat la création des premières organisations revendicatives comme mesure de défense face à la « perte des terres traditionnelles, d'exploitation du travail, d'oppression

51 COLPARI Otto, « La nueva participación ciudadana en ecuador y bolivia. Resultados de la lucha del movimiento indígena - campesino?» [en ligne], Revista crítica de ciências sociales y jurídicas, 2011, n. spécial amérique latine, p. 1-2. Disponible sur https://theoria.eu/nomadas/MT_americalatina/ottocolpari.pdf consulté le 12 juillet 2022.

52 RODRIGUEZ Edwin Cruz, « Estado plurinacional, interculturalidad y autonomía indígena: Una reflexión sobre los casos de Bolivia y Ecuador », Revista VIA IURIS, n. 14, 2013, p. 57.

53 Ibid., p. 57.

41

culturelle et de pillage de ressources naturelles »54. Durant cette première étape du processus d'articulation autochtone, la Centrale indigène de l'orient bolivien « se constitua comme organisation pour regrouper les peuples du département de Santa Cruz dans les régions de Chiquitanía, du Chaco et d'Amazonie, lieu de naissance du mouvement autochtone bolivien »55. Au milieu des années 90, la Centrale Indigène de l'orient bolivien assuma le rôle d'organisation national en devenant la Confédération des peuples autochtones de Bolivie (CIDOB), représentant devant l'État les 34 peuples autochtones des Basses Terres.

Durant cette première période, les peuples autochtones ont cherché à surmonter les difficultés inhérentes à un secteur social politiquement et économiquement inférieur et très récemment organisé. À cette fin, ils ont créé une alliance avec des paysans syndicalisés, sous une perspective plus marxiste que culturaliste, car ces derniers avaient également souffert des politiques de réforme agraire ratées et de la servitude à la campagne.

Ils élaborèrent ainsi des revendications communes, et non sectorielles, en amplifiant l'impact des demandes et en les associant à d'autres thèmes plus généraux. C'est pourquoi ils envisagèrent par exemple la restitution de leurs territoires par l'État, comme le paiement d'une dette historique républicaine plutôt que comme un simple processus de reconnaissance territoriale, mis à la mode par l'ONU ; ils exigeaient le contrôle de l'appropriation des ressources naturelles de leurs territoires, non seulement pour récupérer le contrôle de leur habitat traditionnel, mais comme une action de renforcement de la démocratie et de l'État national qui s'efforçait de retrouver une souveraineté usurpée par les processus de privatisation et de cession du patrimoine national56.

Après avoir consolidé leurs alliances et leur agenda, les peuples autochtones ont choisi la marche comme stratégie de mobilisation57 pour faire pression sur le gouvernement dans le but de matérialiser leurs droits. Ils combinèrent la mobilisation dans la rue avec une prise de position publique.

54 TAMBURINI Leonardo, « Peuples autochtones en Bolivie : du renforcement territorial aux autonomies », in BELLIER Irène (dir.), Terres, territoires, ressources : politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, p. 126.

55 TAMBURINI Leonardo, op.cit., p. 126.

56 TAMBURINI Leonardo, op. cit., p. 127.

57 Durant ces marches, ils pouvaient parcourir des dizaines, voire des centaines de kilomètres.

42

Ils structurèrent la défense de leurs demandes autour de la construction de propositions fondamentalement législatives. Ce dernier point mit en valeur leur action et leur permit de devenir légitimes aux yeux de la société en tant que secteur manifestant pour obtenir réponse à des demandes concrètes qui pouvaient être réalisables par l'élaboration et la modification des normes légales [...]58.

Par exemple, un des résultats de la marche de 1990 a été que la Bolivie a ratifié la Convention 169 de l'OIT et en 1994 le pays a incorporé dans la Constitution de l'État les principaux droits autochtones en ce qui concerne leurs terres ainsi que la reconnaissance de leurs personnalités juridiques et le maintien en vigueur de leurs systèmes traditionnels de justice.

Au début des années 2000, de violents conflits générés par la tentative de privatisation de l'eau potable (en 2000) et du gaz bolivien (en 2003) et de nouvelles mobilisations autochtones/paysannes (en 2002 et 2003), qui exigeaient la convocation d'une Assemblée constituante pour rédiger une constitution non eurocentrée et qui correspond à la réalité sociale, ont eu lieu. Ces phénomènes ont débouché sur l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales Ayma, premier président autochtone du continent, en 2005. Finalement, en 2006, l'Assemblée constituante put être convoquée et la nouvelle constitution de l'État put être promulguée en 2009, après des années de conflits sociaux que l'opposition politique avait déclenchés.

Les mouvements autochtones en Équateur

La première marche autochtone (levantamiento indígena) en Équateur a eu lieu en juin 1990 et elle a marqué le début du mouvement autochtone organisé. Durant la première phase du mouvement (1990-1994), les mobilisations étaient liées aux luttes pour les terres et territoires autochtones et la problématique agraire des communautés autochtones et paysannes, principalement celles de l'Amazonie équatorienne. Cette marche fut possible grâce à l'organisation menée par la Confédération des nationalités autochtones de l'Équateur (CONAIE), fondée en 1986. À l'instar de la Bolivie, les années 70 et 80 en Équateur furent marquées par la solidification de la construction de l'identité autochtone. Parmi les plus grandes mobilisations, nous pouvons souligner la mobilisation nationale autochtone susmentionnée de 1990 ; la marche menée par l'Organisation des peuples autochtones de Pastaza (OPIP), exigeant la démarcation des territoires

58 Ibid., p. 128.

43

autochtones en Amazonie en avril 1996 ; la mobilisation pour les 500 ans de résistance autochtone également en 1996 et la marche des autochtones et des paysans en juin 1994 contre la nouvelle législation agraire qui a paralysé le pays pendant deux semaines59.

À la fin des années 90 et au début des années 2000, le mouvement autochtone en Équateur fut le principal protagoniste des manifestations et des mobilisations sociales. En effet, la fin du 20e siècle fut une période marquée par l'instabilité politique en Équateur. Nous pouvons souligner la mobilisation de juillet 1999 qui a réussi à contraindre le gouvernement d'annuler la hausse des prix des combustibles et la mobilisation de janvier 2000, dont le résultat a été le renversement du président Jamil Mahuad.

Durant cette période, nous pouvons vérifier que l'accumulation politique des luttes des mouvements populaires permet à ces organisations d'assumer un rôle crucial dans les processus de résistance au néolibéralisme capitaliste. Avec la croissance de l'intensité et de la combativité des conflits, il devient indispensable de renforcer ces organisations qui prennent conscience de leur force de bloc historique des opprimés60.

Après la mobilisation de 2001, les autochtones ont eu une plus grande participation au sein de l'État, avec des représentants élus à l'Assemblée nationale et des alliances de leur parti avec le gouvernement en place ; les mobilisations ont alors connu un relatif déclin. Pourtant en mars 2006, le mouvement autochtone était à la tête des mobilisations nationales déclenchées par la négociation d'un traité de libre-échange avec les États-Unis. Durant les élections de 2006, la CONAIE a soutenu la candidature de Rafael Correa (candidat de la gauche qui se revendiquait anti-impérialiste) dont la promesse centrale de campagne était la convocation d'une Assemblée constituante pour mettre en place un État plurinational, qui était revendiqué par la CONAIE depuis le début du siècle et qui fut mis en place avec la nouvelle constitution adoptée en 2008.

59 MALDONADO Fernando José, Estado e movimento indígena no equador: do multiculturalismo neoliberal ao Estado plurinacional degradado (1990-2017), thèse de doctorat : Sciences sociales (sous la direction d'ALMEIDA Antônio Jorge), Salvador : Université Fédérale de Bahia, 2018, p. 27.

60 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et Société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 107.

44

B - Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps

Selon Maldonado61, les processus constituants latinoaméricains du 21e siècle doivent être observés dans le cadre du dépassement d'une tradition juridico-politique coloniale, marquée historiquement par la violence, l'exclusion et la domination des peuples originaires. Dans ce processus de transformation, le domaine juridique est devenu un élément fondamental pour la compréhension des propositions de changement dans le continent, car les pays qui sont passés par ces changements ont choisi de les faire à partir du spectre constitutionnel. En effet, nous avons pu constater que les mouvements autochtones initiés dans les années 70 ont été l'épicentre des changements constitutionnels en Bolivie et en Équateur. À la suite des crises du modèle néolibéral, il y eut des revendications de nouveaux droits sociaux parmi toutes les franges de la population, ces droits incorporent la vision autochtone, comme le droit à l'eau, le buen vivir, la sécurité alimentaire ou les droits de la nature hors de l'optique occidentale62. Ces mouvements furent initiés dans les années 70, mais les constitutions qui consacrent ces droits, revendiqués surtout par les peuples autochtones dans les rues, ne furent promulguées que dans les années 2000 (2008 pour l'Équateur et 2009 pour la Bolivie). Les mouvements autochtones ont donc eu besoin de presque 40 ans pour consolider un État plurinational, État que nous étudierons plus profondément dans la prochaine section. Comme les mouvements autochtones sont la raison et le fondement du NCL, il est logique que ce dernier ait pris lui aussi 40 ans pour se développer.

Pastor et Dalmáu63 nous enseignent que, malgré les avancées du constitutionnalisme européen à partir du constitutionnalisme démocratique des premières décennies du 20e siècle, compris comme le constitutionnalisme qui exprime la volonté du peuple et non plus un constitutionnalisme de limitation de pouvoir, c'est en Amérique latine que nous trouvons les tentatives de réalisation pratique du constitutionnalisme démocratique, fruit des conditions sociales et politiques présentes dans certains pays.

61 MALDONADO E. Emiliano, « Reflexões críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi (2007-2008) », Revista brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 133.

62 FAJARDO Raquel, « El horizonte del constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la descolonización », in GARAVITO César Rodríguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p. 149.

63 MARTÍINEZ DALMÁU Rubén et VICIANO PASTOR Roberto, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano: fundamentos para una construcción doctrinal », Revista General de Derecho Público Comparado, n. 9, 2011, p. 5.

45

Malgré les divergences avec le constitutionnalisme européen d'après-guerre, également appelé néoconstitutionnalisme, il est possible d'affirmer que, dans les années 80 et 90, la plupart des pays d'Amérique latine ont suivi les grandes tendances du constitutionnalisme démocratique contemporain, principalement en raison de l'élargissement du catalogue des droits fondamentaux et de nouvelles garanties juridiques qui ont été insérées dans les textes constitutionnels. Cependant, le constitutionnalisme en Amérique latine a reçu de nouvelles idées et perspectives, notamment avec la promulgation des Constitutions du Venezuela (1999), de l'Équateur (2008) et de la Bolivie (2009)64.

Selon Fajardo65, nous pouvons classer ce nouveau constitutionnalisme en trois cycles : le constitutionnalisme multiculturel, qui s'est développé entre 1982 et 1988 ; le constitutionnalisme pluriculturel, qui s'est développé entre 1989 et 2005 et enfin le constitutionnalisme plurinational, qui s'est développé entre 2006 et 2009. Les trois cycles du mouvement constitutionnel latinoaméricain ont remis en cause, progressivement, les éléments centraux qui servaient à définir les États latinoaméricains tels qu'ils ont été dessinés dans le XIXe siècle, ce qui constitue un projet majeur de décolonisation de l'État.

Le premier cycle : le constitutionnalisme multiculturel (1982-1988)

Ce premier cycle de l'horizon du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain fut marqué par l'émergence du multiculturalisme et par les nouvelles demandes des peuples autochtones, qui renforçaient leur identité. « Deux constitutions centraméricaines, celle du Guatemala en 1985 et celle du Nicaragua en 1987, s'inscrivent dans cet horizon, cherchant à réconcilier leurs sociétés et à répondre aux revendications autochtones dans le cadre des processus de guerre »66. Ces deux constitutions ont reconnu la formation multiethnique, multiculturelle et multilingue de leurs pays et elles ont reconnu également certains droits spécifiques à des groupes autochtones. La constitution brésilienne de 1988 adopta également une vision multiculturelle de son pays en reconnaissant des droits spécifiques aux peuples autochtones, comme le droit collectif et originaire à la terre et le droit aux peuples autochtones de gérer seuls les ressources naturelles que se trouvent dans leurs territoires. C'est durant cette époque de renforcement

64 DE SOUZA Lucas Silva, DO NASCIMENTO Valéria Ribas et BALEM Isadora Forgiarini, « O novo constitucionalismo latino-americano e os povos indígenas: A visão do direito a partir dos caleidoscópios e dos monóculos », Revista Brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 582.

65 FAJARDO Raquel, op.cit., p. 140-141.

66 Ibid., p. 141.

46

de l'identité autochtone que les peuples autochtones ont pu s'organiser politiquement en Bolivie et en Équateur, notamment à travers la CIDOB et la CONAIE.

Le deuxième cycle : le constitutionnalisme pluriculturel (1989-2005)

Ce cycle de la transformation constitutionnelle latinoaméricaine fut marqué par le développement d'un constitutionnalisme pluriculturel dans la région. Les constitutions promulguées dans cet espace de temps ont affirmé le droit individuel et collectif à l'identité culturelle et à la diversité culturelle introduites dans le premier cycle et sont allées plus loin encore : ces constitutions développèrent les concepts de nation multiculturelle et d'État pluriculturel. Cette définition de la nature de la population marqua l'avancée vers une redéfinition ou transformation de l'État. Le pluralisme et la diversité culturelle se sont convertis en principes constitutionnels et ont permis de fonder les droits des autochtones, ainsi que les droits des afrodescendants et d'autres groupes minorisés67. Les constitutions de ce cycle ont été également influencées par la Convention 169 de l'OIT (1989), qui prévoit pour les peuples autochtones, entre autres droits, le droit à l'éducation bilingue, le droit collectif à la terre et le droit à la consultation préalable libre et informée.

Le changement le plus important de ce cycle fut cependant l'introduction du pluralisme juridique, qui a causé une rupture avec l'idée du monisme juridique. Ainsi, les constitutions de ce cycle ont reconnu les autorités autochtones, leurs normes, leurs procédures et leur justice, autrement dit, leur droit consuétudinaire. À partir de cette reconnaissance des autorités autochtones, l'idée classique de souveraineté, de monopole du droit par les organes ou pouvoirs souverains de l'État et de violence légitime est remise en cause. Les sources du droit et de la violence légitime sont « pluralisées », puisque ces derniers peuvent être exercés non seulement par l'État, mais aussi par les autorités autochtones de chaque peuple autochtone, toujours sous contrôle constitutionnel. Nous pouvons citer comme exemple de constitution pluriculturelle les constitutions de Colombie (1991), Paraguay (1992), Pérou (1993), Argentine (1994), Bolivie (1994), Équateur (1996 et 1998) et Venezuela (1999), ainsi que la réforme constitutionnelle mexicaine de 1992.

La reconnaissance du pluralisme juridique durant ce cycle fut possible dans un contexte caractérisé par plusieurs facteurs : la demande

67 Ibid., p. 142.

47

autochtone de reconnaissance de leur propre droit, le développement du droit international sur les droits autochtones, l'expansion du discours du multiculturalisme et les réformes structurelles de L'État et de la Justice68.

Pourtant, ce cycle fut également marqué par l'implémentation de réformes néolibérales dans le cadre de la globalisation.

En d'autres termes, l'adoption simultanée des approches néolibérales et des droits autochtones dans les Constitutions, entre autres facteurs, a eu pour conséquence pratique la neutralisation des nouveaux droits conquis [...]. L'incorporation de nouveaux droits et pouvoirs autochtones, ainsi que la ratification de traités de droits humains qui sont devenus partie intégrante du bloc constitutionnel, ont généré, en quelque sorte, une inflation des droits sans correspondance avec les mécanismes institutionnels capables de les rendre effectifs. Ces changements constitutionnels ont laissé en attente la tâche encore incomplète de révision de l'ensemble du droit constitutionnel, administratif, civil, pénal, etc., afin de rendre compte des nouveaux droits et attributions publics reconnus aux peuples autochtones [...]69.

Cela généra des disputes internes, p. ex., le pouvoir législatif de nombreux

pays réclame qu'on lui attribue la souveraineté d'édicter les lois sans être conditionné à

la consultation préalable des peuples autochtones. Il en va de même pour la juridiction

autochtone, qui génère des disputes de compétence et d'interprétation des droits humains.

Le troisième cycle : le constitutionnalisme plurinational (2006-2009)

Le troisième cycle de l'horizon du constitutionnalisme latinoaméricain est marqué par les processus constituants de la Bolivie (2006-2009) et de l'Équateur (2008), dans le contexte de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007. Ces deux constitutions innovent en prévoyant la plurinationalité de façon expresse. Selon Fajardo70, elles proposent une refondation de l'État à partir de la reconnaissance expresse des peuples autochtones comme peuples originaires, oubliés par la fondation républicaine, et avec cela elles posent le défi historique de mettre fin au colonialisme. Les peuples autochtones dans ce cycle ne sont plus compris comme une

68 Ibid., p. 144.

69 Ibid., p. 143.

70 Ibid., p. 149.

48

partie de la population de l'État avec une culture différente, mais comme des nations originaires du continent américain, ayant le droit à l'autodétermination. Autrement dit, les autochtones sont reconnus comme des sujets politiques collectifs qui ont le droit de déterminer leur propre futur, de s'autogouverner et de participer à de nouveaux accords avec l'État, qui dès lors réunit diverses nations71.

Les revendications autochtones pour la création de nouveaux droits qui incorporerait la perspective autochtone dans la constitution, comme le droit fondamental à l'eau, le buen vivir, entre autres, ont gagné en force lors de la crise du modèle néolibéral installé en Amérique latine durant les années 90 et ont finalement pu être satisfaites par les processus constituants de ce troisième cycle. Les constitutions du troisième cycle s'inscrivent de manière explicite dans un programme décolonisateur et affirment le pluralisme juridique, la dignité de tous les peuples et cultures ainsi que l'interculturalité.

Un constitutionnalisme toujours en transition

Le constitutionnalisme latinoaméricain est considéré comme un constitutionnalisme de transition. De plus, selon Boaventura de Sousa Santos72, les mouvements sociaux des années 80, 90 et 2000 ont subverti les fondements des transitions « canoniques », autrement dit occidentales. Selon ces fondements, une telle transition est achevée lorsque toutes les caractéristiques de la démocratie représentative sont présentes. Pour les peuples autochtones, la transition a une durée plus étendue, elle commence avec la résistance au colonialisme et elle se termine seulement lorsque l'autodétermination des peuples est pleinement reconnue. Les transformations se situent donc dans un contexte beaucoup plus large de l'émancipation et de la libération. De plus, les transitions « canoniques » ont une conception de temps linéaire, qui va du passé vers le futur et les peuples autochtones demandent une transition vers leur passé ancestral et précolonial. Finalement, les transitions « canoniques » se passent au sein de « totalités homogènes »73 : l'alternance entre dictature et démocratie en tant que régimes politiques modernes.

Dans le cas des autochtones et des afrodescendants, les transitions se produisent entre des civilisations différentes, des univers culturels avec

71 En Équateur, le CODENPE (Conseil pour le développement des nationalités et des Peuples de l'Équateur) reconnait officiellement treize nationalités autochtones. En Bolivie, la loi du régime électoral n. 26 de 30 juin 2010 reconnait 34 nationalités autochtones.

72 SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad, 2010, p. 63-64.

73 Ibid., p. 65.

49

leurs propres visions du monde dont le dialogue possible, malgré tant de violence et tant de silences, n'est possible que par la traduction interculturelle et toujours avec le risque que les idées les plus fondamentales, les mythes les plus sacrés, les émotions les plus vitales se perdent dans le transit entre différents univers linguistiques, sémantiques et culturels. Autrement dit, lorsqu'elle est réussie, la transition est dans ce cas aussi une transition conceptuelle, qui se configure comme un métissage conceptuel74.

Nous pouvons citer comme exemple le droit de la Pachamama (la nature) dans la constitution de l'Équateur, qui fait le dialogue interculturel entre le monde moderne occidental des droits et le monde autochtone. De même, le buen vivir présent dans les constitutions bolivienne et équatorienne est le résultat d'un dialogue entre ces deux mondes.

Enfin, nous pouvons conclure que la transition constitutionnelle du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain sera complète seulement lorsqu'il y aura effectivement dans ces États une démocratie participative plurielle, interculturelle et écologiquement soutenable. Cela ne pourrait arriver que lors de l'expérimentation : selon Santos75, il n'est pas possible de résoudre aujourd'hui tous les problèmes ou de prévoir tous les accidents qui sont le propre d'un constitutionnalisme transformateur, certaines questions vont rester ouvertes, probablement dans le but de laisser les futures assemblées constituantes y répondre.

Section II - La plurinationalité et l'interculturalité pour la transformation de l'État

La plurinationalité est apparue dans le troisième cycle du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, avec la promulgation des constitutions de la Bolivie et de l'Équateur. À travers des assemblées constituantes représentatives des peuples des pays et avec la participation directe de ces derniers à l'élaboration et à l'approbation des nouvelles constitutions, les constitutions de la Bolivie (2009) et de l'Équateur (2008) ont innové en déclarant leurs pays comme des États plurinationaux et interculturels. La plurinationalité, liée à l'interculturalité, se révèle comme l'élément le plus important pour

74 Ibid., p. 65.

75 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p. 110.

50

la transformation de l'État latinoaméricain moderne. Cette transformation est synonyme de décolonisation et de la refondation conséquente de l'État (A), qui passe par l'émancipation sociale (B).

A - Une tentative de refondation de l'État

La reconnaissance de l'État plurinational dans les nouvelles constitutions de Bolivie et de l'Équateur est le résultat de la recherche de dispositions institutionnelles qui rendent possible la coexistence de différentes cultures, peuples ou nations au sein d'un même État. L'État plurinational implique une remise en cause radicale du concept d'État moderne, fondé sur l'idée de nation civique et sur l'idée qu'en chaque État il n'existe qu'une seule nation. « La plurinationalité est une demande de la reconnaissance d'un autre concept de nation, la nation conçue comme appartenance commune à une ethnie » ou à une culture76.

Le concept d'État plurinational est apparu par la première fois en Bolivie en 1983 dans le document intitulé « Tesis Política » de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Cela n'impliquait pas la fragmentation de l'État, ou le séparatisme, mais la reconnaissance de l'existence de différentes nations autochtones dotées d'autonomie comme condition pour parvenir à la décolonisation. « C'était un changement radical dans la manière dont l'intégration nationale était conçue, non plus comme assimilation de l'indien, mais comme reconnaissance de son identité et de la diversité de la société bolivienne »77. Sous la revendication de la plurinationalité, les mouvements ont convergé « dans la revendication des aspects tels que la reconnaissance de leurs formes traditionnelles de gouvernement, de leurs droits collectifs et de leurs autonomies territoriales, entre autres »78.

En Équateur, avec le concept d'État plurinational, les mouvements ont réussi à concilier le terme « national autochtone » avec le caractère unitaire de l'État.

Les dirigeants autochtones ont expliqué à plusieurs reprises que la plurinationalité n'impliquait pas une fragmentation de l'État ou la création d'États dans l'État, mais plutôt une forme d'intégration nationale autre que l'assimilation, qui reconnait leur différence

76 Ibid., p. 81.

77 RODRIGUEZ Edwin Cruz, op.cit., p. 57.

78 Ibid., p. 57.

51

culturelle et des espaces d'autonomie et d'autogouvernement, comme condition de la décolonisation et de la construction de relations équitables ou d'interculturalité entre les différentes cultures qui peuplent le pays79.

Ainsi, la reconnaissance de la plurinationalité porte en elle la notion d'autogouvernement et d'autodétermination, mais pas nécessairement la notion d'indépendance. L'idée d'autogouvernement qui est derrière l'idée de plurinationalité a de nombreuses implications :

[...] un nouveau type d'institutionnalité étatique, une nouvelle organisation territoriale, la démocratie interculturelle, le pluralisme juridique, l'interculturalité, les politiques publiques d'un nouveau type (santé, éducation, sécurité sociale), de nouveaux critères de gestion publique, de participation citoyenne, de service public et de fonctionnaires publics. Chacun d'eux constitue un défi aux prémisses sur lesquelles s'établit l'État moderne »80.

Un nouveau type d'institutionnalité

La plurinationalité implique la fin de l'homogénéité institutionnelle de l'État. C'est-à-dire qu'au sein d'une même institution, les différents modes d'appartenance institutionnelle sont représentés, en fonction des droits collectifs reconnus ; ou qu'au sein d'un État les différences sont représentées par une dualité d'institutions. Ainsi, les différences dérivées de la reconnaissance de la plurinationalité peuvent être incarnées de deux manières : au sein d'une même institution ou, quand les différences l'exigent, dans des institutions distinctes. En Bolivie, nous pouvons citer l'Assemblée législative comme exemple d'hétérogénéité au sein d'une même institution : elle est composée de sept circonscriptions autochtones, dont les représentants sont élus selon les règles de leurs propres communautés, par le biais de l'équivalence entre les différents critères de représentation politique des différentes cultures ou nations. Un autre exemple en Bolivie est le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP), autrement dit la cour constitutionnelle bolivienne, où les juges sont élus selon les critères de plurinationalité, avec représentation non seulement du système ordinaire de droit, mais aussi du système autochtone. À propos

79 Ibid., p. 57.

80 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p. 81.

52

de la dualité d'institutions, nous pouvons citer comme exemple les autonomies territoriales autochtones, qui impliquent le pluralisme juridique.

Une nouvelle organisation territoriale

Dans l'État libéral moderne, « la crédibilité de l'universel est renforcée par des métaphores d'homogénéité, d'égalité, d'atomisation, d'indifférenciation. Les deux plus importantes sont la société civile et le territoire national »81. La première fait référence à la population et la deuxième à l'espace géopolitique, les deux se correspondant. Le constitutionnalisme plurinational rompt radicalement avec cette construction idéologique, la société civile est recontextualisée pour la reconnaissance de l'existence de diverses nations et peuples, et le territoire national devient, à son tour, la référence géospatiale de l'unité dans la diversité. Dans l'État plurinational, il y a donc des nations autochtones organisées en autonomies justifiées par leurs histoires ancestrales, qui ne vont pas toujours correspondre au territoire politique d'un département ou d'une commune (autonomies produites par la décentralisation de l'État).

L'interculturalité

Le concept d'interculturalité, développé parmi les critiques aux politiques multiculturelles, fut articulé par les mouvements autochtones à partir des années 80 en référence au problème de l'éducation et, particulièrement en Équateur, comme l'élément principal de la décolonisation. « Au cours des dernières décennies, le principe de l'interculturalité a guidé les demandes, les actions et les propositions du mouvement [autochtone], dirigées à repenser et à refonder l'État »82. Ces demandes, actions et propositions, à leur tour, ont servi à définir les bases sémantiques de l'interculturalité. Cette dernière va au-delà d'une simple relation entre cultures, elle se réfère à des changements profonds pour que toutes les cultures soient représentées et articulées sur les plans économique, social, juridique, politique, du savoir et dans la construction d'une société plurinationale83. Ainsi, l'interculturalité vise la construction de relations équitables entre les cultures et en même temps renforce la nécessité d'échanges et d'apprentissage mutuel. Pour que ces échanges soient faits de manière équitable, les

81 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p. 93.

82 WALSH Catherine, Interculturalidad, Estado, sociedad: luchas (de)coloniales de nuestra época, ed. Abya-Yala, Quito : Universidad Andina Simón Bolívar, 2009, p. 53.

83 Ibid., p. 53.

53

inégalités doivent disparaitre, d'où la préoccupation bolivienne et équatorienne avec la décolonisation. Tandis que les politiques multiculturelles renforcent l'égalité formelle entre les cultures, inspirées de la philosophie libérale de la sauvegarde des droits individuels et la promotion de la tolérance entre les cultures, l'interculturalité promeut un dialogue entre les cultures et implique un changement structurel. Il ne s'agit pas de tolérer la différence au sein des structures de la colonialité, mais de transformer profondément la distribution du pouvoir politique et socioéconomique pour combattre les inégalités entre les cultures.

La démocratie interculturelle

Dans le cadre de la plurinationalité, l'interculturalité ne peut se concrétiser que parmi la démocratie interculturelle. Selon Santos, nous pouvons comprendre comme démocratie interculturelle :

1) la coexistence de différentes façons de délibération démocratique, du vote individuel au consensus, des élections à la rotation [...] ; 2) les différents critères de représentation démocratique (la représentation quantitative, d'origine moderne, eurocentrée, au côté de la représentation qualitative, d'origine ancestrale [...]) ; 3) reconnaissance des droits collectifs des peuples comme condition de l'effectif exercice des droits individuels (citoyenneté culturelle comme condition de la citoyenneté civique) ; 4) reconnaissance des nouveaux droits fondamentaux (à la fois individuels et collectifs) : le droit à l'eau, à la terre, à la souveraineté alimentaire, aux ressources naturelles, à la biodiversité, aux forêts et aux savoirs traditionnels ; et 5) bien au-delà des droits, l'éducation orientée vers des façons de sociabilité et de subjectivité fondées dans la réciprocité culturelle : un membre d'une culture est seulement disposé à reconnaitre l'autre culture s'il sent que la vôtre est respectée, et cela s'applique tant aux cultures autochtones qu'aux cultures non-autochtones84.

Nous pouvons citer l'article premier de la constitution de Bolivie comme exemple de démocratie interculturelle, elle prévoit trois formes de démocratie : la démocratie représentative, la démocratie participative et la démocratie communautaire.

84 SANTOS Boaventura, op.cit. p. 98-99.

54

Le pluralisme juridique

Le pluralisme juridique fut conçu dans le contexte du monisme juridique, ce dernier étant un paradigme avec lequel le constitutionnalisme plurinational a rompu. Selon Santos85, la symétrie existante entre droit et État est très problématique puisqu'elle ne reconnait pas la diversité des droits non-étatiques qui existent dans la société et plus encore elle affirme l'autonomie du droit par rapport au politique au sein du même processus où le droit fait dépendre sa validité de l'État. Le constitutionnalisme plurinational, au contraire, établit que l'unité du système juridique ne présuppose pas son uniformité. Dans les États plurinationaux, les systèmes juridiques (celui de la culture européenne et celui de la culture autochtone) sont autonomes et pourtant ils peuvent communiquer entre eux. Les relations entre les systèmes constituent cependant un exigeant défi.

Après deux siècles d'une supposée uniformité juridique, il ne sera pas facile pour les citoyens, les organisations sociales, les acteurs politiques, les services publics, les avocats et les juges d'adopter une conception plus large du droit qui, en reconnaissant la pluralité des ordres juridiques, permette la déconnexion partielle du droit de l'État et le reconnecter avec la vie et la culture des peuples86.

La reconnaissance officielle de cette coexistence de systèmes implique des changements, tant pour le droit eurocentré que pour le droit ancestral des peuples originaires.

Les limites constitutionnelles des juridictions autochtones (limites personnelles, matérielles et territoriales) ne suffisent pas à éliminer les conflits dans un cadre normatif qui n'est plus celui de la légalité, mais de l'interlégalité. La solution de tels conflits sera toujours précaire, risquée et provisoire, puisqu'elle oblige à la traduction interculturelle (qu'est-ce que le "due process of law" en droit ancestral ? Un rêve peut-il fonder la légitime défense ?). Mais telle est la voie de la dignité et du respect mutuellement partagé, la voie de la décolonisation 87.

Pour résumer, nous pouvons dire que les concepts de plurinationalité et d'interculturalité ont fonctionné comme noeud d'articulation des revendications des

85 Ibid., p. 88.

86 Ibid., p. 89.

87 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p. 90.

55

mouvements autochtones durant les processus constituants qui ont marqué le début d'une véritable émancipation sociale.

B - Un processus d'émancipation sociale

L'État plurinational cherche à renforcer une pratique épistémique, sociale, juridique et politique interculturelle qui, comme nous avons pu voir, se différencie substantiellement du multiculturalisme. Ce dernier n'implique pas nécessairement les échanges entre les différentes cultures, mais tout simplement une reconnaissance de droits différenciés et une tolérance pour la coexistence des cultures. À son tour, l'interculturalité ne prévoit pas une simple inclusion d'une culture, subordonnée à une autre, mais une relation d'échanges mutuels établie en conditions d'égalité, dans un contexte d'interactions démocratiques et émancipatrices. « L'interculturalité est un processus permanent, conflictuel et dynamique de relation, de communication et d'apprentissage entre des personnes et des groupes ayant des connaissances, des valeurs, des croyances et des traditions différentes »88. Elle est orientée à développer les potentialités des participants, au-delà de leurs différences sociales et culturelles, elle apparait donc comme une proposition de dialogue et de complémentarité mutuelle. Ainsi, l'interculturalité est un outil politique et éducatif d'émancipation sociale, cette dernière étant définie comme un processus, ou une action, marqués par la volonté de dénaturaliser l'oppression au sein d'une démocratie.

Dans le contexte de mouvements sociaux autochtones qui revendiquent un État plurinational et interculturel dans les termes vus auparavant, le constitutionnalisme transformateur est apparu. Ce nouveau constitutionnalisme peut être défini comme la création et l'application d'une nouvelle constitutionnalité engagée dans l'objectif de transformer les relations de pouvoir existantes, ainsi que les institutions politiques et sociales d'un pays, dans une perspective interculturelle, participative et également solidaire.

Face au centrisme occidental invisibilisateur appartenant au constitutionnalisme libéral, le constitutionnalisme transformateur se déclare plurinational, interculturel, dialogique et postcolonial, car il promeut la dénaturalisation de l'institutionnalité libérale capitaliste et

88 BONET Antoni Jesús Aguiló, « Interculturalidad, democracia y emancipación social: algunos retos para una teoría política intercultural », Revista internacional de filosofía, n. 11, 2010, p. 5.

56

coloniale, la décolonisation des peuples autochtones et favorise l'ouverture d'espaces dialogiques [...]89.

De cette manière, le constitutionnalisme pour les États plurinationaux ne sert plus seulement à déclarer les droits fondamentaux et à assurer la distribution et division du pouvoir et des fonctions de l'État. Il propose de faire attention à l'opprimé et de lui rendre sa dignité tant par les mécanismes de démocratie participative (plébiscite, référendum, révocation de mandat) que par le pluralisme, qui ne se limite pas à l'aspect politique. Le pluralisme « promeut la refondation de l'État fondée sur des prémisses différentes de celles qui ont caractérisé l'État moderne du type européen durant longtemps »90.

Il est vrai que ce constitutionnalisme est né d'une partie marginalisée de la société, mais il est important de souligner ici le cadre philosophique de ce nouveau constitutionnalisme (NCL), qui fut la philosophie de la libération, développée à partir des années 60 et qui a comme principal auteur l'argentin Enrique Dussel. Il s'agit d'une philosophie de la pensée critique latino-américaine qui remet en cause les bases de domination du subcontinent91 et qui renforce dans la région les questions sur l'inclusion des peuples autochtones avec l'objectif de décoloniser, libérant ainsi tous les opprimés par les asymétries historiques. De plus, sur le plan économique, la théorie de la dépendance s'est développée en parallèle à la philosophie de la libération, critique de la dépendance et subordination économique de l'Amérique latine. À cela nous pouvons ajouter la pensée du collectif de pensée critique du groupe modernité/colonialité, qui prend forme à la fin des années 90. Ce groupe propose, sous une perspective décoloniale, une discussion critique sur les relations de pouvoir installées par la colonisation européenne en Amérique latine. Il propose également l'idée d'un tournant décolonial en définissant l'origine de la modernité à partir de la conquête de l'Amérique et non à partir du siècle des Lumières, pour lier la modernité à la colonialité. Enfin, la pensée de la théorie critique latino-américaine se différencie substantiellement des théories critiques européennes ou eurocentrées, dans lesquelles l'émancipation sociale n'est pas possible hors des limites du progrès et de l'évolutionnisme92.

89 BONET Antoni Jesús Aguiló, op. cit., p. 7.

90 CORRÊA DE SOUSA Adriano, « A emancipação como objetivo central do novo constitucionalismo latino-americano: os caminhos para um constitucionalismo de libertação », in BELLO Enzo et VAL Eduardo Manuel (dir.), O pensamento pós e descolonial do novo constitucionalismo latino-americano, Caxias do Sul : Educs, 2014, p. 66.

91 Ce terme désigne l'Amérique latine.

92 Cf. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Le colonialisme, Paris : Critique Eds, 2018, 396 p.

57

L'histoire récente de l'Amérique latine a donc démontré que la recherche de l'émancipation sociale n'est pas survenue à travers les prévisions marxistes traditionnelles, c'est-à-dire à travers un prolétariat comme acteur social qui aurait la potentialité instinctive d'apporter la rédemption de l'humanité. Malgré le fait que la majorité de la gauche latino-américaine soit encore emprisonnée schématiquement à l'idée qui prévoit que la classe laborieuse est une classe ontologiquement révolutionnaire, le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain remet (allié de la gauche) en cause cette thèse93. Les constitutions de l'Équateur et de la Bolivie dénotent la rupture avec l'eurocentrisme et avec l'importation de théories des pays centraux avec non seulement leur contenu, mais aussi avec la forme par laquelle les sujets ont été pris en compte dans les constitutions. Leurs processus constituants ont ouvert les voies pour l'émergence d'un acteur social avec un potentiel révolutionnaire : l'émancipation sociale des peuples autochtones cumulée avec la libération nationale économique94.

Ainsi, dans le contexte théorique, les thèses pour une émancipation sociale avaient été déjà consolidées avec la philosophie de la libération et la théorie de la dépendance. Sur le plan pratique, la population marginalisée commença à s'organiser politiquement afin de s'émanciper, autrement dit, de se libérer du contrôle des élites politiques pour décider enfin de leur propre destin. Ces contextes sociopolitique et théorique ont fait apparaitre les processus constituants de l'Équateur et de la Bolivie, qui peuvent illustrer l'utilisation d'un processus constituant pour l'émancipation sociale des peuples et nations autochtones.

[Le] changement s'est déroulé de manière démocratique, à travers le constitutionnalisme démocratique, contrairement à la culture imprégnée des coups d'État, constituant une utilisation clairement contre-hégémonique d'instruments hégémoniques pour ouvrir la voie à l'émancipation, d'où le fait que Rubén Martinez Dalmau et Roberto Viciano Pastor (2012) se battent pour l'existence d'un nouveau constitutionnalisme latinoaméricain95.

Avec ce dernier, le constitutionnalisme est désormais concrétisé par le peuple, selon leurs intérêts et leurs besoins, rompant avec la logique très présente dans la région

93 KELLER Rene Jose, « O processo emancipatório dos atores sociopolíticos no constitucionalismo latino-americano », Revista Em debate, n. 9, 2013, p. 48.

94 Ibid., p. 51.

95 TOLEDO JUNIOR Rubens et RIBEIRO DE SALES Luiz Fernando, O Estado plurinacional da Bolívia e as garantias constitucionais à reafirmação das horizontalidades geográficas, Redes, v. 25, ed. Especial 2, 2020, p. 2657.

58

d'un constitutionnalisme dirigé par les élites et qui ne correspond pas à la réalité sociale de la majorité de la population. Dans cette perspective théorique constitutionnelle, la constitution est la consolidation de la manifestation souveraine du pouvoir constituant originaire (le peuple), à laquelle les pouvoirs constitués doivent subordination et obédience. La légitimité et la constitutionnalité des actes de ces derniers découlent de l'exacte conformité avec la volonté de leur créateur, exprimée dans le texte constitutionnel.

Ainsi, la plurinationalité se présente comme un outil de nature émancipateur. L'État plurinational tient à la liberté, à l'autonomie et à l'autodétermination des peuples autochtones et de cette façon la plurinationalité est devenue un important moyen juridique pour viabiliser un horizon fécond pour la promotion du bien vivre autochtone. Avec la mise en place de la plurinationalité et de l'interculturalité, l'État assure également le pluralisme juridique d'une juridiction autochtone, ce qui signifie la fin de la souveraineté étatique sur son territoire et la refondation de l'État à partir d'une juridiction plurielle, ce qui corrobore les prétentions émancipatrices des peuples autochtones, pour mettre fin aux impositions intégrationnistes. Pour Santos96, la reconstruction de la tension entre régulation sociale et émancipation sociale a obligé la sujétion du droit moderne à une analyse critique radicale pour libérer le pragmatisme de sa tendance à suivre les conceptions dominantes de la réalité. Une fois ces conceptions dominantes écartées, il devient possible d'identifier un paysage juridique plus riche et plus large ainsi qu'une réalité qui est devant nos yeux, mais que souvent nous ne voyons pas puisqu'il nous manque la perspective adéquate. Pour l'étude de la plurinationalité, il est donc inévitable qu'il y ait une intersection entre le droit, l'anthropologie du droit, la philosophie du droit et la sociologie du droit, mais sans les canons de la modernité, qui réduisent ou font taire les expériences juridiques d'autres groupes de la population. Sans tout cela la concrétisation de l'interculturalité n'est pas possible. Il est important de souligner également que le droit n'est pas émancipateur en soi, mais que ce sont les groupes sociaux qui en recourant au droit pour mener leurs luttes peuvent s'émanciper.

En outre, la simple existence théorique ou normative du NCL ou de l'État plurinational n'est pas une fin en soi pour les mouvements autochtones, ce qui importe pour eux est la concrétisation de cet État. Pour mieux comprendre cela, dans le prochain chapitre, nous allons analyser plus profondément le développement normatif

96 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit. p. 70.

constitutionnel en Bolivie et en Équateur, autrement dit nous allons étudier comment se sont formés les premiers États plurinationaux et interculturels du monde.

59

Chapitre II - Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses

Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain et les États plurinationaux ont l'objectif d'émanciper les peuples autochtones en consacrant l'autonomie autochtone,

60

c'est-à-dire la possibilité de l'autodétermination de ces nations avec un système pluraliste et interculturel. Cependant, chaque constitution représentative du NCL (les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur) consacre cela de sa propre manière. Nous constatons un état un peu plus poussé du pluralisme en Bolivie, ce qui dévoile les difficultés de l'Équateur à mettre en place la plurinationalité. Pour démontrer cela, nous analyserons d'abord comment l'État plurinational a été consacré par les deux constitutions (Sect. I) pour ensuite analyser la consécration des autonomies autochtones dans chaque État (Sect. II).

Section I - La consécration des États plurinationaux

Les États plurinationaux de la Bolivie et de l'Équateur, fondés dans la reconnaissance de la diversité qui émerge des nouvelles constitutions andines, ont eu des processus constituants très différents, même si tous les deux furent une réponse aux revendications des mouvements autochtones organisés, qui sont en faveur d'un pouvoir dans lequel la diversité est respectée, faisant émerger tous les deux un nouveau constitutionnalisme transformateur. En Bolivie, les marches autochtones ont rendu possible l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales, président issu de la nation autochtone Aymara, qui a mis en place la promesse de campagne électorale pour la convocation d'une assemblée constituante. Le processus d'édiction de la constitution bolivienne fut complexe et a duré environ 3 ans. En Équateur, les marches contre le néolibéralisme ont rendu possible l'élection de Rafael Correa, un économiste qui ne provenait pas des luttes sociales, mais qui a réussi à rassembler les organisations progressistes avec la promesse de mettre en place une assemblée constituante. La durée de l'édiction de la constitution de l'Équateur fut beaucoup plus courte qu'en Bolivie et l'Assemblée constituante équatorienne n'a pas réussi à exprimer véritablement les revendications autochtones, malgré la consécration de principes et de valeurs de ces communautés.

Ainsi, dans cette section, pour démontrer qu'il existe un développement normatif constitutionnel à deux vitesses dans la région andine, représentée par la Bolivie et l'Équateur, nous allons d'abord analyser les processus constituants des États plurinationaux (A) et ensuite les principes et valeurs qui consacrent une rupture paradigmatique dans les deux pays (B).

61

A - Les processus constituants des États plurinationaux

Tant en Bolivie qu'en Équateur, les processus constituants furent le produit des manifestations sociales menées par les peuples autochtones contre les valeurs et conséquences du système néolibéral mis en place dans la région. Le processus qui a mené à la déclaration de l'État plurinational dans les nouveaux textes constitutionnels s'explique par l'articulation des mouvements autochtones avec les secteurs populaires et culmine dans les élections d'Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa en Équateur. Les deux constitutions cherchent à surmonter l'absence du pouvoir constituant autochtone dans la fondation républicaine par la fondation d'un État plurinational. Au-delà de la concordance du peuple dans la convocation d'une Assemblée constituante, faite par le moyen du référendum, ce processus fut marqué par la représentation autochtone. Pourtant, cette représentation ne fut pas menée de la même manière dans les deux pays. Il est important de souligner que la forme du processus constituant d'un pays est aussi importante que la norme produite par ce processus selon les prémisses du droit constitutionnel latinoaméricain. Selon ce dernier, la constitution n'est légitime que quand elle transcrit la volonté du peuple (souveraineté populaire), c'est-à-dire de tous les secteurs de la société, par et pour un dialogue interculturel.

En Bolivie, il y a plus de 36 peuples originaires97 et la participation de ces peuples comme nouveaux acteurs sociaux a forcé le pays à édicter des changements constitutionnels et à promouvoir des réformes dans l'État, fondées dans l'interculturalité pour mener à bien l'intégration sociale. En 2005, la Bolivie a élu son premier président d'origine autochtone, Evo Morales, issu du parti MAS-IPSP (Movimiento al socialismo instrumento político por la soberania), avec le support du Pacte d'unité : un pacte matérialisé par un document signé par les organisations paysannes et autochtones (CSUTCB, CNMCIOB-BS, CSCIB, CIDOB et CONAMAQ), qui constituait un véritable mandat populaire, ce qui a donné au gouvernement une grande légitimité sociale. Morales avait une histoire personnelle et politique liée aux mouvements autochtones qui a aidé à mettre en place le processus d'élaboration d'une nouvelle constitution bolivienne capable de générer une politique de changement et ainsi d'assurer l'autonomie des peuples autochtones. Ce projet politique, traduit par l'Agenda d'octobre, visait d'abord à la

97 LOCATELI Cláudia Cinara et VIDAL Daiane, « Interculturalidade: matriz de fundamentação das constituições do equador e da Bolívia », in WOLKMER Antônio Carlos et CAOVILLA Maria Aparecida, Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 177-178.

62

nationalisation du gaz bolivien et ensuite à la convocation de l'Assemblée constituante, celle-ci finalement constituée par les peuples oubliés de la Bolivie : les peuples originaires ou autochtones. Le 2 juillet 2006, les élections de l'Assemblée constituante bolivienne, qui avait un pouvoir originaire, c'est-à-dire le pouvoir de construire une constitution depuis le zéro, sans aucune limitation par une loi constitutionnelle, ont eu lieu. L'absence de circonscriptions spécifiques, une revendication du mouvement autochtone, a obligé ce dernier à coopérer avec le MAS-IPSP, qui a obtenu 137 des 255 sièges à l'Assemblée et parmi leurs députés constituants il y a eu des représentants des organisations sociales, des intellectuels et des professionnels urbains98. Au cours du processus constituant, la CONAMAQ a formé avec la CIDOB le « bloc autochtone », qui n'était pas souvent d'accord avec les organisations paysannes proches au MAS, comme la CSUTCB. Malgré leurs divergences, en mai 2007, une proposition consensuelle du Pacte d'unité a été présentée. Pourtant, confrontée au risque que les accords politiques excluent les revendications les plus importantes pour le mouvement autochtone, la CIDOB organisa, en juillet 2007, la VIe Marche pour les autonomies autochtones, la terre et le territoire et pour l'État plurinational.

Cet épisode, ainsi que la mobilisation de l'Assemblée du peuple Guarani (APG) pour l'inclusion de leurs propositions sur l'autonomie autochtone, indiquent les limites de l'ouverture du champ politique institutionnel représenté par l'Assemblée constituante. Pour beaucoup, l'espace de la politique continuait d'être les rues et les routes du pays99.

Comme exemple des divergences entre les revendications des peuples autochtones représentés par le Pacte d'unité, nous pouvons citer les implications de l'adoption de la plurinationalité. Cette dernière était conçue par les peuples autochtones comme la reconnaissance des nations précolombiennes pour inclure l'implémentation d'une géographie politique véritablement plurinationale, dotée d'institutions libres, avec un autogouvernement, une libre détermination territoriale, au sein d'une espèce d'autodétermination intra-État, marquée par l'interculturalité. D'autre part, la plurinationalité était vue par l'opposition comme une simple reconnaissance de la diversité culturelle du pays.

98 PANNAIN Rafaela, « A reconfiguração da política boliviana: reconstituição de um ciclo de crises », Lua Nova, São Paulo : n. 105, 2018, p. 300.

99 PANNAIN Rafaela, op.cit., 2018, p. 301.

63

De plus, les conflits entre certaines organisations du Pacte d'unité et le MAS durant les travaux de l'Assemblée constituante ont mis en évidence les divisions internes du Pacte. Pourtant, ces organisations dépendaient du MAS et de ses 137 députés pour l'approbation de leurs demandes. De plus, le dialogue avec l'opposition fut difficile et cela rendait presque impossible de soumettre la constitution au référendum. Il fut nécessaire d'organiser une nouvelle marche le 13 octobre 2008, menée par Evo Morales, pour enfin réussir à convoquer le référendum d'approbation de la nouvelle constitution. Après les accords politiques avec le pouvoir constitué (le Congrès national était responsable de la convocation du référendum), qui ont éloigné un peu la volonté originaire du pouvoir constituant de la proposition du texte constitutionnel, la constitution a été approuvée avec 61,43% des suffrages exprimés en 25 janvier 2009. Selon Martínez Dalmau, « il est vrai que cette hétérodoxie constitutionnelle est enfin corrigée avec le référendum constitutionnel qui, finalement, est celui qui a décidé l'entrée en vigueur de la Constitution en obtenant la majorité des suffrages »100.

À son tour, en Équateur, l'ascension de Rafael Correa au pouvoir a suscité de nombreuses attentes parmi les organisations sociales et les mouvements autochtones, car ce dernier a annoncé de nombreuses réformes, notamment l'appel rapide de l'Assemblée constituante qui devait permettre de modifier le rapport de forces au sein du Congrès national équatorien. La réalisation de l'Assemblée constituante généra la mobilisation de divers secteurs et organisations intéressés à participer aux délibérations. La CONAIE, par exemple, présenta une proposition de constitution qui tenait la déclaration d'un État plurinational comme idée centrale et convoqua une marche pour faire pression sur le pouvoir constituant à fin d'inclure ses demandes. Le processus d'élection des membres de l'Assemblée constituante équatorienne a eu lieu en septembre 2007 et il a cherché à garantir la parité de genre, la participation des migrants, et la participation des minorités. Le parti de Rafael Correa (Alianza PAIS) a obtenu 80 des 130 sièges dans l'Assemblée. Il est important de mentionner que durant ce processus il n'y a pas eu une préoccupation directe pour garantir la participation des 14 nationalités autochtones de l'Équateur. Bien qu'il s'agît des élections les plus démocratiques du pays, les autochtones étaient sous-représentés, puisque le président Correa n'a pas accepté la proposition des organisations autochtones qui consistait à mettre en place un système de quota pour eux-mêmes et ainsi

100 MARTÍNEZ DALMAU Rúben, « El proceso contituyente: la activación de la Soberanía », in ERREJÓN Inigo et SERRANO Alfredo (dir.), «Ahora es cuándo,carajo!» del asalto a la transformación del Estado en Bolivia, El viejo topo, 2011, p. 56.

64

seulement sept autochtones ont été élus membres de l'Assemblée. Un autre aspect important du processus constituant équatorien fut la suspension des travaux du Congrès national à partir de l'ouverture de l'Assemblée constituante le 30 novembre 2007. Cela fut important parce rendant impossible l'interventionnisme du pouvoir constitué dans le processus de rédaction de la proposition de texte constitutionnel, au contraire du processus constituant bolivien. Selon Alberto Acosta, « le nouveau, le révolutionnaire, ne peut pas être soumis au vieux. La formule fut de laisser les législateurs du vieux congrès suspendus jusqu'à la prononciation du peuple »101. Ainsi, le Congrès a eu ses activités suspendues jusqu'au jour du résultat du référendum. La nécessité de l'approbation du texte constitutionnel par la consultation populaire fut également une innovation dans la région, car elle a démocratisé la décision la plus importante dans la vie politique de la population du pays. De plus, le processus constituant équatorien compta avec une grande participation populaire : divers mécanismes furent créés pour en faciliter l'accès à la population, comme la collecte et la discussion de propositions qui venaient directement des citoyens. Selon Harnecker, l'Assemblée constituante équatorienne reçut « plus de trois mille propositions de tout type et de tous les secteurs »102. Ainsi, « au contraire de ce que la tradition constitutionnaliste hégémonique et l'eurocentriste académique défendent, l'expérience équatorienne démontre la qualité et la capacité créative du pouvoir populaire »103.

Malgré les avancées indéniables de la constitution équatorienne, son processus constituant a été marqué par le conservatisme du gouvernement de Rafael Correa, dont le discours durant l'ouverture des travaux de l'Assemblée constituante insista sur le concept d'État-nation et défendit des idées conservatrices comme l'interdiction de l'avortement, du mariage homosexuel, en citant « le nom de Dieu ». Selon Maldonado, depuis le rejet de la MUPP-NP et de la CONAIE de l'alliance à Rafael Correa pour les élections présidentielles de 2006, il y a eu un rejet de la part de celui-ci des projets qui venaient de ces organisations autochtones. Les positions de Rafael Correa contre la plurinationalité et pour l'interculturalité générèrent des fissures au sein du bloc de son parti, car les constituants liés aux mouvements autochtones n'étaient pas d'accord avec cette dichotomie et avec l'affirmation que la plurinationalité était défendue par des

101 ACOSTA Alberto apud HARNECKER Marta, Ecuador: una nueva izquierda em busca de la vida em plenitud, Espagne : El viejo Topo Ediciones de Intervención Cultural, 2011. p. 24.

102 HARNECKER Marta, op.cit., p. 244-245.

103 MALDONADO Emiliano E., « Reflexões críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi (2007-2008) », Revista brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 137.

65

secteurs radicaux séparatistes. Après une série de débats au sein de l'Assemblée constituante, le bloc de l'AP décida de reconnaitre la complémentarité entre l'interculturalité et la plurinationalité et, ainsi, supporter l'inclusion des deux dans l'article premier de la constitution. Pourtant, les revendications contenues dans la proposition présentée par la CONAIE mentionnaient que l'État plurinational ne pouvait pas être prévu seulement dans l'article premier de la constitution équatorienne, car ainsi elle n'aurait pas une incidence directe dans la structure organisationnelle de l'État, spécifiquement dans ce qui concerne les cinq pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire, électoral et transparence et contrôle social) déjà approuvés. La plurinationalité ainsi ne serait pas un axe transversal du texte constitutionnel comme l'interculturalité. Dans la proposition de la CONAIE, la plurinationalité fut mentionnée plus de 100 fois, tandis que dans le texte approuvé, la plurinationalité n'est mentionnée que quatre fois (articles 1er, 6, 257 et 380)104. De plus, une autre question sensible au sein du processus constituant équatorien fut le consentement préalable des peuples autochtones par rapport à l'exploitation des ressources naturelles de leurs territoires. En opposition aux revendications autochtones pour le consentement obligatoire des peuples concernés, la thèse de l'AP de la consultation préalable non contraignante a prévalu. Enfin, une autre question sensible a marqué les différends entre l'AP et la CONAIE, la question de la langue officielle de l'État. La CONAIE défendait l'inclusion du quéchua comme langue officielle de l'État, pourtant cette proposition fut rejetée par le bloc de l'AP. Cependant, un jour avant la clôture des travaux de l'Assemblée constituante, la demande de Pedro de la Cruz de l'inclusion du quéchua comme langue officielle de la relation interculturelle (et non pas la langue officielle de l'État) fut approuvée, ce qui marque tout de même une relation de hiérarchie entre l'espagnol et la langue autochtone.

Ainsi, nous avons pu voir que les processus constituants de l'Équateur et de la Bolivie ne se déroulèrent pas sans difficulté. En effet, ils furent très troublés, principalement par les disputes politiques entre ceux qui étaient pour l'État plurinational et ceux qui étaient pour la conservation maximale du statu quo ante. Malgré les difficultés des processus constituants, les constitutions de ces deux pays ont réussi à consacrer une rupture paradigmatique.

104 Ibid., p. 143.

66

B - Les principes, valeurs et règles qui consacrent une rupture paradigmatique

Nous avons vu que les deux constitutions, malgré les difficultés à être approuvées durant le processus constituant, ont reconnu la plurinationalité et l'interculturalité dans leurs corps normatifs et que tant la plurinationalité que l'interculturalité, qui sont deux principes complémentaires, ont l'aptitude de réaliser une rupture paradigmatique. Un paradigme est, selon Kuhn105, l'ensemble des croyances, des principes, des valeurs et des prémisses qui déterminent la vision qu'une communauté scientifique a de la réalité, c'est-à-dire, les types de questions et de problèmes qui deviennent légitimes à étudier. Lorsqu'il y a des changements culturels, scientifiques, économiques, sociaux entre autres, les paradigmes doivent parfois changer de perspective, d'où le terme « rupture paradigmatique ». Cette dernière rompt avec les structures du sens commun de la science et fait que la science contemporaine devient incompatible avec la « vieille » science, sans la possibilité d'une réconciliation. Autrement dit, l'État plurinational et interculturel a rompu avec les paradigmes du constitutionnalisme occidental, ce dernier ne peut plus s'installer au sein d'un État déclaré plurinational, car il est dorénavant incompatible avec lui. Mais comment les nouveaux paradigmes de la plurinationalité et de l'interculturalité furent consacrés par les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur ? Autrement dit, comment ces constitutions prévoient-elles les relations interculturelles et par quels termes ont-elles traduit la plurinationalité ? Quelles sont les implications expressément prévues de la reconnaissance de la plurinationalité et de l'interculturalité ?

La constitution de la Bolivie, appelée Constitution politique de l'État (CPE), innove dès son préambule. Ce dernier est rempli de symboles lorsqu'il affirme la rupture avec l'État colonial, républicain et néocolonial du passé bolivien et reconnait la composition plurielle du peuple bolivien. Il rappelle les luttes autochtones contre le colonialisme, la lutte pour l'indépendance, les luttes populaires de libération, les marches autochtones, les guerres de l'eau et les luttes pour la terre et le territoire pour annoncer la construction d'un nouvel État. De plus, selon le préambule de la constitution, ce nouvel État est fondé : sur le respect et l'égalité entre tous ; sur les principes de la souveraineté, dignité, complémentarité, solidarité, harmonie et équité dans la distribution du produit

105 Cf. KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion, 1970.

67

social, selon l'objectif de bien vivre ; sur le respect de la pluralité économique, sociale, juridique, politique et culturelle de ses habitants ; sur la coexistence collective, avec l'accès à l'eau, au travail, à l'éducation, à la santé et au logement. À son tour, la constitution de l'Équateur, dans son préambule, beaucoup plus court que le préambule de la constitution politique de la Bolivie, reconnait également que l'Équateur est formé de nombreux peuples. Elle ne déclare pas expressément une rupture avec l'État du passé (colonial et néolibéral) comme le fait la constitution bolivienne, mais elle reconnait l'engagement de construire une nouvelle forme de « coexistence citoyenne », fondée sur la diversité et l'harmonie avec la nature, pour atteindre le sumak kawsay (bien vivre), de construire une société fondée sur la dignité des personnes et des collectivités et de construire un pays démocratique. Ainsi, la conscience critique et la volonté refondatrice des mouvements constituants des deux pays se vérifient dans la narrativité des préambules des deux constitutions et cela entraîne des conséquences pour les valeurs et principes constitutionnels fondamentaux. Selon Medici,

Il s'agit d'un récit constituant qui rend compte de ce mouvement déjà expliqué de réajustement entre constitution juridique soulignée106 et constitution originaire à partir des changements dans la constitution réelle que la mobilisation sociale projette. Ses principales composantes sont données par des thèmes de dignité qui ont été présents dans le cadre culturel des mouvements sociaux de l'histoire récente de la Bolivie et de l'Équateur et qui sont les protagonistes du changement de signal politique des gouvernements de ces pays et des processus constituants qui ont généré leurs nouvelles constitutions. Comme composantes fondamentales de ce récit qui confère sens et racines historiques aux textes constitutionnels apparait la volonté de laisser au passé la colonialité du pouvoir, de refonder l'État à partir de la célébration du pluralisme social et de l'interculturalité comme fondements de la justice sociale, comprise comme égalité, mais non comme homogénéité monoculturelle107.

La constitution de Bolivie déclare dans son article premier que le pays est un État unitaire social de droit plurinational communautaire, libre, indépendant,

106 Le terme « constitution juridique soulignée », en espagnol « constitución jurídica destacada » est un concept de constitution qui renvoie à Hermann Heller, qui comprend la constitution comme le résultat de la continuité historique d'un plan normatif qui, de manière systématique, forme une constitution réelle, ce n'est pas un être, mais un devoir être de la société.

107 MEDICI Alejandro, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano y el giro decolonial: Bolivia y Ecuador », Revista Derecho y Ciencias Sociales, n. 3, 2010, p. 9.

68

démocratique, interculturel, décentralisé et avec des autonomies, qui se fonde dans le pluralisme politique, économique, juridique, culturel et linguistique pour intégrer le pays. Elle reconnait (art. 2 et 30.I) l'existence précoloniale des « nations et peuples autochtones originaires paysans », leurs territoires ancestraux et leur libre détermination au sein l'unité de l'État, ce qui consiste dans leur droit à l'autonomie, à l'autogouvernement, à la culture et à la reconnaissance de leurs institutions. De plus, elle reconnait aux nations autochtones le droit de pratiquer leur religion (art.4) et oblige l'utilisation par l'État de leurs langues, à côté de l'espagnol comme langues officielles de l'État (art. 5). Les valeurs et principes les plus importants sont déclarés dans les articles 7, 8 et 9. L'article 7 prévoit le principe de la souveraineté populaire, exercé directement par le peuple ou de façon déléguée. L'article 8 prévoit les principes éthico-moraux de la société plurielle, écrits en langue aymara108, parmi eux le « vivre bien », mais aussi les valeurs d'unité, d'égalité, d'inclusion, de dignité, de liberté, de solidarité, de réciprocité, de respect, de complémentarité, d'harmonie, de transparence, d'équilibre, d'égalité des chances, d'équité sociale et de genre dans la participation, de bien-être commun, de responsabilité, de justice sociale et de distribution et redistribution des produits et biens sociaux. L'article 9, à son tour, établit comme fins et fonctions de l'État le phénomène de la décolonisation, le développement du dialogue intraculturel et interculturel et le plurilinguisme. La constitution garantit également : les formes communautaires (autochtones) de gouvernement, avec élections des autorités communautaires selon leurs normes et procédures (art. 11 et art. 26, II) ; le respect à la médecine traditionnelle (art. 42) ; la promotion de l'éducation interculturelle bilingue (art. 78) ; les fonctions juridictionnelles autochtones (art. 190-192) ; et la reconnaissance des droits collectifs sur le territoire autochtone originaire paysan (art. 403). Par rapport à la représentation autochtone, la constitution reconnait des circonscriptions territoriales autochtones dans l'Assemblée législative plurinationale, selon le principe de densité populationnelle dans chaque département (art. 146, VII). La constitution prévoit également la participation proportionnelle des nations et peuples autochtones et souligne que la loi déterminera les circonscriptions autochtones spécifiques, où les critères de la densité populationnelle ou de la continuité géographique ne seront pas pris en compte (art. 147).

108 L'article 8 prévoit expressément : « L'État assume et promeut comme principes éthiques-morales de la société plurielle : ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne soyez pas paresseux, ne soyez ni un menteur ni un voleur), suma qamafla (vivre bien), flandereko (vie harmonieuse), teko kavi (bonne vie), ivi maraei (terre sans mal) et qhapaj flan (chemin ou vie noble) ».

69

La nouvelle constitution de l'Équateur, comme celle de la Bolivie, déclare l'État équatorien comme étant un État unitaire et plurinational. Ce dernier est qualifié comme un État constitutionnel de droits et de justice, mais également un État social, démocratique, souverain, indépendant, unitaire, interculturel, plurinational, laïque et qui s'organise sous la forme de république, gouverné de manière décentralisée (art. 1) et qui reconnait les nationalités autochtones comme partie de l'État équatorien (art. 56). Le texte constitutionnel rend officielle la langue kichwa et shuar, mais non comme langue officielle de l'État, à l'instar de la Bolivie, mais seulement comme langues officielles de la relation interculturelle. Les autres langues autochtones sont reconnues seulement comme langue d'usage dans les zones habitées par le peuple autochtone concerné. En outre, la constitution : déclare la promotion de l'éducation interculturelle (art. 27-29) et émancipatrice (une éducation participative, diverse et qui stimule le sens critique) ; reconnait les droits collectifs des peuples et nations autochtones, comme le droit à la terre et aux territoires ancestraux, la participation à l'usage, usufruit, gestion et conservation des ressources naturelles de leurs terres et le droit à la consultation préalable, libre et informée, le droit à l'indemnisation des préjudices causés par les projets d'exploitation des ressources naturelles dans leurs terres, le droit à leurs formes d'organisation et de droit consuétudinaire et le droit à l'éducation bilingue (art. 57). Aussi, la constitution reconnait le respect de la justice autochtone selon ses traditions ancestrales, tant que cela ne contredit pas la constitution (art. 60) et garantit également les pratiques de médecines ancestrales. Cependant, comme la Bolivie, l'Équateur laissa à la charge de la loi la procédure de reconnaissance des autonomies territoriales autochtones, ce qui peut limiter les dispositions constitutionnelles sur le pluralisme, puisque la constitution (le pouvoir originaire) n'a pas prévu de limites précises à respecter par le pouvoir constitué à propos de la constitution des autonomies autochtones.

Le texte constitutionnel équatorien, comme le texte constitutionnel bolivien, renforce l'objectif du « bien vivre » (sumak kawsay en Équateur et suma qamaña en Bolivie) tout au long de la constitution.

Avec les autres principes consacrés dans leurs préambules - parmi lesquels nous soulignons ceux de l'interculturalité, du pluralisme social - il forme un éthos qui donne un sens aux objectifs de l'État dans les nouveaux programmes constitutionnels de la Bolivie et de l'Équateur et a, par conséquent, une série des projections dans les textes constitutionnels concernant les formes respectives d'État, les formes de

70

gouvernement et les conformations des organes ou des pouvoirs de l'État et des systèmes des droits humains. Il apparait mentionné dans les préambules et tout au long du texte constitutionnel, en particulier dans la Constitution de la République de l'Équateur109.

Pour conclure, nous pouvons dire que les principes, les valeurs et les règles prévus par les textes et mentionnés ci-dessus expriment la rupture de paradigme dans les deux États andins. Nous avons pu constater que les États plurinationaux et interculturels consacrent ainsi l'autonomie autochtone.

Section II - La consécration de l'autonomie autochtone

L'autonomie est nécessaire pour atteindre les objectifs de l'État plurinational revendiqué par les peuples autochtones de la Bolivie et de l'Équateur. Pour pouvoir avoir une participation significative des peuples autochtones dans l'adoption de décisions de l'État tout en conservant leur culture, leur droit et leur mode de vie, l'autonomie, toujours liée à l'interculturalité, se montre essentielle. L'autonomie autochtone fait donc allusion à une forme de décentralisation, avec territoire, autogouvernement, respect des systèmes sociaux et culturels propres et avec la participation aux sujets nationaux qui affectent les groupes ethniques. Il y a plusieurs types d'autonomie, avec tous ou seulement quelques éléments de l'autonomie (l'autogouvernement, la juridiction territoriale, les compétences et la participation dans les instances de décision nationale). Toutefois, il n'existe pas d'autonomie autochtone sans autogouvernement, même si elle ne se réduit pas à cela. L'autogouvernement concerne la capacité politique du peuple autochtone non seulement dans les sujets de la vie collective de ces peuples respectifs, mais aussi dans les sujets et décisions de l'État, et ainsi, il est intimement lié au terme « autonomie ». En Bolivie, la constitution déclare dans son article 2 l'autonomie comme un droit originaire des peuples autochtones, ce qui montre une autonomie plus poussée dans le pays (A). La constitution équatorienne, en effet, ne reconnait pas clairement, comme celle de la Bolivie, le droit à l'autonomie des peuples autochtones (B), ni ne prévoit d'entités territoriales autonomes pour les nationalités autochtones et régule très peu la structure de l'État pour qu'il corresponde avec la plurinationalité et l'interculturalité.

109 MEDICI Alejandro, op.cit., p. 10.

71

A - Une autonomie poussée en Bolivie

La mise en forme de l'État plurinational, selon la constitution politique de l'État bolivien (CPEB) est faite à travers deux mécanismes : celui qui garantit la participation pleine des peuples et nations autochtones dans la structure de l'État central, au travers de leurs représentants dans les pouvoirs législatif et judiciaire et également au travers de leur participation au sein du pouvoir exécutif ; et celui qui garantit que les nations et peuples autochtones puissent exercer leur droit à la libre détermination dans l'unité de l'État bolivien. Le droit à la libre détermination des nations et peuples autochtones est garanti par l'article 2 de la CPEB, fondé sur la reconnaissance de leur existence précoloniale, qui consolide leurs territoires, leur mode de gouvernement, leur système juridique, leurs institutions, autorités, etc. Ce droit de libre détermination s'exerce à travers l'autonomie autochtone (art. 2, CPEB).

L'autonomie est la qualité du gouvernement qui est assigné à certaines collectivités territoriales, c'est-à-dire à une subdivision de moindre couverture territoriale que l'ensemble de l'État. Le processus qui amène à construire le nouveau système d'administration de l'État est donc la décentralisation politique et administrative. La constitution appelle « autonomie » quand elle transfère plus de pouvoir aux collectivités territoriales (exécutif, législatif et judiciaire) et « décentralisation » quand elle transfère moins de pouvoir (l'État maintient leur subordination à lui-même). Il faut souligner, cependant, que cela ne peut jamais affecter l'unité de l'État bolivien et comme l'État bolivien est un État plurinational, la nouvelle organisation politique de l'État doit correspondre à la diversité des nations qui y habitent, en garantissant que les peuples autochtones puissent exercer leur autogouvernement et leur libre détermination.

L'autonomie politique autochtone est prévue par la constitution de 2009 dans l'article 11, qui dispose que la démocratie s'exerce aussi par la démocratie communautaire, avec l'élection, désignation ou nomination d'autorités et représentants autochtones par leurs propres normes et procédures. L'élément clé pour avoir la qualité de gouvernement est donc la capacité de légiférer de ces collectivités territoriales, autrement dit d'avoir la capacité de définir leurs propres lois sur les sujets qui les concernent, selon la constitution et les lois organiques, qui ont une couverture ou un niveau plus large dans l'État, comme la Loi des autonomies en Bolivie. L'autonomie se réfère donc à la décentralisation politique : cette dernière implique dans l'élection de ses

72

propres autorités, l'administration de ses ressources économiques et l'exercice des facultés législative, réglementaire, fiscale et exécutive, par ses propres organes de gouvernement autonome, dans le domaine de sa juridiction, de ses compétences et de ses attributions (art. 272, CPEB). La constitution bolivienne de 2009 prévoit ce pouvoir autonome législatif à trois collectivités : les départements, les municipalités et les « territoires autochtones originaires paysans ». Les trois sont indépendants entre eux et ont la même hiérarchie constitutionnelle, autrement dit, tout ce que l'organe législatif d'une collectivité territoriale décide dans les limites de sa compétence, ne pourra pas être contesté par le législatif national, le seul contrôle étant le contrôle de constitutionnalité devant le TCP. Pourtant, l'autonomie autochtone n'est pas comme les autres autonomies, elle a une portée plus grande et distincte, parce qu'elle consiste dans l'autogouvernement comme exercice du droit à la libre détermination (ou autodétermination) des peuples, à la différence des autres autonomies, classées simplement comme « décentralisation politique ».

La constitution établit un ensemble de principes et de dispositions qui consacrent aux peuples et nations autochtones paysannes originaires un régime d'autonomie différent des autres collectivités territoriales autonomes du pays, du fait qu'elles répondent à des justifications d'un ordre différent. Selon l'article 270 de la constitution bolivienne, les principes qui régissent les autonomies sont l'unité, la volonté, la solidarité, l'équité, le bien commun, l'autogouvernement, l'égalité, la complémentarité, la réciprocité, la parité de genre, la subsidiarité, la gradualité, la coordination et la loyauté institutionnelle, la transparence, la participation et le contrôle social, la provision de ressources économiques et la préexistence des nations et peuples autochtones originaires paysans.

Selon l'article 289 de la constitution de 2009, l'autonomie autochtone consiste dans l'autogouvernement comme exercice de la libre détermination des nations et des peuples autochtones, dont la population partage le territoire, la culture, l'histoire, les langues, l'organisation ou les institutions juridiques, politiques, sociales et économiques propres. Autrement dit, l'autogouvernement est la capacité d'un peuple à s'autogouverner sans l'intervention d'autres pouvoirs externes ; le peuple qui s'autogouverne possède une complète souveraineté sur les sujets internes qui le concernent. La libre détermination, à son tour, est le droit de tous les peuples de définir librement leur condition politique et leur développement économique, social et culturel.

73

L'autogouvernement des autonomies autochtones est exercé en accord avec leurs normes, institutions, autorités et procédures, selon leurs attributions et compétences, en harmonie avec la constitution et la loi (art. 290, II, CPEB). Chaque autonomie autochtone élabore son statut selon ses propres règles et procédures, sans jamais contrarier la constitution ou la loi. Ainsi, l'autonomie autochtone est composée de facultés législatives, réglementaires, fiscales, exécutive et judiciaire, transférées par l'État et toutes ces facultés découlent du droit à la libre détermination, reconnue non seulement par la constitution bolivienne, mais aussi par le droit international, qui est le paramètre d'interprétation des droits prévus par la constitution (art. 13, IV, CPEB). De plus, l'autonomie autochtone se fonde sur les territoires ancestraux habités par eux et sur la volonté de sa population, exprimée dans la consultation (art. 290, I, de la CPEB), qui constitue le seul requis exigible pour la constitution d'une autonomie autochtone (art. 293, I, CPEB). Autrement dit, l'autonomie s'exerce dans les territoires ancestraux habités actuellement par la nation autochtone et, selon la déclaration de l'ONU sur les droits des peuples autochtones, cette autonomie s'exerce également dans les territoires que les peuples autochtones ont traditionnellement occupés, mais qui ont été aliénés sans leur consentement.

Sur les compétences accordées par la constitution aux autonomies autochtones, il faut souligner qu'elles ne sont pas toutes exclusives, elles peuvent être également des compétences concurrentes ou des compétences partagées. Ces dernières sont partagées entre l'autonomie autochtone et l'État central : participer aux échanges internationaux dans le cadre de la politique extérieure de l'État ; participer et contrôler l'utilisation des granulats (fragment de roche) ; protéger les droits intellectuels collectifs concernant les ressources génétiques, la médecine traditionnelle, etc. ; et contrôler et réguler les institutions et organisations externes. Dans le cadre des compétences partagées, l'Assemblée législative plurinationale édicte une loi générale et l'autonomie autochtone édicte la loi de développement et exerce les fonctions réglementaire et exécutive. Les compétences concurrentes sont celles dont la législation correspond au niveau central de l'État et l'autonomie autochtone exerce les facultés réglementaire et exécutive. Les compétences concurrentes sont : organiser, planifier et exécuter les politiques de santé, d'éducation, de conservation de l'environnement ; administrer les systèmes d'irrigation, de ressources hydriques et de sources d'eau et d'énergie ; promouvoir la construction de l'infrastructure productive, de l'agriculture et de l'élevage de bétail ; faire le contrôle socio-environnemental et d'activités d'hydrocarbures et de

74

mines ; et contrôler la fiscalité et l'administration des biens et de services. Enfin, les compétences exclusives des autonomies autochtones sont : l'élaboration de leurs statuts ; la définition et la gestion de leur propre développement économique, politique, organisationnel, culturel et de leurs ressources naturelles renouvelables ; le développement et l'exercice de leurs propres institutions ; le développement de leur propre vocation productive ; l'exercice de la juridiction autochtone ; la protection et promotion de leur patrimoine culturel ; la planification et la gestion de l'occupation territoriale ; l'exécution de mécanismes de consultation préalable, libre et éclairée sur toute mesure qui les affecte ; la préservation de leur habitat ; la gestion des impôts dans leur juridiction, entre autres.

Ainsi, nous pouvons constater que les autonomies autochtones veillent constitutionnellement à l'exercice de l'autodétermination et à la volonté d'autogouvernement des nations et des peuples autochtones de Bolivie. Dans ce contexte, il est important de souligner que bien que la constitution politique de la Bolivie soit tenue comme la norme fondamentale qui régit l'ensemble du territoire de l'État plurinational, les statuts des autonomies autochtones sont la norme institutionnelle fondamentale qui régit l'ensemble du territoire de la collectivité territoriale autonome. Cette distinction faite, il est évident que, compte tenu de leur nature et de leur portée, les statuts des autonomies autochtones peuvent être définis comme une sorte de "mini-constitutions", puisqu'ils établissent tous les principes et normes qui, outre la constitution et le bloc de constitutionnalité110, organisent l'autogouvernement. Pourtant, la loi de juillet 2010 sur les autonomies et la décentralisation a établi d'autres prérequis comme le « certificat d'ancestralité » et la « viabilité gouvernementale » et également une procédure qui doit être suivie, ainsi que les contenus minimaux et les contenus potestatifs des statuts. « Ces contenus ont servi de «carcan», dans certains cas, et comme cadre référentiel, dans d'autres, lors de l'élaboration des statuts des AIOC [autonomies autochtones] »111. Ainsi, dans la pratique, « les études de cas montrent que, par volonté de s'attacher à la norme et surtout "d'éviter d'éventuels constats d'inconstitutionnalité", les statuts des autonomies autochtones se sont autolimités »112. En outre, la présence des avocats et des techniques

110 L'article 410, II de la CPEB prévoit que le bloc de constitutionnalité est formé par les traités internationaux de droits humains et les normes de droit communautaire ratifiés par le pays.

111 EXENI José Luis, « Bolivia: las autonomías indígenas frente al estado plurinacional », in Grupo Permanente de Trabajo sobre Alternativas al Desarrollo (dir), Cómo transformar? Instituciones y cambio social en América Latina y Europa, Fundación Rosa Luxemburg/Abya-Yala, Quito : 2015, p. 158.

112 Ibid., p. 158.

75

du ministère des autonomies et des organisations non gouvernementales dans le processus d'élaboration des statuts, comme « gardiens » de la constitution et de la loi, a contribué à cette autolimitation. Ainsi, malgré la libre détermination prévue dans la constitution, qui donne une liberté presque totale aux collectivités de s'autodéterminer et de fonder leurs autonomies, la pratique montre que les autonomies autochtones ne furent pas toujours développées selon les aspirations des nations autochtones113.

B - Une autonomie peu développée en Équateur

À la différence de ce qui s'est passé en Bolivie avec les autonomies autochtones, en Équateur nous ne vérifions pas un processus de construction de l'autogouvernement conduit par l'État et cela fait que les expériences en Équateur ne suivent pas des paramètres uniformes et sont, ainsi, très diversifiées. La question du développement de la libre détermination des peuples autochtones en Équateur est plus délicate qu'en Bolivie puisque même si l'Équateur est dans le cadre d'un État plurinational, la constitution équatorienne ne mentionne pas le droit à la libre détermination ou à l'autodétermination des nations et peuples autochtones. Néanmoins, l'article 57 de la constitution mentionne le terme « autodétermination » lorsqu'elle prévoit la protection des peuples autochtones isolés, c'est-à-dire, les peuples sans aucun contact avec les non-autochtones, par volonté propre. En effet, la plurinationalité en Équateur n'a pas la même portée constitutionnelle que la plurinationalité en Bolivie. La constitution équatorienne institue, dans le cadre d'un État unitaire, les « circonscriptions territoriales autochtones » et dispose que ces dernières sont régies par les principes d'interculturalité et de plurinationalité. Ces circonscriptions territoriales constituent un régime d'administration spécial, où les peuples autochtones peuvent exercer un ensemble de droits collectifs. Cependant, ce système ne favorise pas la création de collectivités politiques autonomes comme celles prévues par la constitution bolivienne. La différence essentielle entre les collectivités administratives (Équateur) et les collectivités autonomes (Bolivie) est le pouvoir politique. L'autonomie implique fondamentalement une décentralisation politique pour que les peuples puissent développer leur capacité politique et d'autogouvernement, non seulement dans leurs territoires, sur les sujets de la vie

113 Cf. EXENI José Luis, op.cit., 2015, p. 145-190.

76

collective du propre peuple, mais aussi dans l'État, sur les sujets et décisions politiques centrales.

En effet, l'autonomie est implicitement comprise dans le concept de plurinationalité, ainsi une fois reconnue celle-ci, l'autonomie est également reconnue. L'autonomie peut être interprétée de deux manières : comme une permission plus ou moins large pour que les groupes ethniques s'occupent de leurs propres affaires ou pour qu'ils maintiennent leurs usages et coutumes ; ou comme un régime politique/juridique accordé à ces groupes, ce qui implique la création d'une véritable collectivité politique au sein de la société nationale114. La demande autochtone en Équateur et en Bolivie était en faveur de l'autonomie politique et culturelle et non simplement une autonomie territoriale.

La constitution de l'Équateur, dans son article 257, mentionne que dans le cadre de l'organisation politico-administrative, des circonscriptions territoriales autochtones pourront être formées, exerçant les pouvoirs du gouvernement territorial autonome correspondant et régies par les principes d'interculturalité, de plurinationalité et conformément aux droits collectifs. De plus, le même article dans son deuxième paragraphe dispose que les « parroquias », les cantons ou les provinces formés majoritairement par des peuples autochtones pourront adopter le régime d'administration spécial, après une consultation approuvée par au moins 2/3 des voix exprimées. Enfin, les circonscriptions seront régies par les normes de création, de fonctionnement et de compétences prévues dans la loi. Ainsi, l'article 257 de la constitution n'établit pas avec précision la portée de la norme. Bien que l'article concède des compétences au gouvernement territorial autonome correspondant, il établit qu'il faut une loi pour définir sa création et son fonctionnement, cette loi étant le Code organique d'organisation territoriale, d'autonomie et de décentralisation. Ce code organique établit que les circonscriptions territoriales autochtones sont des régimes spéciaux de gouvernement autonome décentralisé établis par la libre détermination des peuples, nationalités et communautés autochtones, dans le cadre de leurs territoires ancestraux, tout en respectant la division politico-administrative de l'État.

Les circonscriptions territoriales autochtones assument donc les capacités normatives qui correspondent au niveau de gouvernement dans lequel elles sont encadrées. Les fonctions générales sont la législation, la normativité et la fiscalisation,

114 ALMEIDA Ileana, RODAS Nidia et SEGOVIA Lautaro, Autonomía indígena frente al Estado nación et la globalización neoliberal, Abya Yala, Quito : 2005, p. 220.

77

l'exécution et l'administration et, enfin, la participation citoyenne et le contrôle social (le peuple exerce son contrôle sur le pouvoir constitué). Ainsi, nous pouvons affirmer que les circonscriptions territoriales sont effectivement des collectivités territoriales, fruit d'un processus d'aménagement de l'État unitaire qui consiste à transférer des compétences administratives et politiques de l'État central vers ces entités, distinctes de lui. Les circonscriptions territoriales autochtones font partie d'un régime spécial de circonscription territoriale, puisqu'elles sont régies par les principes de plurinationalité et d'interculturalité. Cependant, elles doivent toujours respecter la loi d'organisation territoriale, à l'instar des autres collectivités territoriales qui ne sont pas constituées d'un groupe ethnique, ce qui peut limiter l'autonomie et la libre détermination des nations autochtones.

Une telle superposition de jure, de facto, ignore les limites ancestrales et permet également à la population métisse - souvent inconsciente et éloignée de la réalité et des revendications politico-territoriales des peuples autochtones - de décider, lors d'un éventuel référendum d'approbation, du destin des territoires et des peuples qui leur sont étrangers et inconnus115.

La reconnaissance de l'État plurinational est venue d'un projet de décentralisation « depuis le haut » fondé sur un système de « Gouvernements Autonomes Décentralisés avec un modèle de gestion uniforme et progressif »116. Le Code organique d'organisation territoriale, d'autonomie et de décentralisation envisage pour la première fois les procédures de formation des régimes spéciaux et établit que ceux-ci « seront formés à partir de la division politico-administrative de la parroquia, de la municipalité ou de la province, mettant des limites à la revendication originelle d'autodétermination de la CONAIE »117 qui revendiquait la reconstitution territoriale. Dans cette logique de distribution du pouvoir, il reste très peu d'espace pour les autonomies autochtones, qui demandent de larges marges d'expérimentation pour se développer. Les peuples autochtones ont non seulement rencontré des obstacles pour se conformer aux exigences nécessaires pour se constituer comme des circonscriptions territoriales autochtones à partir de la coïncidence avec une parroquia, un canton ou une province, mais aussi des

115 ORTIZ-T. Pablo, El Laberinto de la Autonomía Indígena en el Ecuador, Latin American and Caribbean Ethnic Studies, vol. 10, n. 1, 2015, p. 75.

116 CORDERO PONCE Sofia, Estado plurinacional y autodeterminación indígena: democracia plural e identidad en Ecuador y Bolivia, Revista de ciencias sociales, n. 41, 2018, p. 85.

117 Ibid., p. 85

78

obstacles pour canaliser leurs demandes à travers les réseaux informels générés entre les communautés et les instances distinctes de gouvernements locaux118. « L'ingérence du parti au pouvoir dans les conseils des parroquias, les municipalités et les préfectures a mis en danger les formes d'autonomie qui fonctionnaient «de facto» jusqu'alors »119.

Dans le territoire de l'Amazonie équatorienne, où sont plus de 66% des peuples autochtones, une loi organique a été adoptée en 2018, car il fait partie d'une circonscription territoriale spéciale, puisque, selon l'article 250 de la constitution, l'Amazonie fait partie d'un écosystème important et nécessaire pour l'équilibre environnemental de la planète. Ainsi, il y a une planification intégrale prévue dans la loi qui inclut les aspects sociaux, économiques, environnementaux et culturels du territoire, avec un ordonnancement territorial qui garantit la conservation et la protection de ses écosystèmes et du principe du sumak kawsay (bien vivre). Cette loi rappelle les principes de l'unité, de l'égalité, du respect des droits de la nature, de la spécialité, du développement soutenable ou durable, de la coordination et coresponsabilité, de la responsabilité intégrale, de l'interculturalité et de la plurinationalité, de l'autonomie, entre autres. Cette loi ne concerne pas la création d'une circonscription territoriale autochtone, mais elle dispose les règles de développement de ces circonscriptions et de toutes les autres qui se trouvent dans le territoire amazonien.

Nous voyons donc qu'il existe beaucoup de limites imposées par le pouvoir constitué, c'est-à-dire par le pouvoir « depuis le haut », pour la constitution des autonomies autochtones en Équateur. Les autochtones ont rencontré leur premier obstacle dans la première frontière à être franchie au sein d'un État plurinational : l'autonomie. Jusqu'aujourd'hui, aucune circonscription territoriale autochtone n'a été approuvée.

XXX

En conclusion, dans la première partie de cette recherche, nous avons pu voir le processus de reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones comme produit des revendications sociales des autochtones eux-mêmes, associés à d'autres secteurs de la société comme les travailleurs syndiqués, les paysans et les afrodescendants, qui, finalement, ont inauguré un nouveau type de constitutionnalisme. Par l'étude de ce nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, nous avons démontré que

118 Ibid., p. 85.

119 Ibid., p. 85.

79

ce processus fait partie d'une émancipation sociale, pour que le peuple prenne effectivement part au pouvoir politique réservé auparavant aux élites descendantes des colons européens. Ce processus d'émancipation sociale au travers du constitutionnalisme est d'abord passé par la reconnaissance d'une identité autochtone par les groupes autochtones eux-mêmes, après des siècles d'assimilation et d'intégration forcés, pour ensuite s'organiser en groupes de pression qui deviennent, au fil des années, de véritables groupes politiques. En Bolivie, les groupes associés, dirigés par les organisations autochtones, ont réussi à élire un président d'origine Aymara, la plus expressive nation autochtone de la Bolivie, et lui, à son tour, a réussi à mettre en place une convocation pour une assemblée constituante. Cette dernière n'a pas compté avec des sièges réservés aux différents peuples autochtones, mais leurs droits ont été exprimés dans la rédaction du nouveau texte constitutionnel, malgré les disputes avec le Congrès national qui ont causé la longue attente du référendum d'approbation du texte et, de plus, quelques concessions du côté autochtone. Le processus constituant équatorien, à son tour, malgré la suspension des travaux du Congrès national, ne fut pas sans disputes entre les groupes politiques. Les revendications autochtones de l'Équateur, ces derniers étant représentés surtout par la CONAIE, ont perdu leur force durant ce processus, pourtant, l'État plurinational et interculturel fut consacré, de même qu'en Bolivie. La plurinationalité sous-entend l'autonomie autochtone, pour que les cultures juridiques, politiques, économiques et sociales puissent, au-delà d'être respectées par l'État, prendre leur place dans l'État central et ainsi participer à son avenir à travers l'interculturalité. Finalement, avec la déclaration d'un État pluriculturel et interculturel en Équateur et en Bolivie, les peuples autochtones ont pu voir leur droit à la libre détermination respecté, même si la constitution de l'autonomie autochtone n'est pas toujours simple et facile à concrétiser.

Ainsi, pour donner suite à l'étude de la consécration des droits constitutionnels des peuples autochtones sous le troisième cycle du NCL, représenté par l'Équateur et la Bolivie, nous allons analyser les droits expressément reconnus par ces deux textes constitutionnels, leurs points en commun et leurs différences et, enfin, nous analyserons les problèmes liés à leur concrétisation.

DEUXIÈME PARTIE

Les droits des peuples autochtones dans les nouvelles
constitutions andines

80

Dans cette deuxième partie de la recherche, nous allons nous consacrer à l'étude plus approfondie des textes constitutionnels du dernier cycle du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, c'est-à-dire les textes constitutionnels de la Bolivie et de l'Équateur. La consécration constitutionnelle des droits des peuples et nations originaires dans les deux pays est le produit de leurs luttes sociales et de leur organisation politique afin de décoloniser leurs États. Mais, au-delà de la consécration constitutionnelle de la plurinationalité, de l'interculturalité et de la conséquente autonomie autochtone, quels sont les droits des peuples et nations originaires dans ces pays, qui forment ensemble un nouveau type de savoir, autrement dit, un nouveau type de constitutionnalisme ? Les deux textes constitutionnels représentent un même courant de pensée, mais les droits prévus par eux sont-ils les mêmes ? En outre, par rapport à leur concrétisation, si ce nouveau constitutionnalisme a été fait « depuis le bas », les élites qui font toujours partie du pouvoir se sont-elles conformées aux nouvelles règles ? Ou, au contraire, la concrétisation de la plurinationalité fait-elle face à des défis ?

Pour répondre correctement à ces questions, nous allons d'abord démontrer la volonté commune de promotion des droits fondamentaux des nations et peuples autochtones (Chapitre I), revendiqués durant les marches autochtones dans les deux pays, à travers la constitutionnalisation de leurs droits, en analysant les droits expressément prévus par les textes constitutionnels, à partir de la méthode comparative du droit. Ensuite, nous allons analyser quels sont les défis de la concrétisation de la plurinationalité dans les deux pays (Chapitre II).

Chapitre I - Une volonté commune de promotion des droits fondamentaux des peuples autochtones

La prise en compte de dispositions, par les constitutions de l'Équateur et de la Bolivie, concernant les droits individuels et collectifs spécifiques aux peuples et nations autochtones, ainsi que sur l'objectif du « vivre bien » de toutes les personnes qui composent les sociétés bolivienne et équatorienne, dénote une volonté commune entre les

81

deux États de promouvoir les droits fondamentaux des peuples originaires d'Abya Yala. La reconnaissance des conséquences néfastes de la colonisation faite par les États les conduit, premièrement, à accorder des droits spécifiques aux peuples autochtones, qu'ils soient individuels ou collectifs. Quant aux droits individuels spécifiques, il ne s'agit pas vraiment d'une disposition de droits spécifiquement prévus pour la personne autochtone, mais de différentes formes de promotion des droits individuels universels, qui tiennent compte de la colonialité moderne. Les droits collectifs, à leur tour, sont des droits qui doivent être exercés par les peuples autochtones en tant que groupe, c'est-à-dire en tant que sujets collectifs de droit, par exemple le droit au territoire. Il n'y a pas de dichotomie entre les droits individuels et les droits collectifs et les peuples autochtones doivent être considérés à la fois en tant qu'individus et en tant que collectivité. Deuxièmement, la reconnaissance de la colonialité a poussé les États à adopter la cosmovision autochtone dans leurs constitutions et à définir comme finalité le « buen vivir/vivir bien », ce qui, en somme, adopte une vision écocentrique du monde, où prédomine l'harmonie entre l'homme et la nature et non la domination de la nature par l'homme. Cette vision autochtone du monde, lorsqu'elle est promue par la loi fondamentale des États, se traduit par la valorisation de la culture autochtone. En outre, à partir de la prise en compte du « vivre bien », issue de l'interculturalité, non seulement les droits collectifs autochtones sont protégés, comme le droit au territoire et à la participation, mais aussi les droits collectifs de toute la société et même des générations futures à l'environnement sain et équilibré.

Compte tenu de ce qui précède, il convient d'approfondir la démonstration de la volonté commune de ces États de protéger et de valoriser la culture autochtone (Sect. I) et les différents moyens prévus par les constitutions pour atteindre l'objectif du « vivre bien » (Sect. 2).

Section I - La volonté commune de protection et de valorisation de la culture autochtone

Dans cette section, nous démontrerons que les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur ont été rédigées, avant tout, pour inclure la vision autochtone du droit, de la justice, de la nature, de l'économie, de l'éducation, etc. dans la formation de l'État. Grâce à l'octroi de droits spécifiques aux peuples et nations autochtones, il existe une volonté ou un animus commun de protection, de valorisation et d'intégration (dans

82

l'interculturalité) de la culture autochtone. Les peuples et les nations autochtones, pour se développer par l'autodétermination, ont besoin que l'État leur accorde des droits spécifiques. Ces droits sont appelés droits collectifs parce qu'ils sont exercés par les peuples autochtones en tant que peuples, c'est-à-dire en tant que groupe, et non individuellement. Ainsi, il nous reste à analyser quels sont les droits collectifs spécifiques des peuples autochtones reconnus par les nouvelles constitutions et quelle est la raison de la reconnaissance de ces droits collectifs, c'est-à-dire leur cause et leur objectif. Certains disent que les droits collectifs prévus sont incompatibles avec les droits individuels universels, cependant, nous démontrerons dans cette section que les deux sont parfaitement compatibles et peuvent être exercés par les peuples autochtones à la fois en tant que groupe et en tant qu'individus, malgré les revendications pour leur reconnaissance en tant que sujet collectif de droit, et qu'il incombe aux États de promouvoir ces droits. Dans cette veine, nous analyserons également les différences entre les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur quant aux dispositions sur les de droits des peuples et nations autochtones. Comme nous l'avons vu précédemment, la constitution bolivienne assure une plus grande autonomie aux peuples autochtones, ce qui en soi démontre une meilleure protection et valorisation des peuples autochtones par ce pays. Cependant, en ce qui concerne les autres droits prévus dans les constitutions, nous avons constaté que les deux pays sont également progressistes en la matière. Ainsi, il nous incombe d'analyser les similitudes et les différences, dans le cadre d'une étude comparative, entre les droits humains collectifs spécifiques des peuples autochtones (A) et leur compatibilité avec les droits individuels universels prévus dans ces constitutions (B).

A - Les peuples autochtones jouissent de droits humains collectifs spécifiques

Les droits collectifs sont des droits humains spécifiques à certains groupes humains qui en sont titulaires. Les droits collectifs font partie des droits de troisième génération dont la reconnaissance internationale fut historiquement postérieure à celle des droits civils et politiques (droits de première génération) et à celle des droits économiques, sociaux et culturels (droits de deuxième génération). Le droit au développement, à la paix,

83

au patrimoine artistique et culturel, à un environnement sain et équilibré et les droits des peuples autochtones en sont des exemples120. Les droits collectifs sont différents des autres droits de troisième génération parce qu'il est possible de déterminer qui peut concrètement les réclamer ou qui est affecté par leur violation. Par exemple, d'une part nous ne pouvons pas déterminer spécifiquement qui a ce droit, car il affecte toute la société, d'autre part, les droits collectifs affectent une partie de la société, autrement dit, un groupe spécifique. Donc, les droits collectifs des peuples autochtones sont propres à ceux qui les intègrent. Les droits collectifs furent et sont toujours un instrument de légitimation d'une croissante quantité de revendications des groupes minoritaires dans les sociétés multiculturelles qui remettent en cause le système démocratique et l'efficacité des droits individuels pour protéger les intérêts de groupes121. Ainsi, les droits collectifs sont un élément normatif qui sert à garantir le développement de l'identité et des institutions culturelles particulières des peuples autochtones (et d'autres minorités ethniques comme les afrodescendants).

La reconnaissance juridique de l'entité collective trouve ses racines dans la situation de diversité culturelle prédominante en l'Amérique Latine. La reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle implique la reconnaissance d'un nouveau type de sujet de droit, les peuples autochtones, qui ont désormais la possibilité de s'autodéfinir comme des nationalités. Les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur consacrent le droit à la diversité culturelle lorsqu'elles déclarent l'État comme un État plurinational et interculturel (articles premiers des deux constitutions). Les autres droits collectifs des peuples autochtones vont donc découler du droit à la diversité culturelle. Dans la constitution équatorienne de 2008, ces droits sont prévus dans l'article 57 et dans la constitution bolivienne de 2009, ces droits sont prévus dans l'article 30. En somme, la constitution équatorienne prévoit le droit à l'identité culturelle, aux terres et territoires ancestraux, à la participation dans l'usufruit, l'administration et la conservation des ressources naturelles renouvelables de leurs terres, à la consultation préalable, libre et informée, à la conservation et à la promotion des leurs pratiques de gestion de la biodiversité, à la propriété intellectuelle, à leurs propres formes d'organisation sociale et de génération et d'exercice de l'autorité dans leurs territoires, à leur droit consuétudinaire,

120 GRIJALVA Angustín, Qué son los Derechos Colectivos?, 2009, disponible sur http://dis.um.es/~lopezquesada/documentos/IES_1415/LMSGI/curso/xhtml/html3/doc/derechoscolectivos .pdf consulté le 30 juillet 2022.

121 GAMBOA BALBÍN César Leonidas, « Aproximación teórica a los derechos colectivos de los pueblos indígenas », Derecho y sociedad, 2003, n. 21, p. 62.

84

au développement de leurs propres sciences et savoirs ancestraux, à la protection de leurs lieux sacrés, à la protection de l'écosystème de leurs territoires, à la protection de leur patrimoine culturel et historique, à l'éducation interculturelle bilingue, à la participation dans la définition des politiques publiques qui les concernent et finalement à la promotion de leur diversité culturelle, de leurs traditions et de leur histoire. La constitution bolivienne, à son tour, prévoit les droits collectifs suivants : le droit à l'existence ; à l'identité culturelle ; à la libre détermination et à la territorialité ; à ce que leurs institutions fassent partie de la structure générale de l'État ; aux terres et territoires ; à la protection de leurs lieux sacrés ; à avoir leurs propres systèmes et réseaux de communication ; à vivre dans un environnement sain, avec une gestion adéquate des écosystèmes ; à la propriété intellectuelle, ainsi qu'à la promotion de leurs savoirs traditionnels ; à l'éducation intraculturelle, interculturelle et plurilingue ; au respect de leur cosmovision et pratiques traditionnelles dans le système de santé universel et gratuit ; à l'exercice de leurs systèmes politiques, juridiques et économiques accordés à leur cosmovision ; à la consultation préalable lors de l'adoption des lois et politiques publiques qui les concernent ; à la consultation préalable obligatoire, de bonne foi et concertée par rapport à l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables dans leurs territoires ; à la participation aux bénéfices de l'exploitation des ressources naturelles ; à l'usage exclusif des ressources renouvelables qui existent dans leurs territoires, sans préjudice des droits légitimement acquis par des tiers ; et à la participation dans les organes et institutions de l'État.

Par ces deux listes de droits collectifs prévus par chaque constitution, nous pouvons constater la similitude des dispositions constitutionnelles des deux États. Les deux constitutions renforcent l'identité autochtone dans leurs dispositions citées ci-dessus, puisqu'elles protègent et garantissent la promotion de leurs cultures, leurs langues, leurs savoirs, leurs traditions, etc. Néanmoins, les droits les plus importants reconnus par les constitutions sont le droit à la participation politique des peuples et nations autochtones, le droit aux terres, territoires et ressources naturelles et à leur droit consuétudinaire.

Le droit à la participation politique

Le droit à la participation politique des peuples et nations autochtones est un droit spécifique qui découle de leur droit à l'autodétermination et qui est reconnu non seulement dans les constitutions, mais aussi dans plusieurs instruments de droit

85

international comme le Pacte international de droits civils et politiques, la convention 169 de l'OIT et la Déclaration de l'ONU sur les droits des peuples autochtones, tous ratifiés par la Bolivie et par l'Équateur. « Sa nature juridique est différente de celle du droit de vote et de participation aux élections périodiques que tous les individus ont. Dans ce sens, il ne suffit pas de reconnaitre un droit de consultation »122, mais un véritable et réel droit de participation, qui doit réunir trois caractéristiques fondamentales : la participation doit être libre, préalable et informée. La demande de participation politique des peuples autochtones « se traduit également par le droit d'être élu et d'apparaitre en tant qu'acteur politique, ce qui nécessite la pleine reconnaissance dans le système juridique de leur personnalité juridique »123. Le texte constitutionnel bolivien reconnait expressément le droit à la participation dans son article 30, II, n. 15 à 18, lorsqu'il dispose que les peuples ont le droit à « être consultés selon les procédures appropriées, et en particulier à travers leurs institutions, à chaque fois que sont prévues des mesures législatives ou administratives susceptibles de les affecter » et à « participer au sein des organes de l'État ». « En outre, la Constitution bolivienne indique expressément que les élections directes des représentants des nations et peuples autochtones originaires paysans doivent se dérouler conformément à leurs propres normes et procédures (art. 26.I.4) »124. De la même façon, la constitution équatorienne, dans son article 57, n. 16, dispose que les peuples autochtones ont le droit à participer, à travers leurs représentants, au sein des organismes officiels qui déterminent la loi, à la définition des politiques publiques qui les concernent, ainsi qu'aux choix et décisions de leurs priorités, autrement dit, de leurs intérêts, au sein des plans et projets de l'État.

Le droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles

Les droits sur les terres, territoires et ressources naturelles, tant les ressources renouvelables que les non renouvelables qui sont dans les sols sont au centre des revendications des peuples autochtones en raison de leur relation spéciale avec les espaces qu'ils ont traditionnellement occupés, possédés ou utilisés125.

Pourquoi les droits relatifs à la terre, aux territoires et aux ressources naturelles sont-ils au coeur de la revendication des peuples autochtones

122 AGUILAR Gonzalo et al., Análisis comparado del reconocimiento constitucional de los pueblos indígenas en américa latina, Conflict prevention and peace forum, disponible sur https://nanopdf.com/download/analisis-comparado-del-reconocimiento_pdf consulté le 30 juillet 2022, p. 5.

123 Ibid., p. 5.

124 Ibid., p. 6.

125 AGUILAR Gonzalo et al., op.cit., p. 6.

86

dans toutes les régions du monde ? La raison fondamentale réside dans les relations particulières que les peuples autochtones entretiennent avec les espaces qu'ils ont traditionnellement possédés, occupés ou utilisés. Ils se considèrent comme historiquement et spirituellement unis à la terre et ils envisagent une vision holistique de la vie, de la terre et de l'environnement. Posséder, conserver et administrer des terres, des territoires et des ressources ancestraux est vital pour l'intégrité et la survie physique et culturelle des peuples autochtones. Plus encore, ces revendications sont une réponse au pillage historique de leurs terres et territoires ainsi qu'à la destruction et à l'appropriation des ressources naturelles qui existent dans ces lieux126.

Les terres, territoires et ressources naturelles ne peuvent pas être dissociés. En effet, « considérés comme des droits collectifs, ces droits tentent de réglementer diverses situations juridiques, à savoir la propriété, la possession, l'occupation, le contrôle, l'administration, la conservation, le développement, l'utilisation et l'accès aux terres, territoires et ressources naturelles ». Le bloc « terres, territoires et ressources naturelles » rassemble, dans une approche destinée à engager la reconnaissance de droits aux peuples et nations autochtones, une idéologie « de la terre comme matrice, une vision du territoire comme fondement de l'exercice des droits sociaux, économiques, politiques, culturels, et une conception des moyens de construire l'autonomie, à travers un contrôle sur les ressources nécessaires à la reproduction de sociétés distinctes »127. Les deux constitutions prévoient le droit à la possession des terres et territoires (art. 30, II, 6, CPEB et art. 57, 5, CRE), mais elles font une distinction entre les ressources naturelles renouvelables et les ressources naturelles non renouvelables. Les constitutions établissent des droits différenciés selon le type de ressource naturelle. Selon l'article 30, II, 17, de la constitution bolivienne, les peuples autochtones ont le droit exclusif aux ressources naturelles renouvelables dans leurs territoires (en respectant le droit acquis des tiers). De plus, la constitution prévoit la consultation préalable obligatoire des peuples autochtones pour l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs terres et prévoit également leur participation aux bénéfices (art. 30, II, 15, CPEB). À son tour, l'article 57, 6, de la constitution équatorienne, dispose que les peuples autochtones ont le droit de

126 AGUILAR Gonzalo et al., « South/North Exchange of 2009- The Constitutional Recognition of Indigenous Peoples in Latin America », Pace International Law Revue Online Companion, vol. 2, n. 2, 2010, p.69.

127 BELLIER Irène, Terres, territoires, ressources : les relations entre politique, économie, culture et droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, p. 16.

87

participer à l'usage des ressources renouvelables. En outre, l'article premier de la constitution dispose que les ressources naturelles non renouvelables de l'Équateur appartiennent à l'État et l'article 57, 7, dispose le droit à la consultation préalable, libre et informée lors de l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs terres, accompagné du droit à la participation aux bénéfices du projet. Ainsi, malgré leur similitude dans la prévision des droits fonciers, nous pouvons noter une différence importante entre les deux constitutions : les peuples et nations autochtones de la Bolivie ont le droit exclusif à l'usage des ressources naturelles renouvelables de leurs territoires tandis que ce n'est pas le cas en Équateur, où les peuples autochtones partagent ce droit avec l'État. En outre, il y a une différence importante entre les deux textes normatifs lors de la prévision de la consultation préalable : le texte bolivien utilise le terme « obligatoire » et le texte équatorien non. Cependant, l'usage du terme « obligatoire » dans la constitution bolivienne sert seulement à renforcer l'idée principale menée par les deux constitutions : la consultation préalable des peuples autochtones pour pouvoir exploiter les ressources qui se trouvent dans leurs territoires.

Le droit consuétudinaire autochtone

Le droit consuétudinaire autochtone concerne l'ensemble d'usages, pratiques, coutumes, croyances et principes qui réglementent la coexistence interne et qui ont été transmis principalement de manière orale, appliqués de manière générale, obligatoire et uniforme dans le temps par le peuple autochtone et qui sont susceptibles de contrôle social de la part de ses membres, autorités et organisations. Ainsi, le droit consuétudinaire autochtone constitue des « normes de vie et des organisations qui sont fixées par les peuples autochtones à travers leurs coutumes, y compris les formes internes de gouvernance et/ou les mécanismes pour résoudre leurs controverses par le biais d'institutions et de procédures qu'ils définissent »128. Le droit consuétudinaire autochtone, ainsi, se fonde dans le droit de libre détermination et il est intimement lié à l'identité culturelle des peuples autochtones. En effet,

La Constitution de la Bolivie est devenue la charte fondamentale qui accorde la plus grande importance au droit autochtone, y compris au-dessus des standards internationaux, reconnaissant le droit des peuples

128 AGUILAR Gonzalo et al., « South/North Exchange of 2009- The Constitutional Recognition of Indigenous Peoples in Latin America », Pace International Law Revue Online Companion, vol. 2, n. 2, 2010, p.87.

88

autochtones "d'exercer leurs systèmes politique, juridique et économique conformément à leur cosmovision", dans un cadre de pluralisme juridique et d'interculturalité et en accordant une hiérarchie égale aux deux juridictions ordinaire et autochtone (cf. art. 30.II.14, 179, 180.II et 191-193). Un deuxième pays qui, ces derniers temps, a également avancé vers une plus grande reconnaissance des droits des autochtones est l'Équateur, qui dans l'article 57 n. 9 et 10 de sa constitution établit le droit des peuples autochtones à "préserver et développer leurs propres formes de coexistence et d'organisation sociale, ainsi que la génération et l'exercice de l'autorité, dans leurs territoires légalement reconnus et dans leurs terres communautaires de possession ancestrale", et de "créer, développer, appliquer et pratiquer leur droit propre ou consuétudinaire"129 ».

Cependant, la reconnaissance constitutionnelle du droit consuétudinaire

autochtone compte avec quelques limitations dans les deux pays. D'abord, le respect à la constitution, c'est-à-dire, la norme étatique. Ensuite, le respect des droits humains et des droits fondamentaux. En outre, la constitution équatorienne dans l'article 171 dispose que la fonction juridictionnelle exercée par les peuples autochtones doit garantir la participation et la décision des femmes. Quant à la constitution bolivienne, elle limite dans son article 191.II, 2, la compétence matérielle de la juridiction autochtone à ce qui est disposé dans une loi de délimitation juridictionnelle (promulguée le 29 décembre 2010, presque 2 ans après la promulgation de la constitution). Cela pour rendre compatible le droit consuétudinaire autochtone au droit étatique, dans le dialogue interculturel.

XXX

Malgré l'importance considérable des droits collectifs pour l'étude de la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones dans les constitutions bolivienne et équatorienne, il est indispensable de soulever les enjeux de cette reconnaissance par rapport aux droits individuels, autrement dit, il est indispensable d'analyser la compatibilité entre droit collectif et droit individuel, puisque les autochtones

129 AGUILAR Gonzalo et al., Análisis comparado del reconocimiento constitucional de los pueblos indígenas en américa latina, Conflict prevention and peace forum, disponible sur https://nanopdf.com/download/analisis-comparado-del-reconocimiento_pdf consulté le 30 juillet 2022, p. 10-11.

89

jouissent également de tous les droits individuels universels prévus dans les constitutions et traités internationaux.

B - Les droits collectifs des peuples autochtones sont complémentaires aux droits individuels universels

Dans la démocratie libérale, l'égalité et la liberté individuelle des citoyens sont l'engagement fondamental. Donc, les droits civils et politiques essentiels sont garantis à chaque individu de l'État, c'est-à-dire à tout citoyen, peu importe son appartenance de groupe. En effet, la démocratie libérale fut une réaction en Europe contre l'Ancien Régime et sa manière de définir les droits politiques et les opportunités économiques des individus selon le groupe auquel ils appartiennent130. De cette façon nous pouvons nous demander comment les libéraux peuvent accepter les revendications de droits différenciés selon l'appartenance de groupe des minorités ethniques. À première vue, l'idée d'avoir des droits différenciés peut sembler contraire au libéralisme, qui défend que les individus aient une personnalité autonome, capable de définir leurs propres identités et objectifs de vie. Il est naturel de supposer que les droits collectifs sont opposés aux droits exercés par des individus et que les premiers sont en conflit avec les seconds. Pourtant, nous pensons que cette perception est fausse. En effet, les « différentes formes de citoyenneté différenciée selon le groupe ethnique »131 sont tout à fait compatibles avec les droits individuels universels. Il faut souligner que la terminologie « formes de citoyenneté différenciée » est utilisée par l'auteur Will Kymlicka à la place de « droits collectifs » parce qu'il juge que cette dernière terminologie est trop large et qu'elle n'englobe pas les droits individuels exercés de manière différenciée par les personnes qui appartiennent à un groupe minoritaire, ce qui peut amener à une fausse conclusion d'opposition entre ces droits différenciés et les droits individuels universels. La plupart des droits collectifs n'ont pas de rapport avec la primauté des communautés sur les individus, mais reposent plutôt sur l'idée que la justice entre les groupes exige que des droits différenciés soient accordés aux membres de groupes différents.

130 KYMLICKA Will, « Derechos individuales y derechos colectivos », in ORDONEZ María Paz et LEDESMA María Belén (dir.), Los derechos colectivos: hacia su efectiva comprensión y protección, Quito : Ministro de Justicia y Derechos Humanos del Ecuador, 1ère ed., 2009, p. 3.

131 Ibid., p. 4.

90

Les revendications d'un groupe ethnique, selon Kymlicka, peuvent être de

deux types : le premier implique la revendication d'un groupe contre ses propres membres et le deuxième implique la revendication d'un groupe contre la société dans laquelle il s'insère. Ces deux types de revendications sont appelées « droits collectifs », mais les enjeux de chacun sont très différents. L'auteur appelle les premières « restrictions internes », puisqu'elles ont l'objectif de protéger le groupe de l'impact négatif d'instabilité du dissensus interne, et les deuxièmes « protections externes », car elles ont l'objectif de protéger le groupe de l'impact des décisions externes, c'est-à-dire de l'État central.

Les restrictions internes impliquent des relations intra-groupes : le groupe ethnique ou national peut chercher à utiliser le pouvoir de l'État pour restreindre la liberté de ses propres membres au nom de la solidarité de groupe. Cela pose le danger de l'oppression individuelle. Les critiques des "droits collectifs" dans ce sens invoquent souvent l'image des cultures théocratiques et patriarcales, où les femmes sont opprimées, et l'orthodoxie religieuse imposée par la loi comme exemples de ce qui peut arriver lorsque les droits présumés du collectif priment sur les droits des individus. [...] Les protections externes impliquent des relations intergroupes ; c'est-à-dire que le groupe ethnique ou national peut essayer de protéger son existence et son identité spécifique en limitant l'impact des décisions de la société dans laquelle il est inclus. Cela pose aussi certains problèmes, non d'oppression individuelle au sein d'un groupe, mais d'injustice entre groupes. Un groupe peut être marginalisé ou séparé afin de préserver la spécificité d'un autre groupe. Les critiques des "droits collectifs" dans ce sens se réfèrent souvent au système d'apartheid en Afrique du Sud comme un exemple de ce qui peut arriver lorsqu'un groupe minoritaire réclame une protection spéciale de la société dans son ensemble132.

Cependant, la concession de protections externes et ainsi de droits spéciaux

ne crée pas nécessairement une telle injustice. Cela parce que ces protections externes n'impliquent pas une position de domination sur les autres groupes, au contraire, de tels droits offrent une position d'égalité entre les divers groupes, étant donné la vulnérabilité d'un petit groupe face à un grand. Les droits différenciés ou droits collectifs, donc, aident à réduire la vulnérabilité des groupes minoritaires face aux pressions économiques et aux

132 Ibid., p. 8.

91

décisions politiques de la masse de la société. Dans cette perspective externe, les groupes prétendent s'assurer que l'ensemble de la société ne les privera pas des conditions nécessaires pour leur survie, et non pas contrôler si leurs propres membres adhèrent ou non à des pratiques peu traditionnelles, il n'y a pas de conflit entre les protections externes et les droits individuels des membres du groupe. Toutefois, les groupes sont aussi intéressés à contrôler le dissensus interne et revendiquent des droits différenciés selon le groupe pour imposer des restrictions internes à leurs membres. Cette possibilité a été évoquée à plusieurs reprises dans le contexte des revendications d'autonomie des peuples autochtones. Par exemple, dans les nouvelles constitutions de l'Équateur et de la Bolivie, comme vu auparavant, il y a des restrictions aux autonomies autochtones en ce qui concerne le respect aux droits individuels disposés dans les constitutions et dans les traités internationaux. Ainsi, si un membre considère que son droit individuel a été violé, il peut faire un recours devant la justice autochtone.

Bien que les droits collectifs prévalent inévitablement sur certains droits individuels, comme le droit collectif à la terre qui restreint la possibilité de la vendre par les membres du groupe, cela ne constitue pas un prétexte pour supprimer une liberté individuelle fondamentale. Il n'y a pas de raisons qui amènent à soutenir que les droits collectifs excluent ou sont au-dessus des droits individuels. Au contraire, il est plausible de soutenir que les deux sont complémentaires et que les personnes qui font partie d'un peuple autochtone jouissent tant des droits individuels en tant que citoyens d'un État, que de droits collectifs en tant que membres d'un peuple ou nation autochtone.

Les personnes autochtones, selon les deux constitutions (art. 13 de la CPEB et art. de la CRE), jouissent de tous les droits individuels universels. En ce sens, la théorie libérale (celle contre les droits collectifs) défend l'applicabilité de tous les droits humains à tous les individus, universellement et également, et donc également aux personnes autochtones et pour elle cela est suffisant. Cependant, cela n'est pas toujours le cas dans la vie réelle, selon les divers rapports internationaux133 sur les conditions des peuples autochtones dans le monde. Malgré le fait que les peuples autochtones ont tous les droits humains individuels universels, ils n'en profitent pas de la même façon que les autres individus, en raison de leur appartenance de groupe, c'est-à-dire en raison des inégalités

133 C.f. Les publication du State of the world's indigenous peoples (SOWIP) - United Nations Permanent Forum on Indigenous Issues (UNPFII) disponibles sur https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/publications/state-of-the-worlds-indigenous-peoples.html (consulté le 30 juillet 2022).

92

qui découlent de cette appartenance, car les peuples autochtones sont victimes du racisme et également d'une discrimination culturelle. Résoudre la question des détails pratiques est lié aux structures institutionnelles, aux systèmes juridiques et aux relations de pouvoir existants, « qui à leur tour sont liés à un système social plus complexe dans lequel les peuples autochtones sont, pour commencer, les victimes historiques des violations des droits humains »134. Le manque d'un accès équitable aux droits humains universels en raison de leur appartenance de groupe est une des raisons pour laquelle ces droits se montrent peu satisfaisants pour les peuples autochtones. Ainsi, pour que le principe d'égalité acquière un sens pour les peuples autochtones, il faut admettre une catégorie de droits qui guide la hiérarchie de valeurs et de droits, qui respecte leur vision du monde (cosmovision) et le système de croyances autochtones et, en même temps, qui ne viole pas le système des droits de l'homme conçu au niveau international. Cette catégorie est appelée de « droits émancipateurs » par Silvina Ramírez, puisque « c'est un outil généré pour que les peuples autochtones puissent lutter pour leurs droits et ainsi parvenir à une véritable égalité »135.

C'est pourquoi les caractéristiques qui définissent un droit comme émancipateur peuvent être attribuées, selon le sujet sur lequel il est prêché, le contexte et le moment où se développent les relations ou les situations sociales, à différents types de droits qui acquerront cette qualité en raison des exigences et des besoins des peuples autochtones. Pour bien préciser l'idée, le caractère émancipateur d'un droit est un instrument conceptuel créé pour remplir une fonction précise : celle de résoudre les conflits entre droits. Ils qualifient un ensemble de droits qui à une place et à un moment déterminés doivent avoir la primauté sur les autres, pour parvenir à une situation qui permette à certains sujets leur jouissance effective136.

Ainsi, lorsqu'il y a un conflit entre un droit collectif et un droit individuel, une possible sortie par le haut serait le principe « pro-émancipation », qui ferait une hiérarchie de valeurs sans prétention d'universalité, mais dans le dialogue interculturel, en évaluant chaque situation dans son contexte et en pointant des critères objectifs fondés

134 STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los pueblos indígenas: desafíos y problemas », Revista IIDH, vol. 48, 2008, p. 260

135 RAMIREZ Silvina, « Igualdad como Emancipación: Los Derechos Fundamentales de los Pueblos Indígenas », Anuario de Derechos Humanos, n. 3, 2007, p. 44.

136 Ibid. p. 45.

93

dans l'analyse des conditions historiques qui se présentent137 et non le critère classique « pro-persona », qui ne laisse aucun espace aux droits collectifs lorsqu'il exclut de sa portée les conditions nécessaires pour que certains groupes humains acquièrent la possibilité d'avoir une vie digne.

En somme, selon les constitutions bolivienne et équatorienne, le droit autochtone doit respecter les droits individuels universels prévus dans les constitutions et les traités internationaux, ces droits étant prévus en même temps que les droits collectifs, exercés par un groupe ethnique et non pas par un individu, pour engendrer une compatibilité entre les deux et ne pas laisser les membres de ces groupes en dehors du système de protection des droits humains individuels. Malgré leur compatibilité, ces droits peuvent entrer en conflit dans le cas concret et la solution serait alors l'utilisation du principe « pro-émancipation » formulé par Ramirez, principe qui répond aux exigences de l'interculturalité.

Enfin, la volonté de valorisation de la culture autochtone va au-delà des droits collectifs octroyés aux peuples autochtones, elle peut être vue aussi dans la nouvelle finalité de l'État telle que décrite par les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur. Ces deux constitutions ont consacré la finalité du « vivre bien » comme la finalité ultime de l'État, qui est devenu un État d'émancipation sociale et non plus de régulation sociale. Autrement dit, l'État ne sert plus à réguler la société, mais à la développer ou à l'émanciper, toujours en garantissant l'harmonie entre les divers groupes qui la compose et également entre la société et la nature.

Section II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative commune de refondation ontologique du droit

Le « buen vivir » ou « vivir bien » est un nouveau concept formulé par les penseurs autochtones à partir de leur confrontation au système capitaliste et au modèle néolibéral, et également à partir de la récupération des éléments culturels de l'occident qui sont resignifiés selon les nécessités des peuples autochtones. La finalité est de faire des propositions pour résoudre la « crise de la culture occidentale », marquée principalement par l'urgence climatique. Ce concept est prévu par les nouvelles

137 Ibid., p. 45.

94

constitutions de l'Équateur et de la Bolivie de manières différentes, mais avec un même objectif derrière : une tentative de refondation ontologique du droit. Autrement dit, la raison d'être du droit est, à partir de ces constitutions, le « bien vivre » de la société dans sa diversité et le « bien vivre » de la société avec la nature. Ainsi, il convient d'abord d'analyser le contenu de ce concept, sa genèse et sa notion (A), pour ensuite expliquer comment le concept a été définit par chaque constitution, leurs différences, leurs similitudes et également les contradictions dans les textes constitutionnels eux-mêmes qui rendent difficile la concrétisation du « vivre bien » et qui le réduit à une sorte d'utopie (B).

A - La notion de « vivre bien » depuis le monde andin

Le concept de « vivre bien » est le fruit d'un débat qui a surgi dans les années 90 avec les mouvements autochtones en Bolivie comme réaction au gouvernement en place qui adoptait des lois et des politiques publiques sous le slogan « para vivir mejor » (pour vivre mieux). Ce dernier représentait, pour les autochtones, le mode de vie occidental : le progrès illimité, la consommation inconsciente, l'incitation à l'accumulation matérielle, l'individualisme, la dénaturation de l'être humain, la monétisation de la vie, et l'usage de la nature comme une ressource qui peut être exploitée, comme un objet sans vie pouvant être utilisé sans limites138. Donc, pour le développement du concept de « vivre bien », les penseurs autochtones sont partis de l'idée que l'occident promeut la logique du privilège, du mérite et non pas de la nécessité communautaire et cette promotion qui suppose le progrès illimité amène les individus à être dans une constante compétition pour créer des conditions pour vivre mieux. Ainsi, selon eux, la vision moderne du « vivre mieux » a généré « une société inégale, déséquilibrée, prédatrice, consumériste, individualiste, insensible, anthropocentrique et antinature »139. Pour lutter contre ces idées, les mouvements autochtones bolivien et équatorien ont commencé à théoriser ensemble un concept, qui plus tard fut formalisé respectivement par les constitutions de 2009 et 2008. « Le concept vient de derrière, du passé, de la longue mémoire autochtone qui a été occultée et niée pour se situer dans le

138 HUANACUNI MAMANI Fernando, Buen Vivir/Vivir Bien: Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas, Lima, Perú, Coordinadora Andina de Organizaciones Indígenas, 2010, p. 32-33.

139 Ibid., p. 33.

95

présent et proposer un avenir meilleur pour tous »140, il est donc « instrumentalisé comme un véhicule de libération et de décolonisation »141.

Le Buen Vivir/Vivir Bien : une construction collective

La notion de « vivre bien » est tirée des expériences ou systèmes de vie des peuples autochtones et fondée sur leur relation avec la nature (la « Terre-Mère » ou Pachamama). Le « vivre bien » est lié à la spiritualité profonde que les peuples autochtones maintiennent avec la nature, à leur identité et à leur organisation sociale. « Vivre bien » signifie vivre en harmonie et en équilibre.

Selon la cosmovision autochtone, toute forme d'existence est égale l'une de l'autre, nous sommes tous dans une relation complémentaire, tout vit et tout est important. Cependant, la base fondamentale de la continuité du buen vivir est le respect de la Mère Nature, l'accès à la terre et au territoire, dans le cadre du droit à l'autodétermination des

peuples [...]142.

Selon Fernando Huanacuni Mamani, vivre bien c'est vivre en communauté, en fraternité et surtout en complémentarité, « c'est une vie communautaire, harmonieuse et autosuffisante. Vivre bien signifie se compléter les uns et les autres et partager sans compétition, vivre en harmonie avec les personnes et avec la nature. C'est la base pour la défense de la nature, de la vie même et de toute l'humanité »143. Cette définition conjugue les pensées autochtones des deux pays, Bolivie et Équateur. En Bolivie, le « vivre bien » est un principe éthico-moral qui s'inscrit dans la culture aymara sous le nom de suma qamaña. Suma « renvoie à la plénitude, l'excellence, le magnifique, le beau, le sublime »144 et qamaña « fait référence à la vie, à l'existence »145. De cette manière, le suma qamaña « pourrait se traduire par «vivre en plénitude», «vivre bien», «savoir vivre» ou encore «vivre en harmonie» »146. En Équateur, le concept de « vivre bien » s'inscrit dans la culture quéchua sous le nom sumak kawsay et il prend une forme davantage liée

140 CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, « El buen vivir: un diálogo intercultural », Ra-Ximhai, vol. 8, n. 2, 2012, p. 347.

141 Ibid. p. 347.

142 CUNNINGHAM Mirna, « Acerca de la visión del «buen vivir» de los pueblos indígenas en Latinoamérica », Asuntos Indígenas, IWGIA, Copenhague : 2010, p. 53.

143 HUANACUNI MAMANI Fernando, op. cit., p. 21-22.

144 AUDUBERT Victor, « La notion de Vivir Bien en Bolivie et en Équateur, réelle alternative au paradigme de la modernité ? », Cahiers des Amériques Latines, Université Paris 3, Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine, 2017, p. 93.

145 Ibid., p. 93.

146 Ibid., p. 93.

96

au présent, « c'est le «processus de la vie pleine», de la «vie en équilibre matériel et spirituel» ». On retrouve également le concept dans d'autres cultures autochtones présentes sur le territoire andin, comme dans la culture guarani sous le nom de yaiko kavi. Ainsi, tous les peuples autochtones partagent des aspects du « vivre bien », qui peut être mieux résumé avec les mots de Huanacuni : « vivre bien est la vie en plénitude. Savoir vivre en harmonie et en équilibre ; en harmonie avec les cycles de la Terre Mère, du cosmos, de la vie et de l'histoire, et en équilibre avec toutes les formes d'existence dans un respect permanent »147.

Cependant, en même temps que les autochtones systématisent le concept de vivre bien depuis leurs expériences, ils reprennent la pensée occidentale pour construire leurs réflexions inscrites dans les États plurinationaux équatorien et bolivien. Cela fait partie du dialogue interculturel qu'ils proposent. Par exemple, le « vivre bien » dialogue avec les propositions européennes pour sortir du système de consommation et de développement comme le mouvement appelé « décroissance ». Le « vivre bien », donc, ne fait pas partie d'une proposition romantique qui consisterait à revenir à la vie sauvage. Selon Caudillo-Felix148, il s'inscrit dans le débat actuel de la crise du système capitaliste et de la détérioration de l'environnement. Ainsi, les autochtones dialoguent dans ce contexte à partir de leurs valeurs culturelles, en offrant ce qu'ils considèrent pouvoir aider l'humanité entière et non seulement les peuples autochtones, et également à partir de la nécessité d'exercer librement leur autodétermination pour que le « bien vivre » soit une réalité et non pas seulement une théorie149. Selon Blanca Chancoso, dirigeante quéchua, le sumak kawsay est un concept qui pourrait être considéré comme une utopie, parce qu'il propose une lutte constante pour l'égalité.

La proposition du Sumak Kawsay est inclusive, elle prend en compte les femmes, les enfants, les personnes âgées, les indiens, les afrodescendants, les métis, elle s'adresse à toute la société. Ils pourraient la traduire à partir de leur langue et de leur culture. En effet, ce mot n'est pas seulement pour les autochtones, car il est dans notre langue, regardons plutôt l'interprétation que chacun peut en donner dans le cadre du changement pour arriver au buen vivir150.

147 HUANACUNI MAMANI Fernando, op. cit., p. 32.

148 CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op.cit., p. 350.

149 Ibid., p. 350.

150 CHANCOSO Blanca apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op. cit., p. 352.

97

De cette façon, l'interculturalité devient un principe clé du « vivre bien ». Selon Chuji151, au travers de l'interculturalité, il est possible de conserver le meilleur du système en place, pour aller par la suite vers un nouveau système qui surmonte de manière définitive la modernité. Le « vivre bien » serait alors une construction collective des peuples pour remplacer le système capitaliste global. Selon Mario Palacios152, la construction collective serait une confrontation envers la vision individualiste et souvent élitiste de l'intellectuel occidental.

Le « vivre bien » dans la pensée critique

Le « vivre bien » est ainsi devenu un concept autonome, détaché des notions spirituelles autochtones, avec « une dimension réactive, en s'opposant aux notions de modernité et de développement, mais aussi proactive, en proposant une refondation ontologique du droit et de la politique »153. Il s'oppose à l'idée « d'un bien-être futur qui passerait nécessairement par le progrès technique et économique. L'universalisme est perçu comme une homogénéité culturelle qui serait impossible à mettre en place dans un monde diversifié et pluriel »154. Ainsi, « plutôt que d'homogénéiser le monde, il s'agirait d'apprendre à vivre en complémentarité avec les autres, d'où la notion centrale d'interculturalité dans le Vivir Bien »155. L'anthropocentrisme est remplacé par l'écocentrisme, où l'homme ne serait plus la mesure de toutes les choses et n'aurait plus une place privilégiée dans l'univers.

Ainsi, la notion de « vivre bien » est plurielle et diverse et les auteurs qui l'étudient sont issus de différents horizons philosophiques et politiques156. Dans ce contexte, nous pouvons nous intéresser « à la typologie que dresse Matthieu Le Quang [2017] des différentes interprétations liées au Vivir Bien. L'auteur met en avant trois courants principaux structurant la pensée du Vivir Bien »157 : celui du groupe modernité/colonialité (le courant culturaliste et indigéniste), qui compte avec Boaventura de Sousa Santos, Catherine Walsh, Aníbal Quijano ou encore Fernando Huanacuni Mamani ; le courant « écologiste et post-développementaliste », qui compte avec des universitaires venus de l'écologie politique et critiques de la notion de développement,

151 CHUJI Mónica apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op. cit., p. 350.

152 PALACIOS Mario apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op. cit., p. 353.

153 AUDUBERT Victor, op. cit., p. 94.

154 Ibid., p. 94.

155 Ibid., p. 94.

156 Ibid., p. 94.

157 Ibid., p. 95.

98

comme Alberto Costa et Eduardo Gudynas ; et le courant « éco-marxiste et étatiste », « où se regroupent les intellectuels venus du socialisme et qui ont pour beaucoup déjà occupé des fonctions publiques, comme René Ramirez ou Álvaro García Linera »158.

Pour le premier groupe, selon la sociologue Catherine Walsh159, le « vivre bien » est un système de vie ancestral, fondé sur la relationnalité qui part du principe que tout dans le monde est interconnecté, que rien n'existe isolé, mais coexiste avec son complément. Les valeurs et pratiques des peuples autochtones sont tenues comme une sortie de la modernité, de la colonialité et du capitalisme, ce dernier étant fondé dans le contrôle de la nature par l'homme et dans l'individualisme. Boaventura de Sousa Santos160, à son tour, défend que le sumak kawsay, ou les droits de la Pachamama, ne sont pas seulement prévus pour les autochtones, car ce sont des concepts qui furent incorporés par les constitutions de l'Équateur et de la Bolivie, qui mélangent le savoir ancestral et le savoir moderne, européen et eurocentré, ce que l'auteur appelle « écologie des savoirs ». Il souligne que dans la cosmovision autochtone il n'y a pas le concept moderne de droit et que le droit de la Pachamama, autrement dit les droits de la nature, est un mélange parfait entre la pensée eurocentrée et la pensée ancestrale. Ainsi, Santos conçoit le « vivre bien » à partir d'un dialogue interculturel qu'il appelle « écologie des savoirs », dans lequel on cherche à associer le meilleur du savoir ancestral et du savoir moderne, à partir de l'écoute des propositions des mouvements sociaux latinoaméricains.

Les auteurs du deuxième groupe, le courant « écologiste et post-développementaliste », s'appuient sur le « vivre bien » pour surmonter le paradigme du développement. « Tout en s'inspirant de textes plus radicaux, ils insistent sur l'aspect évolutif du Vivir Bien et sur le caractère transcendantal qu'est l'interculturalité »161. Ainsi, la discussion sur le « vivre bien » ne saurait se limiter à la région andine ou latino-américaine, mais devrait se constituer en une option possible pour l'ensemble de la planète. Ce courant s'inscrit donc davantage dans un cadre post-moderne et sert ici de nouvelle utopie pour l'émancipation de la société, au sein d'un environnement réconcilié.

Enfin, pour le troisième groupe, celui du courant « éco-marxiste et étatiste », le « vivre bien » doit réactualiser l'utopie socialiste en y intégrant la problématique de la

158 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 95.

159 WALSH Catherine, Interculturalidad, Estado, Sociedad. Luchas (de)coloniales de nuestra época, Universidad Andina Simón Bolívar, Quito, Editoral Abya Yala, 2009, p. 231.

160 Cf. SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América latina: perspectivas desde una epistemología del Sur, Quito, Abya Yala, 2010.

161 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 95.

99

protection de la nature et de la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Cependant, selon Victor Audubert, nous resterons ici dans un « paradigme relativement anthropocentrique, où le Vivir Vien est le canal par lequel passent la satisfaction des besoins matériels de la population et l'émancipation de l'individu dans une perspective marxiste »162.

Enfin, la pluralité de définitions du « bien vivre » a donné lieu à des ontologies différentes lors des processus constituants bolivien et équatorien. Cette tentative de refondation ontologique du droit dans les deux pays est traduite dans les nouvelles constitutions, qui, à leur tour, ont disposé le concept chacune à sa façon.

B - La disposition différenciée du concept par chaque constitution

Le « vivre bien » a finalement trouvé son acmé juridique dans les constitutions de l'Équateur (2008) et de la Bolivie (2009), qui, dans une tentative de refondation de l'État, ont procédé à l'inclusion des valeurs, des cultures, des organisations et de la vision du monde des peuples et nations autochtones. Dans le texte constitutionnel bolivien, les références au « vivre bien » apparaissent dans la section sur les principes, les valeurs et les finalités de l'État. Dans cette section, le texte dispose que « l'État assume et promeut comme des principes éthico-moraux de la société plurielle »163 le suma qamaña entre autres principes autochtones déjà vus dans la première partie de cette recherche. Ces principes autochtones disposent de la même hiérarchie constitutionnelle que d'autres principes plus classiques comme l'égalité, la liberté, la dignité et la solidarité. Le « vivre bien » est également lié à l'organisation économique de l'État, dont la constitution dispose que le « modèle économique bolivien est plural et est orienté à rendre la qualité de vie meilleure et le vivre bien »164.

Un système économique pluriel lié à des principes tels que la solidarité et la réciprocité est postulé, où l'État s'engage à redistribuer équitablement les excédents vers des politiques sociales de diverses natures. De plus, on insiste sur le fait que pour parvenir à "vivre bien dans ses multiples dimensions", l'organisation économique doit viser des objectifs tels que la génération de produit social, la redistribution

162 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.

163 Art. 8 de la CPEB de 2009.

164 Art. 306 de la CPEB de 2009.

100

équitable des richesses, l'industrialisation des ressources naturelles, etc. (article 313)165.

Selon Audubert, le « vivre bien » pourrait « être considéré comme une métavaleur constitutionnelle qui représente à la fois la cause, la conséquence et même le moyen de toutes les dispositions contenues dans la Constitution bolivienne »166, puisque les autres valeurs présentes dans la constitution semblent subordonnées au « vivre bien », étant donné que toutes tendent à la réalisation de cette métavaleur. Le tribunal constitutionnel plurinational de la Bolivie définit la notion de « vivre bien » de manière plurielle : à la fois comme un principe juridique, comme une valeur éthique et comme une finalité de l'État.

Le suma qamaña peut être appréhendé sous une triple dimension : comme un principe, une valeur et une fin, une construction qui se déduit de l'art. 8.I de la Loi fondamentale. Dans sa dimension de principe, il doit être compris comme la base, le fondement de l'ordre juridique, des actes publics et privés, communautaires et individuels ; dans sa dimension de valeur, en tant qu'orientation, en tant qu'objectif à atteindre dans la réalisation desdites activités, et en tant que finalité, il doit être compris comme le but ultime projeté par l'État pour la bonne coexistence de l'ensemble de la population.167

Cette notion de « vivre bien » donnée par le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) se retrouve dans plusieurs décisions entre 2012 et 2014, moment où elle a connu son acmé juridique, dont elle constitue souvent le seul fondement juridique. Dès lors le « vivre bien » devient un synonyme de justice, d'égalité et d'intérêt général168.

Le texte constitutionnel équatorien, à son tour, prévoit le « bien vivre »169 de manière différente. Il le présente comme les « droits du bien vivre », « qui est compris ici comme une notion réceptacle d'où peut être extrait un ensemble de droits subjectifs individuels »170. Ainsi, dans cette acception plus générique, le texte constitutionnel prévoit, dans son deuxième chapitre, plusieurs droits : le droit à l'eau, à l'alimentation, à l'environnement sain, à la communication et à l'information, à la culture, à la science, à

165 GUDYNAS Eduardo, « Tensiones, contradicciones y oportunidades », in FARAH Ivonne et VASAPOLLO Luciano (dir.), Vivir bien: Paradigma no capitalista?, Plural editores, 2011, p. 234.

166 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.

167 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 12 février 2014, Décision constitutionnelle plurinationale 0260/2014.

168 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 97.

169 Le texte constitutionnel bolivien utilise l'écriture « vivre bien » (vivir bien) et le texte constitutionnel équatorien utilise l'écriture « bien vivre » (buen vivir).

170 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.

101

l'éducation, au logement, à la santé, au travail et à la sécurité sociale. Par exemple, dans l'article 14 du même chapitre, le texte constitutionnel « reconnait le droit de la population à vivre dans un environnement sain et écologiquement équilibré, qui garantit la soutenabilité et le bien vivre, sumak kawsay ». Les droits du bien vivre occupent le même rang constitutionnel que d'autres ensembles de droits, comme les droits de participation, les droits de liberté ou encore les droits de la nature. Ensuite, dans son article 275, la constitution équatorienne identifie les principaux champs d'action du buen vivir ou sumak kawsay : le régime du développement et le régime du « bien vivre ». Le régime du développement est défini comme « l'ensemble organisé, soutenable et dynamique des systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux qui garantissent la réalisation du bien vivre, du sumak kawsay »171. Parallèlement, le régime du « bien vivre » nécessite la jouissance effective des droits par les « personnes, communautés, peuples et nationalités »172 et également l'exercice de leurs responsabilités « dans le cadre de l'interculturalité, du respect des diversités et de la coexistence harmonique avec la nature »173. De cette façon, à l'instar du texte bolivien, dans le texte équatorien, le « vivre bien » semble être un principe qui transcende toute l'action de l'État.

Cette brève analyse du « vivre bien » dans les deux constitutions nous permet ainsi de souligner à la fois des similitudes et des différences. Dans les deux cas, l'idée du « vivre bien » est directement liée aux savoirs et aux traditions des peuples autochtones. Autrement dit, dans les deux cas, il y a un effort délibéré de rendre visibles les conceptions autochtones, qui ont été durant longtemps mises à l'écart. Cependant, il y a quelques différences importantes entre les deux lois fondamentales. Dans le cas bolivien, le suma qamaña et les autres principes autochtones prévus dans l'article 8.I sont utilisés pour renforcer l'idée d'une société plurinationale, puisqu'ils servent de fondement éthique à la plurinationalité que défend la Bolivie. Dans le cas équatorien, toutefois, le sumak kawsay est présenté sur deux niveaux : d'abord comme le cadre d'un ensemble de droits, mais aussi comme l'expression d'une grande partie de l'organisation et de l'exécution de ces droits. Le « bien vivre » en Équateur a une plus grande portée qu'en Bolivie, car le sumak kawsay est apparu dans l'ensemble des droits alors qu'en Bolivie ce lien entre le « vivre bien » et les droits n'est pas explicite. En Bolivie, le suma qamaña apparait comme une fin de l'État et en Équateur le sumak kawsay apparait dans un haut niveau de la hiérarchie

171 Art. 275 de la Constitution de la République de l'Équateur de 2008.

172 Ibid.

173 Ibid.

102

des droits, car d'autres droits en découlent. « C'est-à-dire qu'il est simultanément lié à d'autres conceptions du droit »174.

Pourtant, malgré la prévision constitutionnelle du « vivre bien » autochtone dans les deux constitutions et leur volonté de procéder à une refondation ontologique du droit, le « vivre bien » semble « rester confiné dans le cadre de la modernité occidentale »175. Les deux constitutions présentent des tensions et des contradictions qui rendent difficile la concrétisation du « vivre bien », spécifiquement dans sa dimension environnementale. Comme déjà vu antérieurement, le « vivre bien » se présente comme une alternative au développement qui fait de la nature un ensemble de ressources que rendent possible les avancées économiques, c'est-à-dire le développement conventionnel. Selon Gudynas176, le territoire est toujours imaginé comme regorgeant de ressources naturelles, de grandes richesses minérales et d'hydrocarbures attendant d'être exploités. La constitution bolivienne de 2009, dans son article 355, dispose que l'industrialisation et la commercialisation des ressources naturelles seront la priorité de l'État. En outre, l'article 9 prévoit la promotion de l'exploitation et de l'industrialisation des ressources naturelles comme une fin de l'État, de la même manière que la conservation de l'environnement. Ainsi, l'État bolivien, « loin de se contenter de protéger les ressources et de déléguer leur usage aux seules communautés »177 autochtones, a l'obligation d'exploiter les ressources naturelles du territoire. Cette obligation est en contradiction avec d'autres normes constitutionnelles comme le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré. En même temps que l'État doit s'assurer de la conservation de l'environnement, sous le principe du suma qamaña, il doit exploiter et industrialiser les ressources naturelles. De cette façon, « à moins de penser que l'exploitation des ressources naturelles puisse se faire sans aucun dommage à la nature, cette contradiction tue dans l'oeuf le projet même d'une « société du Vivir Bien »178. Il en va de même en Équateur. Malgré la prévision du sumak kawsay, qui transcende toute l'action de l'État, la constitution mélange les notions de « bien vivre » et de développement économique dans son titre VI.

À ce sujet, Pierre Avril [1997], reprenant l'expression de Carl Schmitt, parle d'un « compromis dilatoire », c'est-à-dire un compromis qui ne

174 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 235.

175 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 100.

176 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 237.

177 AUDUBERT Victor, , op.cit., p. 98.

178 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.

103

convient à aucune des parties et dont les contradictions internes ne peuvent se résoudre que par la pratique ; pratique qui en Équateur et en Bolivie a largement tranché en faveur du projet développementaliste et néo-extractiviste179.

Le justificatif le plus commun dans les deux pays réside dans la nécessité de promouvoir ces projets néo-extractivistes pour accumuler des fonds qui seraient utilisés dans les programmes d'assistance sociale. C'est-à-dire qu'une relation de causalité et de dépendance entre extractivisme et mesures d'assistance sociale est établie, cette dernière étant présentée comme une partie du « vivre bien ». Nous pensons, au contraire, que le risque dans les deux pays est de vider le contenu du « vivre bien » et de l'assujettir aux impératifs qu'impose le développement. Selon Gudynas180, on serait devant un « vivre bien » recadré qui tolèrerait des impacts environnementaux et sociaux localisés pour réaliser des améliorations sociales généralisées. Ce recadrement, selon le même auteur, viole divers préceptes fondamentaux du « vivre bien », comme l'aspiration à un autre type de développement ou encore le principe selon lequel le bien-être de quelques-uns ne peut pas être atteint au détriment du bien-être des autres. Enfin, l'auteur argumente que défendre ce type de « vivre bien » serait défendre un capitalisme bénévole, « où on maintient des éléments centraux des processus productifs avec une présence étatique plus grande et un réseau de mécanismes de compensation sociale focalisés »181 ; et ce capitalisme bénévole n'est pas compatible avec le « vivre bien », car l'extractivisme génère des impacts sociaux et environnementaux d'une très grande ampleur qui baisse la qualité de vie des personnes et la qualité environnementale. Ainsi, le fait que les notions de « vivre bien » et de développement « apparaissent plusieurs fois dans les constitutions »182 de la Bolivie et de l'Équateur « démontre la tension à l'oeuvre, entre d'un côté la dépendance de ces économies aux marchés internationaux, et de l'autre la volonté de transformer en profondeur ces sociétés »183. Pour conclure, les dispositions des deux constitutions ne permettent pas de penser le « vivre bien » comme une option pour sortir du modèle de développement conventionnel, mais plutôt comme l'intégration de quelques éléments des cultures autochtones dans ce même modèle, en maintenant, ainsi, la vieille ontologie du droit, celle de la modernité.

179 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.

180 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 238.

181 Ibid., p. 239.

182 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 103.

183 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 103.

104

Chapitre II - Les défis de la concrétisation de la plurinationalité

Nous avons vu dans le chapitre précédent que la réalisation du « bien vivre » est menacée par les contradictions présentes dans la constitution elle-même, qui donnent lieu à des politiques extractivistes. Sans nul doute, la réalisation du « bien vivre » est un défi tant pour l'État que pour les peuples autochtones, qui voient leurs droits et leur vision du monde bafoués par le premier, et ce même après leur constitutionnalisation. Il convient maintenant d'approfondir l'étude sur les principaux défis qu'entraîne la mise en place de l'État plurinational. Ainsi, nous avons séparé pour l'analyse le défi de la mise en oeuvre du droit à la consultation préalable des peuples autochtones et le défi de la mise en oeuvre du pluralisme juridique. Le premier concerne le processus de consultation, par l'État, des

105

peuples autochtones qui seront directement concernés par une loi, une mesure administrative ou un projet d'exploitation des ressources naturelles. Le second concerne le droit et la justice autochtones qui, à partir de la déclaration de l'État plurinational, doivent être considérés comme officiels et élevés au même niveau hiérarchique que le droit et la justice étatiques. C'est du moins ce que cela devrait être dans la théorie lancée par les nouvelles constitutions de l'Équateur et de la Bolivie. Cependant, ce n'est pas ainsi que cela fonctionne dans la pratique. De cette façon, nous analyserons d'abord ce que disposent les normes et la jurisprudence constitutionnelles sur le droit à la consultation préalable, ainsi que les facteurs qui empêchent que ce droit soit pleinement exercé par les peuples autochtones (Sect. I) et dans un second temps, nous analyserons les normes constitutionnelles relatives au pluralisme juridique et les défis de sa mise en oeuvre dans les deux pays (Sect. II).

Section I - Les défis liés à la concrétisation du droit à la consultation préalable

Le droit à la consultation est un droit collectif fondamental des peuples autochtones, reconnu non seulement par les constitutions de l'Équateur et de la Bolivie, mais aussi par la convention 169 de l'OIT, la Déclaration de l'ONU sur les droits des peuples autochtones et également la jurisprudence de la Cour Interaméricaine des droits de l'homme (Cour IDH), qui ont toutes été ratifiées par les deux États. Le droit international gagne ici une importance fondamentale pour la théorisation du droit à la consultation des peuples autochtones, c'est lui qui est la source première de ce droit. Autrement dit, c'est dans le droit international que nous trouvons les fondements et les caractéristiques du droit à la consultation utilisés par le droit interne de la Bolivie et de l'Équateur. Les constitutions des deux États ont essayé de transposer le droit rencontré dans les instruments et jurisprudences internationaux, mais la concrétisation de la consultation des peuples autochtones rencontre toujours des difficultés. Ainsi, dans un premier moment nous analyserons le contenu du droit à la consultation des peuples autochtones, cette dernière devant être préalable, libre et informée dans les deux pays, malgré quelques différences substantielles (A) et dans un deuxième moment nous analyserons les défis de la concrétisation de ce droit, spécifiquement en ce qui concerne les menaces menées par les États eux-mêmes (B).

106

A - Les peuples autochtones ont le droit à la consultation préalable, libre et informée

Le fondement juridique du droit à la consultation préalable se trouve dans trois instruments dans les deux États : la convention 169 de l'OIT, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et dans les constitutions des États. En effet, ce droit ne se trouve pas exclusivement dans les constitutions de l'État en Bolivie et en Équateur, cette thématique n'étant pas si récente que les constitutions actuelles, elle remonte aux années 90, précisément au moment de la ratification de la Convention 169 de l'OIT. L'État bolivien a ratifié la convention 169 de l'OIT sur les peuples autochtones et tribaux le 11 septembre 1991 au travers de la loi 1257. De plus, le pays a adopté la loi 3760 le 17 novembre 2007 pour élever au rang de Loi de la République les 46 articles de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. À son tour, l'Équateur a ratifié ladite convention le 15 mai 1998, mais, contrairement à la Bolivie, en Équateur, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones constitue une norme internationale de soft law, ce qui ne l'empêche pas de constituer une source du droit à la consultation préalable dans le pays. En Bolivie, l'article 410.II de la constitution de 2009 dispose que les traités et conventions internationaux en matière de droits humains ratifiés par le pays constituent le bloc de constitutionnalité, norme qui élève la convention 169 de l'OIT au rang constitutionnel. En Équateur, l'article 417 de la constitution de 2008 dispose que dans le cas des traités et autres instruments internationaux de droits humains « les principes pro être humain, de non-restriction de droits, d'applicabilité directe et de clause ouverte établies dans la constitution seront appliqués »184. En outre, l'article 11, n. 5, de la constitution dispose qu'en matière de droits humains et de garanties constitutionnelles, la norme qui favorise le plus l'effectivité de tels droits et garanties sera applicable et, enfin, l'article 426 dispose l'application directe et immédiate des dispositions constitutionnelles et internationales sur les droits humains. De cette façon, en Équateur, ainsi qu'en Bolivie, la convention 169 de l'OIT fait partie du bloc de constitutionnalité185, pouvant donc être une norme de référence pour la réalisation du contrôle de constitutionnalité des lois, car elle constitue matériellement

184 Art. 417, de la Constitution de la République de l'Équateur.

185 Équateur, Cour Constitutionnelle, 18 mars 2010, décision n. 001-10-SIN-CC, cas n. 0008-09-IN Y 0011-09-IN cumulés, p. 25.

107

la constitution. La convention 169 de l'OIT de son côté prévoit la consultation préalable, libre, informée et de bonne foi dans ses articles 6, 15, 17, 22, 27 et 28 et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones la prévoit dans ses articles 15, 17, 30, 32, 36 et 38.

Au-delà des instruments internationaux, les deux constitutions disposent sur le droit des peuples et nations autochtones à la consultation préalable. En Bolivie, la CPEB reconnait expressément ce droit dans son article 30.II, n. 15, in verbis :

Dans le cadre de l'unité étatique en accord avec la présente Constitution,

les nations et peuples autochtones originaires paysans jouissent des

droits suivants : [...] 15. D'être consultés par des procédures

appropriées, et en particulier par l'intermédiaire de leurs institutions,

chaque fois que des mesures législatives ou administratives envisagées

sont susceptibles de les affecter. Dans ce cadre, le droit à la

Consultation préalable obligatoire, menée par l'État, de bonne foi et de

concertation, concernant l'exploitation des ressources naturelles non

renouvelables dans le territoire qu'ils habitent, sera respecté et garanti.

La constitution bolivienne ordonne également la réalisation de la consultation de la population affectée par l'exploitation des ressources naturelles dans son article 352.I, ce droit étant général, il s'applique à toute population affectée par les mesures d'exploitation et non seulement les peuples autochtones. Le même article prévoit, cependant, que lorsque la consultation concerne les peuples autochtones, elle devra respecter leurs normes et procédures propres. En outre, le texte constitutionnel bolivien reconnait dans son article 403.I le principe de l'intégrité de la territorialité autochtone, y compris l'utilisation exclusive des ressources naturelles renouvelables, le droit à la consultation préalable et informée ainsi que la participation dans les bénéfices générés par l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs territoires.

En Équateur, le droit à la consultation préalable, libre et informée est garanti par l'article 57, n.7, de la constitution de 2008, in verbis :

Aux communes, communautés, peuples et nationalités autochtones sont reconnus et garantis, conformément à la Constitution et aux pactes, conventions, déclarations et autres instruments internationaux des droits humains, les droits collectifs suivants : [...] 7. Consultation préalable, libre et informée, dans un délai raisonnable, des plans et programmes de prospection, d'exploitation et de commercialisation des ressources non renouvelables se trouvant sur leurs terres et qui peuvent

108

les affecter sur le plan environnemental ou culturel ; participer aux bénéfices que ces projets rapportent et recevoir des indemnisations pour les dommages sociaux, culturels et environnementaux qui leur sont causés. La consultation que les autorités compétentes doivent mener sera obligatoire et opportune. Si le consentement de la communauté consultée n'est pas obtenu, il procédera conformément à la Constitution et à la loi.

L'article 57, n. 17, garantit également le droit à consultation lorsqu'il dispose qu'avant l'adoption d'une mesure législative susceptible d'affecter les droits collectifs des peuples autochtones, la consultation doit avoir lieu. En outre, l'article 398 de la constitution équatorienne dispose que toute décision ou autorisation de l'État qui peut affecter l'environnement devra être consultée auprès de la communauté, selon les règles disposées dans une loi. De cette façon, à l'instar de la Bolivie, l'Équateur étend le droit à la consultation préalable à tous les citoyens dans les cas de l'exploitation de la nature, mais ce droit continue à constituer un droit collectif spécifique des peuples autochtones, qui découle de leur autodétermination, autonomie et identité culturelle.

Malgré l'incorporation du droit à la consultation des peuples autochtones faite par les deux constitutions, elles ne coïncident pas totalement avec la convention 169 de l'OIT et la Déclaration de l'ONU par rapport aux caractéristiques de la consultation. Selon ces instruments internationaux, l'État est obligé de consulter les peuples autochtones dans trois situations : 1) lorsque des mesures législatives ou administratives sont susceptibles de les affecter directement186; 2) dans la formulation, application et évaluation des plans, programmes et projets de développement national et régional susceptibles de les affecter directement187 ; et 3) lorsque l'État envisage d'entreprendre ou d'autoriser un programme de prospection ou d'exploitation des ressources naturelles qui existent dans les territoires autochtones188. Ainsi, le texte constitutionnel bolivien ne mentionne que deux des trois situations, il ne prévoit pas la prospection des ressources naturelles et la formulation, application et évaluation des plans, programmes et projets de développement. À son tour, l'Équateur ne prévoit pas la consultation avant toute mesure administrative susceptible d'affecter un peuple autochtone et, de plus, le texte

186 art. 6, n.1, a de la Convention 169 de l'OIT et art. 19 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

187 art. 7, n.1, de la Convention 169 de l'OIT et art. 32, n.2, de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

188 art. 15 de la Convention 169 de l'OIT et art. 32 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

109

constitutionnel ne rend pas le consentement du peuple obligatoire, laissant à une loi le pouvoir de disposer les implications d'un non-consentement. Pourtant, comme nous avons dit précédemment, la convention 169 de l'OIT fait partie du bloc de constitutionnalité des deux pays et les caractéristiques de la consultation disposées dans cet instrument international sont obligatoires.

Les caractéristiques de la consultation

Mais quelles doivent être, selon les normes internationales, les caractéristiques de la consultation des peuples autochtones ? Selon la convention 169 de l'OIT et la DNUDPA, il y a huit attributs des processus de consultation : 1) le processus doit être préalable à l'adoption de mesures législatives ou administratives, à la formulation et à l'approbation du plan, programme ou projet de développement et à l'entreprise ou à l'autorisation des projets d'exploitation de ressources naturelles ; 2) le processus doit être libre, sans interférence ou pression de toute nature ; 3) le processus doit être informé, c'est-à-dire que l'État doit fournir opportunément aux peuples autochtones toute information à propos de la mesure, plan, programme ou projet ; 4) le processus doit être culturellement adéquat et accessible, au travers des institutions représentatives des peuples autochtones ; 5) le processus doit être mené de bonne foi et dans le but d'obtenir le consentement des communautés autochtones, 6) le processus doit compter avec un cadre normatif adéquat ; 7) le processus doit se soumettre au devoir d'adaptation aux circonstances et 8) l'État doit adopter des décisions objectives et proportionnées, en coopérant avec les sujets collectifs de la consultation189.

Nous avons déjà vu ci-dessus ce que disent les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur sur le sujet ainsi que ce qu'elles couvrent et ce qu'elles ne couvrent pas à propos de ces caractéristiques, et nous allons maintenant vérifier ce que dit la jurisprudence constitutionnelle sur le sujet. En Bolivie, le Tribunal constitutionnel de transition a rendu, le 25 octobre 2010, l'arrêt 2003/2010-R qui affirme :

III. 5. [...] Cette consultation doit être effectuée de bonne foi et d'une manière appropriée aux circonstances dans les cas suivants : a. Avant d'adopter ou d'appliquer des lois ou des mesures qui peuvent affecter directement les peuples autochtones (art. 6.1. de la Convention 169, 19 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples

189 BÖHRT IRAHOLA Carlos, « El derecho a la consulta de los pueblos indígenas, el Tribunal Constitucional y el TIPNIS », Revista jurídica derecho, vol. 2, n. 3, 2015, p. 62.

110

autochtones, 30.15 CPE) ; b. Avant d'approuver tout projet qui affecte leurs terres ou territoires et autres ressources (art. 32.2. de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones); c. Avant d'autoriser ou d'entreprendre tout programme de prospection ou d'exploitation des ressources naturelles se trouvant sur les terres où vivent les peuples autochtones (art. 15.2 de la Convention 169, 32.2. de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, 30.15 et 403 du CPE) ; et, d. Avant d'utiliser les terres ou territoires autochtones pour des activités militaires (art. 30 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones).190

En outre, l'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel plurinational le 19 juin 2012, sur le cas du TIPNIS, évoque la consultation de la manière suivante :

III. 4. [...] La consultation est prévue à l'art. 30.II.15 du CPE, reconnaissant une série de droits en faveur des nations et peuples autochtones originaires paysans, se référant spécifiquement à la consultation préalable, établit qu'ils doivent «être consultés par des procédures appropriées et particulièrement à travers leurs institutions, à chaque fois que des mesures législatives ou administratives susceptibles de les affecter sont envisagées. Dans ce cadre, le droit à la consultation préalable obligatoire, menée par l'État, de bonne foi et concertée, concernant l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables sur le territoire qu'ils habitent, sera respecté et garanti». D'une première lecture du texte cité, cela donnerait l'impression que la consultation préalable obligatoire ne correspondrait que lorsqu'elle se réfère à l'exploitation de ressources naturelles non renouvelables, de sorte que toute autre procédure de consultation qui n'obéirait pas à cette hypothèse serait inconstitutionnelle ; cependant, la norme précédemment citée contient deux parties : la première soutient que les peuples autochtones jouissent d'un droit à la consultation à chaque fois que des mesures législatives ou administratives qui pourraient les affecter sont envisagées, sans préciser à quel type de mesures elle se rapporte ; dans la deuxième partie, il est établi que la consultation préalable est respectée et garantie par l'État en ce qui concerne l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables, mais sans utiliser un terme qui affirme que ce n'est que dans ces cas qu'une

190 Bolivie, Tribunal constitutionnel, 25 octobre 2010, arrêt n. 2003/2010-R.

111

consultation préalable, libre et informée est appropriée, ainsi ladite norme ne s'enferme pas dans cette seule possibilité [...].191

En Équateur, à son tour, l'arrêt rendu par la Cour Constitutionnelle le 18 mars 2010 évoque les paramètres spécifiques développés par l'OIT qui devront être pris en compte par l'État :

a. Le caractère souple de la procédure de consultation conformément au droit interne de chaque État et aux traditions, us et coutumes des peuples consultés. b. Le caractère préalable de la Consultation [...].

c. Le caractère public et informé de la consultation, c'est-à-dire que les [...] participants doivent avoir accès en temps opportun et de façon complète aux informations nécessaires pour comprendre les effets de l'activité minière sur leurs territoires. d. La reconnaissance que la consultation ne s'arrête pas à la simple information ou diffusion publique de la mesure, conformément aux recommandations de l'OIT, la consultation devrait être un processus de négociation systématique qui implique un véritable dialogue avec les représentants légitimes des parties. e. L'obligation d'agir de BONNE FOI [...]. f. L'obligation de diffusion publique du processus et l'utilisation d'un délai raisonnable pour chacune des phases du processus, condition qui favorise la transparence et la génération de confiance entre les parties. g. La définition préalable et concertée de la procédure [...]. h. La définition préalable et concertée des sujets de la consultation [...].

i. Le respect de la structure sociale et des systèmes d'autorité et représentation des peuples consultés.192

Ainsi, nous pouvons affirmer que le juge constitutionnel des deux pays prend

en compte les traités internationaux puisqu'ils font partie du bloc de constitutionnalité des deux États et qu'ils servent effectivement de norme de référence pour le contrôle de constitutionnalité des lois. Ainsi, les deux pays offrent le même traitement au droit à la consultation préalable, malgré les différences des dispositions internes sur le thème. Il est important de souligner, toutefois, que la Bolivie compte avec un système de protection plus large que l'Équateur puisque la DNUDPA fut incorporée au droit interne par une loi tandis qu'il n'en va pas de même en Équateur, où la déclaration reste une norme de soft law (droit souple).

191 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin 2012, décision constitutionnelle plurinationale 0300/2012.

192 Équateur, Cour constitutionnelle, 18 mars 2010, décision n. 001-10-SIN-CC, p. 53-54.

112

B - Un droit fondamental menacé par l'État lui-même

Malgré le large cadre normatif, le droit collectif à la consultation préalable, libre et informée rencontre plusieurs difficultés pour sa mise en oeuvre, notamment le fait qu'il est souvent menacé par les États eux-mêmes. La consultation est fréquemment menée sans respecter les paramètres établis par les instruments internationaux, puisqu'il n'y a pas de loi spécifique qui régule le processus de consultation préalable des peuples autochtones, dans aucun des deux pays. De plus, la consultation est souvent réduite à une simple procédure formelle pour que l'État puisse poursuivre sa politique, sans réellement procéder au dialogue interculturel que requiert la consultation. Par exemple, en Équateur le droit à la consultation préalable, libre et informée fut réduit à un référendum dans le cas Rio Blanco193 et en Bolivie la construction de l'autoroute qui lierait les départements de Beni et de Cochabamba commença sans la consultation des peuples du Territoire autochtone et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS). Dans nos recherches au sein de la thématique du droit à la consultation préalable, nous avons pu énumérer quatre défis pour la concrétisation de ce droit au sein de chaque État. Ces défis forment une sorte de barrière au droit à la consultation et se trouvent, avec quelques petites divergences, dans les deux pays. Comme les sujets de la consultation sont d'une part l'État et de l'autre les peuples autochtones affectés, il est logique que ces barrières viennent des États eux-mêmes, qui gardent toujours les vestiges de la colonialité, étant donné que l'État plurinational (et par conséquent l'émancipation des peuples) est toujours en construction.

Les difficultés en Équateur

Le premier défi identifié en Équateur pour la mise en oeuvre du droit à la consultation préalable est l'absence d'une loi organique qui régule le processus de consultation. Selon la constitution équatorienne de 2008, l'exercice des droits constitutionnels sera développé par les lois organiques194. En effet, le droit à la consultation est un droit humain prévu dans la constitution et dans les instruments internationaux et de cette façon il ne dépend pas d'une loi pour son application et son exigibilité, cependant le droit à la consultation est un processus et certains effets

193 Cf. Équateur, Cour constitutionnelle, Action extraordinaire de protection constitutionnelle n. 2546-18-EP.

194 Article 132, n. 1 et article 133, n. 2 de la Constitution de la République de l'Équateur.

113

juridiques sont réservés à une loi par la norme constitutionnelle elle-même. Ainsi, le droit à la consultation préalable des peuples et nations autochtones doit être régulé et garanti par une loi organique et malgré le commandement constitutionnel, jusqu'à ce jour il n'y a aucune loi organique dans l'ordonnancement juridique équatorien qui régule le processus de la consultation préalable. Il faut souligner que cette dernière doit être régulée au travers d'une loi organique en conformité avec le principe de la réserve de loi et non pas au travers d'une législation secondaire. Le principe de la réserve de loi comporte une garantie essentielle de l'État de droit, sa finalité est d'assurer que certaines décisions, celles qui sont jugées les plus pertinentes pour la communauté, soient adoptées par des organes directement représentatifs. De cette façon, cette loi doit prévoir les aspects relatifs à la procédure, au déroulement de la participation, aux délais, aux réparations et aux effets juridiques en cas d'omission ou transgression de ce droit et également les sanctions de violation du droit à la consultation préalable.

Pourtant en 2012, après la décision constitutionnelle de 18 mars 2010 qui a déclaré l'inconstitutionnalité de la Loi 45 de 2009 sur l'exploitation minière (Ley de mineria), promulguée sans la consultation préalable des peuples autochtones, le Conseil de l'administration législative (CAL) a édité une instruction pour l'application de la consultation pré-législative pour les droits des communes, communautés, peuples et nationalités autochtones. Dans ce document, il fut établi que la finalité de la consultation pré-législative est de réaliser un processus de participation citoyenne qui permette aux titulaires des droits collectifs d'être consultés afin qu'ils puissent se prononcer sur des questions spécifiques qui peuvent les affecter directement et qui sont incluses dans les projets de loi au sein de l'Assemblée nationale. L'instruction édictée contient les prérequis minimums, toutefois elle n'est pas conforme aux normes de droit international, ni à ce qui est établi en matière constitutionnelle sur le principe de réserve de loi pour le droit à la consultation préalable. Il faut souligner, d'ailleurs, que cette instruction ne fut pas objet d'une consultation préalable. Aujourd'hui, il, y a plusieurs projets de loi « arrêtés » dans l'Assemblée nationale. L'édiction d'une loi qui compte avec la participation effective des peuples autochtones éviterait ainsi les détournements de finalité du droit à la consultation préalable.

Le deuxième défi rencontré pour la concrétisation du droit à la consultation préalable dans le pays est justement le manque de volonté politique pour le faire. Par exemple, même si les instruments internationaux disposent clairement que les sujets de la consultation préalable sont l'État et les peuples autochtones affectés, l'État équatorien

114

délègue souvent ce devoir aux personnes privées qui réaliseront l'exploitation des ressources naturelles195. Au-delà du manque de volonté politique de respecter les droits des peuples autochtones, le non-respect du droit à la consultation préalable a lieu parce que le texte constitutionnel ne dispose pas clairement que le sujet actif de la consultation des peuples autochtones est l'État. En outre, en 2018, même après la condamnation de l'Équateur par la Cour IDH en 2012 pour la violation du droit à la consultation préalable du peuple Kichwa de Sarayaku, l'État a réduit le droit à la consultation à un référendum dans le cas Rio Blanco mentionné ci-dessus.

Le troisième défi consiste dans la base économique extractiviste du pays. L'économie fondée sur l'extraction des ressources naturelles entre en conflit avec les intérêts des peuples autochtones, comme évoqué dans la section consacrée à l'étude du « vivre bien ».

Le quatrième défi identifié en Équateur est lié au consentement des peuples autochtones. En effet, le but de la consultation préalable est d'arriver à un accord entre l'État et les peuples autochtones et ainsi obtenir leur consentement concernant les mesures qui les affectent directement. Ni la constitution ni les traités internationaux ne disposent que le consentement des peuples autochtones soit obligatoire pour l'approbation de la mesure. Selon les normes et jurisprudences internationales196, le consentement des peuples autochtones est obligatoire dans quatre situations : 1) lorsque le projet implique un déplacement forcé, la relocalisation des peuples autochtones ou le transfert des terres qu'ils occupent ; 2) lorsque le dépôt, le stockage ou l'élimination de matières dangereuses sur les terres ou territoires autochtones sont prévus ; 3) lorsqu'il s'agit de l'exécution de plans de développement ou d'investissement à grande échelle qui génèrent un grand impact sur le territoire d'un peuple autochtone ; et 4) dans le cas de projets, en particulier d'extraction de ressources naturelles sur les terres des peuples autochtones, qui pourraient avoir un impact social ou culturel important sur la vie des peuples respectifs197. Ainsi, dans ces quatre situations, les peuples et nations autochtones ont un pouvoir de veto. Si la mesure ne porte pas une atteinte grave aux peuples autochtones et qu'elle n'est classée dans aucune de ces quatre situations, alors le consentement n'est pas obligatoire. La finalité de la consultation ne serait ainsi pas une finalité de résultat, mais de moyen, ce

195 Cf. Cour IDH, Peuple autochtone Kichwa de Sarayaku c. Équateur, 27 juin 2012.

196 Cf. GALVIS PATIÑO María Clara et RAMÍREZ RINCÓN Angela Maria, Digesto de jurisprudencia latinoamericana sobre los derechos de los pueblos indígenas a la participación, la consulta previa y la propiedad comunitaria, Washington, Due Process of Law Foundation, 2013, p. 208.

197 Ibid., p. 208.

115

qui bénéficierait à l'État. En Équateur, si le consentement ou l'accord n'est pas obtenu, l'État doit suivre les mesures disposées dans la constitution (et dans la loi qui n'existe pas encore). La constitution, à son tour, « envisage le concept de «priorité nationale» pour subordonner toute raison sociale, politique ou juridique contraire à celle du gouvernement ou de l'autorité de l'État »198. C'est-à-dire « qu'avec un simple acte administratif de qualification d'un projet comme priorité nationale, toute raison perd de sa valeur, donc, il n'y a pas de consultation préalable qui vaille »199. Ainsi, nous pouvons conclure que le consentement non obligatoire vide le contenu du droit à la consultation préalable.

Les difficultés en Bolivie

Le premier défi identifié en Bolivie pour la mise en oeuvre du droit à la consultation préalable coïncide avec celle de l'Équateur : l'absence d'une loi qui prévoit les aspects relatifs à la procédure, la manière de participation, les délais, les réparations, les effets juridiques en cas d'omission ou transgression de ce droit, etc. En réalité, la reconnaissance du droit à la consultation préalable en Bolivie a un « large et désordonné espace normatif ». Ce droit est reconnu dans la loi n. 3058 du 17 mai 2005 sur les hydrocarbures et dans la loi n. 535 du 28 mai 2014 sur l'exploitation minière et la métallurgie, qui sont des lois spécifiques pour l'exploitation de ressources naturelles et non pas sur le droit à la consultation préalable. Cependant, à l'instar de la constitution équatorienne, le texte constitutionnel bolivien dispose dans son article 109 que les droits reconnus par la constitution, dont le droit à la consultation préalable, sont d'application directe et immédiate et de cette façon ils ne nécessitent pas d'une loi pour leur exigibilité. Mais de même qu'en Équateur, l'édiction d'une loi qui compte avec la participation effective des peuples autochtones éviterait des détournements de finalité du droit à la consultation préalable.

Le deuxième défi pour la concrétisation du droit à la consultation préalable en Bolivie est celui du manque de volonté politique, comme en Équateur, même si ce pays compte avec beaucoup plus d'autochtones sur son territoire et avec un gouvernement dirigé, entre 2005 et 2019, par un président d'origine aymara. Par exemple, le cas du TPNIS nous montre qu'il a fallu la pression sociale (fruit de la VIIIe Marche autochtone)

198 SIMBAÑA Floresmilo, Consulta previa y democracia em el Ecuador, Chasqui Revista latinoamericama de comunicación, n. 120, 2012, p. 7.

199 Ibid., p. 7.

116

pour que les lois200 de protection de ce territoire et de consultation du peuple qu'y réside soient promulguées.

Quelque 800 autochtones ont quitté Trinidad pour la ville de La Paz, où se trouve le pouvoir exécutif, dans ce qu'on a appelé la "VIIIe Marche autochtone pour la défense du TIPNIS, pour la vie, la dignité et les droits des peuples autochtones", dans le seul but de rejeter le projet du gouvernement de construire une route à travers le parc national, ils ont exigé le respect de leurs droits originels reconnus par l'actuelle Constitution politique de l'État. La marche a été en proie à une série de revers, ce sont des autochtones des basses terres et monter sur les hautes terres leur a coûté cher, le climat étant antagoniste à ce à quoi ils sont habitués, et tous ces efforts ont sensibilisé la population bolivienne qui a réalisé l'injustice dont ils étaient victimes. Soixante et onze jours plus tard, le président Evo Morales a été contraint, sous la pression, de promulguer une loi de protection du TIPNIS, comme stratégie de résolution des conflits, il a dû déterminer les instruments législatifs suivants : Loi courte 182 de 24 d'octobre 2011, Intangibilité du TIPNIS ; la Consultation préalable, libre et informée des Peuples Moxeño-Trinitario, Yuracaré et Chimán du TIPNIS [...]201.

Le troisième défi est lié à l'économie de base extractiviste. À l'instar de l'Équateur, l'économie bolivienne dépend des ressources naturelles sur son territoire et le défi consiste à concilier l'économie extractiviste et les intérêts des peuples autochtones.

Le quatrième défi identifié en Bolivie est exactement le même défi mentionné

ci-dessus pour l'Équateur : le consentement des peuples autochtones n'est pas obligatoire. Dans le même arrêt qui a intégré la convention 169 de l'OIT au bloc de constitutionnalité, le Tribunal constitutionnel bolivien202 a déclaré l'inconstitutionnalité de l'article 115 de la loi sur les hydrocarbures203 qui disposait le consentement des peuples autochtones, en affirmant que les hydrocarbures sont la propriété de l'État et qu'aucune consultation ne pourrait empêcher leur exploitation. Le tribunal réaffirme cette compréhension dans la décision constitutionnelle 0300/2012 (affaire TIPNIS) : le consentement est la finalité et

200 Loi n. 189 de protection du Territoire autochtone et parc national Isiboro Sécure - TIPNIS et Loi n. 222 sur la consultation préalable au TIPNIS.

201 PACO ANCALLE Rudy Ariel, La consulta previa a los pueblos indígenas como mecanismo a su libre determinación en el nuevo texto constitucional boliviano aplicado en el conflicto del Territorio Indígena del Parque Nacional Isiboro Sécure-TIPNIS, Universitat Rovira i Virgili, Tarragona, 2015, p. 66.

202 Bolivie, Tribunal constitutionnel, 18 janvier 2006, décision constitutionnelle n. 0045-2006-R.

203 Bolivie, Loi n. 3058 du 17 mai 2005.

117

non pas « un droit en soi »204, sauf dans les quatre exceptions mentionnées ci-dessus qui s'appliquent à tous les signataires de la convention 169 de l'OIT.

Ainsi, nous constatons que les difficultés de mise en oeuvre du droit à la consultation préalable sont pratiquement les mêmes pour les deux États. Cela se produit principalement en raison de la tension entre les droits liés au territoire et à l'autonomie autochtone et le développement économique de l'État, qui repose sur l'exploitation des ressources naturelles, étant donné que les deux États partagent le même contexte économique.

Section II - Les atteintes au pluralisme juridique

Dans cette section, nous démontrerons que malgré la reconnaissance constitutionnelle du pluralisme juridique, dans les années qui ont suivi la constitution, il a été minimisé et la juridiction autochtone (inconstitutionnellement) limitée. Pour démontrer la minimisation du pluralisme juridique en Bolivie, nous avons décidé de faire l'analyse de la loi n. 073 de 29 décembre 2010, relative à la délimitation juridictionnelle (Ley de deslinde jurisdiccional), qui a limité la juridiction autochtone de manière contraire à la constitution et à la consultation préalable de l'avant-projet de loi en Bolivie. Pour faire l'analyse des atteintes au pluralisme juridique en Équateur, nous avons décidé de prendre pour exemple l'affaire La Cocha II, connue comme une des affaires les plus paradigmatiques qui a été analysée par la Cour constitutionnelle équatorienne et qui exprime parfaitement les tensions entre le projet juridico-politique de l'État plurinational et la conception herméneutique moniste. Ainsi, il convient d'abord d'analyser plus profondément la portée du pluralisme juridique en Bolivie et en Équateur, telle qu'elle est disposée dans les deux constitutions, qui prévoient, à leur tour, une relation interculturelle et à égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone (A) pour ensuite analyser la Loi bolivienne n. 073 de 2010 et également l'affaire La Cocha II de la Cour constitutionnelle équatorienne, les deux exemples les plus significatifs dans chacun des pays étudiés en ce qui concerne la minimisation du pluralisme juridique dans la période post-constituante (B).

204 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin 2012, décision constitutionnelle n. 0300/2012, p. 38.

118

A - Une relation interculturelle et sur un pied d'égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone

Nous avons vu dans la partie précédente de ce travail l'importance de la construction de l'État plurinational et interculturel pour les mouvements autochtones en Bolivie et en Équateur. Dans cette section nous analyserons une des principales revendications de la période de l'Assemblée constituante : le pluralisme juridique, autrement dit le droit des peuples autochtones d'administrer leurs propres territoires à partir de leurs autorités et de leurs cosmovisions ou visions du monde. La justice autochtone est un des aspects fondamentaux pour une analyse critique du processus constitutionnel andin, à l'instar du droit du « vivre bien » analysé ci-dessus, car à partir des conflits concernant cette thématique nous pouvons identifier les limites et les difficultés d'implémentation des constitutions du troisième cycle du NCL. Ainsi, nous allons analyser ici les dispositifs constitutionnels qui ont reconnu le pluralisme juridique en Équateur et en Bolivie, afin que le lecteur comprenne la portée du pluralisme juridique et qu'il puisse ainsi opposer le texte constitutionnel à l'interprétation du juge constitutionnel, dans le cas de l'Équateur, et à la loi, dans le cas bolivien.

Grâce à la force, à l'articulation et à la pression des mouvements autochtones, analysés dans la première partie de ce mémoire, une série de revendications historiques, y compris « les droits liés à la pluralité juridique et à la nécessité de garantir le droit de l'exercer de manière autonome par les peuples autochtones »205 ont été reconnus par les constitutions équatorienne de 2008 et bolivienne de 2009. Mais en quoi consiste précisément le pluralisme juridique ?

Selon Willan Andrade206, le concept de pluralisme juridique a donné lieu à beaucoup de polémiques. En premier lieu parce qu'il existe une insécurité juridique par rapport à la reconnaissance de la libre détermination des peuples autochtones, si ces peuples dès lors peuvent constituer un État et, en conséquence, un système juridique indépendant. Selon l'auteur cité, sans nul doute que le droit à la libre détermination implique l'autonomie des peuples autochtones pour qu'ils puissent déterminer leur

205 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et Société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 174.

206 ANDRADE Willan, « Pluralismo jurídico y deslinde jurisdiccional », Anuario de derecho constitucional latinoamericano, n. 21, 2016, p. 663-664.

119

condition politique, économique et juridique afin de garantir leur propre développement, mais cela ne signifie pas le droit de former un nouvel État. En deuxième lieu, la polémique est due au fait que la majorité des oeuvres et recherches sur le pluralisme juridique viennent de la sociologie juridique et de l'anthropologie juridique, matières développées en dehors des concepts juridiques développés par la théorie générale du droit et ses concepts de norme, sanction, etc. Ainsi, il est parfois considéré que réaliser un travail de sociologie juridique ou d'anthropologie juridique sans l'aide du « juridique » tel qu'il est donné par la théorie générale du droit serait peu scientifique. Ainsi, le pluralisme juridique invoque que l'État n'est pas le seul producteur du droit, mais un des producteurs qui existent dans un espace territorial et que tous les « sous-systèmes » coexistent à égalité. L'auteur appelle ce système « pluralisme formel de type égalitaire » et explique que le droit officiel reconnait ainsi la validité des normes des divers systèmes de droit sur son territoire et leur source dans une communauté spéciale et différenciée, mais qui intègre la société et par conséquent a la capacité que son droit soit reconnu comme partie intégrante de l'ordre légal national. Selon Victor Audubert, le pluralisme juridique signifie que « l'État n'est plus la seule source de droit, il n'est plus le seul à devoir assumer les fonctions traditionnelles qu'il lui incombait auparavant. Désormais, la justice peut être rendue par l'État, mais aussi par les communautés »207 autochtones. « Cette consécration du pluralisme juridique est renforcée par l'égalité qui est proclamée entre la juridiction ordinaire - celle de l'État - et les juridictions »208 autochtones, ainsi le pluralisme juridique se substitue au monisme juridique et s'articule de fait avec le principe structurant d'interculturalité.

Voyons maintenant comment les constitutions équatorienne et bolivienne prévoient le pluralisme juridique. La constitution équatorienne de 2008 dispose dans son article 57, n. 10 et dans son article 171 :

Art. 57. Les droits collectifs suivants sont reconnus et garantis aux communes, communautés, peuples et nationalités autochtones, conformément à la Constitution et aux pactes, conventions, déclarations et autres instruments internationaux relatifs aux droits humains : [...] 10. Créer, développer, appliquer et pratiquer leur droit propre ou coutumier, qui ne doit pas violer les droits constitutionnels, en particulier ceux des femmes, des enfants et des adolescents.

207 AUDUBERT Victor, p. 22.

208 Ibid., p. 22.

120

[...]

Art. 171. Les autorités des communautés, peuples et nationalités autochtones exercent des fonctions juridictionnelles, fondées sur leurs traditions ancestrales et leur propre droit, dans leur domaine territorial, garantissant la participation et la décision des femmes. Les autorités appliqueront leurs propres règles et procédures pour la résolution de leurs conflits internes, et qui ne sont pas contraires à la Constitution et aux droits humains reconnus dans les instruments internationaux. L'État garantit que les décisions de la juridiction autochtone soient respectées par les institutions et les autorités publiques. Ces décisions sont soumises au contrôle de constitutionnalité. La loi établira les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction autochtone et la juridiction ordinaire209.

Ainsi, la constitution équatorienne dispose que les peuples autochtones ont le droit de créer, développer, appliquer et pratiquer leur propre droit, sous condition que ce droit ne viole pas les autres droits reconnus par la constitution ainsi que les droits humains reconnus dans les instruments internationaux. En outre, l'activité juridictionnelle, autrement dit la possibilité de rendre des décisions de justice, des autorités autochtones sont reconnues par la constitution, y compris le fondement ancestral et traditionnel de leur justice. L'État n'a pas le droit d'intervenir dans le droit propre des peuples autochtones. Au contraire, il doit garantir que les décisions de la justice autochtone soient respectées par les autorités publiques. Le seul contrôle de la juridiction autochtone est effectué par la Cour constitutionnelle équatorienne au sein du contrôle de constitutionnalité. Au-delà du contrôle de constitutionnalité, la Cour constitutionnelle est compétente pour dirimer les éventuels conflits de compétence entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone (fonction prévue dans l'article 436, n. 7 de la constitution de l'Équateur). Cela renforce la relation sur un pied d'égalité entre les deux juridictions. Enfin, la loi, selon les articles précédemment cités, ne peut prévoir que les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone, c'est-à-dire que la loi ne peut pas restreindre ou limiter la juridiction autochtone, ses limitations sont uniquement prévues par la constitution. Il est important de souligner, ainsi, que le Code organique de la fonction judiciaire prévoit dans son article 344 les principes de la justice

209 Équateur, Constitution de l'État, Disponible sur

https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf consulté le 22 aout 2022.

121

interculturelle, qui sont la diversité, l'égalité, le non bis in idem, le principe pro-juridiction autochtone et le principe de l'interprétation interculturelle.

La constitution bolivienne de 2009, à son tour, dispose dans ses articles 178, 179, 190, 191 et 192 :

Article 178. I. Le pouvoir de rendre la justice émane du peuple bolivien et repose sur les principes d'indépendance, d'impartialité, de sécurité juridique, de publicité, de probité, de célérité, de gratuité, de pluralisme juridique, d'interculturalité, d'équité, de service à la société, de participation citoyenne, de paix sociale et de respect des droits.

Article 179. I. La fonction judiciaire est unique. La juridiction ordinaire est exercée par le Tribunal suprême de justice, les tribunaux départementaux de justice, les tribunaux de sentence et les juges ; la juridiction agroenvironnementale par le Tribunal et les juges agroenvironnementaux ; la juridiction autochtone originaire paysanne est exercée par ses propres autorités ; il y aura des juridictions spécialisées régies par la loi. II. La juridiction ordinaire et la juridiction autochtone originaire paysanne jouiront de la même hiérarchie [...]. Article 190. I. Les nations et peuples autochtones exerceront leurs fonctions juridictionnelles et de compétence à travers leurs autorités et appliqueront leurs propres principes, valeurs culturelles, normes et procédures. II. La juridiction autochtone originaire paysanne respecte le droit à la vie, le droit à la défense et les autres droits et garanties établis dans la présente Constitution.

Article 191. I. La juridiction autochtone originaire paysanne se fonde sur un lien particulier des personnes qui sont membres de la nation ou du peuple autochtone originaire paysan respectif. II. La juridiction autochtone originaire paysanne s'exerce dans les domaines suivants de validité personnelle, matérielle et territoriale : 1. Sont soumis à cette juridiction les membres de la nation ou du peuple autochtone originaire paysan [...]. 2. Cette juridiction traite des questions autochtones originaires paysannes conformément aux dispositions d'une loi de délimitation juridictionnelle. 3. Cette compétence s'applique aux relations et événements juridiques qui se déroulent ou dont les effets se produisent dans la juridiction d'un peuple autochtone originaire paysan. Article 192. I. Toute autorité ou personne publique se conformera aux décisions de la juridiction autochtone originaire paysanne. II. Pour

122

l'exécution des décisions de la juridiction autochtone originaire paysanne, ses autorités peuvent demander l'appui des organes compétents de l'État. III. L'État favorisera et renforcera la justice autochtone originaire paysanne. La loi de délimitation juridictionnelle déterminera les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction autochtone originaire paysanne et la juridiction ordinaire, la juridiction agroenvironnementale et toutes les juridictions constitutionnellement reconnues210.

Nous pouvons d'abord constater que la constitution bolivienne traite le sujet d'une manière plus approfondie que la constitution de l'Équateur par le nombre et la longueur des dispositions qui traitent du pluralisme juridique. La Bolivie considère le pluralisme juridique, ainsi que l'interculturalité, comme des principes du pouvoir de rendre la justice, c'est-à-dire comme des principes de la fonction juridictionnelle. Autrement dit, le pluralisme juridique, compris comme l'indépendance et l'égale hiérarchie entre les juridictions, et l'interculturalité, comprise comme le principal instrument de décolonisation, doivent imprégner toutes les procédures ou décisions de justice, qu'elles concernent la juridiction ordinaire, la juridiction agroenvironnementale ou encore de la juridiction autochtone. À l'instar de la constitution équatorienne, la constitution bolivienne limite la juridiction autochtone, en disposant qu'une telle juridiction doit respecter les autres droits prévus par la constitution. La constitution équatorienne délimite la compétence de la juridiction autochtone par la territorialité, comme vu dans son article 171. La constitution bolivienne va au-delà de la compétence territoriale et prévoit deux autres règles de compétence pour la juridiction autochtone dans son article 191 : la compétence personnelle et la compétence matérielle. Pour avoir la compétence personnelle, la personne soumise à la juridiction autochtone doit avoir un lien particulier avec le peuple ou nation autochtone (art. 191.I, CPEB), soit d'identité culturelle, soit de langue, soit de tradition historique, tel que dispose l'article 30.I de la CPEB211. À son tour, la compétence matérielle concerne tous les sujets autochtones en conformité avec une loi de délimitation juridictionnelle. Ainsi, une loi infra-constitutionnelle doit délimiter les matières de compétence de la juridiction autochtone

210 Bolivie, Constitution Politique de l'État, disponible sur

https://www.oas.org/dil/esp/constitucion_bolivia.pdf consulté le 22 aout 2022.

211 Bolivie, Constitution Politique de l'État, article 30. I. C'est nation et peuple autochtone originaire paysan l'ensemble de la communauté humaine qui partage l'identité culturelle, la langue, la tradition historique, les institutions, la territorialité et la cosmovision, dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole.

selon la manière avec laquelle ils traitent le sujet et non pas selon la manière avec laquelle la juridiction ordinaire les traite ; par exemple, les divisions classiques du droit en droit civil, droit du travail ou droit administratif. Enfin, la compétence territoriale en Bolivie est prévue de manière plus poussée qu'en Équateur, puisque la constitution bolivienne définit que la juridiction autochtone s'applique aux relations et faits juridiques qui sont réalisés ou dont les effets sont produits dans la juridiction d'un peuple autochtone, c'est-à-dire dans le territoire où un peuple autochtone exerce son autonomie. Il est important, enfin, de mentionner que le Tribunal constitutionnel plurinational, à l'instar de la Cour constitutionnelle équatorienne, est la seule autorité compétente pour dirimer les conflits entre les juridictions.

Une fois dit cela concernant le pluralisme juridique dans les deux pays, il reste évident que sur le plan juridique constitutionnel et même infra-constitutionnel, dans le cas équatorien (nous verrons le cas bolivien dans la sous-section suivante), des normes qui ont reconnu les droits des peuples et nations autochtones et qui obligent l'État lui-même à respecter et valoriser la pluralité juridique ont été produites. Pourtant, elles rencontrent des difficultés pour être concrétisées, puisque le pluralisme juridique fut minimisé durant la période post-constituante ; par le pouvoir législatif en Bolivie et par l'interprétation du juge constitutionnel en Équateur.

B - Un pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante

Il nous incombe maintenant d'analyser les difficultés dans l'implémentation du pluralisme juridique en Bolivie et en Équateur. Dans nos recherches, nous avons constaté que la difficulté de l'implémentation du pluralisme juridique en Bolivie vient particulièrement de la loi n. 073 du 29 décembre 2010, relative à la délimitation juridictionnelle et que le juge constitutionnel essaye d'atténuer les effets de cette loi et également de la mettre d'accord avec l'esprit de la constitution. Pour l'Équateur, nous avons constaté que, au contraire de la Bolivie, ce n'est pas la législation infra-constitutionnelle qui limite le pluralisme juridique, mais l'interprétation du juge constitutionnel. Ainsi, nous allons maintenant devoir passer à analyser la loi n. 073 de 2010 et l'affaire La Cocha II de la Cour constitutionnelle équatorienne.

123

La loi de délimitation juridictionnelle (loi 073/2010)

124

Comme vu précédemment, le texte constitutionnel bolivien a laissé les détails

sur la compétence matérielle de la juridiction autochtone à la charge d'une loi de délimitation juridictionnelle. Cette loi est la loi 073 du 29 décembre 2010. Elle est la première norme à définir le pluralisme juridique comme la coexistence et l'indépendance des différents systèmes juridiques au sein de l'État plurinational212 et dans son article 3 elle réaffirme qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les juridictions ordinaire, autochtone et agroenvironnementale. Cependant, cette loi « a comme objet central de réguler les limites de la juridiction autochtone », de cette façon elle établit les cadres d'application des règles de compétence de la juridiction autochtone et détermine également les mécanismes de coordination et de coopération entre les juridictions reconnues par la constitution.

Il est important de souligner que les limites de la juridiction autochtone

contenues dans cette loi ont comme précédent la méconnaissance des accords formulés par le processus de consultation préalable du projet de loi, puisque le projet voté par les autochtones a été modifié postérieurement par le pouvoir exécutif et par l'Assemblée législative plurinationale. Sur ce fait, il convient de citer le commentaire de Magali Copa Pabón :

À cet égard, lors d'un événement international appelé "IIe Séminaire Post-Constituant" qui s'est tenu du 18 au 21 octobre 2010 dans la ville de La Paz et organisé par la Fundación Tierra, Eddy Burgoa, alors Directeur général du vice-ministère, a souligné qu'ils ont réalisé un processus étendu pour consulter de manière préalable, libre et informée le projet de la loi de délimitation [...], notant à cet égard que les 36 peuples autochtones de Bolivie avaient été visités, mettant en évidence un document d'accord et de consentement qui en a résulté et qui aurait incorporé les propositions des peuples autochtones dans la proposition de loi de délimitation. Nonobstant le texte final de la loi de délimitation juridictionnelle - promulguée le 29 décembre 2010 - qui contient des changements substantiels par rapport au projet consulté, notamment dans le domaine de l'exercice de la compétence de la juridiction autochtone récemment créée, y compris dans le mémoire du séminaire susmentionné (publié des mois après la promulgation de la loi), il a été précisé que plusieurs articles que l'exposant du projet de loi avait cités ont été éliminés du texte envoyé au législatif et d'autres articles qui

212 Bolivie, Article 4, e, de la Loi 073 de 2010, disponible sur http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/bol201851.pdf consulté le 22 aout 2022.

125

n'étaient pas présents dans les propositions sur lesquelles les peuples autochtones avaient travaillé jusque-là ont été incorporés.213

Ainsi, nous pouvons constater qu'il y a eu un projet de loi consulté et consenti et que c'est finalement un tout autre projet qui a été promulgué. Ainsi, cette rupture nous permet de comprendre que la loi de délimitation juridictionnelle promulguée n'a pas compté avec la consultation préalable des peuples autochtones (ce qui pourrait relever d'une inconstitutionnalité formelle), d'une part et qu'il faut tenir en compte que les changements faits par l'exécutif et par le législatif ont été dans le sens de restreindre la compétence de la juridiction autochtone dans les huit articles (sur dix-sept) qui y font référence.

Concernant la compétence personnelle, la loi 073/2010 dispose que seuls les membres de la nation ou peuple autochtone seront soumis à la juridiction autochtone, sans parler des types de lien entre la personne et le territoire autochtone que prévoit la constitution, alors que le projet consulté, disposait que la compétence personnelle atteindrait les personnes qui n'appartiennent pas à la nation ou peuple autochtone et dont les actes causent des dommages ou affectent ces peuples ou nations. Concernant la compétence matérielle, la loi 073/2010 dispose dans son article 10.II les matières dans lesquelles la juridiction autochtone n'est pas compétente, en utilisant les nomenclatures qui sont inhérentes à la juridiction ordinaire, comme « droit pénal », « droit agraire » et « droit du travail ». Ainsi, la loi ignore « la nature des sujets propres des dynamiques juridiques des peuples autochtones, qui appliquent d'autres critères pour classer les sujets et les conflits qu'ils résolvent »214. Le projet consulté prévoyait que la juridiction autochtone était compétente pour connaitre et résoudre tous les conflits que les peuples autochtones règlent avec leurs propres normes et procédures. Ainsi, le projet consulté laissait les nations autochtones déterminer leurs compétences matérielles selon leur droit consuétudinaire. Enfin, concernant la compétence territoriale, la loi 073/2010 dispose que l'exercice juridictionnel autochtone sera applicable aux relations et faits qui sont réalisés dans le territoire autochtone ou dont les effets se produisent sur le territoire autochtone, à condition qu'elle cumule les autres compétences prévues par la constitution.

Selon Ramiro Molina Rivero, « lorsque nous analysons l'article qui définit les compétences de la justice autochtone, nous trouvons que la Loi de délimitation

213 PABÓN Magali Copa, Dispositivos de ocultamiento en tiempos de pluralismo jurídico en Bolivia, thèse de doctorat : droits humains (sous la direction de MARTINEZ Alejandro), San Luis Potosi, Université Autonome de San Luis Potosi, 2017, p. 26.

214 Ibid., p. 27.

126

juridictionnelle restreint de manière drastique les attributions de la juridiction autochtone »215. Xavier Albo, à son tour, explique que plusieurs autochtones membres de l'Assemblée législative plurinationale ont commenté que, avec cette loi, on réduirait la juridiction autochtone à des « vols de poulets » et autres affaires sans importance216. Selon le juriste le plus critique Leonardo Tamburini, les limitations dans la loi sont encore plus restrictives que celles prospectées dans les années 90 sous le néolibéralisme. Finalement, selon José Luis Exeni, avec cette loi, on court le risque d'établir des mécanismes de distinction entre la justice ordinaire, pleine et de portée nationale, et la justice autochtone, inférieure et résiduelle217.

Cependant, cette loi a été nuancée par la jurisprudence constitutionnelle bolivienne. Cela peut être expliqué par la composition du TCP, qui doit être « plurinationale » et, ainsi, qui oblige l'élection d'au moins deux représentants de la juridiction autochtone parmi les sept juges (ce que nous considérons comme encore peu représentatif). À ce propos, il est important de souligner que les juges du TCP sont élus par la population bolivienne, dans le but de concéder une légitimité au tribunal, organe classiquement contre-majoritaire et élitiste.

Ainsi, la décision constitutionnelle plurinationale 0026 du 4 janvier 2013218, sur le conflit de compétences juridictionnelles entre la justice ordinaire pénale et la justice autochtone, a fondé sa décision au bénéfice de la juridiction autochtone avec les arguments suivants. Dans la décision, le TCP fait référence à l'antériorité de la juridiction autochtone par rapport à la juridiction ordinaire (art. 2 de la CPEB). Ensuite il rappelle que la juridiction autochtone jouit de la même hiérarchie que la juridiction ordinaire, dans une dynamique de coopération et de coordination et non pas de paternalisme (art. 192 de la CPEB). Finalement, le TCP affirme que les articles de la loi de délimitation juridictionnelle doivent être interprétés selon la constitution et les traités de droit international des droits humains (art. 13.IV et 256 de la CPEB). Ainsi, concernant la

215 RIVERO Ramiro Molina, « Los derechos individuales y colectivos en el marco del pluralismo jurídico en Bolivia », in CONDOR Eddie, Los derechos individuales y derechos colectivos en la construcción del pluralismo jurídico en América Latina, La Paz : Konrad Adenauer Stiftung, 2011, p. 60.

216 ALBO Xavier apud PABÓN Magali Copa, op.cit., p. 29.

217 EXENI José Luis apud PABÓN Magali Copa, op.cit., p. 29-30.

218 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.

127

compétence personnelle, le TCP évoque l'article 3Ø.I219, l'article 2220 et l'article 191.I de la CPEB pour affirmer que l'interprétation de l'article 9221 de la loi de délimitation juridictionnelle sur la compétence personnelle doit être interprétée dans un sens large et conforme à l'article 191.II.1 de la constitution, d'où nous pouvons extraire que la juridiction autochtone concerne les membres de la nation ou peuple autochtone, qui sont formés par les personnes qui ont un lien particulier les unissant à eux. Dans cette logique, selon la décision, il est possible de juger de personnes que n'appartiennent pas nécessairement à la nation ou peuple autochtone, « mais qui volontairement de manière expresse ou tacite se soumettent à ladite juridiction, par exemple lorsqu'elles décident d'occuper leurs territoires ancestraux »222. Concernant la compétence matérielle, le TCP décide que l'interprétation de la loi de délimitation juridictionnelle doit être effectuée « de telle manière que ce qui est interdit à la juridiction autochtone de connaitre [...] soit le résultat d'une interprétation systématique du texte constitutionnel »223, ainsi l'exclusion d'un sujet de compétence de la juridiction autochtone doit chercher « de manière évidente et claire dans le cas concret à protéger un bien juridique d'une entité nationale ou internationale selon les particularités du cas concret »224.

Ainsi, même si la loi de délimitation constitutionnelle restreint de manière drastique les compétences de la juridiction autochtone et minimise, par conséquent, le pluralisme juridique dans la période post-constituante, le juge constitutionnel essaye de contrebalancer cela par sa jurisprudence en faveur d'une interprétation systématique (méthode herméneutique constitutionnelle prévue dans l'article 6.II de la Loi n. 027 sur le TCP) de la constitution, c'est-à-dire « l'interprétation d'une norme en lien avec l'ensemble des dispositions contenues dans la Constitution »225.

219Bolivie, article 30.I, Constitution politique de l'État : « Est une nation et peuple autochtone originaire paysan toute collectivité humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition historique, des institutions, une territorialité et une cosmovision et dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole ».

220 Bolivie, article 2, Constitution politique de l'État : « Compte tenu de l'existence précoloniale des nations et peuples autochtones originaires paysans et de leur domaine ancestral sur leurs territoires, leur libre détermination est garantie dans le cadre de l'unité de l'État, qui consiste en leur droit à l'autonomie, à l'autogouvernement, à leur culture, à la reconnaissance de leurs institutions et à la consolidation de leurs entités territoriales, conformément à la présente Constitution et à la loi ».

221 Bolivie, article 9 de la Loi 073/2010 : « (Compétence personnelle) Sont soumis à la juridiction autochtone originaire paysanne les membres de la respective nation ou peuple autochtone originaire paysan ».

222 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.

223 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013, p. 10

224 Ibid., p. 11.

225 AUDUBERT Victor, p. 420.

128

Étude de cas : l'affaire La Cocha II

Contrairement à la Bolivie, la loi infra-constitutionnelle équatorienne est plutôt favorable à la juridiction autochtone. Par exemple, le Code organique de la fonction judiciaire cité plus tôt dispose les principes de la justice interculturelle, qui comprend le principe pro-juridiction autochtone226, qui prévoit la déclinaison de compétence en faveur de la juridiction autochtone lorsqu'existe une demande de l'autorité autochtone en ce sens227 et prévoit également la promotion de la justice interculturelle228. En outre, la loi de garanties juridictionnelles et de contrôle constitutionnel prévoit une action de protection spécifique pour la juridiction autochtone, cette dernière garantit le pluralisme juridique, l'oralité de la procédure, le principe de l'interculturalité, entre autres. Pourtant, il n'en va pas de même pour la jurisprudence constitutionnelle. Ainsi, nous avons décidé de nous servir de la recherche menée par Maldonado Bravo229 sur l'affaire La Cocha II en Équateur pour montrer la réalité de l'implémentation du pluralisme juridique dans le pays.

« Dans la région de la Serre centrale de l'Équateur, à environ 3.400 mètres d'altitude, une communauté autochtone andine, du peuple Panzaleo, appartenant à la nationalité Kichwa, appelée «La Cocha» »230, s'est retrouvée au milieu d'un des conflits de compétence les plus importants entre la justice ordinaire et la justice autochtone en Équateur. Il est important de mentionner brièvement, avant d'expliquer les faits de l'affaire, comment fonctionne la justice dans cette communauté. La justice, qui sert à assurer le sumak kawsay, est guidée par les savoirs transmis par les interrelations communautaires, fondés sur trois principes ancestraux qui peuvent être traduits par interrelationalité, complémentarité et réciprocité. Pour les Quéchuas, la justice autochtone est exercée lors de l'existence d'un « fait, infraction, conflit qui mène la dysharmonie communautaire et altère leur mode de vie. Cet événement est appelé Llaki (disgrâce, tristesse) [...] ». Ainsi, quand un conflit a lieu dans la communauté quéchua,

226 Équateur, art. 344 du Code organique de la fonction judiciaire, disponible sur

https://www.funcionjudicial.gob.ec/www/pdf/normativa/codigo_organico_fj.pdf, consulté le 23 août 2022.

227 Équateur, art. 345 du Code organique de la fonction judiciaire.

228 Équateur, art. 346 du Code organique de la fonction judiciaire.

229 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 185-237.

230 Ibid., p. 187.

129

ils ne parlent pas d'infraction ou de délit, mais de tristesse. Mais cela ne signifie pas qu'ils sont dénués de procédures juridictionnelles qui permettent de remettre en place l'harmonie de la communauté. Leurs procédures sont divisées en cinq moments : la communication ou dénonciation du fait, l'instruction, le contradictoire, l'accord ou la résolution du conflit et enfin, l'exécution de la décision. Nous tenions à décrire brièvement la justice autochtone quéchua pour insister sur le fait que les peuples autochtones sont capables de gérer leurs conflits de manière organisée, en respectant le droit à un procès équitable et, comme nous verrons ci-dessous, de manière efficace.

En outre, avant d'aborder les faits de l'affaire La Cocha II, jugée en 2010 par la Cour constitutionnelle équatorienne, il convient de commenter brièvement l'affaire La Cocha I, ainsi appelée, car elle est considérée par la doctrine comme un précédent de La Cocha II. Il s'agissait d'une affaire d'homicide commis en 2002 au sein de la communauté, où trois jeunes alcoolisés ont assassiné un ancien et ont été jugés par l'Assemblée communautaire (la justice autochtone). Le procès a duré deux semaines et à la fin, les trois jeunes ont été jugés coupables par l'Assemblée communautaire et ont été condamnés à indemniser financièrement à la veuve de l'ancien, à demander pardon à toute la communauté, à écouter les conseils de l'Assemblée, à recevoir treize coups de fouet, à être purifiés par des orties et des bains d'eau froide et enfin, à s'éloigner de la communauté durant quelques jours231. Le ministère public, titulaire de l'action pour homicide en Équateur, a dénoncé les trois jeunes auprès de la justice ordinaire. Cependant, le juge de première instance a constaté l'impossibilité de juger l'affaire, puisque la justice autochtone l'avait déjà jugée, au nom du principe du non bis in idem. Le ministère public a fait appel de cette décision et a réussi à l'annuler, pourtant, le cas s'est prescrit avant que l'État n'ait analysé le fond de l'affaire. L'affaire La Cocha II232, à son tour, concernait également un cas d'homicide au sein de la communauté de La Cocha, commis en mai 2010, c'est-à-dire après l'adoption de la nouvelle constitution et des instruments internationaux sur les droits des peuples autochtones. Dans cette affaire, cinq jeunes alcoolisés ont tué un autre jeune après une dispute. L'Assemblée communautaire a considéré, d'après les procédures quéchuas habituelles telles que vues précédemment, que les jeunes étaient coupables de l'homicide et elle a utilisé la

231 Cf. ÁVILA SANTAMARÍA Ramiro, El neoconstitucionalismo andino, Quito : UASB, 2016, p. 190.

232 Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf consulté le 12 juin 2022.

130

jurisprudence de 2002 pour les sanctionner. Cependant, cette fois, l'affaire a été largement diffusée dans les médias nationaux comme un cas de barbarie et de sauvagerie. Ainsi, les autorités publiques de la juridiction ordinaire (police et ministère public) ont envahi le territoire autochtone et ont conduit les cinq jeunes en prison, en se justifiant par le discours de la « supériorité de la civilisation occidentale, des droits humains et de leurs institutions »233. En outre, les autorités autochtones ont elles aussi été incarcérées. Deux actions ont été traitées devant la Cour constitutionnelle équatorienne, l'une par rapport à la compétence de la juridiction autochtone pour juger l'homicide, promue par la famille de la victime qui cherchait à faire valoir la décision prise par la juridiction autochtone, l'autre promue par le juge de première instance (consultation constitutionnelle), qui demandait à la Cour constitutionnelle s'il n'y aurait pas l'incidence du non bis in idem dans ce cas et si les autorités autochtones avaient réellement commis le délit de plágio, équivalent à la séquestration en droit français. La décision constitutionnelle a réuni les deux actions et a décidé que l'affaire pour séquestration devrait être classée sans suite et concernant l'affaire sur le conflit de compétences, la cour a décidé de laisser le procès se dérouler devant la juridiction ordinaire, puisque selon elle l'État devrait être le seul à traiter les crimes contre la vie. Le bien-fondé de la décision de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne le conflit de compétences démontre bien la méconnaissance du pluralisme juridique. Selon la cour, il n'y aurait pas de violation du principe du non bis in idem, puisque les notions de responsabilité pénale étaient différentes pour les deux juridictions. D'une part, pour la juridiction autochtone, le fondement de la responsabilité aurait lieu depuis une perspective communautaire et collective, « dont l'objectif central serait de retrouver l'harmonie sociale perdue par la violation des normes communautaires »234. D'autre part, pour la juridiction ordinaire, la responsabilité serait individuelle et subjective. Selon Maldonado Bravo, cette décision a violé non seulement le modèle pluraliste, mais aussi les canons du juspositivisme. Elle viole selon lui le pluralisme juridique parce qu'« en vérité, elle finit par ouvrir la voie à la possibilité de donner une certaine «légitimité» à l'imposition de limites aux pratiques de la justice autochtone, renforçant une lecture eurocentrique des droits humains et de l'administration de la justice dans un État plurinational »235. Mais encore, la décision viole selon lui les canons du positivisme juridique puisque la cour a essayé de donner de la légitimité à sa

233 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 203.

234 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 210.

235 Ibid., p. 217.

131

décision sur le fondement de la théorie juridique du garantisme qui, selon Maldonado Bravo, a été mal mimétisé, car la théorie du bien juridique n'a pas été utilisée pour limiter le contrôle punitif de l'État, ce qui démontre la difficulté à surmonter la perspective juridique eurocentrique.

Apparemment, la Cour déclare qu'elle reconnait l'importance des pratiques juridiques des communautés autochtones, mais en fait ce qui se passe est l'imposition d'une différenciation hiérarchique qui évoque le modèle étatique comme le seul adéquat pour la résolution des affaires impliquant le bien juridique «vie». Par conséquent, dans son vote, le rapporteur cherche à fonder sa décision sur l'obligation assumée par les États en droit international d'enquêter, de poursuivre et de juger les crimes contre la vie. En théorie, le raisonnement serait correct, mais l'objectif voilé a servi à justifier la limitation de la justice autochtone dans un prétendu conflit entre des droits fondamentaux qui doivent être protégés. Ainsi, on constate un processus de déconstitutionnalisation qui a limité de manière inconstitutionnelle les compétences juridictionnelles de la justice autochtone236.

De cette façon, l'intervention externe de la Cour constitutionnelle a remis en

cause l'existence du pluralisme juridique et a consacré la colonialité du savoir, en considérant que le modèle étatique, avec sa compréhension individualiste et subjective de la vie humaine, était supérieur à la justice autochtone et sa compréhension collective et communautaire de la vie. Tant en Bolivie qu'en Équateur, nous pouvons constater les grandes difficultés d'implémentation d'une des principales avancées du NCL, c'est-à-dire la reconnaissance de la plurinationalité et par conséquent le droit des peuples autochtones d'exercer leur propre droit, selon le principe du pluralisme juridique.

XXX

Dans cette deuxième partie de la recherche, nous avons pu approfondir les connaissances acquises dans la première partie en analysant les dispositifs constitutionnels sur les droits spécifiques aux peuples autochtones. Ainsi, nous avons pu identifier une volonté commune des deux États de promouvoir les droits et la culture des peuples et nations autochtones, à travers la reconnaissance constitutionnelle de droits

236 Ibid., p. 218.

132

collectifs spécifiques et également à travers l'incorporation de la vision du monde autochtone dans le nouveau Pacte social. Pourtant, nous avons pu constater que le pluralisme et l'interculturalité promus par un tel État, refondé à partir des revendications autochtones, qui dès lors recherche le « bien vivre » de sa population, rencontrent des difficultés de différents ordres. Les difficultés les plus importantes ont été citées dans cette recherche : celle de l'implémentation de la consultation préalable et celle de l'implémentation du pluralisme juridique. Sans nul doute que la norme constitutionnelle dans les deux États est très poussée par rapport à la reconnaissance des droits des peuples autochtones, cependant les deux États ont encore beaucoup de défis et des difficultés à surmonter pour pouvoir affirmer avec certitude qu'ils sont de véritables États plurinationaux.

133

134

CONCLUSION

Les États de l'Équateur et de la Bolivie ont été les précurseurs de ce qu'on appelle le troisième cycle du NCL, consacrant l'existence d'un État plurinational et interculturel à partir des revendications des peuples autochtones. Ces derniers furent les protagonistes de ce nouveau constitutionnalisme, après des centaines d'années confinés à la marge de la société latino-américaine, ce qui fut la grande nouveauté par rapport à d'autres théories constitutionnelles, généralement fondées par des intellectuels chacun de leur côté et mises en pratique par l'État. Cette nouvelle théorie constitutionnelle est née de la réalité sociale, dès lors, elle est devenue un objet d'étude particulier par les chercheurs. Ainsi, dans cette recherche, nous avons démontré que l'idée centrale de ce constitutionnalisme est la décolonisation de l'État, qui se fait à travers l'incorporation de droits collectifs des peuples autochtones dans les constitutions, mais aussi l'incorporation de leurs cosmovisions pour la construction d'un État juste, plurinational et interculturel. Par ailleurs, nous avons pu constater que la plurinationalité et l'interculturalité sont les deux concepts, ou principes, les plus importants développés au sein de ces deux États, la plurinationalité étant liée à la reconnaissance de l'existence de plusieurs systèmes juridiques, économiques et culturels au sein d'un même État et l'interculturalité étant le principe qui permet une relation équitable entre eux.

Nous avons également démontré, à partir du droit comparé, la volonté commune des deux pays de promouvoir les droits et la culture des nations et peuples autochtones à travers leurs dispositions constitutionnelles. Nous avons démontré que la reconnaissance de droits collectifs à certaines collectivités au sein de l'État est compatible avec le système de droits individuels universels, ces derniers devant être respectés et garantis par les autonomies autochtones. Cependant, nous n'avons pas nié l'existence de possibles conflits au sein de cette compatibilité. Notre réponse à ce problème a été de dire que lorsqu'il y a un conflit entre les droits collectifs et les droits individuels, le droit qui favorise le plus l'émancipation des peuples devrait être pris en compte, toujours au sein d'un dialogue interculturel. Concernant les droits collectifs, nous avons mis en évidence trois d'entre eux que nous avons jugé les plus significatifs du nouvel ordre instauré : le droit au « vivre bien », le droit à la consultation préalable et le droit au pluralisme juridique. Nous avons pu voir comment ces droits sont exprimés dans chaque constitution et constater que malgré leurs différences, les difficultés pour garantir ces nouveaux droits sont les mêmes. Concernant le « vivre bien », nous avons démontré qu'il est un objectif

135

des deux États. Chaque constitution le prévoit d'une manière ; en Bolivie il est clairement un objectif de l'État, mais en Équateur il est plutôt un principe qui imprègne toute action de l'État. La consultation préalable, à son tour, est garantie par les constitutions comme devant être non seulement préalable à l'action de l'État qui affecte directement un peuple autochtone, mais également libre, informée et de bonne foi. Enfin, concernant le pluralisme juridique, nous avons vu qu'il est le droit qui caractérise le plus l'État plurinational. À partir du moment où la plurinationalité est reconnue, le pluralisme juridique est lui aussi reconnu, l'État n'est alors plus la seule source du droit.

Dans la théorie, la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones a été d'une grande importance. Pourtant, nous avons démontré que l'État n'est pas prêt à surmonter la colonialité. Le « vivre bien » est constamment menacé par l'économie extrativiste des deux États, cette dernière étant contradictoirement reconnue et protégée par les constitutions elles-mêmes. La consultation préalable est également menacée par cette économie et, en outre, par les politiques, qui ne mettent pas en place une loi afin de garantir la forme de déroulement de la procédure, ce qui permettrait de concrétiser la règle constitutionnelle. Ils considèrent que le consentement des peuples autochtones n'est pas nécessaire et donc pas important et réduisent ainsi le droit à la consultation préalable à une simple formalité. Concernant le pluralisme juridique, nous avons pu démontrer qu'il subit lui aussi de grandes difficultés de concrétisation tant en Bolivie qu'en Équateur. Les deux États essayent de réduire la portée de la juridiction autochtone et de la comprendre à travers la lecture occidentale du droit et de la justice et non pas par le dialogue interculturel. Cependant, nous avons vu qu'en Bolivie le juge constitutionnel tend à protéger la juridiction autochtone, peut-être parce que le TCP compte obligatoirement avec quelques juges issus de la juridiction autochtone, ce qui annonce un bel avenir pour le pluralisme juridique dans ce pays. Il n'en va pas de même pour l'Équateur. En effet, dans ce pays, c'est le juge constitutionnel lui-même (en Équateur il n'y a pas de loi qui réduit le pluralisme juridique à l'instar de la Bolivie) qui minimise le pluralisme juridique, comme nous avons pu le voir avec l'étude du cas La Cocha II, ce qui indique nettement la difficulté à surmonter la colonialité du savoir. Pour finir, nous pouvons dire que le constitutionnalisme développé au sein des deux États est toujours en transition, car sa finalité de décolonisation n'est pas encore atteinte. Pour cela, il faudra encore une maturité de l'idée de refondation de l'État pour inclure les peuples et nations autochtones également comme ses fondateurs, à travers le dialogue interculturel, qui ne peut prospérer qu'avec l'expérience acquise au fil du temps.

136

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES ET ARTICLES

AGUILAR Gonzalo et al., « South/North Exchange of 2009- The Constitutional Recognition of Indigenous Peoples in Latin America », Pace International Law Revue Online Companion, vol. 2, n. 2, 2010, p. 44-96.

AGUILAR Gonzalo et al., Análisis comparado del reconocimiento constitucional de los pueblos indígenas en américa latina, Conflict prevention and peace forum, disponible sur https://nanopdf.com/download/analisis-comparado-del-reconocimiento pdf consulté le 30 aout 2022, 15 p.

ALMEIDA Ileana, RODAS Nidia et SEGOVIA Lautaro, Autonomía indígena frente al Estado nación et la globalización neoliberal, Abya Yala, Quito : 2005, 274 p.

ALPE Yves, LAMBERT Jean-Renaud, DOLLO Christine et al., Lexique de sociologie, Paris : Dalloz, 2007, 377 p.

ANDRADE Willan, « Pluralismo jurídico y deslinde jurisdiccional », Anuario de derecho constitucional latinoamericano, n. 21, 2016, p. 661-675.

AUDUBERT Victor, « La notion de Vivir Bien en Bolivie et en Équateur, réelle alternative au paradigme de la modernité ? », Cahiers des Amériques Latines, Université Paris 3, Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine, 2017, p. 91-108.

ÁVILA SANTAMARÍA Ramiro, El neoconstitucionalismo andino, Quito : UASB, 2016, 299 p.

BARRIOS Ramiro Molina et PINTO Alcides Vadillo, Los Derechos de los Pueblos Indígenas en Bolivia Una introducción a las normas, contextos y processos, La Paz : CEBEM, 2007, 55 p.

BELLIER Irène, Terres, territoires, ressources : les relations entre politique, économie, culture et droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, 391 p.

BÖHRT IRAHOLA Carlos, « El derecho a la consulta de los pueblos indígenas, el Tribunal Constitucional y el TIPNIS », Revista jurídica derecho, vol. 2, n. 3, 2015, p. 5982.

BONET Antoni Jesús Aguiló, « Interculturalidad, democracia y emancipación social: algunos retos para una teoría política intercultural », Revista internacional de filosofía, n. 11, 2010, p. 1-13.

137

CANOVAS Julie, Nouveaux movements souciaux et néolibéralisme en Amérique latine : des alternatives à un système globalisé ?, Paris : L'Harmattan, 2008, 181 p.

CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno, PAVI Carmelice Faitão Balbinot, « Os movimentos sociais na américa latina do século XXI: um novo paradigma », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 11-31.

CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, « El buen vivir: un diálogo intercultural », Ra-Ximhai, vol. 8, n. 2, 2012, p. 345-364.

COLPARI Otto, « La nueva participación ciudadana en ecuador y bolivia. Resultados de la lucha del movimiento indígena - campesino?» [en ligne], Revista crítica de ciências sociales y jurídicas, 2011, n. spécial Amérique latine, 13 p., disponible sur https://theoria.eu/nomadas/MT americalatina/ottocolpari.pdf consulté le 12 juillet 2022.

CONAIE, Propuesta de la CONAIE frente a la Asamblea Constituyente, Quito : 2007, 49 p.

CORDERO PONCE Sofia, Estado plurinacional y autodeterminación indígena: democracia plural e identidad en Ecuador y Bolivia, Revista de ciencias sociales, n. 41, 2018, p. 75-88.

CORREA DE SOUSA Adriano, « A emancipação como objetivo central do novo constitucionalismo latino-americano: os caminhos para um constitucionalismo de libertação », in BELLO Enzo et VAL Eduardo Manuel (dir.), O pensamento pós e descolonial do novo constitucionalismo latino-americano, Caxias do Sul : Educs, 2014, p. 65-86.

COUFFIGNAL Georges, La nouvelle Amérique latine, Paris : Sciences Po. Les presses, 2013, 207 p.

CUNNINGHAM Mirna, « Acerca de la visión del «buen vivir» de los pueblos indígenas en Latinoamérica », Asuntos Indígenas, IWGIA, Copenhague : 2010, p. 52-59.

CUJABANTE VILLAMIL Ximena Andrea, « Los pueblos indígenas en el marco del constitucionalismo latinoamericano », Revista análisis internacional, vol. 5, n. 9, 2014, p. 209-230.

DE SOUZA Lucas Silva, DO NASCIMENTO Valéria Ribas et BALEM Isadora Forgiarini, « O novo constitucionalismo latino-americano e os povos indígenas: A visão do direito a partir dos caleidoscópios e dos monóculos », Revista Brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 576-599.

138

DO ALTO Hervé, « Indianisme eh ethnicisation dans la Bolivie d'Evo », in GAUDICHAUD Franck (dir.), Amériques latines : émancipations en construction, Paris : Éditions Syllepse, 2013, p. 41-49.

EXENI José Luis, « Bolivia: las autonomías indígenas frente al estado plurinacional », in Grupo Permanente de Trabajo sobre Alternativas al Desarrollo (dir), Cómo transformar? Instituciones y cambio social en América Latina y Europa, Fundación Rosa Luxemburg/Abya-Yala, Quito : 2015, p. 145-190.

FAJARDO Raquel, « El horizonte del constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la descolonización », in GARAVITO César Rodríguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p.139-159.

FERRAZZO Débora, « O novo constitucionalismo e dialética da descolonização », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 32-46.

GALVIS PATIÑO María Clara et RAMÍREZ RINCÓN Angela Maria, Digesto de jurisprudencia latinoamericana sobre los derechos de los pueblos indígenas a la participación, la consulta previa y la propiedad comunitaria, Washington, Due Process of Law Foundation, 2013, 258 p.

GAMBOA BALBÍN César Leonidas, « Aproximación teórica a los derechos colectivos de los pueblos indígenas », Derecho y sociedad, 2003, n. 21, p. 59-69.

GAUDICHAUD Franck, « Pouvoirs populaires latino-américains », in GAUDICHAUD Franck (dir.), Amériques latines : émancipations en construction, Paris : Éditions Syllepse, 2013, p. 7-30.

GERGAUD Sophie, De la Plume à l'écran [en ligne], « De l'usage des termes

« indigène » et « autochtone » », disponible sur
https://delaplumealecran.org/spip.php?article22 consulté le 29 aout 2022.

GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, « História e direitos indígenas na América Latina: notas sobre as relações entre duas áreas de conhecimento », Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.165-188.

GONZALEZ MARIN Patricio, « Algunas consideraciones sobre los conceptos de pueblo y nación en la teoría del Estado ». Revista De Derecho Público,2014, n. 17, p. 25-58.

GRIJALVA Angustín, Qué son los Derechos Colectivos?, 2009, disponible sur http://dis.um.es/~lopezquesada/documentos/IES_1415/LMSGI/curso/xhtml/html3/doc/d erechoscolectivos.pdf consulté le 29 aout 2022.

139

GUDYNAS Eduardo, « Tensiones, contradicciones y oportunidades », in FARAH Ivonne et VASAPOLLO Luciano (dir.), Vivir bien: Paradigma no capitalista?, Plural editores, 2011, p. 231-246.

HARNECKER Marta, Ecuador: una nueva izquierda em busca de la vida em plenitud, Espagne : El viejo Topo Ediciones de Intervención Cultural, 2011. 380 p.

HUANACUNI MAMANI Fernando, Buen Vivir/Vivir Bien: Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas, Lima, Perú, Coordinadora Andina de Organizaciones Indígenas, 2010, 122 p.

IRAHOLA Carlos Böhrt, El derecho a la consulta de los pueblos indígenas, « El Tribunal Constitucional y el TIPNIS », Revista Jurídica Derecho, 2015, vol. 2, n. 3, p. 59-82.

KELLER Rene Jose, « O processo emancipatório dos atores sociopolíticos no constitucionalismo latino-americano », Revista Em debate, n. 9, 2013, p. 40-55.

KUPPE René et SCHILLING-VACAFLOR Almut, « Plurinational constitutionalism: A new Era of Indigenous-State relations? », in NOLTE Detlef et SCHILLING-VACAFLOR Almut, New constitutionalism in Latin America: Promises and practices, p. 347-370.

KYMLICKA Will, « Derechos individuales y derechos colectivos », in ORDONEZ María Paz et LEDESMA María Belén (dir.), Los derechos colectivos: hacia su efectiva comprensión y protección, Quito : Ministro de Justicia y Derechos Humanos del Ecuador, 1ère ed., 2009, p. 3-25.

LE QUANG Mathieu, « Équateur : écosocialisme et « bien vivre » », in GAUDICHAUD Franck (dir.), Amériques latines : émancipations en construction, Paris : Éditions Syllepse, 2013, p. 73-81.

LOCATELI Cláudia Cinara et VIDAL Daiane, « Interculturalidade: matriz de fundamentação das constituições do equador e da Bolívia », in WOLKMER Antônio Carlos et CAOVILLA Maria Aparecida, Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 168-185.

MAGNON Xavier et VIDAL-NAQUET Ariane, « Le droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers Portails : Revue française d'études et de débats juridiques, 2019, n. 6, p. 107-128.

MAHN-LOT Marianne, La conquête de l'Amérique espagnole, Paris : PUF, 1974, 127 p.

MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse

140

de doctorat : droit, Etat et Société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, 469 p.

MALDONADO BRAVO E. Emiliano, « Reflexões críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi (2007-2008) », Revista brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 129-151.

MALDONADO Fernando José, Estado e movimento indígena no equador: do multiculturalismo neoliberal ao Estado plurinacional degradado (1990-2017), thèse de doctorat : Sciences sociales (sous la direction d'ALMEIDA Antônio Jorge), Salvador : Université Fédérale de Bahia, 2018, 288 p.

MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Constitucionalismo de transición y nuevo constitucionalismo latinoamericano en el pensamiento de Carlos de Cabo », in HERRERA Miguel et al. (dir.), Constitucionalismo crítico : liber amicorum Carlos de Cabo Martiìn, Valencia : Tirant lo Blanch, 2015, p. 1225-1243.

MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, Se puede hablar de un nuevo constitucionalismo latinoamericano como corriente doctrinal sistematizada? [en

ligne], disponible sur http://latinoamerica.sociales.uba.ar/wp-
content/uploads/sites/134/2015/01/Viciano-Pastor-Articulo.pdf consulté le 29 aout 2022.

MARTÍINEZ DALMÁU Rubén et VICIANO PASTOR Roberto, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano: fundamentos para una construcción doctrinal », Revista General de Derecho Público Comparado, n. 9, 2011, p. 1-24.

MARTÍNEZ DALMAU Rúben, « El proceso contituyente: la activación de la Soberanía », in ERREJÓN Inigo et SERRANO Alfredo (dir.), «Ahora es cuándo,carajo!» del asalto a la transformación del Estado en Bolivia, El viejo topo, 2011, p. 37-61.

MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Aspectos generales del nuevo constitucionalismo latinoamericano », in Corte Constitucional de Ecuador para el período de transición (dir.), El nuevo constitucionalismo en América Latina, 1ed., Quito : Corte Constitucional del Ecuador, 2010, p. 13-43.

MEDICI Alejandro, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano y el giro decolonial: Bolivia y Ecuador », Revista Derecho y Ciencias Sociales, n. 3, 2010, p. 3-23.

ORTIZ-T. Pablo, El Laberinto de la Autonomía Indígena en el Ecuador, Latin American and Caribbean Ethnic Studies, vol. 10, n.1, 2015, p. 60-86.

PABÓN Magali Copa, Dispositivos de ocultamiento en tiempos de pluralismo jurídico en Bolivia, thèse de doctorat : droits humains (sous la direction de MARTINEZ Alejandro), San Luis Potosi, Université Autonome de San Luis Potosi, 2017, 186 p.

141

PACO ANCALLE Rudy Ariel, La consulta previa a los pueblos indígenas como mecanismo a su libre determinación en el nuevo texto constitucional boliviano aplicado en el conflicto del Territorio Indígena del Parque Nacional Isiboro Sécure-TIPNIS, Universitat Rovira i Virgili, Tarragona, 2015, 71 p.

PANNAIN Rafaela, « A reconfiguração da politica boliviana: reconstituição de um ciclo de crises », Lua Nova, São Paulo : n. 105, 2018, p. 287-313.

PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et PORTANOVA Rogério, « A plurinacionalidade na Bolivia e no Equador: a superação dos estados coloniais », Revista Brasileira de políticas públicas, 2019, vol. 9, n. 2, p. 381-400.

QUIJANO Anibal, « Colonialidade do poder, eurocentrismo e América Latina », in LANDER Edgardo (dir.), A colonialidade do saber: eurocentrismo e ciências sociais. Perspectivas latino-americanas, Buenos Aires : CLACSO, 2005, p. 107-130.

QUIJANO Anibal, « Colonialidad del poder, cultura y conocimiento en América Latina », Revista Ecuador Debate, 1998, n. 44, p. 227-238.

RAMIREZ Silvina, « Igualdad como Emancipación: Los Derechos Fundamentales de los Pueblos Indigenas », Anuario de Derechos Humanos, n. 3, 2007, p. 33-50.

RIVERO Ramiro Molina, « Los derechos individuales y colectivos en el marco del pluralismo juridico en Bolivia », in CONDOR Eddie, Los derechos individuales y derechos colectivos en la construcción del pluralismo jurídico en América Latina, La Paz : Konrad Adenauer Stiftung, 2011, p. 53-65.

RODRIGUEZ Edwin Cruz, « Estado plurinacional, interculturalidad y autonomia indigena: Una reflexión sobre los casos de Bolivia y Ecuador », Revista VIA IURIS, n. 14, 2013, p. 55-71.

SALAZAR UGARTE, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano (una perspectiva critica) », in GONZALEZ PEREZ Luis Raul et VALADÉS Diego (dir.), El constitucionalismo contemporâneo, Mexique : UNAM, 2013, p. 345-387.

SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad, 2010, 154 p.

SIEDER Rachel, « Pueblos indigenas y derecho en América Latina », », in GARAVITO César Rodriguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p. 303-321.

142

SIERRA María Teresa et LEMOS IGREJA Rebecca, « Neocolonialismo y justiciabilidad de los derechos indígenas - introducción », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 23-38.

SIMBAÑA Floresmilo, Consulta previa y democracia em el Ecuador, Chasqui Revista latinoamericama de comunicación, n. 120, 2012, p. 4-8.

STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los indígenas: algunos problemas conceptuales », Revista Nueva Antropología, 1992, vol. 13, n. 43, p. 83-99.

STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los pueblos indígenas: desafíos y problemas », Revista IIDH, vol. 48, 2008, p. 257-268.

TAMBURINI Leonardo, « Peuples autochtones en Bolivie : du renforcement territorial aux autonomies », in BELLIER Irène (dir.), Terres, territoires, ressources : politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, 125-140 p.

TARSO RODRIGUES Saulo, « Interculturalidade, autodeterminação e cidadania dos povos indígenas », Espaço jurídico Journal of Law, 2015, vol. 16, n. 41, p. 41-64.

TOLEDO JUNIOR Rubens et RIBEIRO DE SALES Luiz Fernando, O Estado plurinacional da Bolívia e as garantias constitucionais à reafirmação das horizontalidades geográficas, Redes, v. 25, ed. Especial 2, 2020, p. 2640-2667.

TORRES MARTÍNEZ Ruben, « L'État-nation, le peuple et ses « droits » », Cahiers d'études romanes, 2017, n. 35, p. 419-429.

WALSH Catherine, Interculturalidad, Estado, sociedad: luchas (de)coloniales de nuestra época, ed. Abya-Yala, Quito : Universidad Andina Simón Bolívar, 2009, 252 p.

WOLKMER Antônio Carlos et MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, « Pluralismo jurídico diante do constitucionalismo latino-americano: dominação e colonialidade », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 39-55.

WOLKMER Antônio Carlos, Pluralismo jurídico: fundamentos de uma nova cultura do direito, 3e ed., São Paulo : Alfa-Omega, 2001, 403 p.

CONSTITUTIONS, LOIS ET CODES

Bolivie, Constitution Politique de l'État [en ligne], 7 février 2009, disponible sur https://www.oas.org/dil/esp/constitucion bolivia.pdf consulté le 29 aout 2022.

143

Bolivie, Loi n. 3058 du 17 mai 2005, relative aux hydrocarbures, disponible sur https://www.lexivox.org/norms/BO-L-1689.html#:~:text=%2D%20Por%20norma%20constitucional%2C%20los%20yacimien tos,de%20los%20yacimientos%20de%20hidrocarburos consulté le 29 aout 2022.

Bolivie, Loi n. 189 du 24 octobre 2011, relative à la protection du Territoire autochtone et parc national Isiboro Sécure - TIPNIS [en ligne], disponible sur https://www.lexivox.org/norms/BO-L-N180.html consulté le 29 aout 2022.

Bolivie, Loi n. 222 du 10 février 2012, relative à la consultation préalable du Territoire autochtone et parc national Isiboro Sécure - TIPNIS, disponible sur http://sea.gob.bo/digesto/CompendioII/R/196 L 222.pdf consulté le 29 aout 2022.

Bolivie, Loi 073 de 2010 relative à la délimitation juridictionnelle [en ligne], disponible sur http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/bol201851.pdf consulté le 29 aout 2022.

Bolivie, Loi n. 027 du 6 juillet 2010, relative à l'organisation du Tribunal

constitutionnel plurinational [en ligne], disponible sur

https://tcpbolivia.bo/tcp/sites/default/files/pdf/normas/ley027/ley027.pdf consulté le 29 aout 2022.

Convention 169 de l'OIT, Genève, 27 juin 1989.

Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Résolution adoptée par l'Assemblée générale le 13 septembre 2007.

Équateur, Code organique de la fonction judiciaire [en ligne], 9 mars 2009, disponible sur https://www.funcionjudicial.gob.ec/www/pdf/normativa/codigo organico fj.pdf consulté le 29 aout 2022.

Équateur, Constitution de la République de l'Équateur [en ligne], 20 octobre 200, disponible sur https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4 ecu const.pdf consulté le 29 aout 2022.

JURISPRUDENCES

Bolivie, Tribunal constitutionnel, 25 octobre 2010, arrêt n. 2003/2010-R.

Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 12 février 2014, Décision constitutionnelle plurinationale 0260/2014.

Bolivia, Tribunal constitutionnel, 18 janvier 2006, décision constitutionnelle n. 00452006-R.

144

Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.

Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin 2012, décision constitutionnelle plurinationale 0300/2012.

Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 27 juin 2012, Peuple autochtone Kichwa de Sarayaku c. Équateur.

Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf consulté le 29 aout 2022.

Équateur, Cour constitutionnelle, Action extraordinaire de protection constitutionnelle n. 2546-18-EP.

Équateur, Cour constitutionnelle, 18 mars 2010, décision n. 001-10-SIN-CC, cas n. 000809-IN Y 0011-09-IN cumulés.

SITES INTERNET

Commission économique pour l'Amérique latine, site de la CEPAL [en ligne]. Disponible sur :

https://celade.cepal.org/redatam/pryesp/sisppi/webhelp/porcentaje de poblacion indig. htm consulté le 29 aout 2022.

PORTO-GONÇALVES Carlos, site de l'Enciclopédia Latinoamericana [en ligne]. Disponible sur : http://latinoamericana.wiki.br/es/entradas/a/abya-yala consulté le 29 aout 2022.

Convention constitutionnelle du Chili, site de la Convención constitucional [en ligne]. Disponible sur : https://www.chileconvencion.cl/wp-content/uploads/2022/05/PROPUESTA-DE-BORRADOR-CONSTITUCIONAL-14.05.22.pdf consulté le 29 aout 2022.

TRÉPIED Benoît, site de l'Agence nationale de la recherche [en ligne]. Disponible sur : https://anr.fr/Projet-ANR-13-JSH1-0003 consulté le 29 aout 2022.

145

State of the world's indigenous peoples, site des Nations Unies [en ligne]. Disponible sur : https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/publications/state-of-the-worlds-indigenous-peoples.html consulté le 29 aout 2022.

CONAIE, site de la CONAIE [en ligne]. Disponible sur :

https://conaie.org/2021/11/18/la-conaie-35-anos-lucha-y-unidad/ consulté le 29 aout 2022.

CIDOB, site du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme [en ligne]. Disponible sur : https://www.ohchr.org/sites/default/files/lib-docs/HRBodies/UPR/Documents/session12/VE/CIDOB-ConfederacionPueblosInd%C3%ADgenasBolivia-spa.pdf consulté le 29 aout 2022.

146

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 12

PREMIÈRE PARTIE La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples

autochtones 33
Chapitre I - Une tentative de surmonter la colonialité de la dogmatique

constitutionnelle 34
Section I - Le développement d'un nouveau constitutionnalisme lié au

développement des revendications autochtones 36

A - Un constitutionnalisme né des mouvements autochtones 36

B - Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps 44

Section II - La plurinationalité et l'interculturalité pour la transformation de l'État

49

A - Une tentative de refondation de l'État 50

B - Un processus d'émancipation sociale 55

Chapitre II - Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses 59

Section I - La consécration des États plurinationaux 60

A - Les processus constituants des États plurinationaux 61

B - Les principes, valeurs et règles qui consacrent une rupture paradigmatique 66

Section II - La consécration de l'autonomie autochtone 70

A - Une autonomie poussée en Bolivie 71

B - Une autonomie peu développée en Équateur 75

DEUXIÈME PARTIE Les droits des peuples autochtones dans les nouvelles

constitutions andines 79
Chapitre I - Une volonté commune de promotion des droits fondamentaux des

peuples autochtones 80
Section I - La volonté commune de protection et de valorisation de la culture

autochtone 81

A - Les peuples autochtones jouissent de droits humains collectifs spécifiques 82

B - Les droits collectifs des peuples autochtones sont complémentaires aux

droits individuels universels 89

Section II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative commune de refondation

ontologique du droit 93

147

A - La notion de « vivre bien » depuis le monde andin 94

B - La disposition différenciée du concept par chaque constitution 99

Chapitre II - Les défis de la concrétisation de la plurinationalité 104

Section I - Les défis liés à la concrétisation du droit à la consultation préalable 105

A - Les peuples autochtones ont le droit à la consultation préalable, libre et

informée 106

B - Un droit fondamental menacé par l'État lui-même 112

Section II - Les atteintes au pluralisme juridique 117

A - Une relation interculturelle et sur un pied d'égalité entre la juridiction

ordinaire et la juridiction autochtone 118

B - Un pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante 123

CONCLUSION 134

BIBLIOGRAPHIE 136

TABLE DES MATIÈRES 146






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo