UNIVERSITÉ CLERMONT-AUVERGNE
ÉCOLE DE DROIT
Master 2 Droit public approfondi
LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES SOUS LE NOUVEAU
CONSTITUTIONNALISME LATINOAMÉRICAIN EN BOLIVIE ET EN
ÉQUATEUR
Mémoire en vue de l'obtention de Master en Droit Public
mention Carrières Publiques présenté et soutenu par
Thayenne GOUVÊA DE MENDONÇA
Source de l'image :
https://plumaslatinoamericanas.blogspot.com
2021-2022
UNIVERSITÉ CLERMONT-AUVERGNE
ÉCOLE DE DROIT
Master 2 Droit public approfondi Année universitaire
2021-2022
LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES SOUS LE NOUVEAU
CONSTITUTIONNALISME LATINOAMÉRICAIN EN BOLIVIE ET EN
ÉQUATEUR
Mémoire en vue de l'obtention de Master en Droit Public
mention Carrières Publiques présenté et soutenu par
Thayenne GOUVÊA DE MENDONÇA sous la direction de Madame la
Professeure Marie-Elisabeth BAUDOIN
Membres du jury :
Marie-Elisabeth BAUDOIN, professeure à l'École de
Droit de Clermont-Ferrand Anne JACQUEMET-GAUCHÉ, professeure à
l'École de Droit de Clermont-Ferrand
J'adresse mes remerciements aux personnes qui m'ont
aidée dans la réalisation de ce mémoire. Tout d'abord, je
remercie les personnes qui m'aiment et qui sont au Brésil, pour le
soutien à distance. Je remercie également mes collègues de
promotion, pour leur soutien et leur aide, ainsi que mes professeurs de l'UCA.
Je remercie la doctorante brésilienne Barbara Modernell de m'avoir
présenté le sujet et tous ses principaux auteurs au début
de ma recherche. Enfin, je remercie mon conjoint, Matthieu, pour tout le
soutien, les relectures, l'amour et la patience tout au long de cette
entreprise.
Dans le monde occidental, l'unité est un, tout vaut
un, tout est un.
C'est à cause de cette façon de voir les
choses qu'existe l'individualisme, la compétition individuelle.
Dans le monde andin, l'unité n'est pas un,
l'unité est deux, tout vaut deux, tout est paire, c'est le monde de la
dualité, de la complémentarité et depuis de cette logique
se structure notre société.
Dans le monde occidental, l'homme est sur la terre, de
là est née la conception que l'homme est séparable de la
terre. Selon lui, il peut vendre la terre, l'aliéner, l'empoisonner ou
la tuer ; cela n'a pas d'importance, car elle ne fait pas partie de
lui.
Dans le monde andin, l'homme n'est pas sur la terre,
l'homme fait partie de la terre. Il ne peut pas vendre la terre, la louer ou la
tuer parce que la terre est sa mère et que nous sommes la terre
elle-même.
Dans le monde occidental, le futur est en avant, en avant,
toujours en avant, la science, la technologie, jusqu'à la bombe atomique
et la destruction du monde.
Pour le monde andin, le futur n'est pas en avant, le futur
est en arrière, le futur est dans notre histoire, dans nos racines, dans
notre identité. Un peuple qui n'a pas d'histoire est un peuple qui
n'existe pas.
Félix Cárdenas Aguilar
SOMMAIRE
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE La reconnaissance
constitutionnelle des droits des peuples autochtones
CHAPITRE I - Une tentative de surmonter la colonialité
de la dogmatique constitutionnelle
SECTION I -Le développement d'un nouveau
constitutionnalisme lié au développement des revendications
autochtones
SECTION II - La plurinationalité et
l'interculturalité pour la transformation de l'Etat CHAPITRE II - Un
développement normatif constitutionnel à deux vitesses
SECTION I - La consécration des Etats
plurinationaux
SECTION II - La consécration de l'autonomie
autochtone
DEUXIÈME PARTIE Les droits des peuples
autochtones dans les nouvelles constitutions andines
CHAPITRE I - Une volonté commune de promotion des
droits fondamentaux des peuples autochtones
SECTION I - La volonté commune de protection et de
valorisation de la culture autochtone
SECTION II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative
commune de refondation ontologique du droit
CHAPITRE II - Les défis de la
concrétisation de la plurinationnalité
SECTION I - Les défis liés à la
concrétisation du droit à la consultation préalable
SECTION II - Les atteintes au pluralisme juridique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES ABRÉVIATIONS
AIOC Autonomies autochtones originaires paysannes
AP Alianza PAIS
APIB Articulation des peuples indigènes du
Brésil
Art. Article
CCE Cour Constitutionnelle de l'Équateur
Cf. Confer
CIDOB Confédération des peuples indigènes de
Bolivie
CNMCIOB-BS Confédération nationale des femmes
originaires autochtones
paysannes de Bolivie - Bartolina Sisa
CONAIE Confédération des nationalités
indigènes de l'Équateur
CONAMAQ Conseil national des Ayllus et Markas du Qullasuyu
CPEB Constitution politique d'État bolivien
CRE Constitution de la République de l'Équateur
CSCIB Confédération syndicale des
communautés interculturelles
de Bolivie
CSUTCB Confédération syndicale unique des
travailleurs paysans
de Bolivie
Dir. Directeur
DNUDPA Déclaration des Nations Unies sur les droits des
peuples
autochtones
Éd. Édition
Et al. Et alii
Ibid. Ibidem
CIDH Commission interaméricaine des droits de l'homme
Cour IDH Cour Interaméricaine des droits de l'homme
OI Organisation internationale
OIT Organisation internationale du travail
ONU Organisation des Nations unies
Op. cit. Opere citato
OPIP Organisation des peuples autochtones de Pastaza
N. Numéro
NCL Nouveau constitutionnalisme latinoaméricain
P. Page
P. ex. Par exemple
PUF Presses universitaires de France
Sect. Section
TCP Tribunal constitutionnel plurinational
TIPNIS Territoire indigène et parc national
Isiboro-Sécure
Vol. Volume
12
INTRODUCTION
Récemment, en Amérique latine, nous avons connu
des progrès en matière de reconnaissance constitutionnelle des
droits des peuples autochtones. Cette reconnaissance, à la fin du 20e
siècle et au début du 21e siècle, va plus loin avec le
développement d'une nouvelle théorie constitutionnelle que nous
appelons Nouveau Constitutionnalisme latinoaméricain (NCL). Ce
constitutionnalisme se développe à partir de la
réalité sociale des peuples autochtones de la région
andine et avec leur participation active à son élaboration,
contrairement à d'autres constitutionnalismes, qui se sont
développés seulement à partir du travail des juristes et
à travers les représentants du peuple. Avec le
développement du NCL dans les constitutions de la Bolivie et de
l'Équateur, les peuples autochtones ne font plus l'objet d'une simple
reconnaissance constitutionnelle, comme on le voit dans les pays voisins. Il y
a dorénavant bien plus que l'élargissement de leurs droits et
garanties par les nouvelles constitutions. Désormais, les États
du troisième cycle du NCL reconnaissent la colonisation constante et
présente dans toutes les sphères du pouvoir et du savoir et
s'engagent à la surmonter, inaugurant ce que certains auteurs qualifient
de constitutionnalisme de transformation1, de transition2
ou d'État expérimental3. La transition concerne le
passage d'un État-nation conçu à partir du modèle
européen à un État plurinational, authentiquement
latino-américain, qui prend en compte la vision du monde des peuples
originaires d'Abya Yala, autrement dit d'Amérique. Aujourd'hui,
la vision du monde des peuples autochtones (cosmovision autochtone) est non
seulement reconnue, mais également promue par ces constitutions.
L'État tel que nous le connaissions auparavant n'existe plus dans ces
pays.
Depuis la fin du XXe siècle, des mouvements autochtones
ont cherché à refonder l'État. Pour cela, ils ont
cherché à incorporer la culture des peuples autochtones
d'Amérique latine dans la notion d'État. En effet, la refondation
de l'État ne pourrait se faire autrement que par la promulgation d'une
constitution qui marquerait une rupture de paradigme qui irriguerait tout
l'appareil d'État. D'après le NCL, la refondation de
l'État se fait par le peuple et non par ses représentants, en
reprenant le concept originel de
1 SANTOS Boaventura de Sousa,
Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una
epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad,
2010, p. 110.
2MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR
Roberto, « Constitucionalismo de transición y nuevo
constitucionalismo latinoamericano en el pensamiento de Carlos de Cabo »,
in HERRERA Miguel et al. (dir.), Constitucionalismo crítico : liber
amicorum Carlos de Cabo Martiìn, Valencia : Tirant lo Blanch, 2015,
p. 1237.
3 SANTOS Boaventura de Sousa, op. cit., p.
66.
13
souveraineté populaire chez Rousseau. Cela a conduit
les spécialistes du phénomène NCL à le classer
comme un « constitutionnalisme émancipateur », qui s'oppose au
« constitutionnalisme colonial » présent dans la
région. Cet ancien constitutionnalisme imposait un ordre constitutionnel
qui ne profitait en rien aux peuples autochtones. Au contraire, cet ordre ne
profitait qu'aux héritiers des colons européens, maintenant ainsi
une hiérarchie sociale qui excluait les peuples autochtones et les
condamnait à disparaitre. Ainsi, par le rétablissement de la
souveraineté populaire, ce nouveau constitutionnalisme émancipe
le peuple, notamment les groupes marginalisés depuis la colonisation de
l'Amérique. Ce constitutionnalisme entend être
latino-américain et instaurer la décolonisation des pays de la
région, à travers un nouvel ordre qui promeut la culture et
protège les droits de ceux qui ont toujours été
marginalisés dans la société. Ces derniers ne sont pas
seulement les peuples autochtones, mais aussi les communautés
d'ascendance africaine et les femmes. Cependant, dans ce travail, nous
n'aborderons que le premier groupe.
Malgré la lutte intense des peuples autochtones dans le
processus de reconnaissance constitutionnelle et bien que la plupart des
auteurs reconnaissent les progrès sans précédent
réalisés par le NCL dans ces deux pays en matière de
protection et de promotion des peuples autochtones, son efficacité est
cependant discutable. Certaines revendications ne furent pas envisagées
par les constitutions et, même lorsqu'elles l'ont été,
elles se heurtent aujourd'hui à des difficultés importantes pour
se concrétiser. Comme le soulignent Wolkmer, Maldonado Bravo4
et Irahola5, les tribunaux constitutionnels des deux pays finissent
par limiter l'effectivité de la protection des peuples autochtones,
rendant des décisions équivoques voire inconstitutionnelles.
Sans aucun doute, les constitutions de la Bolivie et de
l'Équateur innovent dans la protection des peuples autochtones.
L'innovation se traduit dans le fondement d'une théorie
constitutionnelle pour opérer une profonde transformation de
l'État. Ainsi, pour mener à bien cette recherche, il faut d'abord
déterminer le cadre de recherche (I), ainsi que la méthode
utilisée (II). Après cette présentation
préliminaire de l'état de l'art et la délimitation de
notre champ d'étude, nous présenterons l'intérêt du
sujet (III) puis
4 WOLKMER Antônio Carlos et MALDONADO BRAVO
Efendy Emiliano, « Pluralismo jurídico diante do constitucionalismo
latino-americano: dominação e colonialidade », Cahiers
des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 45.
5 IRAHOLA Carlos Böhrt, El derecho a la
consulta de los pueblos indígenas, « El Tribunal Constitucional y
el TIPNIS », Revista Jurídica Derecho, 2015, vol. 2, n. 3,
p. 72.
14
présenterons également notre
problématique, ainsi que l'annonce de notre plan d'analyse (IV).
I - Le cadre de la recherche
Pour présenter le cadre de la recherche, nous avons
choisi de préciser quelques définitions des termes du sujet (A),
appuyés sur la doctrine spécialisée pour ensuite
préciser le cadre historique de la recherche (B), qui a pour but
d'introduire le lecteur dans le contexte du sujet et de son
interprétation.
A - Définitions
Définition de peuple et de nation. Le
terme « peuple » est polysémique. Le vocable « peuple
» vient du latin « populus » et désignait
l'ensemble des citoyens, la classe d'individus qui avaient des droits
politiques dans la constitution romaine. Selon Martínez,
[...] avec le temps, d'autres conceptions plus modernes du
terme ont surgi. Ainsi le «Peuple» peut être compris comme
l'ensemble d'individus vivant au sein d'une nation, d'une région ou
d'une localité spécifique. Le «peuple» peut être
compris également comme une identification ethnique (raciale ou
culturelle), surtout dans les expressions de «peuples originaux» ou
de «peuples autochtones»6.
Avec la modernité, le concept de peuple a
évolué et s'est installé dans le droit constitutionnel et
dans la théorie de l'État. Le peuple est désormais
considéré comme « une manifestation du groupe humain
qualifiée politiquement et juridiquement »7. Un groupe
humain est toujours à l'origine de l'État et ce groupe peut se
manifester par différentes formes sociales, le peuple et la nation
étant les formes les plus importantes. Cependant le peuple n'est pas
simplement un groupement d'individus. Pour Burdeau et Carré de Malberg,
le peuple est une partie de la population : cette dernière
désigne tous les individus au sein d'un espace géographique et
« peuple » désigne une partie de la population, celle qui a
des droits et des obligations politiques. Pour Carl Schmitt, le peuple est une
entité organisée et formée par la loi constitutionnelle.
De son côté, le vocable
6 TORRES MARTÍNEZ Ruben, «
L'État-nation, le peuple et ses « droits » », Cahiers
d'études romanes, 2017, n. 35, p. 420.
7 GONZALEZ MARIN Patricio, « Algunas
consideraciones sobre los conceptos de pueblo y nación en la
teoría del Estado ». Revista De Derecho
Público,2014, n. 17, p. 34.
15
nation « vient du latin natio qui renvoie
à l'idée de peuple et de «race» et à
l'idée de naissance. Il est difficile de définir la nation sans
faire référence à l'«État-nation» et au
«nationalisme» »8. Selon González
Marín9, il n'y a pas un concept unique de nation tout au long
de l'évolution de la théorie de l'État. Nous pouvons en
tirer au moins trois : celui de la Révolution française,
où le concept de nation fut créé pour désigner les
citoyens qui correspondaient à un peuple idéal, abstrait et
homogène ; celui qui élargit le premier, puisqu'il désigne
la recherche d'une homogénéité par un peuple uni par des
liens spéciaux ; le troisième concept, selon l'auteur, est celui
qui synthétise les deux premiers, lié à la recherche d'une
solidarité majeure dans le groupe humain.
Définition d'autochtone. La
bibliographie qui sert à encadrer cette recherche est, majoritairement,
en langue espagnole. Ainsi, il faut d'abord procéder à une
justification du choix des mots dans la traduction pour ensuite définir
le terme. En espagnol, en portugais, ainsi qu'en anglais, le mot utilisé
pour designer l'autochtone est le mot « indigène » :
« indígena » dans les deux premières langues
et « indigenous » en anglais. Pourtant, en français,
le terme « indigène » n'est pas utilisé. Les termes
« indigènes » et « autochtones », en
français, ne sont pas synonymes et entraînent des implications
sociales, culturelles et politiques très différentes. Selon
Sophie Gergaud10,
Dans la langue française, « indigène »
ayant souvent été utilisé par les colons pour
désigner les habitant·e·s des lieux
considéré·e·s comme inférieur·e·s, le
terme s'est teinté avec le temps d'une connotation négative. Peu
à peu, « indigène » est devenu l'équivalent de
barbare ou de sauvage, désignant des individus non civilisés.
Le terme « indigène » est donc intimement
lié à l'histoire coloniale française. La France
considérait en effet que les indigènes de la République
étaient une catégorie officiellement différente de
citoyens. Gergaud rappelle que « ces sujets français étaient
privés de la majeure partie de leurs droits et libertés,
notamment la liberté d'aller et de venir ainsi que leurs droits
politiques, le droit de vote et d'éligibilité » et qu'en
1986 l'Académie française a spécifié que le terme
était relatif aux populations originaires des pays colonisés,
sous le régime colonial. Ainsi, le terme est lié à
l'idée d'un rapport de
8 ALPE Yves, LAMBERT Jean-Renaud, DOLLO Christine
et al., Lexique de sociologie, Paris : Dalloz, 2007, p.
201.
9 GONZALEZ MARIN Patricio, op. cit., p.
56.
10 GERGAUD Sophie, De la Plume à
l'écran [en ligne], « De l'usage des termes «
indigène » et
« autochtone », disponible sur
https://delaplumealecran.org/spip.php?article22
consulté le 08 juin 2022.
16
domination, idée aujourd'hui rejetée. L'usage
des termes est finalement discuté dans le cadre du Groupe de travail sur
la Déclaration de l'ONU sur les peuples autochtones. Le terme autochtone
a été retenu, puisqu' « il ne désigne plus seulement
le rapport à la terre, mais également la place dans un
système social complexe »11. Outre ce fait, retenir le
terme « autochtone » a été un « choix faisant
délibérément partie du combat des peuples autochtones pour
se libérer de toute domination et assimilation »12. En
français le rejet du terme « indigène » a une
connotation militante pour la reconnaissance de l'autochtonie. Nous pouvons
noter à travers notre bibliographie que ce terme en espagnol, ainsi
qu'en portugais, commence à laisser sa place aux termes «
nations/peuples originaires », en espagnol « naciones/pueblos
originários », même si le mot « indígena
» a subi des transformations au cours de l'histoire pour devenir un
symbole de la résistance autochtone dans le continent
américain13. Maintenant que nous avons posé les
prémisses de traductions, nous pouvons définir « autochtone
» comme l'individu qui fait partie d'un groupe, ce groupe désignant
un peuple ou une nation autochtone, qui partage des conditions sociales,
culturelles et économiques qui se distinguent des autres secteurs de la
collectivité nationale et qui sont « régies totalement ou
partiellement par des coutumes ou des traditions qui leur sont propres ou par
une législation spéciale »14. De plus, les
autochtones sont présents dans le territoire avant la colonisation.
Peuples ou nations autochtones ? La
Constitution de la Bolivie de 2009 introduit dans son chapitre 4 la
définition de « nations et peuples autochtones originaires paysans
». Dans l'article 30.I, elle affirme que « toute collectivité
humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition
historique, des institutions, une territorialité et une cosmovision et
dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole
» est une nation ou peuple autochtone. La constitution de
l'Équateur ne donne pas une définition de nations ou peuples
autochtones, mais, dans son chapitre 4, elle fait référence aux
droits des « communautés, peuples et nationalités
autochtones ». Ainsi, les deux constitutions n'offrent pas une
définition qui sert à différencier peuples et nations
autochtones. En effet, en mettant ces mots l'un à côté de
l'autre, ces constitutions les traitent comme des synonymes. D'après la
définition de peuple et de nation ci-dessus nous pouvons
11 Ibid.
12 Ibid.
13 STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los
indígenas: algunos problemas conceptuales », Revista Nueva
Antropología, 1992, vol. 13, n. 43, p. 87.
14 Convention169 de l'OIT, article premier,
Genève, 27 juin 1989.
17
comprendre pourquoi. Le terme nation désigne un tout
homogène ou qui veut être homogène, c'est-à-dire un
groupe de personnes qui partagent la même culture, langue, histoire,
religion, etc. Le terme peuple est purement juridique, il fait le lien entre
l'État et la population, pourtant il peut être compris comme
synonyme d'un groupe ethnique, comme dans le cas des peuples autochtones. C'est
pour cela que la convention 169 de l'OIT, dans son article premier,
alinéa 3, souligne que « l'emploi du terme peuples dans la
présente convention ne peut en aucune manière être
interprété comme ayant des implications de quelque nature que ce
soit quant aux droits qui peuvent s'attacher à ce terme en vertu du
droit international ». Le terme le plus souvent employé est
pourtant le terme peuple autochtone.
La conception du droit. Cette recherche a un
cadre théorique bien délimité : l'étude des droits
des peuples autochtones se fera à partir du nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain en cours en Bolivie et en Équateur. Pour bien
comprendre les résultats de la recherche, il faut d'abord comprendre
quelle est la conception du droit pour ces États et cette nouvelle
théorie de la constitution. En résumé, le NCL s'inscrit
dans le cadre d'une théorie critique du droit. Le droit, pour ces
auteurs, n'est pas neutre comme le voudrait le positivisme juridique. Le droit
« neutre » positiviste ne ferait que maintenir le droit
hégémonique et moniste produit par l'État. Boaventura de
Sousa Santos et les autres auteurs du NCL ont une conception sociologique du
droit, c'est-à-dire que le droit serait le produit d'un
phénomène social et plus précisément le droit
serait émancipateur. Autrement dit, le droit est vu comme
émancipation, les normes viennent des luttes sociales, elles vont de bas
en haut et non pas le contraire, qui serait une régulation
sociale. Ainsi, pour comprendre le sujet de la constitutionnalisation des
droits des peuples autochtones, il faut partir de cette prémisse
théorique. Il est important de souligner que les nations autochtones ne
parlent pas de « gauche » ou de « socialisme » (notamment
parce que les théories marxistes ne font pas partie de leurs cultures),
mais de dignité et de respect. Ainsi, le phénomène de la
constitutionnalisation des droits de ces nations est un exemple de comment le
droit peut servir à l'émancipation des peuples. Pourtant, ce
n'est pas sans difficulté, comme nous allons le voir. C'est pour cela
que Boaventura de Sousa Santos affirme que la lutte sociale doit être
permanente.
Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain
: quelques notions. Nous allons avoir l'opportunité dans la
première partie de ce travail de décortiquer le NCL dans son
18
rapport avec les peuples autochtones, mais il est important de
donner d'abord quelques précisions préliminaires sur ce
constitutionnalisme. Le NCL est un courant doctrinal en
configuration15. Selon Viciano Pastor et Martinez
Dalmau16, le NCL est un phénomène qui a surgi en
dehors de l'académie, plutôt comme un produit des revendications
sociales qu'un produit des théories des professeurs de droit
constitutionnel. Selon Salazar Ugarte17, le NCL est la
dénomination utilisée pour les processus constituants et leur
résultat dans quelques pays de l'Amérique latine dans les
dernières années du 20e siècle et la
première décennie du 21e siècle. Pour cet
auteur, le NCL est restreint à quelques constitutions (Venezuela 1999,
Équateur 2008 et Bolivie 2009) qui partagent un ensemble de
caractéristiques que quelques auteurs qualifient de «
transformatrices »18. Elles se distinguent des textes
constitutionnels du néoconstitutionnalisme (constitutionnalisme
d'après-guerre), théorie née de la doctrine qui
préconise un modèle d'État constitutionnel de droit qui
détient le monopole de la production juridique. Les constitutions du NCL
produisent une rupture avec la tradition constitutionnelle occidentale et se
distinguent par quatre caractéristiques formelles : leur
originalité, leur ampleur, leur complexité et leur
rigidité. Le NCL est originel parce qu'il récupère
l'origine radicale démocratique du constitutionnalisme jacobin et adopte
des instruments originaux qui permettent de garantir l'identité entre
volonté populaire et constitution. Il est ample parce que les textes des
constitutions sont eux aussi longs et vastes. Par conséquent, ces
constitutions sont complexes, même si elles ont un langage accessible,
puisque leur ampleur les rend techniquement complexes. Enfin, les constitutions
du NCL sont rigides parce qu'elles ne permettent pas au pouvoir
constitué de changer leur texte, les modifications sont
nécessairement faites directement par le peuple. Les constitutions du
NCL ont aussi des caractéristiques matérielles qui les
distinguent : leur engagement à faire la promotion de la
démocratie participative, leur longue charte de droits fondamentaux,
l'intégration de secteurs historiquement marginalisés et leur
engagement à surmonter les inégalités économiques
et sociales. Le NCL s'est engagé à faire la promotion de la
démocratie participative pour établir des instruments de
légitimité et de contrôle sur le pouvoir
15 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR
Roberto, Se puede hablar de un nuevo constitucionalismo latinoamericano
como corriente doctrinal sistematizada? [en ligne], disponible sur
http://latinoamerica.sociales.uba.ar/wp-content/uploads/sites/134/2015/01/Viciano-Pastor-Articulo.pdf
consulté le 11 juin 2022.
16 Ibid.
17 SALAZAR UGARTE, « El nuevo
constitucionalismo latinoamericano (una perspectiva crítica) », in
GONZALEZ PEREZ Luis Raul et VALADÉS Diego (dir.), El
constitucionalismo contemporâneo, Mexique : UNAM, 2013, p. 348
18 Ibid., p. 350
19
constitué, le peuple devient alors un acteur actif dans
l'État en faisant « une absorption de l'État par le
collectif »19. La longue liste des droits prévue par les
constitutions du NCL, à la différence du constitutionnalisme
traditionnel, ne se limite pas à établir des droits fondamentaux
génériques, elles s'occupent également de les
individualiser et/ou collectiviser, mais encore, elles concèdent aux
droits humains et aux droits sociaux une plus grande effectivité, au
travers, par exemple, de la concession d'un statut constitutionnel aux
traités de droits humains ou la possibilité aux citoyens de
saisir le juge dans le cas de non-respect des droits constitutionnellement
prévus (action d'amparo). Par rapport à
l'intégration des secteurs marginalisés de la
société, les constitutions du NCL établissent
l'État plurinational et concèdent un rôle éminent
aux peuples autochtones. Enfin, sur leur engagement à surmonter les
inégalités économiques et sociales, ces constitutions
incorporent plusieurs modèles économiques et ainsi posent un
nouveau rôle de l'État dans l'économie.
B - Les antécédents des droits des
peuples autochtones en Amérique latine
L'histoire de la marginalisation des peuples autochtones a
commencé avec la
colonisation du continent américain par les
Européens. La phase d'expansion de l'État-nation, conçu
par la modernité européenne, durant les XVe et
XVIe siècles, a entrainé une
violente invasion du continent américain. La
colonisation de ce dernier a eu pour objectif d'apporter le modèle
civilisateur européen au « Nouveau Monde » de manière
à rendre facile sa domination20.
Ainsi, depuis la colonisation, le processus
déconfigurateur auquel les terres et les peuples d'Amérique
latine ont été soumis a d'abord suivi le sens de l'exploitation
et ensuite de l'uniformisation au sein du modèle européen
d'identité nationale. Pour les peuples autochtones, ce processus a
été d'extrême cruauté [...]21.
19 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR
Roberto, « Aspectos generales del nuevo constitucionalismo latinoamericano
», in Corte Constitucional de Ecuador para el período de
transición (dir.), El nuevo constitucionalismo en América
Latina, 1ed., Quito : Corte Constitucional del Ecuador, 2010, p. 35.
20 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et
PORTANOVA Rogério, « A plurinacionalidade na Bolívia e no
Equador: a superação dos estados coloniais », Revista
Brasileira de políticas públicas, 2019, vol. 9, n. 2, p.
384.
21 Ibid., p. 384.
20
Les peuples autochtones ont été victimes d'un
véritable ethnocide en étant assimilés par l'État,
de façon autoritaire, et intégrés au modèle de vie
européen, considéré comme supérieur22.
Ainsi, pour analyser la tradition juridique latino-américaine et les
traitements infligés aux peuples autochtones, il faut tenir en compte du
fait que l'Espagne et le Portugal ont transmis, par le processus de
colonisation, leurs formes d'organisation socioéconomiques,
politico-juridiques, culturelles et institutionnelles. Malgré les
processus d'indépendance durant le XIXe siècle, ces
formes d'organisation ne furent pas changées. Les luttes pour
l'indépendance des pays de l'Amérique Latine intéressaient
les élites et leurs intérêts économiques. En effet,
les élites souhaitaient « gagner une plus grande
indépendance face aux métropoles, afin de se libérer du
fort contrôle des activités (économiques) et ne plus payer
les impôts [...] pour ainsi augmenter leurs propres profits
»23.
Avec l'indépendance, les États de
l'Amérique latine, gouvernés par les élites descendantes
des colons européens, ont été organisés selon le
modèle d'État-nation, étranger aux nations autochtones, et
ces dernières ont continué ainsi à être l'objet
d'une tutelle spéciale de l'État qui objectivait leur
intégration, comme sous la colonisation. La question autochtone
était traitée par les États comme « transitoire et
les individus autochtones comme objet d'une protection spéciale contre
la violence et la discrimination »24. En effet, les autochtones
devraient être transformés en « citoyens
intégrés à la société nationale
»25 et leurs problèmes individuels devraient entrer dans
le domaine des droits fondamentaux d'ordre libéral et dans le domaine de
l'État de bien-être social. Pourtant, cela ne veut pas dire que
les peuples et nations autochtones n'ont pas résisté à
cette assimilation puis à cette intégration forcée.
À partir des années 70, on a pu voir quelques
représentations de cette résistance : la Déclaration de
Barbados I et II pour la libération de l'autochtone, le mouvement
continental pour les 500 ans de résistance autochtone, noire et
populaire en 1992, le mouvement des autochtones zapatistes au Mexique en 1994,
entre autres26. Dans ce sens, les représentants des
mouvements autochtones ont commencé à considérer que
l'essence du fondement des droits des peuples autochtones, que ce soit les
droits à la terre et à ses ressources naturelles ou les
22 MAHN-LOT Marianne, La conquête de
l'Amérique espagnole, Paris : PUF, 1974, p. 121.
23 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et
PORTANOVA Rogério, op.cit., p. 385.
24 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, «
História e direitos indígenas na América Latina: notas
sobre as relações entre duas áreas de conhecimento »,
Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169.
25 Ibid., p. 169.
26 SIERRA María Teresa et LEMOS IGREJA Rebecca,
« Neocolonialismo y justiciabilidad de los derechos indígenas -
introducción », Cahiers des Amériques latines,
2020, n. 94, p. 23.
21
droits de participation dans les décisions politiques
fondamentales de l'État qui ont une incidence sur ces peuples, se trouve
dans la dette historique de l'État27.
Il convient maintenant de souligner l'importance du droit
international pour la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples
autochtones en Amérique latine. L'OIT a publié une étude
en 1953 sur les conditions de vie et de travail des peuples autochtones dont le
contenu a conclu que les peuples autochtones ont un niveau de vie
extrêmement bas et très au-dessous de la population
non-autochtone. En 1983, Martinez Cobo publie le rapport final de son
étude pour la Commission des droits de l'homme de l'ONU sur les
conditions et les discriminations que subissent les peuples autochtones. Ces
études, liées aux contributions des réunions de Barbade de
1971 et de l'UNESCO de 1976 sur l'ethnocide, ont contribué à
l'uniformisation des demandes des mouvements autochtones et à la vague
de mouvements nationaux à partir des années 80 à la suite
de la redémocratisation des pays de l'Amérique latine. Peu
à peu les peuples autochtones ont vu leurs principaux droits être
reconnus par leurs États, le point culminant étant la refondation
des États de Bolivie et d'Équateur dans les années
2000.
Dans ces États, non seulement des droits individuels,
mais aussi des droits collectifs ont été concédés
aux peuples et nations autochtones. Ils vont encore plus loin que la concession
des droits spécifiques : les nations autochtones font dès lors
partie de la structure de l'État de plusieurs manières ; par le
fait que des sièges leur sont réservés aux parlements, par
la reconnaissance de la juridiction autochtone, par la concession d'une
autonomie sur leurs territoires et également sur les ressources
naturelles présentes dans ces territoires, entre autres. Un des aspects
les plus intéressants de ce processus est de voir un nouveau
constitutionnalisme naître du mouvement de la reconnaissance autochtone.
Ce nouveau constitutionnalisme fonde un État qui s'éloigne du
concept d'État-nation (où un État est égal à
une nation, c'est-à-dire, une seule langue, un seul ordre juridique et
une seule culture). En Équateur, la nature, ou Pachamama dans
les cultures autochtones, est un sujet de droit. En Bolivie, un État
unitaire social de droit plurinational communautaire est fondé. Les deux
constitutions prévoient que l'objectif de l'État est le «
buen vivir », tiré de la culture autochtone, qui signifie
avoir une vie digne, pleine, équilibrée et harmonieuse avec la
nature. Nonobstant ce tournant décolonial dans le constitutionnalisme
bolivien et équatorien, la mise en pratique est toujours complexe et
difficile, puisqu'il faut harmoniser différents (et parfois
contradictoires) principes et
27 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, «
História e direitos indígenas na América Latina: notas
sobre as relações entre duas áreas de conhecimento »,
Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169-170.
22
valeurs lors de l'édiction de la loi, de la mise en place
de politiques publiques ou encore de l'uniformisation de
l'interprétation constitutionnelle faite par le juge constitutionnel.
Ces précisions ayant été apportées, il convient de
présenter maintenant la méthode employée au fil de la
recherche.
II - Méthode
Pour procéder à une analyse des droits des
peuples autochtones en Bolivie et en Équateur sous le NCL, il est
nécessaire d'expliquer d'abord comment nous allons réaliser notre
recherche, par quelle voie et pourquoi. Dans un premier temps il convient
d'expliquer la démarche qualitative de la bibliographie et les outils
utilisés pour la réaliser (A) pour ensuite expliciter notre choix
de délimitation du champ d'étude (B).
A - Démarche qualitative de la
bibliographie
Pour mener à bien la présente recherche en droit
public, nous avons procédé à une démarche
qualitative de la bibliographie sur le NCL et sur les droits des peuples
autochtones en Amérique latine, en Bolivie et en Équateur. Les
auteurs les plus renommés à propos de ces sujets, qui souvent se
mélangent, ont été rigoureusement étudiés.
Ces auteurs sont dans leur totalité latinoaméricains et leurs
recherches sont en espagnol ou en portugais, raison pour laquelle un grand
travail de traduction a été réalisé, puisque toutes
les oeuvres ont été lues dans leurs langues originelles. Il est
important de souligner que ces auteurs sont dans leur grande majorité
des juristes, puisque le sujet se situe dans le domaine du droit
constitutionnel, mais ils sont également issus d'autres domaines comme
l'anthropologie du droit, la sociologie du droit et la philosophie du droit,
cela parce que le sujet est un sujet transversal et passe forcément par
tous ces autres domaines. La lecture approfondie de ces auteurs
latinoaméricains, qui se situent dans l'épicentre du nouveau
constitutionnalisme latinoaméricain, nous a permis ainsi de comprendre
comment le phénomène de constitutionnalisation des droits des
peuples autochtones a surgi et également l'efficacité de la
protection concédée à ces peuples. Cette dernière
est apparue dans leurs oeuvres d'étude sur le terrain qui ont pu montrer
la réalité de l'Assemblée constituante en Bolivie et en
Équateur et les tensions existantes entre les groupes sociaux lors de la
rédaction d'une nouvelle constitution. Ainsi, nous avons pu constater
et
23
développer le problème de l'efficacité de
la protection des peuples autochtones dans ces deux pays à travers la
différence entre ce qui a été souhaité lors des
Assemblées constituantes et ce qui a été effectivement
écrit dans le texte constitutionnel. Il faut également noter que
ces oeuvres, outre le fait qu'elles ont été lues dans leur langue
originelle, sont pour la plupart des articles publiés dans des revues
spécialisées, ce qui relève la nouveauté du sujet.
Les articles et les revues ont été facilement trouvés en
ligne, pour impression ou lecture, gratuitement. Pour les trouver, un outil
très récent a été largement utilisé : Google
Académique. Cet outil permet de trouver tous les travaux
académiques sur un sujet, indépendamment de la langue ou du pays
où se trouve le chercheur, facilitant l'accès à
l'information, spécifiquement sur un sujet comme le nôtre
où il n'existe que très peu de littérature en langue
française.
Enfin, la méthode comparative a été
retenue lors de l'étude de la bibliographie sur le sujet. Deux pays sont
représentatifs du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain,
qui, à son tour, représente ce qu'il y a de plus avancé
dans le domaine des droits des peuples autochtones. Ces deux pays sont la
Bolivie et l'Équateur. Ces derniers partagent le mode de reconnaissance
des droits des peuples autochtones, à travers leur
constitutionnalisation, l'histoire de leur mobilisation sociale pour cette
reconnaissance constitutionnelle et ils partagent également un type de
constitutionnalisme, celui qui a pour but de surmonter le colonialisme. De
cette manière, en raison des antécédents communs, il est
important de souligner d'abord leurs similitudes en comparant les
antécédents de la publication des constitutions, pour approfondir
la thématique. Ensuite, il convient de comparer les résultats,
c'est-à-dire, leurs constitutions, avec la méthode de droit
comparé pour trouver des réponses à notre problème.
Dans cette démarche comparative, il est possible de faire ressortir les
similitudes et les différences des deux constitutions les plus
avancées dans la protection des peuples autochtones dans le monde. Pour
cela, outre l'analyse de chaque constitution, nous nous sommes appuyés
sur les oeuvres spécialisées sur chaque État et
également sur les oeuvres qui ont déjà
développé une démarche comparative entre les constitutions
de deux États.
Pour l'analyse des difficultés de
concrétisation, nous sommes partis de l'hypothèse que les deux
constitutions confèrent les mêmes droits aux peuples autochtones,
avec une protection de niveau très similaire et donc que leurs
difficultés seraient les mêmes. Pourtant, au cours de l'analyse de
la jurisprudence de chaque cour constitutionnelle, nous avons noté
qu'outre le fait que le niveau de protection n'est pas le
24
même, les défis et difficultés de
concrétisation des normes constitutionnelles ne sont pas non plus les
mêmes. Encore une fois, il est important de souligner que, à
l'instar des ouvrages, les constitutions et les jurisprudences ont
été lues dans leur langue originelle (espagnol) et traduites par
nous-même en français, avec toute l'attention qu'exige une
traduction juridique.
Nonobstant la richesse des sources, nous avons
rencontré quelques difficultés dans l'analyse qualitative de la
bibliographie. Une grande partie des ouvrages sont descriptifs et constituent
des récits que nous trouvons quelque peu idéalisés, une
sorte de romantisme de la doctrine, qui décrit parfois le NCL comme la
grande victoire des peuples autochtones de l'Amérique latine, sans
signaler les problèmes de concrétisation. Alors il nous a fallu
chercher les imperfections du système également hors des ouvrages
de droit constitutionnel, par exemple dans la recherche et l'analyse
jurisprudentielle sur les sites des cours constitutionnelles, des
données du gouvernement ou des OI. Cela a permis de mieux
développer la problématique de cette recherche.
B - Délimitation du champ
d'étude
L'émancipation du peuple et la
décolonisation. Nous avons constaté que l'objectif
majeur du constitutionnalisme fondé par les revendications autochtones
(et, par conséquent, par les peuples autochtones eux-mêmes) est
l'émancipation du peuple et la décolonisation de l'État.
Les peuples autochtones, tant en Équateur, avec la CONAIE, qu'en
Bolivie, avec la CIDOB et la CONAMAQ, ont enfin été les
protagonistes de leur propre destin. C'est pour cette raison que nous avons
choisi de parler de la décolonisation et de l'émancipation des
peuples. En effet, pour reconnaitre l'autonomie et l'autodétermination
des nations autochtones, il a fallu changer les présupposés de
l'État conçu à partir de l'optique européenne, il a
fallu refonder l'État. Ainsi, pour démontrer l'effective
transformation des États de Bolivie et d'Équateur, il a fallu
tout d'abord analyser les prémisses du colonialisme avec l'aide de la
philosophie du droit. Selon Quijano28, important sociologue et
théoricien politique du groupe modernité/colonialité,
« la globalisation en cours est, en premier lieu, l'aboutissement d'un
processus qui a commencé avec la constitution de l'Amérique et du
capitalisme colonial/moderne et
28 QUIJANO Aníbal, « Colonialidade do
poder, eurocentrismo e América Latina », in LANDER Edgardo (dir.),
A colonialidade do saber: eurocentrismo e ciências sociais.
Perspectivas latino-americanas, Argentine : CLACSO, 2005, p. 107.
25
eurocentré comme nouveau standard de pouvoir mondial
». Cela a impliqué la racialisation comme un des fondements du
système économique capitaliste ; c'est-à-dire qu'à
partir d'une classification sociale établie durant le XVIe
siècle, où la concentration de la richesse et des
privilèges sociaux dans les colonies étaient définis selon
la race (avec le blanc au sommet de la pyramide et les autochtones et noirs
à la base), la « colonialité du pouvoir » a
été établie. L'autre type de colonialité que montre
par Quijano29 est la colonialité du savoir. Cette
dernière est caractérisée par l'hégémonie de
la rationalité technoscientifique européenne à partir du
XVIIIe siècle qui laisse en dehors toute production de
connaissance et d'épistèmes traditionnelles ou ancestrales des
peuples originaires des colonies. En résumé, les pays de
l'Amérique latine ont perpétué la colonialité avec
un type de colonialisme interne, qui met les peuples originaires à la
marge. Ces derniers ont toujours été un obstacle d'abord à
la christianisation, pendant la colonisation espagnole, et ensuite à la
modernisation, depuis l'indépendance. Maintenant que nous avons
posé le cadre théorique fourni par le groupe
modernité/colonialité, nous allons montrer comment s'est
opérée cette tentative de refondation de l'État moderne
(l'État-nation), vers un État plurinational, pour
démontrer qu'il y a, effectivement, un processus d'émancipation
sociale en Amérique latine, plus spécifiquement en Bolivie et en
Équateur.
Les droits des peuples autochtones dans le
NCL. Nous avons vu précédemment avec la notion de NCL
qu'il a un lien intime avec les secteurs marginalisés de la
société. Cela parce qu'il est né des mouvements sociaux
qui ont déclenché les processus constituants dans les pays
étudiés. Ainsi, il incorpore les diverses revendications de ces
mouvements, ces revendications faisant les caractéristiques du NCL. Le
secteur le plus significatif ainsi que les mouvements les plus importants
viennent des peuples autochtones. C'est pour cela que l'étude des droits
des peuples autochtones en Amérique latine, principalement en Bolivie et
en Équateur, est toujours liée au NCL. Les États du NCL
font clairement une rupture avec le constitutionnalisme occidental qui
inévitablement met les peuples autochtones à la marge de la
société, puisque ce constitutionnalisme a été
conçu par et pour les Européens, pour les réalités
et aspirations de la société européenne occidentale. En
effet, tous les auteurs de la révision bibliographique de cette
recherche font le lien entre le NCL et les droits des peuples autochtones, que
leurs travaux portent
29 QUIJANO Aníbal, « Colonialidad del
poder, cultura y conocimiento en América Latina », Revista
Ecuador Debate, 1998, n. 44, p.232.
26
exclusivement sur les peuples autochtones (aspects
anthropologiques ou sociaux) ou sur les droits de ces derniers (aspect purement
juridique), ou qu'ils portent sur le droit constitutionnel en Bolivie et en
Équateur. De cette manière, le champ d'étude a
été d'abord fixé autour des droits des peuples autochtones
dans le NCL développé en Amérique latine et surtout en
Bolivie et en Équateur, pour que nous puissions ensuite comparer les
textes constitutionnels de ces deux pays afin de démontrer
l'efficacité des normes constitutionnelles conçues sous les
aspirations des nations autochtones.
Les difficultés de l'efficacité de la
protection des peuples autochtones observés en Bolivie et en
Équateur. Ces difficultés se situent par rapport aux
processus constituants des deux pays. Nous avons décidé
d'étudier la création des normes constitutionnelles,
c'est-à-dire comment les textes constitutionnels ont abouti et quels ont
été les objectifs spécifiques de la constitutionnalisation
des droits des peuples autochtones. Ainsi, l'étude passera
obligatoirement par le domaine des sciences politiques, qui sont pour nous
indissociables du droit constitutionnel. Ce dernier,
[...] en tant qu'objet, est doublement « politique
». Il encadre, d'une part, l'exercice du pouvoir politique ou, pour le
dire de manière plus juridique, l'exercice des compétences dont
dispose un organe. D'autre part, il est lui-même le résultat de
choix politiques, l'expression de valeurs d'une société
particulière à un moment donné »30.
Il est certain que les processus de rupture à partir du
droit sont très difficiles, ainsi, nous allons nous servir de la science
politique pour démontrer pourquoi toutes les aspirations des nations
autochtones n'ont pas été traduites entièrement dans les
constitutions, spécifiquement en Équateur.
La comparaison des textes constitutionnels.
Il est essentiel de comparer les deux textes constitutionnels pour montrer
comment et par quels moyens les constitutions atteindront leur objectif d'une
protection complète des peuples et nations autochtones. La comparaison
sert aussi à démontrer que par différents moyens les
constitutions arrivent aux mêmes objectifs et également à
montrer quels sont leurs moyens.
30 MAGNON Xavier et VIDAL-NAQUET Ariane, « Le
droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers
Portails : Revue française d'études et de débats
juridiques, 2019, n. 6, p. 107.
27
Les défis de concrétisation des normes
constitutionnelles. Enfin, il est pertinent de montrer les
défis et les difficultés dans le passage au réel des
normes constitutionnelles. Ces dernières sont chargées de
principes, droits et valeurs qui représentent des parties antagonistes
de la population et peuvent ainsi être difficiles à appliquer.
« Sur le plan théorique, il est très difficile de trouver de
l'unité entre tous les concepts et les traditions qui les fondent et
qui, cependant, sont incarnés ensemble dans ces textes constitutionnels
»31. Il n'est pas simple d'harmoniser les traditions
libérales, sociales et démocratiques avec les nouveaux concepts
amenés par le NCL comme le plurinationalisme, l'écologisme ou
encore les nouvelles traditions autochtones constitutionnellement reconnues,
comme la juridiction autochtone. Les difficultés rencontrées
pendant la recherche et qui nous ont sauté aux yeux sont la
difficulté de reconnaissance de la juridiction autochtone et la
limitation légale et jurisprudentielle du droit à la consultation
préalable. À propos de la première difficulté,
même si les constitutions prévoient l'égalité entre
la juridiction de l'État et la juridiction autochtone, les cours
constitutionnelles ne sont pas préparées au dialogue
interculturel en rendant des décisions qui limitent la portée des
normes constitutionnelles, comme dans la décision La Cocha
II32. Outre le problème de l'interprétation
constitutionnelle, il y a eu la promulgation de lois qui essayent de limiter
les principes prévus par la constitution elle-même. Enfin, sur les
limites imposées à la consultation préalable, nous avons
pu constater quelques reculs également causés par
l'interprétation du juge constitutionnel, en limitant
considérablement la portée de la protection constitutionnelle.
Ainsi, nous avons décidé de limiter le champ de la recherche aux
difficultés de concrétisation causées par le juge
constitutionnel.
III - L'intérêt du sujet
31 SALAZAR UGARTE, op.cit., p. 357.
32 Équateur, Cour constitutionnelle, 30
juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible
sur
https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf
consulté le 12 juin 2022.
28
Les peuples autochtones ont toujours été
marginalisés depuis le processus de colonisation, spécialement
dans le continent américain (Abya-Yala33). À
partir des années 80, ils réussissent, par une organisation
conjointe des nations autochtones de l'Amérique latine, à obtenir
des avancées par rapport à leurs droits collectifs comme
l'autodétermination34 et le droit à la terre. Au
début du 21e siècle, les peuples autochtones de la
Bolivie et de l'Équateur sont devenus précurseurs d'un nouveau
type de constitutionnalisme, fait par les peuples autochtones et pour tous les
peuples de l'Amérique latine, qui inaugure des constitutions
démocratiques, pluralistes et étendues. Pourtant, ces nouvelles
constitutions sont malgré tout très complexes. Nonobstant son
objectif majeur de procéder à une décolonisation des
structures de l'État et la considération de la cosmovision
autochtone, la mise en pratique des normes est passible de remettre en cause
son efficacité. Le sujet marque non seulement la concession des droits
aux minorités originaires d'un pays colonisé, mais aussi le
développement d'un constitutionnalisme plus démocratique, avec
des instruments de participation directe du peuple, et la consécration
d'un pluralisme culturel plus poussé. Ainsi, nous pouvons analyser
l'intérêt du sujet non seulement pour l'Amérique Latine,
mais aussi pour l'ensemble du continent américain, l'Europe et
même la France.
Pour l'Amérique latine. Les mouvements
organisés pour la résistance et l'autonomie autochtone sont
finalement en train de devenir un exemple pour le reste de l'Amérique
Latine. Certes, en Bolivie, le pays le plus avancé dans la question des
droits des peuples autochtones, la majorité de la population est
autochtone (62,2%35). Pourtant, en Équateur, seulement
6,8%36 de la population est autochtone et ils ont tout de même
réussi à fonder un État plurinational, avec des droits
collectifs spécifiques aux nations autochtones. Au Brésil,
où 0,47% de la population est autochtone, nous pouvons voir l'importance
de cette
33 Nom donné au continent américain
par les peuples originaires, en opposition au nom « Amérique
», issu de la colonisation. Cf. PORTO-GONÇALVES Carlos Walter
« Abya Yala », disponible sur
http://latinoamericana.wiki.br/es/entradas/a/abya-yala
consulté le 20 juin 2022.
34 « L'autodétermination peut être
développée dans de multiples sphères de la vie sociale,
elle peut être mise en action par divers sujets qui, selon leurs
particularités culturelles, économiques et politiques,
développent des actions et des discours
contre-hégémoniques, sans que cela vienne signifier
l'indépendance politique ou la création d'un nouvel État
souverain ». TARSO RODRIGUES Saulo, « Interculturalidade,
autodeterminação e cidadania dos povos indígenas »,
Espaço jurídico Journal of Law, 2015, vol. 16, n. 41, p.
45.
35 Données statistiques disponibles sur
https://celade.cepal.org/redatam/pryesp/sisppi/webhelp/porcentaje_de_poblacion_indig.htm
consulté le 20 juin 2022.
36 Ibid.
29
thématique, puisque les peuples autochtones sont de
plus en plus unifiés en mouvements sociaux pour lutter pour leurs droits
; en 2005 l'APIB a été créée et dès lors
elle a organisé dix-huit mobilisations autochtones à
Brasília celles-ci étaient souvent contre des projets de loi
allant contre leurs intérêts, mais aussi contre des
décisions importantes de la cour suprême du pays. Cette
organisation a été le fruit de l'influence des pays voisins qui
ont réussi à s'articuler pour être
représentés politiquement. Aussi, plusieurs études sur le
sujet viennent du Brésil, comme les études des juristes Wolkmer
et Maldonado Bravo. Au Chili, nous sentons une influence encore plus forte du
NCL et des marches autochtones en Bolivie et en Équateur. Dans ce pays,
en 2019, des manifestations sociales contre le gouvernement ont eu lieu et
elles ont réussi à déclencher un processus d'adoption
d'une nouvelle constitution. Durant ce processus nous avons pu constater une
Assemblée constituante formée dans le format du NCL, avec une
récupération de la souveraineté populaire, la
participation populaire et une représentation effective de tous les
secteurs de la société, y compris des peuples autochtones. En
effet, l'Assemblée constituante du Chili, constituée à
parité homme-femme, avec des sièges réservés aux
peuples autochtones, a voté pour la formation d'un État
interculturel et plurinational. De plus, le projet
constitutionnel chilien compte à ce jour 499 articles37, ce
qui confirme la tendance du constitutionnalisme en Amérique latine vers
la consécration du NCL. Ainsi, étudier la constitutionnalisation
des droits des peuples autochtones dans les pays où le NCL s'est
développé devient très intéressant. Aussi, il est
très important d'analyser les échecs et les difficultés de
mise en pratique de ce système pour que la doctrine progresse et aussi
pour une transformation plus effective des États
latinoaméricains.
Pour l'ensemble du continent
américain. Les peuples autochtones ne sont pas seulement
présents en Amérique latine. En réalité, les
nations autochtones sont également présentes aux
États-Unis et au Canada. Aux États-Unis nous pouvons observer la
présence d'un pluralisme juridique, avec l'institutionnalisation de la
juridiction autochtone, et au Canada le pluralisme englobe l'ordre juridique
d'origine anglaise, l'ordre juridique d'origine française et l'ordre
juridique autochtone. Ainsi, ce sujet est aussi intéressant pour les
autres pays du continent américain, au moins en ce qui touche le
pluralisme juridique. En effet, il serait très difficile de surmonter le
néocolonialisme ou
37 Projet de constitution disponible sur
https://www.chileconvencion.cl/wp-
content/uploads/2022/05/PROPUESTA-DE-BORRADOR-CONSTITUCIONAL-14.05.22.pdf
consulté le 20 juin 2022.
30
le néolibéralisme dans ces pays, étant
donné l'histoire politique des pays comme les États-Unis et le
Canada, pays qui n'ont notamment pas endossé les instruments
internationaux sur les droits des peuples autochtones.
Pour l'Europe. Les peuples autochtones sont
aussi présents en Europe, spécifiquement le peuple Sami qui se
trouve en Norvège, en Suède, en Finlande et en Russie.
Au-delà de la présence autochtone sur le territoire
européen, nous pouvons y trouver des traces de multiculturalisme et de
plurinationalité comme en Espagne et en Belgique. Dans ces pays, il y a
déjà une pluralité de langues, de cultures et même
d'autonomies (p.
ex. la Catalogne). Ainsi, il devient
intéressant pour ces pays d'étudier comment se développe
la plurinationalité en Amérique latine. En effet, en Espagne,
beaucoup de juristes se consacrent déjà à cette
étude, comme Roberto Pastor Viciano, qui enseigne le droit
constitutionnel à Valence et qui est aussi responsable pour les
programmes de doctorat en droit constitutionnel en Bolivie et en
Équateur. De plus, même si les pays n'ont pas
nécessairement une culture juridique qui tend vers la
plurinationalité ou la présence de peuples autochtones sur leur
territoire, cette étude pourrait les intéresser, dans le cadre de
la construction d'une démocratie constitutionnelle transformatrice qui
pourrait s'inspirer du Sud.
Pour la France. La France n'a peut-être
pas de peuples autochtones sur le territoire européen, néanmoins
les peuples autochtones sur les territoires d'outre-mer sont nombreux.
Sont concernés les Mahorais de Mayotte, les insulaires
de Wallis-et-Futuna, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mâ'ohi
de Polynésie française et les Amérindiens de Guyane. Ces
trois derniers groupes se revendiquent en outre de la catégorie
politique et juridique de « peuples autochtones » telle qu'elle a
émergé en droit international aux Nations-Unies depuis trente
ans. Vue de métropole, la marginalité des autochtones au sein
d'un outre-mer lui-même intrinsèquement périphérique
contraste avec le surgissement périodique d'épisodes violents :
affrontements de 1984-1988 en Nouvelle-Calédonie, émeutes de
Faa'a-Tahiti (1995), Cayenne (1996) et Nouméa (2009), mouvement guyanais
contre la « pwofitasyon » (2008-09), etc. Au-delà de leur
caractère conjoncturel, ces événements sont
révélateurs de tensions sociales structurelles, dont attestent de
nombreux indicateurs (vie chère,
31
chômage, pauvreté, échec scolaire, taux
d'incarcération, illettrisme, etc.) »38.
En effet, la France, toujours dans le modèle
conçu par la modernité/colonialité européenne, fait
face à de nouveaux défis propres à la
postmodernité. L'étude de ce sujet pourrait être utile, si
ce n'est pour l'émancipation des peuples et nations autochtones
présents dans le territoire français (étant le
caractère unitaire et universaliste de l'État-nation
français), du moins pour la reconnaissance de quelques droits collectifs
aux peuples autochtones.
IV - Démonstration et annonce du plan
Cette recherche consiste à déterminer si les
nouvelles constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, avec leur
nouveau constitutionnalisme expérimental, offrent une protection
complète aux peuples autochtones, malgré les difficultés
de mise en oeuvre inhérentes à la période de transition
d'un système juridique à l'autre. En effet, les nouvelles
constitutions de ces deux pays d'Amérique latine constituent une
référence dans la région par rapport à la
reconnaissance des droits des peuples autochtones et la conséquente
rupture avec le vieux constitutionnalisme colonial qui ne comprenait pas leurs
visions du monde. Cependant, les deux pays rencontrent des difficultés
dans la concrétisation des droits de ces peuples compte tenu de la
tâche difficile qu'il y a à surmonter le constitutionnalisme
colonial.
Un nouveau constitutionnalisme s'est développé
en Bolivie et en Équateur à partir des mouvements autochtones
dans les deux pays. Ce constitutionnalisme a pour but la garantie de leurs
droits, en instaurant un nouvel ordre juridique qui se consacre à
surmonter les structures étatiques conçues sous la
modernité/colonialité. En effet, les deux pays
représentent le troisième - et pour l'instant dernier - cycle du
nouveau constitutionnalisme latino-américain (NCL), qui consiste dans
une nouvelle théorie constitutionnelle faite à partir des
revendications des peuples autochtones, nations qui ont toujours
été marginalisées par l'ordre constitutionnel
instauré par la logique occidentale depuis la colonisation. Ainsi, le
NCL cherche à surmonter cet ordre dit colonial en incorporant la vision
(ou cosmovision) autochtone à l'État. Autrement dit, le nouvel
ordre constitutionnel consacre aujourd'hui la protection des peuples
autochtones non seulement
38 TRÉPIED Benoît, disponible sur
https://anr.fr/Projet-ANR-13-JSH1-0003
consulté le 20 juin 2022.
32
par la reconnaissance de leurs droits, mais aussi par
l'incorporation de leurs cosmovisions pour construire un État juste. Ce
dernier est incarné dans la notion de buen vivir (vivre bien),
nommée sumak kawsay (d'origine quéchua) en
Équateur et suma qamaña (d'origine aymara) en Bolivie.
Malgré les visibles similitudes entre les constitutions des deux pays,
en ce qui concerne les droits des peuples autochtones, il est possible d'en
tirer des différences qui ont un poids important dans
l'efficacité de la protection de ces minorités. De plus,
malgré l'incontestable importance de ces deux constitutions pour la
consécration de la protection des droits des peuples autochtones, nous
pouvons constater des difficultés pour la concrétisation des
droits prévus dans le texte constitutionnel lui-même ce qui
démontre que le processus de construction constitutionnelle n'est pas
encore fini.
Pour procéder à cette démonstration, nous
allons consacrer la première partie de cette recherche à la
compréhension de la reconnaissance constitutionnelle des peuples
autochtones. Les peuples autochtones, au milieu des années 90, sont
devenus un groupe social avec une grande capacité de pression sur le
pouvoir public. Des lois ont été modifiées pour
répondre à leurs demandes, ainsi que la constitution. Mais cela
ne fut pas suffisant et à partir des années 2000, après
d'importantes révoltes sociales, les mouvements autochtones
organisés ont développé, particulièrement en
Bolivie, la thèse de la plurinationalité et ont revendiqué
une véritable transformation de l'État par une Assemblée
constituante pour inclure les peuples autochtones dans la société
et dans la structure du pouvoir étatique. Ainsi le NCL naquit et fut
consacré dans les constitutions de Bolivie et d'Équateur.
Ensuite, dans une deuxième partie, nous allons
approfondir l'étude de ces constitutions singulières,
marquées par l'élément autochtone, et analyser leurs
avancées dans la question autochtone, en mettant en exergue leurs traits
communs et leurs différences les plus significatives. Pourtant, nous
n'allons pas nous contenter d'étudier la lettre de la constitution.
Cette théorie constitutionnelle étudiée dans la
première partie évoque une volonté d'émancipation
sociale pour transformer l'État de bas en haut, ainsi nous allons dans
cette deuxième partie analyser également les difficultés
de concrétisation des nouvelles normes constitutionnelles dans ces deux
pays, spécifiquement en ce qui concerne l'interprétation
constitutionnelle faite par une cour qui a traditionnellement des vocations
élitistes et contre-majoritaires.
33
PREMIÈRE PARTIE
La reconnaissance constitutionnelle des droits des
peuples autochtones
La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples
autochtones passe en premier lieu par les revendications des peuples
autochtones de l'Amérique latine, qui se sont unis à partir de la
fin du XIXe siècle pour lutter pour la reconnaissance de
leurs droits, surtout au niveau international. Parmi leurs revendications
figurent non seulement les droits territoriaux, mais également la
reconnaissance qu'ils sont des groupes différents de ceux qui sont
représentés au pouvoir, la reconnaissance qu'ils sont
marginalisés, et qu'ils ont besoin de droits spéciaux pour
pouvoir intégrer la société (et non pas s'intégrer
dans la société, ce qui évoquerait davantage une
assimilation). Ainsi, pour que les demandes des peuples autochtones, souvent
contraires au droit comme conçu par l'occident, soient atteintes, il a
fallu refonder les États concernés. Ce processus de refondation
de l'État pour inclure les peuples et nations autochtones dans sa
formation et dans la société est connu sous le nom nouveau
constitutionnalisme latinoaméricain (NCL), une nouvelle théorie
constitutionnelle qui se forme surtout à partir de la
réalité des pays andins. Ce mouvement de reconnaissance
constitutionnelle des droits des peuples autochtones en Amérique latine
a surtout l'objectif de surmonter la colonialité des constitutions
latinoaméricaines (Chapitre I) pour transformer l'État. Cette
transformation est consacrée de manière plus poussée dans
les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, malgré le
développement normatif constitutionnel à deux vitesses (Chapitre
II).
34
Chapitre I - Une tentative de surmonter la
colonialité de la dogmatique constitutionnelle
La dogmatique constitutionnelle stabilise les arguments et
l'interprétation du droit, elle est comprise comme un ensemble de
concepts et de catégories sur lesquels le
35
droit constitutionnel est fondé et à partir
desquels il est structuré. La constitution, objet principal des
études de droit constitutionnel, est la norme fondamentale de
l'État, c'est-à-dire la norme qui fonde l'État (ses
règles et ses principes) et devant laquelle la société
doit s'incliner. La constitution, ainsi que le droit constitutionnel
latino-américain, ont été importés depuis l'Europe
et les États-Unis. Dans ces pays, la constitution a émergé
comme un produit des révolutions, notamment la Révolution
française et l'Indépendance des États-Unis, faites par
des groupes qui ont pris le pouvoir et pour ces mêmes
groupes, qui étaient auparavant quelque peu marginalisés. Ce
constitutionnalisme que nous appellerons occidental s'articule autour du
système capitaliste. Ce dernier est apparu avec la modernité et
est devenu hégémonique, étant maintenu par le
constitutionnalisme occidental lui-même. Dans les pays d'Amérique
latine, ce constitutionnalisme a été importé pour
sauvegarder les intérêts des élites économiques des
nouveaux États indépendants, ces élites étant des
descendants des colons européens. Le seul intérêt de ces
élites était leur émancipation économique
vis-à-vis des métropoles (Espagne et Portugal). Ainsi, tous les
États d'Amérique latine ont été conçus, au
moment de l'indépendance survenue au XIXe siècle, sous
le modèle occidental, c'est-à-dire à partir du
modèle constitutionnel de l'État-nation.
Les peuples originaires du continent ont été
exclus de ce processus de fondation de l'État et plus encore, leurs
cultures politiques, sociales, juridiques et linguistiques ont
été niées par l'État. Les peuples autochtones
devaient être assimilés à la culture occidentale puis
intégrés dans l'État, indivisible et universel. Bien que
l'histoire de la colonisation soit importante pour la pleine
compréhension du sujet, elle devrait faire l'objet d'une recherche
à part entière, nous nous concentrerons ici sur l'histoire
postcoloniale du continent latino-américain et, surtout, des pays
andins, objets de cette étude. En d'autres termes, nous nous
intéresserons ici aux options novatrices apportées par les
mouvements autochtones pour la (re)valorisation de leur culture par
l'État à travers le constitutionnalisme. Nous nous
intéresserons donc à la naissance et au développement du
NCL à partir des luttes autochtones (Sect. I) et à la
transformation étatique qu'il produit, en mettant l'accent sur la
plurinationalité (Sect. II).
36
Section I - Le développement d'un nouveau
constitutionnalisme lié au développement des revendications
autochtones
Les grands mouvements qui ont lié autochtones et
paysans dans les pays andins ont développé un nouveau type de
constitutionnalisme. Ce dernier sert à refonder les structures de
l'État, conçu sous le modèle occidental qui en fait un
État d'exclusion, qui ne prend pas en compte la réalité du
continent. Ainsi, pour comprendre le développement du NCL, il faut
comprendre comment il est apparu, quelle est la réalité sociale
de ces pays et quelles sont les revendications de leurs populations. Ce
constitutionnalisme est né des mouvements sociaux autochtones paysans
(A) et il se développe progressivement dans le temps (B), selon les
aspirations sociales, dans un contexte d'émancipation.
A - Un constitutionnalisme né des mouvements
autochtones
La volonté politique des classes populaires des pays
d'Amérique latine a été considérée comme un
phénomène juridique nouveau, car elle a démontré
qu'une grande mobilisation sociale et politique pouvait être «
capable de diriger une nouvelle institutionnalité39,
fondée sur le pluralisme juridique démocratique participatif
»40.
L'histoire de toute l'Amérique latine est
marquée par la domination et l'esclavage des peuples par les
colonisateurs européens. Les cultures autochtones, c'est-à-dire
leur mode d'organisation de la société, ont disparu au profit
d'une culture officielle, phénomène qui est le produit des
classes dominantes composées de blancs descendants d'Européens.
Le colonisateur a introduit son mode de vie en faveur des classes sociales les
plus riches,
[...] il n'y a eu aucune opportunité ou volonté
d'émanciper les peuples qui vivaient ici, au contraire, leurs cultures
et leurs volontés ont subi,
39 Nous avons choisi de traduire le terme «
institucionalidad » par « institutionnalité ».
Cela fait référence au mode de fonctionnement des
institutions.
40 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno,
PAVI Carmelice Faitão Balbinot, « Os movimentos sociais na
américa latina do século XXI: um novo paradigma », in
CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.),
Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São
Leopoldo : Karywa, 2015, p. 11.
37
au fil des années, un objectif de "chosification",
occultant leurs droits et favorisant toutes les formes d'abandon social.
L'État est né des élites et non des désirs de la
population, ce qui laisse des traces jusqu'à nos jours41.
En effet,
[...] la période coloniale a placé les peuples
originaires dans une position subordonnée. Leurs territoires et leurs
ressources ont fait l'objet de vol et d'expropriation par des tiers ; leur
main-d'oeuvre a été exploitée, et même leur destin
comme peuple leur a été arraché de leurs mains.
L'idéologie de "l'infériorité naturelle des indiens" et la
figure juridique de la tutelle indigène ont permis de stabiliser
durablement le modèle de subordination autochtone. L'indépendance
politique des colonies américaines vis-à-vis des
métropoles n'a pas signifié la fin de cette subordination. Les
nouveaux États latinoaméricains se sont organisés sous de
flamboyantes constitutions libérales, mais avec des projets
néocoloniaux d'assujettissement autochtone 42.
Selon FAJARDO, au XIXe siècle, le projet créole
(les descendants des colons européens) de sujétion autochtone
dans le constitutionnalisme libéral s'exprimait sous trois techniques
constitutionnelles :
a) assimiler ou convertir les indiens en citoyens titulaires
de droits individuels par la dissolution des peuples d'indiens - qui avaient
des terres, des autorités propres et une justice indigène - pour
empêcher les révoltes autochtones ; b) réduire, civiliser
et christianiser les peuples autochtones qui n'étaient pas encore
colonisés, lesquels étaient appelés "sauvages" par les
constitutions, pour étendre les frontières agricoles ; et c)
mener des guerres offensives et défensives contre les nations indiennes
- avec lesquelles les couronnes avaient signé des traités et avec
lesquelles les Constitutions appelaient "barbares" - pour annexer leurs
territoires à l'État43.
Il y a aujourd'hui la construction sur le continent d'un
constitutionnalisme transformateur qui remet en cause toute la formation
coloniale juridico-économique et sociale de l'État. Ce mouvement
d'émancipation sociale ne pouvait venir que des classes
41 Ibid., p. 12.
42 FAJARDO Raquel, « El horizonte del
constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la
descolonización », in GARAVITO César Rodríguez
(dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento
jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores,
2011, p.139.
43 Ibid., p. 140.
38
ignorées par l'État : les autochtones et les
afrodescendants qui ont été assujettis et dominés tout au
long de la construction de l'État moderne. Les peuples autochtones sont
les principaux protagonistes de ce nouveau constitutionnalisme transformateur,
d'autant plus qu'ils sont plus nombreux que les peuples d'ascendance africaine
dans les pays où le NCL est né et se développe dans la
pratique. En Bolivie, le nombre de personnes qui se déclarent
autochtones dépasse le nombre de personnes non autochtones
réunies. Cela montre qu'il ne suffit pas aux autochtones d'être
nombreux, car en Bolivie les autochtones sont majoritaires et pourtant ils
étaient ignorés par l'État. Ce dernier ne promouvait
aucune politique publique en faveur des peuples autochtones. Il s'agit donc
d'un problème profond au sein de la formation de la
société actuelle : la colonialité du pouvoir,
c'est-à-dire le problème du pouvoir dans les mains des
élites qui se sont formées à l'époque coloniale,
empêchant l'émancipation populaire.
Le droit dans ces États est moniste,
c'est-à-dire que l'État est la source unique et exclusive du
droit. Ainsi, il n'y a pas de place pour d'autres formes d'organisations
sociales, juridiques, sociales ou économiques. Actuellement
[...] la structure hiérarchique des normes est une
théorisation eurocentrique de la science juridique. Consolidée
par Hans Kelsen dans sa Théorie pure du droit, la proposition de
soumettre les normes de régulation sociale à d'autres normes qui
lui donnent une efficacité jusqu'à atteindre une norme
fondamentale s'est répandue dans tout l'Occident et une grande partie de
l'Orient. Cela signifie que toutes les expressions de droit des
différentes sociétés doivent être validées,
identifiées à la loi, pour pouvoir produire des effets et
être opposables entre les membres de ces sociétés. En somme
: n'est du droit que le droit posé, c'est-à-dire le droit
positif, validé par une norme supérieure [...] 44.
Pourtant, « ce modèle actuel de droit,
fondé sur une matrice hégémonique et élitiste, ne
suffit plus [...]. Ce modèle unique et souverain est inefficace pour la
réalité sociale, en raison de l'inadéquation entre
l'État de droit et la réalité des peuples
»45.
L'intensification des nouveaux mouvements sociaux
générés en Amérique latine, à la fin du
20e siècle et au début du 21e
siècle, passe par la problématique du
44 FERRAZZO Débora, « O novo
constitucionalismo e dialética da descolonização »,
in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.),
Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São
Leopoldo : Karywa, 2015, p. 32.
45 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno,
PAVI Carmelice Faitão Balbinot, op. cit., p. 15.
39
développement économique et social, à
travers des expériences particulières dans le cadre des
politiques néolibérales, qui ont élargi encore plus les
inégalités sociales sur le continent. Au cours de cette
période, l'Amérique latine
[...] a connu des changements considérables sur le plan
politique, avec des tendances socialistes, nationalistes ou
développementalistes, qui indiquent une autre ligne de changement
politico-idéologique fondée sur la critique aux modèles
libéraux, sur le dialogue entre les pays latino-américains et sur
le sauvetage de l'émancipation politique et économique pour le
développement latino-américain46.
Boaventura de Sousa Santos47 considère que
le dépassement du modèle excluant et capitaliste structuré
dans l'ordre social et juridique latino-américain réside dans les
mouvements sociaux qui ont émergé dans les années 1970 et
1980, mouvements qui délimitent « la possibilité de
reconnaissance de la capacité de devenir de nouveaux sujets historiques
légitimés pour une intervention juridique non étatique
»48.
Les mouvements sociaux des années 70 et 80 doivent
être compris comme des sujets collectifs transformateurs, « issus de
couches sociales diversifiées et s'inscrivant dans une pratique
politique quotidienne avec un certain degré "d'institutionnalisation",
imprégnés de principes, de valeurs communes et visant la
réalisation des besoins humains fondamentaux »49.
Au niveau global, l'ethnique et l'ethnicité comme
phénomène à la fois social et politique ont suivi une
évolution et une transformation complexes. D'un phénomène
social marginal de qualité subalterne, il est devenu une puissance
capable de structurer « des mouvements sociaux explosifs à travers
le monde, liés, comme dans le cas de certains pays du "premier monde",
à des revendications autonomes, dans d'autres pays, à des
composantes de croyances religieuses et dans les nôtres aux processus
anticoloniaux »50. Dans la région andine, le processus
de construction de nouvelles perspectives socioculturelles a pris la forme
d'une mobilisation sociale et politique basée sur
l'élément autochtone. Ce processus a entraîné des
changements impensables au début du siècle,
46 Ibid., p. 19.
47 Ibid., p. 20.
48 Ibid., p. 20.
49 WOLKMER Antônio Carlos, Pluralismo
jurídico: fundamentos de uma nova cultura do direito, 3e ed.,
São Paulo : Alfa-Omega, 2001, p. 122.
50 BARRIOS Ramiro Molina et PINTO Alcides Vadillo,
Los Derechos de los Pueblos Indígenas en Bolivia Una
introducción a las normas, contextos y processos, La Paz : CEBEM,
2007, p. 4.
40
comme l'émergence de la plurinationalité et tout
un constitutionnalisme fondé sur leurs revendications. La Bolivie et
l'Équateur
[...] ont incorporé depuis plus de quinze ans un
ensemble important de normes qui ont conduit à réformer la
logique de fonctionnement de l'État, qui oscillait entre la recette
néolibérale et l'élan démocratisant de la gauche,
qui ont convergé dans la consolidation d'un État plurinational,
dont l'essence philosophique est de remettre en question le courant
libéral de l'État-nation, qui depuis l'époque
républicaine avait exclu de la construction étatique les
sociétés ethniques et pluriculturelles qui existent dans ces deux
pays. En Bolivie, la présence des peuples autochtones représente
66,4% de la population nationale, en Équateur, selon le recensement de
2001, elle n'atteint que 6,8% de la population totale. Malgré les
différences substantielles de population, nous pouvons tout de
même en déduire que le mouvement autochtone dans les deux pays a
contribué de manière significative à la conception
actuelle de l'État 51.
Les mouvements sociaux autochtones ont émergé
dans les deux pays andins dans les années 70 et 80 à la suite de
profonds changements structurels et sociaux qui ont eu lieu dans la seconde
moitié du XXe siècle. « La plus importante a peut-être
été la réforme agraire, qui visait à convertir les
Indiens en paysans métis, mais a généré des
processus qui ont rendu possible l'émergence d'identités
autochtones »52. La migration autochtone de la campagne vers
les villes et leur accès à l'éducation ont
contribué à renforcer l'idée d'affirmer leurs
identités ethniques. « Ces acteurs interrogent le modèle de
la nation homogène et métisse, proposant une intégration
nationale qui ne passe pas par l'assimilation, mais par la reconnaissance de
leur différence »53.
Les mouvements autochtones en Bolivie
Au début de la décennie 1980, les peuples
autochtones des Basses Terres de Bolivie furent les protagonistes du processus
d'articulation interethnique qui eut pour résultat la création
des premières organisations revendicatives comme mesure de
défense face à la « perte des terres traditionnelles,
d'exploitation du travail, d'oppression
51 COLPARI Otto, « La nueva participación
ciudadana en ecuador y bolivia. Resultados de la lucha del movimiento
indígena - campesino?» [en ligne], Revista crítica de
ciências sociales y jurídicas, 2011, n. spécial
amérique latine, p. 1-2. Disponible sur
https://theoria.eu/nomadas/MT_americalatina/ottocolpari.pdf
consulté le 12 juillet 2022.
52 RODRIGUEZ Edwin Cruz, « Estado
plurinacional, interculturalidad y autonomía indígena: Una
reflexión sobre los casos de Bolivia y Ecuador », Revista VIA
IURIS, n. 14, 2013, p. 57.
53 Ibid., p. 57.
41
culturelle et de pillage de ressources naturelles
»54. Durant cette première étape du processus
d'articulation autochtone, la Centrale indigène de l'orient bolivien
« se constitua comme organisation pour regrouper les peuples du
département de Santa Cruz dans les régions de Chiquitanía,
du Chaco et d'Amazonie, lieu de naissance du mouvement autochtone bolivien
»55. Au milieu des années 90, la Centrale
Indigène de l'orient bolivien assuma le rôle d'organisation
national en devenant la Confédération des peuples autochtones de
Bolivie (CIDOB), représentant devant l'État les 34 peuples
autochtones des Basses Terres.
Durant cette première période, les peuples
autochtones ont cherché à surmonter les difficultés
inhérentes à un secteur social politiquement et
économiquement inférieur et très récemment
organisé. À cette fin, ils ont créé une alliance
avec des paysans syndicalisés, sous une perspective plus marxiste que
culturaliste, car ces derniers avaient également souffert des politiques
de réforme agraire ratées et de la servitude à la
campagne.
Ils élaborèrent ainsi des revendications
communes, et non sectorielles, en amplifiant l'impact des demandes et en les
associant à d'autres thèmes plus généraux. C'est
pourquoi ils envisagèrent par exemple la restitution de leurs
territoires par l'État, comme le paiement d'une dette historique
républicaine plutôt que comme un simple processus de
reconnaissance territoriale, mis à la mode par l'ONU ; ils exigeaient le
contrôle de l'appropriation des ressources naturelles de leurs
territoires, non seulement pour récupérer le contrôle de
leur habitat traditionnel, mais comme une action de renforcement de la
démocratie et de l'État national qui s'efforçait de
retrouver une souveraineté usurpée par les processus de
privatisation et de cession du patrimoine national56.
Après avoir consolidé leurs alliances et leur
agenda, les peuples autochtones ont choisi la marche comme stratégie de
mobilisation57 pour faire pression sur le gouvernement dans le but
de matérialiser leurs droits. Ils combinèrent la mobilisation
dans la rue avec une prise de position publique.
54 TAMBURINI Leonardo, « Peuples autochtones
en Bolivie : du renforcement territorial aux autonomies », in BELLIER
Irène (dir.), Terres, territoires, ressources : politiques, pratiques et
droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, p. 126.
55 TAMBURINI Leonardo, op.cit., p. 126.
56 TAMBURINI Leonardo, op. cit., p. 127.
57 Durant ces marches, ils pouvaient parcourir des
dizaines, voire des centaines de kilomètres.
42
Ils structurèrent la défense de leurs demandes
autour de la construction de propositions fondamentalement législatives.
Ce dernier point mit en valeur leur action et leur permit de devenir
légitimes aux yeux de la société en tant que secteur
manifestant pour obtenir réponse à des demandes concrètes
qui pouvaient être réalisables par l'élaboration et la
modification des normes légales [...]58.
Par exemple, un des résultats de la marche de 1990 a
été que la Bolivie a ratifié la Convention 169 de l'OIT et
en 1994 le pays a incorporé dans la Constitution de l'État les
principaux droits autochtones en ce qui concerne leurs terres ainsi que la
reconnaissance de leurs personnalités juridiques et le maintien en
vigueur de leurs systèmes traditionnels de justice.
Au début des années 2000, de violents conflits
générés par la tentative de privatisation de l'eau potable
(en 2000) et du gaz bolivien (en 2003) et de nouvelles mobilisations
autochtones/paysannes (en 2002 et 2003), qui exigeaient la convocation d'une
Assemblée constituante pour rédiger une constitution non
eurocentrée et qui correspond à la réalité sociale,
ont eu lieu. Ces phénomènes ont débouché sur
l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales Ayma, premier président
autochtone du continent, en 2005. Finalement, en 2006, l'Assemblée
constituante put être convoquée et la nouvelle constitution de
l'État put être promulguée en 2009, après des
années de conflits sociaux que l'opposition politique avait
déclenchés.
Les mouvements autochtones en
Équateur
La première marche autochtone (levantamiento
indígena) en Équateur a eu lieu en juin 1990 et elle a
marqué le début du mouvement autochtone organisé. Durant
la première phase du mouvement (1990-1994), les mobilisations
étaient liées aux luttes pour les terres et territoires
autochtones et la problématique agraire des communautés
autochtones et paysannes, principalement celles de l'Amazonie
équatorienne. Cette marche fut possible grâce à
l'organisation menée par la Confédération des
nationalités autochtones de l'Équateur (CONAIE), fondée en
1986. À l'instar de la Bolivie, les années 70 et 80 en
Équateur furent marquées par la solidification de la construction
de l'identité autochtone. Parmi les plus grandes mobilisations, nous
pouvons souligner la mobilisation nationale autochtone susmentionnée de
1990 ; la marche menée par l'Organisation des peuples autochtones de
Pastaza (OPIP), exigeant la démarcation des territoires
58 Ibid., p. 128.
43
autochtones en Amazonie en avril 1996 ; la mobilisation pour
les 500 ans de résistance autochtone également en 1996 et la
marche des autochtones et des paysans en juin 1994 contre la nouvelle
législation agraire qui a paralysé le pays pendant deux
semaines59.
À la fin des années 90 et au début des
années 2000, le mouvement autochtone en Équateur fut le principal
protagoniste des manifestations et des mobilisations sociales. En effet, la fin
du 20e siècle fut une période marquée par
l'instabilité politique en Équateur. Nous pouvons souligner la
mobilisation de juillet 1999 qui a réussi à contraindre le
gouvernement d'annuler la hausse des prix des combustibles et la mobilisation
de janvier 2000, dont le résultat a été le renversement du
président Jamil Mahuad.
Durant cette période, nous pouvons vérifier que
l'accumulation politique des luttes des mouvements populaires permet à
ces organisations d'assumer un rôle crucial dans les processus de
résistance au néolibéralisme capitaliste. Avec la
croissance de l'intensité et de la combativité des conflits, il
devient indispensable de renforcer ces organisations qui prennent conscience de
leur force de bloc historique des opprimés60.
Après la mobilisation de 2001, les autochtones ont eu
une plus grande participation au sein de l'État, avec des
représentants élus à l'Assemblée nationale et des
alliances de leur parti avec le gouvernement en place ; les mobilisations ont
alors connu un relatif déclin. Pourtant en mars 2006, le mouvement
autochtone était à la tête des mobilisations nationales
déclenchées par la négociation d'un traité de
libre-échange avec les États-Unis. Durant les élections de
2006, la CONAIE a soutenu la candidature de Rafael Correa (candidat de la
gauche qui se revendiquait anti-impérialiste) dont la promesse centrale
de campagne était la convocation d'une Assemblée constituante
pour mettre en place un État plurinational, qui était
revendiqué par la CONAIE depuis le début du siècle et qui
fut mis en place avec la nouvelle constitution adoptée en 2008.
59 MALDONADO Fernando José, Estado e
movimento indígena no equador: do multiculturalismo neoliberal ao Estado
plurinacional degradado (1990-2017), thèse de doctorat : Sciences
sociales (sous la direction d'ALMEIDA Antônio Jorge), Salvador :
Université Fédérale de Bahia, 2018, p. 27.
60 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os
(des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde
a plurinacional idade e a Libertação, thèse de
doctorat : droit, État et Société (sous la direction
d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis :
Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 107.
44
B - Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps
Selon Maldonado61, les processus constituants
latinoaméricains du 21e siècle doivent être
observés dans le cadre du dépassement d'une tradition
juridico-politique coloniale, marquée historiquement par la violence,
l'exclusion et la domination des peuples originaires. Dans ce processus de
transformation, le domaine juridique est devenu un élément
fondamental pour la compréhension des propositions de changement dans le
continent, car les pays qui sont passés par ces changements ont choisi
de les faire à partir du spectre constitutionnel. En effet, nous avons
pu constater que les mouvements autochtones initiés dans les
années 70 ont été l'épicentre des changements
constitutionnels en Bolivie et en Équateur. À la suite des crises
du modèle néolibéral, il y eut des revendications de
nouveaux droits sociaux parmi toutes les franges de la population, ces droits
incorporent la vision autochtone, comme le droit à l'eau, le buen
vivir, la sécurité alimentaire ou les droits de la nature
hors de l'optique occidentale62. Ces mouvements furent
initiés dans les années 70, mais les constitutions qui consacrent
ces droits, revendiqués surtout par les peuples autochtones dans les
rues, ne furent promulguées que dans les années 2000 (2008 pour
l'Équateur et 2009 pour la Bolivie). Les mouvements autochtones ont donc
eu besoin de presque 40 ans pour consolider un État plurinational,
État que nous étudierons plus profondément dans la
prochaine section. Comme les mouvements autochtones sont la raison et le
fondement du NCL, il est logique que ce dernier ait pris lui aussi 40 ans pour
se développer.
Pastor et Dalmáu63 nous enseignent que,
malgré les avancées du constitutionnalisme européen
à partir du constitutionnalisme démocratique des premières
décennies du 20e siècle, compris comme le
constitutionnalisme qui exprime la volonté du peuple et non plus un
constitutionnalisme de limitation de pouvoir, c'est en Amérique latine
que nous trouvons les tentatives de réalisation pratique du
constitutionnalisme démocratique, fruit des conditions sociales et
politiques présentes dans certains pays.
61 MALDONADO E. Emiliano, « Reflexões
críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi
(2007-2008) », Revista brasileira de políticas
públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 133.
62 FAJARDO Raquel, « El horizonte del
constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la
descolonización », in GARAVITO César Rodríguez
(dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento
jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores,
2011, p. 149.
63 MARTÍINEZ DALMÁU Rubén et
VICIANO PASTOR Roberto, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano:
fundamentos para una construcción doctrinal », Revista General
de Derecho Público Comparado, n. 9, 2011, p. 5.
45
Malgré les divergences avec le constitutionnalisme
européen d'après-guerre, également appelé
néoconstitutionnalisme, il est possible d'affirmer que, dans les
années 80 et 90, la plupart des pays d'Amérique latine ont suivi
les grandes tendances du constitutionnalisme démocratique contemporain,
principalement en raison de l'élargissement du catalogue des droits
fondamentaux et de nouvelles garanties juridiques qui ont été
insérées dans les textes constitutionnels. Cependant, le
constitutionnalisme en Amérique latine a reçu de nouvelles
idées et perspectives, notamment avec la promulgation des Constitutions
du Venezuela (1999), de l'Équateur (2008) et de la Bolivie
(2009)64.
Selon Fajardo65, nous pouvons classer ce nouveau
constitutionnalisme en trois cycles : le constitutionnalisme multiculturel, qui
s'est développé entre 1982 et 1988 ; le constitutionnalisme
pluriculturel, qui s'est développé entre 1989 et 2005 et enfin le
constitutionnalisme plurinational, qui s'est développé entre 2006
et 2009. Les trois cycles du mouvement constitutionnel latinoaméricain
ont remis en cause, progressivement, les éléments centraux qui
servaient à définir les États latinoaméricains tels
qu'ils ont été dessinés dans le XIXe
siècle, ce qui constitue un projet majeur de décolonisation de
l'État.
Le premier cycle : le constitutionnalisme
multiculturel (1982-1988)
Ce premier cycle de l'horizon du nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain fut marqué par l'émergence du
multiculturalisme et par les nouvelles demandes des peuples autochtones, qui
renforçaient leur identité. « Deux constitutions
centraméricaines, celle du Guatemala en 1985 et celle du Nicaragua en
1987, s'inscrivent dans cet horizon, cherchant à réconcilier
leurs sociétés et à répondre aux revendications
autochtones dans le cadre des processus de guerre »66. Ces deux
constitutions ont reconnu la formation multiethnique, multiculturelle et
multilingue de leurs pays et elles ont reconnu également certains droits
spécifiques à des groupes autochtones. La constitution
brésilienne de 1988 adopta également une vision multiculturelle
de son pays en reconnaissant des droits spécifiques aux peuples
autochtones, comme le droit collectif et originaire à la terre et le
droit aux peuples autochtones de gérer seuls les ressources naturelles
que se trouvent dans leurs territoires. C'est durant cette époque de
renforcement
64 DE SOUZA Lucas Silva, DO NASCIMENTO
Valéria Ribas et BALEM Isadora Forgiarini, « O novo
constitucionalismo latino-americano e os povos indígenas: A visão
do direito a partir dos caleidoscópios e dos monóculos »,
Revista Brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2,
2019, p. 582.
65 FAJARDO Raquel, op.cit., p. 140-141.
66 Ibid., p. 141.
46
de l'identité autochtone que les peuples autochtones
ont pu s'organiser politiquement en Bolivie et en Équateur, notamment
à travers la CIDOB et la CONAIE.
Le deuxième cycle : le constitutionnalisme
pluriculturel (1989-2005)
Ce cycle de la transformation constitutionnelle
latinoaméricaine fut marqué par le développement d'un
constitutionnalisme pluriculturel dans la région. Les constitutions
promulguées dans cet espace de temps ont affirmé le droit
individuel et collectif à l'identité culturelle et à la
diversité culturelle introduites dans le premier cycle et sont
allées plus loin encore : ces constitutions développèrent
les concepts de nation multiculturelle et d'État
pluriculturel. Cette définition de la nature de la population
marqua l'avancée vers une redéfinition ou transformation de
l'État. Le pluralisme et la diversité culturelle se sont
convertis en principes constitutionnels et ont permis de fonder les droits des
autochtones, ainsi que les droits des afrodescendants et d'autres groupes
minorisés67. Les constitutions de ce cycle ont
été également influencées par la Convention 169 de
l'OIT (1989), qui prévoit pour les peuples autochtones, entre autres
droits, le droit à l'éducation bilingue, le droit collectif
à la terre et le droit à la consultation préalable libre
et informée.
Le changement le plus important de ce cycle fut cependant
l'introduction du pluralisme juridique, qui a causé une rupture avec
l'idée du monisme juridique. Ainsi, les constitutions de ce cycle ont
reconnu les autorités autochtones, leurs normes, leurs procédures
et leur justice, autrement dit, leur droit consuétudinaire. À
partir de cette reconnaissance des autorités autochtones, l'idée
classique de souveraineté, de monopole du droit par les organes ou
pouvoirs souverains de l'État et de violence légitime est remise
en cause. Les sources du droit et de la violence légitime sont «
pluralisées », puisque ces derniers peuvent être
exercés non seulement par l'État, mais aussi par les
autorités autochtones de chaque peuple autochtone, toujours sous
contrôle constitutionnel. Nous pouvons citer comme exemple de
constitution pluriculturelle les constitutions de Colombie (1991), Paraguay
(1992), Pérou (1993), Argentine (1994), Bolivie (1994), Équateur
(1996 et 1998) et Venezuela (1999), ainsi que la réforme
constitutionnelle mexicaine de 1992.
La reconnaissance du pluralisme juridique durant ce cycle fut
possible dans un contexte caractérisé par plusieurs facteurs : la
demande
67 Ibid., p. 142.
47
autochtone de reconnaissance de leur propre droit, le
développement du droit international sur les droits autochtones,
l'expansion du discours du multiculturalisme et les réformes
structurelles de L'État et de la Justice68.
Pourtant, ce cycle fut également marqué par
l'implémentation de réformes néolibérales dans le
cadre de la globalisation.
En d'autres termes, l'adoption simultanée des approches
néolibérales et des droits autochtones dans les Constitutions,
entre autres facteurs, a eu pour conséquence pratique la neutralisation
des nouveaux droits conquis [...]. L'incorporation de nouveaux droits et
pouvoirs autochtones, ainsi que la ratification de traités de droits
humains qui sont devenus partie intégrante du bloc constitutionnel, ont
généré, en quelque sorte, une inflation des droits sans
correspondance avec les mécanismes institutionnels capables de les
rendre effectifs. Ces changements constitutionnels ont laissé en attente
la tâche encore incomplète de révision de l'ensemble du
droit constitutionnel, administratif, civil, pénal, etc., afin de rendre
compte des nouveaux droits et attributions publics reconnus aux peuples
autochtones [...]69.
Cela généra des disputes internes, p. ex., le
pouvoir législatif de nombreux
pays réclame qu'on lui attribue la souveraineté
d'édicter les lois sans être conditionné à
la consultation préalable des peuples autochtones. Il
en va de même pour la juridiction
autochtone, qui génère des disputes de
compétence et d'interprétation des droits humains.
Le troisième cycle : le constitutionnalisme
plurinational (2006-2009)
Le troisième cycle de l'horizon du constitutionnalisme
latinoaméricain est marqué par les processus constituants de la
Bolivie (2006-2009) et de l'Équateur (2008), dans le contexte de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de
2007. Ces deux constitutions innovent en prévoyant la
plurinationalité de façon expresse. Selon Fajardo70,
elles proposent une refondation de l'État à partir de la
reconnaissance expresse des peuples autochtones comme peuples originaires,
oubliés par la fondation républicaine, et avec cela elles posent
le défi historique de mettre fin au colonialisme. Les peuples
autochtones dans ce cycle ne sont plus compris comme une
68 Ibid., p. 144.
69 Ibid., p. 143.
70 Ibid., p. 149.
48
partie de la population de l'État avec une culture
différente, mais comme des nations originaires du continent
américain, ayant le droit à l'autodétermination. Autrement
dit, les autochtones sont reconnus comme des sujets politiques collectifs qui
ont le droit de déterminer leur propre futur, de s'autogouverner et de
participer à de nouveaux accords avec l'État, qui dès lors
réunit diverses nations71.
Les revendications autochtones pour la création de
nouveaux droits qui incorporerait la perspective autochtone dans la
constitution, comme le droit fondamental à l'eau, le buen
vivir, entre autres, ont gagné en force lors de la crise du
modèle néolibéral installé en Amérique
latine durant les années 90 et ont finalement pu être satisfaites
par les processus constituants de ce troisième cycle. Les constitutions
du troisième cycle s'inscrivent de manière explicite dans un
programme décolonisateur et affirment le pluralisme juridique, la
dignité de tous les peuples et cultures ainsi que
l'interculturalité.
Un constitutionnalisme toujours en
transition
Le constitutionnalisme latinoaméricain est
considéré comme un constitutionnalisme de transition. De plus,
selon Boaventura de Sousa Santos72, les mouvements sociaux des
années 80, 90 et 2000 ont subverti les fondements des transitions «
canoniques », autrement dit occidentales. Selon ces fondements, une telle
transition est achevée lorsque toutes les caractéristiques de la
démocratie représentative sont présentes. Pour les peuples
autochtones, la transition a une durée plus étendue, elle
commence avec la résistance au colonialisme et elle se termine seulement
lorsque l'autodétermination des peuples est pleinement reconnue. Les
transformations se situent donc dans un contexte beaucoup plus large de
l'émancipation et de la libération. De plus, les transitions
« canoniques » ont une conception de temps linéaire, qui va du
passé vers le futur et les peuples autochtones demandent une transition
vers leur passé ancestral et précolonial. Finalement, les
transitions « canoniques » se passent au sein de «
totalités homogènes »73 : l'alternance entre
dictature et démocratie en tant que régimes politiques
modernes.
Dans le cas des autochtones et des afrodescendants, les
transitions se produisent entre des civilisations différentes, des
univers culturels avec
71 En Équateur, le CODENPE (Conseil pour le
développement des nationalités et des Peuples de
l'Équateur) reconnait officiellement treize nationalités
autochtones. En Bolivie, la loi du régime électoral n. 26 de 30
juin 2010 reconnait 34 nationalités autochtones.
72 SANTOS Boaventura de Sousa,
Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una
epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad,
2010, p. 63-64.
73 Ibid., p. 65.
49
leurs propres visions du monde dont le dialogue possible,
malgré tant de violence et tant de silences, n'est possible que par la
traduction interculturelle et toujours avec le risque que les idées les
plus fondamentales, les mythes les plus sacrés, les émotions les
plus vitales se perdent dans le transit entre différents univers
linguistiques, sémantiques et culturels. Autrement dit, lorsqu'elle est
réussie, la transition est dans ce cas aussi une transition
conceptuelle, qui se configure comme un métissage
conceptuel74.
Nous pouvons citer comme exemple le droit de la Pachamama
(la nature) dans la constitution de l'Équateur, qui fait le
dialogue interculturel entre le monde moderne occidental des droits et le monde
autochtone. De même, le buen vivir présent dans les
constitutions bolivienne et équatorienne est le résultat d'un
dialogue entre ces deux mondes.
Enfin, nous pouvons conclure que la transition
constitutionnelle du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain sera
complète seulement lorsqu'il y aura effectivement dans ces États
une démocratie participative plurielle, interculturelle et
écologiquement soutenable. Cela ne pourrait arriver que lors de
l'expérimentation : selon Santos75, il n'est pas possible de
résoudre aujourd'hui tous les problèmes ou de prévoir tous
les accidents qui sont le propre d'un constitutionnalisme transformateur,
certaines questions vont rester ouvertes, probablement dans le but de laisser
les futures assemblées constituantes y répondre.
Section II - La plurinationalité et
l'interculturalité pour la transformation de l'État
La plurinationalité est apparue dans le
troisième cycle du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain,
avec la promulgation des constitutions de la Bolivie et de l'Équateur.
À travers des assemblées constituantes représentatives des
peuples des pays et avec la participation directe de ces derniers à
l'élaboration et à l'approbation des nouvelles constitutions, les
constitutions de la Bolivie (2009) et de l'Équateur (2008) ont
innové en déclarant leurs pays comme des États
plurinationaux et interculturels. La plurinationalité, liée
à l'interculturalité, se révèle comme
l'élément le plus important pour
74 Ibid., p. 65.
75 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p.
110.
50
la transformation de l'État latinoaméricain
moderne. Cette transformation est synonyme de décolonisation et de la
refondation conséquente de l'État (A), qui passe par
l'émancipation sociale (B).
A - Une tentative de refondation de
l'État
La reconnaissance de l'État plurinational dans les
nouvelles constitutions de Bolivie et de l'Équateur est le
résultat de la recherche de dispositions institutionnelles qui rendent
possible la coexistence de différentes cultures, peuples ou nations au
sein d'un même État. L'État plurinational implique une
remise en cause radicale du concept d'État moderne, fondé sur
l'idée de nation civique et sur l'idée qu'en chaque État
il n'existe qu'une seule nation. « La plurinationalité est une
demande de la reconnaissance d'un autre concept de nation, la nation
conçue comme appartenance commune à une ethnie » ou à
une culture76.
Le concept d'État plurinational est apparu par la
première fois en Bolivie en 1983 dans le document intitulé «
Tesis Política » de la Confédération
syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Cela
n'impliquait pas la fragmentation de l'État, ou le séparatisme,
mais la reconnaissance de l'existence de différentes nations autochtones
dotées d'autonomie comme condition pour parvenir à la
décolonisation. « C'était un changement radical dans la
manière dont l'intégration nationale était conçue,
non plus comme assimilation de l'indien, mais comme reconnaissance de son
identité et de la diversité de la société
bolivienne »77. Sous la revendication de la
plurinationalité, les mouvements ont convergé « dans la
revendication des aspects tels que la reconnaissance de leurs formes
traditionnelles de gouvernement, de leurs droits collectifs et de leurs
autonomies territoriales, entre autres »78.
En Équateur, avec le concept d'État
plurinational, les mouvements ont réussi à concilier le terme
« national autochtone » avec le caractère unitaire de
l'État.
Les dirigeants autochtones ont expliqué à
plusieurs reprises que la plurinationalité n'impliquait pas une
fragmentation de l'État ou la création d'États dans
l'État, mais plutôt une forme d'intégration nationale autre
que l'assimilation, qui reconnait leur différence
76 Ibid., p. 81.
77 RODRIGUEZ Edwin Cruz, op.cit., p. 57.
78 Ibid., p. 57.
51
culturelle et des espaces d'autonomie et d'autogouvernement,
comme condition de la décolonisation et de la construction de relations
équitables ou d'interculturalité entre les différentes
cultures qui peuplent le pays79.
Ainsi, la reconnaissance de la plurinationalité porte
en elle la notion d'autogouvernement et d'autodétermination, mais pas
nécessairement la notion d'indépendance. L'idée
d'autogouvernement qui est derrière l'idée de
plurinationalité a de nombreuses implications :
[...] un nouveau type d'institutionnalité
étatique, une nouvelle organisation territoriale, la démocratie
interculturelle, le pluralisme juridique, l'interculturalité, les
politiques publiques d'un nouveau type (santé, éducation,
sécurité sociale), de nouveaux critères de gestion
publique, de participation citoyenne, de service public et de fonctionnaires
publics. Chacun d'eux constitue un défi aux prémisses sur
lesquelles s'établit l'État moderne »80.
Un nouveau type d'institutionnalité
La plurinationalité implique la fin de
l'homogénéité institutionnelle de l'État.
C'est-à-dire qu'au sein d'une même institution, les
différents modes d'appartenance institutionnelle sont
représentés, en fonction des droits collectifs reconnus ; ou
qu'au sein d'un État les différences sont
représentées par une dualité d'institutions. Ainsi, les
différences dérivées de la reconnaissance de la
plurinationalité peuvent être incarnées de deux
manières : au sein d'une même institution ou, quand les
différences l'exigent, dans des institutions distinctes. En Bolivie,
nous pouvons citer l'Assemblée législative comme exemple
d'hétérogénéité au sein d'une même
institution : elle est composée de sept circonscriptions autochtones,
dont les représentants sont élus selon les règles de leurs
propres communautés, par le biais de l'équivalence entre les
différents critères de représentation politique des
différentes cultures ou nations. Un autre exemple en Bolivie est le
Tribunal constitutionnel plurinational (TCP), autrement dit la cour
constitutionnelle bolivienne, où les juges sont élus selon les
critères de plurinationalité, avec représentation non
seulement du système ordinaire de droit, mais aussi du système
autochtone. À propos
79 Ibid., p. 57.
80 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p.
81.
52
de la dualité d'institutions, nous pouvons citer comme
exemple les autonomies territoriales autochtones, qui impliquent le pluralisme
juridique.
Une nouvelle organisation territoriale
Dans l'État libéral moderne, « la
crédibilité de l'universel est renforcée par des
métaphores d'homogénéité, d'égalité,
d'atomisation, d'indifférenciation. Les deux plus importantes sont la
société civile et le territoire national »81. La
première fait référence à la population et la
deuxième à l'espace géopolitique, les deux se
correspondant. Le constitutionnalisme plurinational rompt radicalement avec
cette construction idéologique, la société civile est
recontextualisée pour la reconnaissance de l'existence de diverses
nations et peuples, et le territoire national devient, à son tour, la
référence géospatiale de l'unité dans la
diversité. Dans l'État plurinational, il y a donc des nations
autochtones organisées en autonomies justifiées par leurs
histoires ancestrales, qui ne vont pas toujours correspondre au territoire
politique d'un département ou d'une commune (autonomies produites par la
décentralisation de l'État).
L'interculturalité
Le concept d'interculturalité, développé
parmi les critiques aux politiques multiculturelles, fut articulé par
les mouvements autochtones à partir des années 80 en
référence au problème de l'éducation et,
particulièrement en Équateur, comme l'élément
principal de la décolonisation. « Au cours des dernières
décennies, le principe de l'interculturalité a guidé les
demandes, les actions et les propositions du mouvement [autochtone],
dirigées à repenser et à refonder l'État
»82. Ces demandes, actions et propositions, à leur tour,
ont servi à définir les bases sémantiques de
l'interculturalité. Cette dernière va au-delà d'une simple
relation entre cultures, elle se réfère à des changements
profonds pour que toutes les cultures soient représentées et
articulées sur les plans économique, social, juridique,
politique, du savoir et dans la construction d'une société
plurinationale83. Ainsi, l'interculturalité vise la
construction de relations équitables entre les cultures et en même
temps renforce la nécessité d'échanges et d'apprentissage
mutuel. Pour que ces échanges soient faits de manière
équitable, les
81 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p.
93.
82 WALSH Catherine, Interculturalidad, Estado,
sociedad: luchas (de)coloniales de nuestra época, ed. Abya-Yala,
Quito : Universidad Andina Simón Bolívar, 2009, p. 53.
83 Ibid., p. 53.
53
inégalités doivent disparaitre, d'où la
préoccupation bolivienne et équatorienne avec la
décolonisation. Tandis que les politiques multiculturelles renforcent
l'égalité formelle entre les cultures, inspirées de la
philosophie libérale de la sauvegarde des droits individuels et la
promotion de la tolérance entre les cultures, l'interculturalité
promeut un dialogue entre les cultures et implique un changement structurel. Il
ne s'agit pas de tolérer la différence au sein des structures de
la colonialité, mais de transformer profondément la distribution
du pouvoir politique et socioéconomique pour combattre les
inégalités entre les cultures.
La démocratie interculturelle
Dans le cadre de la plurinationalité,
l'interculturalité ne peut se concrétiser que parmi la
démocratie interculturelle. Selon Santos, nous pouvons comprendre comme
démocratie interculturelle :
1) la coexistence de différentes façons de
délibération démocratique, du vote individuel au
consensus, des élections à la rotation [...] ; 2) les
différents critères de représentation démocratique
(la représentation quantitative, d'origine moderne, eurocentrée,
au côté de la représentation qualitative, d'origine
ancestrale [...]) ; 3) reconnaissance des droits collectifs des peuples comme
condition de l'effectif exercice des droits individuels (citoyenneté
culturelle comme condition de la citoyenneté civique) ; 4)
reconnaissance des nouveaux droits fondamentaux (à la fois individuels
et collectifs) : le droit à l'eau, à la terre, à la
souveraineté alimentaire, aux ressources naturelles, à la
biodiversité, aux forêts et aux savoirs traditionnels ; et 5) bien
au-delà des droits, l'éducation orientée vers des
façons de sociabilité et de subjectivité fondées
dans la réciprocité culturelle : un membre d'une culture est
seulement disposé à reconnaitre l'autre culture s'il sent que la
vôtre est respectée, et cela s'applique tant aux cultures
autochtones qu'aux cultures non-autochtones84.
Nous pouvons citer l'article premier de la constitution de
Bolivie comme exemple de démocratie interculturelle, elle prévoit
trois formes de démocratie : la démocratie représentative,
la démocratie participative et la démocratie communautaire.
84 SANTOS Boaventura, op.cit. p. 98-99.
54
Le pluralisme juridique
Le pluralisme juridique fut conçu dans le contexte du
monisme juridique, ce dernier étant un paradigme avec lequel le
constitutionnalisme plurinational a rompu. Selon Santos85, la
symétrie existante entre droit et État est très
problématique puisqu'elle ne reconnait pas la diversité des
droits non-étatiques qui existent dans la société et plus
encore elle affirme l'autonomie du droit par rapport au politique au sein du
même processus où le droit fait dépendre sa validité
de l'État. Le constitutionnalisme plurinational, au contraire,
établit que l'unité du système juridique ne
présuppose pas son uniformité. Dans les États
plurinationaux, les systèmes juridiques (celui de la culture
européenne et celui de la culture autochtone) sont autonomes et pourtant
ils peuvent communiquer entre eux. Les relations entre les systèmes
constituent cependant un exigeant défi.
Après deux siècles d'une supposée
uniformité juridique, il ne sera pas facile pour les citoyens, les
organisations sociales, les acteurs politiques, les services publics, les
avocats et les juges d'adopter une conception plus large du droit qui, en
reconnaissant la pluralité des ordres juridiques, permette la
déconnexion partielle du droit de l'État et le reconnecter avec
la vie et la culture des peuples86.
La reconnaissance officielle de cette coexistence de
systèmes implique des changements, tant pour le droit eurocentré
que pour le droit ancestral des peuples originaires.
Les limites constitutionnelles des juridictions autochtones
(limites personnelles, matérielles et territoriales) ne suffisent pas
à éliminer les conflits dans un cadre normatif qui n'est plus
celui de la légalité, mais de l'interlégalité. La
solution de tels conflits sera toujours précaire, risquée et
provisoire, puisqu'elle oblige à la traduction interculturelle
(qu'est-ce que le "due process of law" en droit ancestral ? Un
rêve peut-il fonder la légitime défense ?). Mais telle est
la voie de la dignité et du respect mutuellement partagé, la voie
de la décolonisation 87.
Pour résumer, nous pouvons dire que les concepts de
plurinationalité et d'interculturalité ont fonctionné
comme noeud d'articulation des revendications des
85 Ibid., p. 88.
86 Ibid., p. 89.
87 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p.
90.
55
mouvements autochtones durant les processus constituants qui
ont marqué le début d'une véritable émancipation
sociale.
B - Un processus d'émancipation
sociale
L'État plurinational cherche à renforcer une
pratique épistémique, sociale, juridique et politique
interculturelle qui, comme nous avons pu voir, se différencie
substantiellement du multiculturalisme. Ce dernier n'implique pas
nécessairement les échanges entre les différentes
cultures, mais tout simplement une reconnaissance de droits
différenciés et une tolérance pour la coexistence des
cultures. À son tour, l'interculturalité ne prévoit pas
une simple inclusion d'une culture, subordonnée à une autre, mais
une relation d'échanges mutuels établie en conditions
d'égalité, dans un contexte d'interactions démocratiques
et émancipatrices. « L'interculturalité est un processus
permanent, conflictuel et dynamique de relation, de communication et
d'apprentissage entre des personnes et des groupes ayant des connaissances, des
valeurs, des croyances et des traditions différentes
»88. Elle est orientée à développer les
potentialités des participants, au-delà de leurs
différences sociales et culturelles, elle apparait donc comme une
proposition de dialogue et de complémentarité mutuelle. Ainsi,
l'interculturalité est un outil politique et éducatif
d'émancipation sociale, cette dernière étant
définie comme un processus, ou une action, marqués par la
volonté de dénaturaliser l'oppression au sein d'une
démocratie.
Dans le contexte de mouvements sociaux autochtones qui
revendiquent un État plurinational et interculturel dans les termes vus
auparavant, le constitutionnalisme transformateur est apparu. Ce nouveau
constitutionnalisme peut être défini comme la création et
l'application d'une nouvelle constitutionnalité engagée dans
l'objectif de transformer les relations de pouvoir existantes, ainsi que les
institutions politiques et sociales d'un pays, dans une perspective
interculturelle, participative et également solidaire.
Face au centrisme occidental invisibilisateur appartenant au
constitutionnalisme libéral, le constitutionnalisme transformateur se
déclare plurinational, interculturel, dialogique et postcolonial, car il
promeut la dénaturalisation de l'institutionnalité
libérale capitaliste et
88 BONET Antoni Jesús Aguiló, «
Interculturalidad, democracia y emancipación social: algunos retos para
una teoría política intercultural », Revista
internacional de filosofía, n. 11, 2010, p. 5.
56
coloniale, la décolonisation des peuples autochtones et
favorise l'ouverture d'espaces dialogiques [...]89.
De cette manière, le constitutionnalisme pour les
États plurinationaux ne sert plus seulement à déclarer les
droits fondamentaux et à assurer la distribution et division du pouvoir
et des fonctions de l'État. Il propose de faire attention à
l'opprimé et de lui rendre sa dignité tant par les
mécanismes de démocratie participative (plébiscite,
référendum, révocation de mandat) que par le pluralisme,
qui ne se limite pas à l'aspect politique. Le pluralisme « promeut
la refondation de l'État fondée sur des prémisses
différentes de celles qui ont caractérisé l'État
moderne du type européen durant longtemps »90.
Il est vrai que ce constitutionnalisme est né d'une
partie marginalisée de la société, mais il est important
de souligner ici le cadre philosophique de ce nouveau constitutionnalisme
(NCL), qui fut la philosophie de la libération, développée
à partir des années 60 et qui a comme principal auteur l'argentin
Enrique Dussel. Il s'agit d'une philosophie de la pensée critique
latino-américaine qui remet en cause les bases de domination du
subcontinent91 et qui renforce dans la région les questions
sur l'inclusion des peuples autochtones avec l'objectif de décoloniser,
libérant ainsi tous les opprimés par les asymétries
historiques. De plus, sur le plan économique, la théorie de la
dépendance s'est développée en parallèle à
la philosophie de la libération, critique de la dépendance et
subordination économique de l'Amérique latine. À cela nous
pouvons ajouter la pensée du collectif de pensée critique du
groupe modernité/colonialité, qui prend forme à la fin des
années 90. Ce groupe propose, sous une perspective décoloniale,
une discussion critique sur les relations de pouvoir installées par la
colonisation européenne en Amérique latine. Il propose
également l'idée d'un tournant décolonial en
définissant l'origine de la modernité à partir de la
conquête de l'Amérique et non à partir du siècle des
Lumières, pour lier la modernité à la colonialité.
Enfin, la pensée de la théorie critique latino-américaine
se différencie substantiellement des théories critiques
européennes ou eurocentrées, dans lesquelles
l'émancipation sociale n'est pas possible hors des limites du
progrès et de l'évolutionnisme92.
89 BONET Antoni Jesús Aguiló, op.
cit., p. 7.
90 CORRÊA DE SOUSA Adriano, « A
emancipação como objetivo central do novo constitucionalismo
latino-americano: os caminhos para um constitucionalismo de
libertação », in BELLO Enzo et VAL Eduardo Manuel (dir.),
O pensamento pós e descolonial do novo constitucionalismo
latino-americano, Caxias do Sul : Educs, 2014, p. 66.
91 Ce terme désigne l'Amérique
latine.
92 Cf. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Le
colonialisme, Paris : Critique Eds, 2018, 396 p.
57
L'histoire récente de l'Amérique latine a donc
démontré que la recherche de l'émancipation sociale n'est
pas survenue à travers les prévisions marxistes traditionnelles,
c'est-à-dire à travers un prolétariat comme acteur social
qui aurait la potentialité instinctive d'apporter la rédemption
de l'humanité. Malgré le fait que la majorité de la gauche
latino-américaine soit encore emprisonnée schématiquement
à l'idée qui prévoit que la classe laborieuse est une
classe ontologiquement révolutionnaire, le nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain remet (allié de la gauche) en cause cette
thèse93. Les constitutions de l'Équateur et de la
Bolivie dénotent la rupture avec l'eurocentrisme et avec l'importation
de théories des pays centraux avec non seulement leur contenu, mais
aussi avec la forme par laquelle les sujets ont été pris en
compte dans les constitutions. Leurs processus constituants ont ouvert les
voies pour l'émergence d'un acteur social avec un potentiel
révolutionnaire : l'émancipation sociale des peuples autochtones
cumulée avec la libération nationale
économique94.
Ainsi, dans le contexte théorique, les thèses
pour une émancipation sociale avaient été
déjà consolidées avec la philosophie de la
libération et la théorie de la dépendance. Sur le plan
pratique, la population marginalisée commença à
s'organiser politiquement afin de s'émanciper, autrement dit, de se
libérer du contrôle des élites politiques pour
décider enfin de leur propre destin. Ces contextes sociopolitique et
théorique ont fait apparaitre les processus constituants de
l'Équateur et de la Bolivie, qui peuvent illustrer l'utilisation d'un
processus constituant pour l'émancipation sociale des peuples et nations
autochtones.
[Le] changement s'est déroulé de manière
démocratique, à travers le constitutionnalisme
démocratique, contrairement à la culture imprégnée
des coups d'État, constituant une utilisation clairement
contre-hégémonique d'instruments hégémoniques pour
ouvrir la voie à l'émancipation, d'où le fait que
Rubén Martinez Dalmau et Roberto Viciano Pastor (2012) se battent pour
l'existence d'un nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain95.
Avec ce dernier, le constitutionnalisme est désormais
concrétisé par le peuple, selon leurs intérêts et
leurs besoins, rompant avec la logique très présente dans la
région
93 KELLER Rene Jose, « O processo
emancipatório dos atores sociopolíticos no constitucionalismo
latino-americano », Revista Em debate, n. 9, 2013, p. 48.
94 Ibid., p. 51.
95 TOLEDO JUNIOR Rubens et RIBEIRO DE SALES Luiz
Fernando, O Estado plurinacional da Bolívia e as garantias
constitucionais à reafirmação das horizontalidades
geográficas, Redes, v. 25, ed. Especial 2, 2020, p. 2657.
58
d'un constitutionnalisme dirigé par les élites
et qui ne correspond pas à la réalité sociale de la
majorité de la population. Dans cette perspective théorique
constitutionnelle, la constitution est la consolidation de la manifestation
souveraine du pouvoir constituant originaire (le peuple), à laquelle les
pouvoirs constitués doivent subordination et obédience. La
légitimité et la constitutionnalité des actes de ces
derniers découlent de l'exacte conformité avec la volonté
de leur créateur, exprimée dans le texte constitutionnel.
Ainsi, la plurinationalité se présente comme un
outil de nature émancipateur. L'État plurinational tient à
la liberté, à l'autonomie et à l'autodétermination
des peuples autochtones et de cette façon la plurinationalité est
devenue un important moyen juridique pour viabiliser un horizon fécond
pour la promotion du bien vivre autochtone. Avec la mise en place de la
plurinationalité et de l'interculturalité, l'État assure
également le pluralisme juridique d'une juridiction autochtone, ce qui
signifie la fin de la souveraineté étatique sur son territoire et
la refondation de l'État à partir d'une juridiction plurielle, ce
qui corrobore les prétentions émancipatrices des peuples
autochtones, pour mettre fin aux impositions intégrationnistes. Pour
Santos96, la reconstruction de la tension entre régulation
sociale et émancipation sociale a obligé la sujétion du
droit moderne à une analyse critique radicale pour libérer le
pragmatisme de sa tendance à suivre les conceptions dominantes de la
réalité. Une fois ces conceptions dominantes
écartées, il devient possible d'identifier un paysage juridique
plus riche et plus large ainsi qu'une réalité qui est devant nos
yeux, mais que souvent nous ne voyons pas puisqu'il nous manque la perspective
adéquate. Pour l'étude de la plurinationalité, il est donc
inévitable qu'il y ait une intersection entre le droit, l'anthropologie
du droit, la philosophie du droit et la sociologie du droit, mais sans les
canons de la modernité, qui réduisent ou font taire les
expériences juridiques d'autres groupes de la population. Sans tout cela
la concrétisation de l'interculturalité n'est pas possible. Il
est important de souligner également que le droit n'est pas
émancipateur en soi, mais que ce sont les groupes sociaux qui en
recourant au droit pour mener leurs luttes peuvent s'émanciper.
En outre, la simple existence théorique ou normative du
NCL ou de l'État plurinational n'est pas une fin en soi pour les
mouvements autochtones, ce qui importe pour eux est la concrétisation de
cet État. Pour mieux comprendre cela, dans le prochain chapitre, nous
allons analyser plus profondément le développement normatif
96 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit. p.
70.
constitutionnel en Bolivie et en Équateur, autrement
dit nous allons étudier comment se sont formés les premiers
États plurinationaux et interculturels du monde.
59
Chapitre II - Un développement normatif
constitutionnel à deux vitesses
Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain et les
États plurinationaux ont l'objectif d'émanciper les peuples
autochtones en consacrant l'autonomie autochtone,
60
c'est-à-dire la possibilité de
l'autodétermination de ces nations avec un système pluraliste et
interculturel. Cependant, chaque constitution représentative du NCL (les
constitutions de la Bolivie et de l'Équateur) consacre cela de sa propre
manière. Nous constatons un état un peu plus poussé du
pluralisme en Bolivie, ce qui dévoile les difficultés de
l'Équateur à mettre en place la plurinationalité. Pour
démontrer cela, nous analyserons d'abord comment l'État
plurinational a été consacré par les deux constitutions
(Sect. I) pour ensuite analyser la consécration des autonomies
autochtones dans chaque État (Sect. II).
Section I - La consécration des États
plurinationaux
Les États plurinationaux de la Bolivie et de
l'Équateur, fondés dans la reconnaissance de la diversité
qui émerge des nouvelles constitutions andines, ont eu des processus
constituants très différents, même si tous les deux furent
une réponse aux revendications des mouvements autochtones
organisés, qui sont en faveur d'un pouvoir dans lequel la
diversité est respectée, faisant émerger tous les deux un
nouveau constitutionnalisme transformateur. En Bolivie, les marches autochtones
ont rendu possible l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales, président
issu de la nation autochtone Aymara, qui a mis en place la promesse de campagne
électorale pour la convocation d'une assemblée constituante. Le
processus d'édiction de la constitution bolivienne fut complexe et a
duré environ 3 ans. En Équateur, les marches contre le
néolibéralisme ont rendu possible l'élection de Rafael
Correa, un économiste qui ne provenait pas des luttes sociales, mais qui
a réussi à rassembler les organisations progressistes avec la
promesse de mettre en place une assemblée constituante. La durée
de l'édiction de la constitution de l'Équateur fut beaucoup plus
courte qu'en Bolivie et l'Assemblée constituante équatorienne n'a
pas réussi à exprimer véritablement les revendications
autochtones, malgré la consécration de principes et de valeurs de
ces communautés.
Ainsi, dans cette section, pour démontrer qu'il existe
un développement normatif constitutionnel à deux vitesses dans la
région andine, représentée par la Bolivie et
l'Équateur, nous allons d'abord analyser les processus constituants des
États plurinationaux (A) et ensuite les principes et valeurs qui
consacrent une rupture paradigmatique dans les deux pays (B).
61
A - Les processus constituants des États
plurinationaux
Tant en Bolivie qu'en Équateur, les processus
constituants furent le produit des manifestations sociales menées par
les peuples autochtones contre les valeurs et conséquences du
système néolibéral mis en place dans la région. Le
processus qui a mené à la déclaration de l'État
plurinational dans les nouveaux textes constitutionnels s'explique par
l'articulation des mouvements autochtones avec les secteurs populaires et
culmine dans les élections d'Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa
en Équateur. Les deux constitutions cherchent à surmonter
l'absence du pouvoir constituant autochtone dans la fondation
républicaine par la fondation d'un État plurinational.
Au-delà de la concordance du peuple dans la convocation d'une
Assemblée constituante, faite par le moyen du référendum,
ce processus fut marqué par la représentation autochtone.
Pourtant, cette représentation ne fut pas menée de la même
manière dans les deux pays. Il est important de souligner que la forme
du processus constituant d'un pays est aussi importante que la norme produite
par ce processus selon les prémisses du droit constitutionnel
latinoaméricain. Selon ce dernier, la constitution n'est légitime
que quand elle transcrit la volonté du peuple (souveraineté
populaire), c'est-à-dire de tous les secteurs de la
société, par et pour un dialogue interculturel.
En Bolivie, il y a plus de 36 peuples originaires97
et la participation de ces peuples comme nouveaux acteurs sociaux a
forcé le pays à édicter des changements constitutionnels
et à promouvoir des réformes dans l'État, fondées
dans l'interculturalité pour mener à bien l'intégration
sociale. En 2005, la Bolivie a élu son premier président
d'origine autochtone, Evo Morales, issu du parti MAS-IPSP (Movimiento al
socialismo instrumento político por la soberania), avec le support
du Pacte d'unité : un pacte matérialisé par un document
signé par les organisations paysannes et autochtones (CSUTCB,
CNMCIOB-BS, CSCIB, CIDOB et CONAMAQ), qui constituait un véritable
mandat populaire, ce qui a donné au gouvernement une grande
légitimité sociale. Morales avait une histoire personnelle et
politique liée aux mouvements autochtones qui a aidé à
mettre en place le processus d'élaboration d'une nouvelle constitution
bolivienne capable de générer une politique de changement et
ainsi d'assurer l'autonomie des peuples autochtones. Ce projet politique,
traduit par l'Agenda d'octobre, visait d'abord à la
97 LOCATELI Cláudia Cinara et VIDAL Daiane,
« Interculturalidade: matriz de fundamentação das
constituições do equador e da Bolívia », in WOLKMER
Antônio Carlos et CAOVILLA Maria Aparecida, Temas atuais sobre o
constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015,
p. 177-178.
62
nationalisation du gaz bolivien et ensuite à la
convocation de l'Assemblée constituante, celle-ci finalement
constituée par les peuples oubliés de la Bolivie : les peuples
originaires ou autochtones. Le 2 juillet 2006, les élections de
l'Assemblée constituante bolivienne, qui avait un pouvoir originaire,
c'est-à-dire le pouvoir de construire une constitution depuis le
zéro, sans aucune limitation par une loi constitutionnelle, ont eu lieu.
L'absence de circonscriptions spécifiques, une revendication du
mouvement autochtone, a obligé ce dernier à coopérer avec
le MAS-IPSP, qui a obtenu 137 des 255 sièges à l'Assemblée
et parmi leurs députés constituants il y a eu des
représentants des organisations sociales, des intellectuels et des
professionnels urbains98. Au cours du processus constituant, la
CONAMAQ a formé avec la CIDOB le « bloc autochtone », qui
n'était pas souvent d'accord avec les organisations paysannes proches au
MAS, comme la CSUTCB. Malgré leurs divergences, en mai 2007, une
proposition consensuelle du Pacte d'unité a été
présentée. Pourtant, confrontée au risque que les accords
politiques excluent les revendications les plus importantes pour le mouvement
autochtone, la CIDOB organisa, en juillet 2007, la VIe Marche pour
les autonomies autochtones, la terre et le territoire et pour l'État
plurinational.
Cet épisode, ainsi que la mobilisation de
l'Assemblée du peuple Guarani (APG) pour l'inclusion de leurs
propositions sur l'autonomie autochtone, indiquent les limites de l'ouverture
du champ politique institutionnel représenté par
l'Assemblée constituante. Pour beaucoup, l'espace de la politique
continuait d'être les rues et les routes du pays99.
Comme exemple des divergences entre les revendications des
peuples autochtones représentés par le Pacte d'unité, nous
pouvons citer les implications de l'adoption de la plurinationalité.
Cette dernière était conçue par les peuples autochtones
comme la reconnaissance des nations précolombiennes pour inclure
l'implémentation d'une géographie politique véritablement
plurinationale, dotée d'institutions libres, avec un autogouvernement,
une libre détermination territoriale, au sein d'une espèce
d'autodétermination intra-État, marquée par
l'interculturalité. D'autre part, la plurinationalité
était vue par l'opposition comme une simple reconnaissance de la
diversité culturelle du pays.
98 PANNAIN Rafaela, « A
reconfiguração da política boliviana:
reconstituição de um ciclo de crises », Lua Nova,
São Paulo : n. 105, 2018, p. 300.
99 PANNAIN Rafaela, op.cit., 2018, p. 301.
63
De plus, les conflits entre certaines organisations du Pacte
d'unité et le MAS durant les travaux de l'Assemblée constituante
ont mis en évidence les divisions internes du Pacte. Pourtant, ces
organisations dépendaient du MAS et de ses 137 députés
pour l'approbation de leurs demandes. De plus, le dialogue avec l'opposition
fut difficile et cela rendait presque impossible de soumettre la constitution
au référendum. Il fut nécessaire d'organiser une nouvelle
marche le 13 octobre 2008, menée par Evo Morales, pour enfin
réussir à convoquer le référendum d'approbation de
la nouvelle constitution. Après les accords politiques avec le pouvoir
constitué (le Congrès national était responsable de la
convocation du référendum), qui ont éloigné un peu
la volonté originaire du pouvoir constituant de la proposition du texte
constitutionnel, la constitution a été approuvée avec
61,43% des suffrages exprimés en 25 janvier 2009. Selon Martínez
Dalmau, « il est vrai que cette hétérodoxie
constitutionnelle est enfin corrigée avec le référendum
constitutionnel qui, finalement, est celui qui a décidé
l'entrée en vigueur de la Constitution en obtenant la majorité
des suffrages »100.
À son tour, en Équateur, l'ascension de Rafael
Correa au pouvoir a suscité de nombreuses attentes parmi les
organisations sociales et les mouvements autochtones, car ce dernier a
annoncé de nombreuses réformes, notamment l'appel rapide de
l'Assemblée constituante qui devait permettre de modifier le rapport de
forces au sein du Congrès national équatorien. La
réalisation de l'Assemblée constituante généra la
mobilisation de divers secteurs et organisations intéressés
à participer aux délibérations. La CONAIE, par exemple,
présenta une proposition de constitution qui tenait la
déclaration d'un État plurinational comme idée centrale et
convoqua une marche pour faire pression sur le pouvoir constituant à fin
d'inclure ses demandes. Le processus d'élection des membres de
l'Assemblée constituante équatorienne a eu lieu en septembre 2007
et il a cherché à garantir la parité de genre, la
participation des migrants, et la participation des minorités. Le parti
de Rafael Correa (Alianza PAIS) a obtenu 80 des 130 sièges dans
l'Assemblée. Il est important de mentionner que durant ce processus il
n'y a pas eu une préoccupation directe pour garantir la participation
des 14 nationalités autochtones de l'Équateur. Bien qu'il
s'agît des élections les plus démocratiques du pays, les
autochtones étaient sous-représentés, puisque le
président Correa n'a pas accepté la proposition des organisations
autochtones qui consistait à mettre en place un système de quota
pour eux-mêmes et ainsi
100 MARTÍNEZ DALMAU Rúben, « El proceso
contituyente: la activación de la Soberanía », in
ERREJÓN Inigo et SERRANO Alfredo (dir.), «Ahora es
cuándo,carajo!» del asalto a la transformación del Estado en
Bolivia, El viejo topo, 2011, p. 56.
64
seulement sept autochtones ont été élus
membres de l'Assemblée. Un autre aspect important du processus
constituant équatorien fut la suspension des travaux du Congrès
national à partir de l'ouverture de l'Assemblée constituante le
30 novembre 2007. Cela fut important parce rendant impossible
l'interventionnisme du pouvoir constitué dans le processus de
rédaction de la proposition de texte constitutionnel, au contraire du
processus constituant bolivien. Selon Alberto Acosta, « le nouveau, le
révolutionnaire, ne peut pas être soumis au vieux. La formule fut
de laisser les législateurs du vieux congrès suspendus
jusqu'à la prononciation du peuple »101. Ainsi, le
Congrès a eu ses activités suspendues jusqu'au jour du
résultat du référendum. La nécessité de
l'approbation du texte constitutionnel par la consultation populaire fut
également une innovation dans la région, car elle a
démocratisé la décision la plus importante dans la vie
politique de la population du pays. De plus, le processus constituant
équatorien compta avec une grande participation populaire : divers
mécanismes furent créés pour en faciliter l'accès
à la population, comme la collecte et la discussion de propositions qui
venaient directement des citoyens. Selon Harnecker, l'Assemblée
constituante équatorienne reçut « plus de trois mille
propositions de tout type et de tous les secteurs »102. Ainsi,
« au contraire de ce que la tradition constitutionnaliste
hégémonique et l'eurocentriste académique
défendent, l'expérience équatorienne démontre la
qualité et la capacité créative du pouvoir populaire
»103.
Malgré les avancées indéniables de la
constitution équatorienne, son processus constituant a été
marqué par le conservatisme du gouvernement de Rafael Correa, dont le
discours durant l'ouverture des travaux de l'Assemblée constituante
insista sur le concept d'État-nation et défendit des idées
conservatrices comme l'interdiction de l'avortement, du mariage homosexuel, en
citant « le nom de Dieu ». Selon Maldonado, depuis le rejet de la
MUPP-NP et de la CONAIE de l'alliance à Rafael Correa pour les
élections présidentielles de 2006, il y a eu un rejet de la part
de celui-ci des projets qui venaient de ces organisations autochtones. Les
positions de Rafael Correa contre la plurinationalité et pour
l'interculturalité générèrent des fissures au sein
du bloc de son parti, car les constituants liés aux mouvements
autochtones n'étaient pas d'accord avec cette dichotomie et avec
l'affirmation que la plurinationalité était défendue par
des
101 ACOSTA Alberto apud HARNECKER Marta, Ecuador: una
nueva izquierda em busca de la vida em plenitud, Espagne : El viejo Topo
Ediciones de Intervención Cultural, 2011. p. 24.
102 HARNECKER Marta, op.cit., p. 244-245.
103 MALDONADO Emiliano E., « Reflexões
críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi
(2007-2008) », Revista brasileira de políticas
públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 137.
65
secteurs radicaux séparatistes. Après une
série de débats au sein de l'Assemblée constituante, le
bloc de l'AP décida de reconnaitre la complémentarité
entre l'interculturalité et la plurinationalité et, ainsi,
supporter l'inclusion des deux dans l'article premier de la constitution.
Pourtant, les revendications contenues dans la proposition
présentée par la CONAIE mentionnaient que l'État
plurinational ne pouvait pas être prévu seulement dans l'article
premier de la constitution équatorienne, car ainsi elle n'aurait pas une
incidence directe dans la structure organisationnelle de l'État,
spécifiquement dans ce qui concerne les cinq pouvoirs
(législatif, exécutif, judiciaire, électoral et
transparence et contrôle social) déjà approuvés. La
plurinationalité ainsi ne serait pas un axe transversal du texte
constitutionnel comme l'interculturalité. Dans la proposition de la
CONAIE, la plurinationalité fut mentionnée plus de 100 fois,
tandis que dans le texte approuvé, la plurinationalité n'est
mentionnée que quatre fois (articles 1er, 6, 257 et
380)104. De plus, une autre question sensible au sein du processus
constituant équatorien fut le consentement préalable des peuples
autochtones par rapport à l'exploitation des ressources naturelles de
leurs territoires. En opposition aux revendications autochtones pour le
consentement obligatoire des peuples concernés, la thèse de l'AP
de la consultation préalable non contraignante a prévalu. Enfin,
une autre question sensible a marqué les différends entre l'AP et
la CONAIE, la question de la langue officielle de l'État. La CONAIE
défendait l'inclusion du quéchua comme langue officielle de
l'État, pourtant cette proposition fut rejetée par le bloc de
l'AP. Cependant, un jour avant la clôture des travaux de
l'Assemblée constituante, la demande de Pedro de la Cruz de l'inclusion
du quéchua comme langue officielle de la relation interculturelle (et
non pas la langue officielle de l'État) fut approuvée, ce qui
marque tout de même une relation de hiérarchie entre l'espagnol et
la langue autochtone.
Ainsi, nous avons pu voir que les processus constituants de
l'Équateur et de la Bolivie ne se déroulèrent pas sans
difficulté. En effet, ils furent très troublés,
principalement par les disputes politiques entre ceux qui étaient pour
l'État plurinational et ceux qui étaient pour la conservation
maximale du statu quo ante. Malgré les difficultés des
processus constituants, les constitutions de ces deux pays ont réussi
à consacrer une rupture paradigmatique.
104 Ibid., p. 143.
66
B - Les principes, valeurs et règles qui
consacrent une rupture paradigmatique
Nous avons vu que les deux constitutions, malgré les
difficultés à être approuvées durant le processus
constituant, ont reconnu la plurinationalité et
l'interculturalité dans leurs corps normatifs et que tant la
plurinationalité que l'interculturalité, qui sont deux principes
complémentaires, ont l'aptitude de réaliser une rupture
paradigmatique. Un paradigme est, selon Kuhn105, l'ensemble des
croyances, des principes, des valeurs et des prémisses qui
déterminent la vision qu'une communauté scientifique a de la
réalité, c'est-à-dire, les types de questions et de
problèmes qui deviennent légitimes à étudier.
Lorsqu'il y a des changements culturels, scientifiques, économiques,
sociaux entre autres, les paradigmes doivent parfois changer de perspective,
d'où le terme « rupture paradigmatique ». Cette
dernière rompt avec les structures du sens commun de la science et fait
que la science contemporaine devient incompatible avec la « vieille »
science, sans la possibilité d'une réconciliation. Autrement dit,
l'État plurinational et interculturel a rompu avec les paradigmes du
constitutionnalisme occidental, ce dernier ne peut plus s'installer au sein
d'un État déclaré plurinational, car il est
dorénavant incompatible avec lui. Mais comment les nouveaux paradigmes
de la plurinationalité et de l'interculturalité furent
consacrés par les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur ?
Autrement dit, comment ces constitutions prévoient-elles les relations
interculturelles et par quels termes ont-elles traduit la
plurinationalité ? Quelles sont les implications expressément
prévues de la reconnaissance de la plurinationalité et de
l'interculturalité ?
La constitution de la Bolivie, appelée Constitution
politique de l'État (CPE), innove dès son préambule. Ce
dernier est rempli de symboles lorsqu'il affirme la rupture avec l'État
colonial, républicain et néocolonial du passé bolivien et
reconnait la composition plurielle du peuple bolivien. Il rappelle les luttes
autochtones contre le colonialisme, la lutte pour l'indépendance, les
luttes populaires de libération, les marches autochtones, les guerres de
l'eau et les luttes pour la terre et le territoire pour annoncer la
construction d'un nouvel État. De plus, selon le préambule de la
constitution, ce nouvel État est fondé : sur le respect et
l'égalité entre tous ; sur les principes de la
souveraineté, dignité, complémentarité,
solidarité, harmonie et équité dans la distribution du
produit
105 Cf. KUHN Thomas, La structure des révolutions
scientifiques, Paris : Flammarion, 1970.
67
social, selon l'objectif de bien vivre ; sur le respect de la
pluralité économique, sociale, juridique, politique et culturelle
de ses habitants ; sur la coexistence collective, avec l'accès à
l'eau, au travail, à l'éducation, à la santé et au
logement. À son tour, la constitution de l'Équateur, dans son
préambule, beaucoup plus court que le préambule de la
constitution politique de la Bolivie, reconnait également que
l'Équateur est formé de nombreux peuples. Elle ne déclare
pas expressément une rupture avec l'État du passé
(colonial et néolibéral) comme le fait la constitution
bolivienne, mais elle reconnait l'engagement de construire une nouvelle forme
de « coexistence citoyenne », fondée sur la diversité
et l'harmonie avec la nature, pour atteindre le sumak kawsay (bien
vivre), de construire une société fondée sur la
dignité des personnes et des collectivités et de construire un
pays démocratique. Ainsi, la conscience critique et la volonté
refondatrice des mouvements constituants des deux pays se vérifient dans
la narrativité des préambules des deux constitutions et cela
entraîne des conséquences pour les valeurs et principes
constitutionnels fondamentaux. Selon Medici,
Il s'agit d'un récit constituant qui rend compte de ce
mouvement déjà expliqué de réajustement entre
constitution juridique soulignée106 et constitution
originaire à partir des changements dans la constitution réelle
que la mobilisation sociale projette. Ses principales composantes sont
données par des thèmes de dignité qui ont
été présents dans le cadre culturel des mouvements sociaux
de l'histoire récente de la Bolivie et de l'Équateur et qui sont
les protagonistes du changement de signal politique des gouvernements de ces
pays et des processus constituants qui ont généré leurs
nouvelles constitutions. Comme composantes fondamentales de ce récit qui
confère sens et racines historiques aux textes constitutionnels apparait
la volonté de laisser au passé la colonialité du pouvoir,
de refonder l'État à partir de la célébration du
pluralisme social et de l'interculturalité comme fondements de la
justice sociale, comprise comme égalité, mais non comme
homogénéité monoculturelle107.
La constitution de Bolivie déclare dans son article
premier que le pays est un État unitaire social de droit plurinational
communautaire, libre, indépendant,
106 Le terme « constitution juridique soulignée
», en espagnol « constitución jurídica destacada
» est un concept de constitution qui renvoie à Hermann Heller,
qui comprend la constitution comme le résultat de la continuité
historique d'un plan normatif qui, de manière systématique, forme
une constitution réelle, ce n'est pas un être, mais un devoir
être de la société.
107 MEDICI Alejandro, « El nuevo constitucionalismo
latinoamericano y el giro decolonial: Bolivia y Ecuador », Revista
Derecho y Ciencias Sociales, n. 3, 2010, p. 9.
68
démocratique, interculturel, décentralisé
et avec des autonomies, qui se fonde dans le pluralisme politique,
économique, juridique, culturel et linguistique pour intégrer le
pays. Elle reconnait (art. 2 et 30.I) l'existence précoloniale des
« nations et peuples autochtones originaires paysans », leurs
territoires ancestraux et leur libre détermination au sein
l'unité de l'État, ce qui consiste dans leur droit à
l'autonomie, à l'autogouvernement, à la culture et à la
reconnaissance de leurs institutions. De plus, elle reconnait aux nations
autochtones le droit de pratiquer leur religion (art.4) et oblige l'utilisation
par l'État de leurs langues, à côté de l'espagnol
comme langues officielles de l'État (art. 5). Les valeurs et principes
les plus importants sont déclarés dans les articles 7, 8 et 9.
L'article 7 prévoit le principe de la souveraineté populaire,
exercé directement par le peuple ou de façon
déléguée. L'article 8 prévoit les principes
éthico-moraux de la société plurielle, écrits en
langue aymara108, parmi eux le « vivre bien », mais aussi
les valeurs d'unité, d'égalité, d'inclusion, de
dignité, de liberté, de solidarité, de
réciprocité, de respect, de complémentarité,
d'harmonie, de transparence, d'équilibre, d'égalité des
chances, d'équité sociale et de genre dans la participation, de
bien-être commun, de responsabilité, de justice sociale et de
distribution et redistribution des produits et biens sociaux. L'article 9,
à son tour, établit comme fins et fonctions de l'État le
phénomène de la décolonisation, le développement du
dialogue intraculturel et interculturel et le plurilinguisme. La constitution
garantit également : les formes communautaires (autochtones) de
gouvernement, avec élections des autorités communautaires selon
leurs normes et procédures (art. 11 et art. 26, II) ; le respect
à la médecine traditionnelle (art. 42) ; la promotion de
l'éducation interculturelle bilingue (art. 78) ; les fonctions
juridictionnelles autochtones (art. 190-192) ; et la reconnaissance des droits
collectifs sur le territoire autochtone originaire paysan (art. 403). Par
rapport à la représentation autochtone, la constitution reconnait
des circonscriptions territoriales autochtones dans l'Assemblée
législative plurinationale, selon le principe de densité
populationnelle dans chaque département (art. 146, VII). La constitution
prévoit également la participation proportionnelle des nations et
peuples autochtones et souligne que la loi déterminera les
circonscriptions autochtones spécifiques, où les critères
de la densité populationnelle ou de la continuité
géographique ne seront pas pris en compte (art. 147).
108 L'article 8 prévoit expressément : «
L'État assume et promeut comme principes éthiques-morales de la
société plurielle : ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne soyez
pas paresseux, ne soyez ni un menteur ni un voleur), suma qamafla (vivre bien),
flandereko (vie harmonieuse), teko kavi (bonne vie), ivi maraei (terre sans
mal) et qhapaj flan (chemin ou vie noble) ».
69
La nouvelle constitution de l'Équateur, comme celle de
la Bolivie, déclare l'État équatorien comme étant
un État unitaire et plurinational. Ce dernier est qualifié comme
un État constitutionnel de droits et de justice, mais également
un État social, démocratique, souverain, indépendant,
unitaire, interculturel, plurinational, laïque et qui s'organise sous la
forme de république, gouverné de manière
décentralisée (art. 1) et qui reconnait les nationalités
autochtones comme partie de l'État équatorien (art. 56). Le texte
constitutionnel rend officielle la langue kichwa et shuar,
mais non comme langue officielle de l'État, à l'instar de la
Bolivie, mais seulement comme langues officielles de la relation
interculturelle. Les autres langues autochtones sont reconnues seulement comme
langue d'usage dans les zones habitées par le peuple autochtone
concerné. En outre, la constitution : déclare la promotion de
l'éducation interculturelle (art. 27-29) et émancipatrice (une
éducation participative, diverse et qui stimule le sens critique) ;
reconnait les droits collectifs des peuples et nations autochtones, comme le
droit à la terre et aux territoires ancestraux, la participation
à l'usage, usufruit, gestion et conservation des ressources naturelles
de leurs terres et le droit à la consultation préalable, libre et
informée, le droit à l'indemnisation des préjudices
causés par les projets d'exploitation des ressources naturelles dans
leurs terres, le droit à leurs formes d'organisation et de droit
consuétudinaire et le droit à l'éducation bilingue (art.
57). Aussi, la constitution reconnait le respect de la justice autochtone selon
ses traditions ancestrales, tant que cela ne contredit pas la constitution
(art. 60) et garantit également les pratiques de médecines
ancestrales. Cependant, comme la Bolivie, l'Équateur laissa à la
charge de la loi la procédure de reconnaissance des autonomies
territoriales autochtones, ce qui peut limiter les dispositions
constitutionnelles sur le pluralisme, puisque la constitution (le pouvoir
originaire) n'a pas prévu de limites précises à respecter
par le pouvoir constitué à propos de la constitution des
autonomies autochtones.
Le texte constitutionnel équatorien, comme le texte
constitutionnel bolivien, renforce l'objectif du « bien vivre »
(sumak kawsay en Équateur et suma qamaña en
Bolivie) tout au long de la constitution.
Avec les autres principes consacrés dans leurs
préambules - parmi lesquels nous soulignons ceux de
l'interculturalité, du pluralisme social - il forme un éthos qui
donne un sens aux objectifs de l'État dans les nouveaux programmes
constitutionnels de la Bolivie et de l'Équateur et a, par
conséquent, une série des projections dans les textes
constitutionnels concernant les formes respectives d'État, les formes
de
70
gouvernement et les conformations des organes ou des pouvoirs
de l'État et des systèmes des droits humains. Il apparait
mentionné dans les préambules et tout au long du texte
constitutionnel, en particulier dans la Constitution de la République de
l'Équateur109.
Pour conclure, nous pouvons dire que les principes, les
valeurs et les règles prévus par les textes et mentionnés
ci-dessus expriment la rupture de paradigme dans les deux États andins.
Nous avons pu constater que les États plurinationaux et interculturels
consacrent ainsi l'autonomie autochtone.
Section II - La consécration de l'autonomie
autochtone
L'autonomie est nécessaire pour atteindre les objectifs
de l'État plurinational revendiqué par les peuples autochtones de
la Bolivie et de l'Équateur. Pour pouvoir avoir une participation
significative des peuples autochtones dans l'adoption de décisions de
l'État tout en conservant leur culture, leur droit et leur mode de vie,
l'autonomie, toujours liée à l'interculturalité, se montre
essentielle. L'autonomie autochtone fait donc allusion à une forme de
décentralisation, avec territoire, autogouvernement, respect des
systèmes sociaux et culturels propres et avec la participation aux
sujets nationaux qui affectent les groupes ethniques. Il y a plusieurs types
d'autonomie, avec tous ou seulement quelques éléments de
l'autonomie (l'autogouvernement, la juridiction territoriale, les
compétences et la participation dans les instances de décision
nationale). Toutefois, il n'existe pas d'autonomie autochtone sans
autogouvernement, même si elle ne se réduit pas à cela.
L'autogouvernement concerne la capacité politique du peuple autochtone
non seulement dans les sujets de la vie collective de ces peuples respectifs,
mais aussi dans les sujets et décisions de l'État, et ainsi, il
est intimement lié au terme « autonomie ». En Bolivie, la
constitution déclare dans son article 2 l'autonomie comme un droit
originaire des peuples autochtones, ce qui montre une autonomie plus
poussée dans le pays (A). La constitution équatorienne, en effet,
ne reconnait pas clairement, comme celle de la Bolivie, le droit à
l'autonomie des peuples autochtones (B), ni ne prévoit d'entités
territoriales autonomes pour les nationalités autochtones et
régule très peu la structure de l'État pour qu'il
corresponde avec la plurinationalité et l'interculturalité.
109 MEDICI Alejandro, op.cit., p. 10.
71
A - Une autonomie poussée en Bolivie
La mise en forme de l'État plurinational, selon la
constitution politique de l'État bolivien (CPEB) est faite à
travers deux mécanismes : celui qui garantit la participation pleine des
peuples et nations autochtones dans la structure de l'État central, au
travers de leurs représentants dans les pouvoirs législatif et
judiciaire et également au travers de leur participation au sein du
pouvoir exécutif ; et celui qui garantit que les nations et peuples
autochtones puissent exercer leur droit à la libre détermination
dans l'unité de l'État bolivien. Le droit à la libre
détermination des nations et peuples autochtones est garanti par
l'article 2 de la CPEB, fondé sur la reconnaissance de leur existence
précoloniale, qui consolide leurs territoires, leur mode de
gouvernement, leur système juridique, leurs institutions,
autorités, etc. Ce droit de libre détermination s'exerce à
travers l'autonomie autochtone (art. 2, CPEB).
L'autonomie est la qualité du gouvernement qui est
assigné à certaines collectivités territoriales,
c'est-à-dire à une subdivision de moindre couverture territoriale
que l'ensemble de l'État. Le processus qui amène à
construire le nouveau système d'administration de l'État est donc
la décentralisation politique et administrative. La constitution appelle
« autonomie » quand elle transfère plus de pouvoir aux
collectivités territoriales (exécutif, législatif et
judiciaire) et « décentralisation » quand elle
transfère moins de pouvoir (l'État maintient leur subordination
à lui-même). Il faut souligner, cependant, que cela ne peut jamais
affecter l'unité de l'État bolivien et comme l'État
bolivien est un État plurinational, la nouvelle organisation politique
de l'État doit correspondre à la diversité des nations qui
y habitent, en garantissant que les peuples autochtones puissent exercer leur
autogouvernement et leur libre détermination.
L'autonomie politique autochtone est prévue par la
constitution de 2009 dans l'article 11, qui dispose que la démocratie
s'exerce aussi par la démocratie communautaire, avec l'élection,
désignation ou nomination d'autorités et représentants
autochtones par leurs propres normes et procédures.
L'élément clé pour avoir la qualité de gouvernement
est donc la capacité de légiférer de ces
collectivités territoriales, autrement dit d'avoir la capacité de
définir leurs propres lois sur les sujets qui les concernent, selon la
constitution et les lois organiques, qui ont une couverture ou un niveau plus
large dans l'État, comme la Loi des autonomies en Bolivie. L'autonomie
se réfère donc à la décentralisation politique :
cette dernière implique dans l'élection de ses
72
propres autorités, l'administration de ses ressources
économiques et l'exercice des facultés législative,
réglementaire, fiscale et exécutive, par ses propres organes de
gouvernement autonome, dans le domaine de sa juridiction, de ses
compétences et de ses attributions (art. 272, CPEB). La constitution
bolivienne de 2009 prévoit ce pouvoir autonome législatif
à trois collectivités : les départements, les
municipalités et les « territoires autochtones originaires paysans
». Les trois sont indépendants entre eux et ont la même
hiérarchie constitutionnelle, autrement dit, tout ce que l'organe
législatif d'une collectivité territoriale décide dans les
limites de sa compétence, ne pourra pas être contesté par
le législatif national, le seul contrôle étant le
contrôle de constitutionnalité devant le TCP. Pourtant,
l'autonomie autochtone n'est pas comme les autres autonomies, elle a une
portée plus grande et distincte, parce qu'elle consiste dans
l'autogouvernement comme exercice du droit à la libre
détermination (ou autodétermination) des peuples, à la
différence des autres autonomies, classées simplement comme
« décentralisation politique ».
La constitution établit un ensemble de principes et de
dispositions qui consacrent aux peuples et nations autochtones paysannes
originaires un régime d'autonomie différent des autres
collectivités territoriales autonomes du pays, du fait qu'elles
répondent à des justifications d'un ordre différent. Selon
l'article 270 de la constitution bolivienne, les principes qui régissent
les autonomies sont l'unité, la volonté, la solidarité,
l'équité, le bien commun, l'autogouvernement,
l'égalité, la complémentarité, la
réciprocité, la parité de genre, la subsidiarité,
la gradualité, la coordination et la loyauté institutionnelle, la
transparence, la participation et le contrôle social, la provision de
ressources économiques et la préexistence des nations et peuples
autochtones originaires paysans.
Selon l'article 289 de la constitution de 2009, l'autonomie
autochtone consiste dans l'autogouvernement comme exercice de la libre
détermination des nations et des peuples autochtones, dont la population
partage le territoire, la culture, l'histoire, les langues, l'organisation ou
les institutions juridiques, politiques, sociales et économiques
propres. Autrement dit, l'autogouvernement est la capacité d'un peuple
à s'autogouverner sans l'intervention d'autres pouvoirs externes ; le
peuple qui s'autogouverne possède une complète
souveraineté sur les sujets internes qui le concernent. La libre
détermination, à son tour, est le droit de tous les peuples de
définir librement leur condition politique et leur développement
économique, social et culturel.
73
L'autogouvernement des autonomies autochtones est
exercé en accord avec leurs normes, institutions, autorités et
procédures, selon leurs attributions et compétences, en harmonie
avec la constitution et la loi (art. 290, II, CPEB). Chaque autonomie
autochtone élabore son statut selon ses propres règles et
procédures, sans jamais contrarier la constitution ou la loi. Ainsi,
l'autonomie autochtone est composée de facultés
législatives, réglementaires, fiscales, exécutive et
judiciaire, transférées par l'État et toutes ces
facultés découlent du droit à la libre
détermination, reconnue non seulement par la constitution bolivienne,
mais aussi par le droit international, qui est le paramètre
d'interprétation des droits prévus par la constitution (art. 13,
IV, CPEB). De plus, l'autonomie autochtone se fonde sur les territoires
ancestraux habités par eux et sur la volonté de sa population,
exprimée dans la consultation (art. 290, I, de la CPEB), qui constitue
le seul requis exigible pour la constitution d'une autonomie autochtone (art.
293, I, CPEB). Autrement dit, l'autonomie s'exerce dans les territoires
ancestraux habités actuellement par la nation autochtone et, selon la
déclaration de l'ONU sur les droits des peuples autochtones, cette
autonomie s'exerce également dans les territoires que les peuples
autochtones ont traditionnellement occupés, mais qui ont
été aliénés sans leur consentement.
Sur les compétences accordées par la
constitution aux autonomies autochtones, il faut souligner qu'elles ne sont pas
toutes exclusives, elles peuvent être également des
compétences concurrentes ou des compétences partagées. Ces
dernières sont partagées entre l'autonomie autochtone et
l'État central : participer aux échanges internationaux dans le
cadre de la politique extérieure de l'État ; participer et
contrôler l'utilisation des granulats (fragment de roche) ;
protéger les droits intellectuels collectifs concernant les ressources
génétiques, la médecine traditionnelle, etc. ; et
contrôler et réguler les institutions et organisations externes.
Dans le cadre des compétences partagées, l'Assemblée
législative plurinationale édicte une loi générale
et l'autonomie autochtone édicte la loi de développement et
exerce les fonctions réglementaire et exécutive. Les
compétences concurrentes sont celles dont la législation
correspond au niveau central de l'État et l'autonomie autochtone exerce
les facultés réglementaire et exécutive. Les
compétences concurrentes sont : organiser, planifier et exécuter
les politiques de santé, d'éducation, de conservation de
l'environnement ; administrer les systèmes d'irrigation, de ressources
hydriques et de sources d'eau et d'énergie ; promouvoir la construction
de l'infrastructure productive, de l'agriculture et de l'élevage de
bétail ; faire le contrôle socio-environnemental et
d'activités d'hydrocarbures et de
74
mines ; et contrôler la fiscalité et
l'administration des biens et de services. Enfin, les compétences
exclusives des autonomies autochtones sont : l'élaboration de leurs
statuts ; la définition et la gestion de leur propre
développement économique, politique, organisationnel, culturel et
de leurs ressources naturelles renouvelables ; le développement et
l'exercice de leurs propres institutions ; le développement de leur
propre vocation productive ; l'exercice de la juridiction autochtone ; la
protection et promotion de leur patrimoine culturel ; la planification et la
gestion de l'occupation territoriale ; l'exécution de mécanismes
de consultation préalable, libre et éclairée sur toute
mesure qui les affecte ; la préservation de leur habitat ; la gestion
des impôts dans leur juridiction, entre autres.
Ainsi, nous pouvons constater que les autonomies autochtones
veillent constitutionnellement à l'exercice de
l'autodétermination et à la volonté d'autogouvernement des
nations et des peuples autochtones de Bolivie. Dans ce contexte, il est
important de souligner que bien que la constitution politique de la Bolivie
soit tenue comme la norme fondamentale qui régit l'ensemble du
territoire de l'État plurinational, les statuts des autonomies
autochtones sont la norme institutionnelle fondamentale qui régit
l'ensemble du territoire de la collectivité territoriale autonome. Cette
distinction faite, il est évident que, compte tenu de leur nature et de
leur portée, les statuts des autonomies autochtones peuvent être
définis comme une sorte de "mini-constitutions", puisqu'ils
établissent tous les principes et normes qui, outre la constitution et
le bloc de constitutionnalité110, organisent
l'autogouvernement. Pourtant, la loi de juillet 2010 sur les autonomies et la
décentralisation a établi d'autres prérequis comme le
« certificat d'ancestralité » et la « viabilité
gouvernementale » et également une procédure qui doit
être suivie, ainsi que les contenus minimaux et les contenus potestatifs
des statuts. « Ces contenus ont servi de «carcan», dans certains
cas, et comme cadre référentiel, dans d'autres, lors de
l'élaboration des statuts des AIOC [autonomies autochtones]
»111. Ainsi, dans la pratique, « les études de cas
montrent que, par volonté de s'attacher à la norme et surtout
"d'éviter d'éventuels constats d'inconstitutionnalité",
les statuts des autonomies autochtones se sont autolimités
»112. En outre, la présence des avocats et des
techniques
110 L'article 410, II de la CPEB prévoit que le bloc de
constitutionnalité est formé par les traités
internationaux de droits humains et les normes de droit communautaire
ratifiés par le pays.
111 EXENI José Luis, « Bolivia: las
autonomías indígenas frente al estado plurinacional », in
Grupo Permanente de Trabajo sobre Alternativas al Desarrollo (dir),
Cómo transformar? Instituciones y cambio social en América
Latina y Europa, Fundación Rosa Luxemburg/Abya-Yala, Quito : 2015,
p. 158.
112 Ibid., p. 158.
75
du ministère des autonomies et des organisations non
gouvernementales dans le processus d'élaboration des statuts, comme
« gardiens » de la constitution et de la loi, a contribué
à cette autolimitation. Ainsi, malgré la libre
détermination prévue dans la constitution, qui donne une
liberté presque totale aux collectivités de
s'autodéterminer et de fonder leurs autonomies, la pratique montre que
les autonomies autochtones ne furent pas toujours développées
selon les aspirations des nations autochtones113.
B - Une autonomie peu développée en
Équateur
À la différence de ce qui s'est passé en
Bolivie avec les autonomies autochtones, en Équateur nous ne
vérifions pas un processus de construction de l'autogouvernement conduit
par l'État et cela fait que les expériences en Équateur ne
suivent pas des paramètres uniformes et sont, ainsi, très
diversifiées. La question du développement de la libre
détermination des peuples autochtones en Équateur est plus
délicate qu'en Bolivie puisque même si l'Équateur est dans
le cadre d'un État plurinational, la constitution équatorienne ne
mentionne pas le droit à la libre détermination ou à
l'autodétermination des nations et peuples autochtones.
Néanmoins, l'article 57 de la constitution mentionne le terme «
autodétermination » lorsqu'elle prévoit la protection des
peuples autochtones isolés, c'est-à-dire, les peuples sans aucun
contact avec les non-autochtones, par volonté propre. En effet, la
plurinationalité en Équateur n'a pas la même portée
constitutionnelle que la plurinationalité en Bolivie. La constitution
équatorienne institue, dans le cadre d'un État unitaire, les
« circonscriptions territoriales autochtones » et dispose que ces
dernières sont régies par les principes d'interculturalité
et de plurinationalité. Ces circonscriptions territoriales constituent
un régime d'administration spécial, où les peuples
autochtones peuvent exercer un ensemble de droits collectifs. Cependant, ce
système ne favorise pas la création de collectivités
politiques autonomes comme celles prévues par la constitution
bolivienne. La différence essentielle entre les collectivités
administratives (Équateur) et les collectivités autonomes
(Bolivie) est le pouvoir politique. L'autonomie implique fondamentalement une
décentralisation politique pour que les peuples puissent
développer leur capacité politique et d'autogouvernement, non
seulement dans leurs territoires, sur les sujets de la vie
113 Cf. EXENI José Luis, op.cit., 2015, p. 145-190.
76
collective du propre peuple, mais aussi dans l'État,
sur les sujets et décisions politiques centrales.
En effet, l'autonomie est implicitement comprise dans le
concept de plurinationalité, ainsi une fois reconnue celle-ci,
l'autonomie est également reconnue. L'autonomie peut être
interprétée de deux manières : comme une permission plus
ou moins large pour que les groupes ethniques s'occupent de leurs propres
affaires ou pour qu'ils maintiennent leurs usages et coutumes ; ou comme un
régime politique/juridique accordé à ces groupes, ce qui
implique la création d'une véritable collectivité
politique au sein de la société nationale114. La
demande autochtone en Équateur et en Bolivie était en faveur de
l'autonomie politique et culturelle et non simplement une autonomie
territoriale.
La constitution de l'Équateur, dans son article 257,
mentionne que dans le cadre de l'organisation politico-administrative, des
circonscriptions territoriales autochtones pourront être formées,
exerçant les pouvoirs du gouvernement territorial autonome correspondant
et régies par les principes d'interculturalité, de
plurinationalité et conformément aux droits collectifs. De plus,
le même article dans son deuxième paragraphe dispose que les
« parroquias », les cantons ou les provinces formés
majoritairement par des peuples autochtones pourront adopter le régime
d'administration spécial, après une consultation approuvée
par au moins 2/3 des voix exprimées. Enfin, les circonscriptions seront
régies par les normes de création, de fonctionnement et de
compétences prévues dans la loi. Ainsi, l'article 257 de la
constitution n'établit pas avec précision la portée de la
norme. Bien que l'article concède des compétences au gouvernement
territorial autonome correspondant, il établit qu'il faut une loi pour
définir sa création et son fonctionnement, cette loi étant
le Code organique d'organisation territoriale, d'autonomie et de
décentralisation. Ce code organique établit que les
circonscriptions territoriales autochtones sont des régimes
spéciaux de gouvernement autonome décentralisé
établis par la libre détermination des peuples,
nationalités et communautés autochtones, dans le cadre de leurs
territoires ancestraux, tout en respectant la division politico-administrative
de l'État.
Les circonscriptions territoriales autochtones assument donc
les capacités normatives qui correspondent au niveau de gouvernement
dans lequel elles sont encadrées. Les fonctions générales
sont la législation, la normativité et la fiscalisation,
114 ALMEIDA Ileana, RODAS Nidia et SEGOVIA Lautaro,
Autonomía indígena frente al Estado nación et la
globalización neoliberal, Abya Yala, Quito : 2005, p. 220.
77
l'exécution et l'administration et, enfin, la
participation citoyenne et le contrôle social (le peuple exerce son
contrôle sur le pouvoir constitué). Ainsi, nous pouvons affirmer
que les circonscriptions territoriales sont effectivement des
collectivités territoriales, fruit d'un processus d'aménagement
de l'État unitaire qui consiste à transférer des
compétences administratives et politiques de l'État central vers
ces entités, distinctes de lui. Les circonscriptions territoriales
autochtones font partie d'un régime spécial de circonscription
territoriale, puisqu'elles sont régies par les principes de
plurinationalité et d'interculturalité. Cependant, elles doivent
toujours respecter la loi d'organisation territoriale, à l'instar des
autres collectivités territoriales qui ne sont pas constituées
d'un groupe ethnique, ce qui peut limiter l'autonomie et la libre
détermination des nations autochtones.
Une telle superposition de jure, de facto,
ignore les limites ancestrales et permet également à la
population métisse - souvent inconsciente et éloignée de
la réalité et des revendications politico-territoriales des
peuples autochtones - de décider, lors d'un éventuel
référendum d'approbation, du destin des territoires et des
peuples qui leur sont étrangers et inconnus115.
La reconnaissance de l'État plurinational est venue
d'un projet de décentralisation « depuis le haut »
fondé sur un système de « Gouvernements Autonomes
Décentralisés avec un modèle de gestion uniforme et
progressif »116. Le Code organique d'organisation territoriale,
d'autonomie et de décentralisation envisage pour la première fois
les procédures de formation des régimes spéciaux et
établit que ceux-ci « seront formés à partir de la
division politico-administrative de la parroquia, de la
municipalité ou de la province, mettant des limites à la
revendication originelle d'autodétermination de la CONAIE
»117 qui revendiquait la reconstitution territoriale. Dans
cette logique de distribution du pouvoir, il reste très peu d'espace
pour les autonomies autochtones, qui demandent de larges marges
d'expérimentation pour se développer. Les peuples autochtones ont
non seulement rencontré des obstacles pour se conformer aux exigences
nécessaires pour se constituer comme des circonscriptions territoriales
autochtones à partir de la coïncidence avec une parroquia,
un canton ou une province, mais aussi des
115 ORTIZ-T. Pablo, El Laberinto de la Autonomía
Indígena en el Ecuador, Latin American and Caribbean Ethnic
Studies, vol. 10, n. 1, 2015, p. 75.
116 CORDERO PONCE Sofia, Estado plurinacional y
autodeterminación indígena: democracia plural e identidad en
Ecuador y Bolivia, Revista de ciencias sociales, n. 41, 2018, p.
85.
117 Ibid., p. 85
78
obstacles pour canaliser leurs demandes à travers les
réseaux informels générés entre les
communautés et les instances distinctes de gouvernements
locaux118. « L'ingérence du parti au pouvoir dans les
conseils des parroquias, les municipalités et les
préfectures a mis en danger les formes d'autonomie qui fonctionnaient
«de facto» jusqu'alors »119.
Dans le territoire de l'Amazonie équatorienne,
où sont plus de 66% des peuples autochtones, une loi organique a
été adoptée en 2018, car il fait partie d'une
circonscription territoriale spéciale, puisque, selon l'article 250 de
la constitution, l'Amazonie fait partie d'un écosystème important
et nécessaire pour l'équilibre environnemental de la
planète. Ainsi, il y a une planification intégrale prévue
dans la loi qui inclut les aspects sociaux, économiques,
environnementaux et culturels du territoire, avec un ordonnancement territorial
qui garantit la conservation et la protection de ses écosystèmes
et du principe du sumak kawsay (bien vivre). Cette loi rappelle les
principes de l'unité, de l'égalité, du respect des droits
de la nature, de la spécialité, du développement
soutenable ou durable, de la coordination et coresponsabilité, de la
responsabilité intégrale, de l'interculturalité et de la
plurinationalité, de l'autonomie, entre autres. Cette loi ne concerne
pas la création d'une circonscription territoriale autochtone, mais elle
dispose les règles de développement de ces circonscriptions et de
toutes les autres qui se trouvent dans le territoire amazonien.
Nous voyons donc qu'il existe beaucoup de limites
imposées par le pouvoir constitué, c'est-à-dire par le
pouvoir « depuis le haut », pour la constitution des autonomies
autochtones en Équateur. Les autochtones ont rencontré leur
premier obstacle dans la première frontière à être
franchie au sein d'un État plurinational : l'autonomie.
Jusqu'aujourd'hui, aucune circonscription territoriale autochtone n'a
été approuvée.
XXX
En conclusion, dans la première partie de cette
recherche, nous avons pu voir le processus de reconnaissance constitutionnelle
des droits des peuples autochtones comme produit des revendications sociales
des autochtones eux-mêmes, associés à d'autres secteurs de
la société comme les travailleurs syndiqués, les paysans
et les afrodescendants, qui, finalement, ont inauguré un nouveau type de
constitutionnalisme. Par l'étude de ce nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain, nous avons démontré que
118 Ibid., p. 85.
119 Ibid., p. 85.
79
ce processus fait partie d'une émancipation sociale,
pour que le peuple prenne effectivement part au pouvoir politique
réservé auparavant aux élites descendantes des colons
européens. Ce processus d'émancipation sociale au travers du
constitutionnalisme est d'abord passé par la reconnaissance d'une
identité autochtone par les groupes autochtones eux-mêmes,
après des siècles d'assimilation et d'intégration
forcés, pour ensuite s'organiser en groupes de pression qui deviennent,
au fil des années, de véritables groupes politiques. En Bolivie,
les groupes associés, dirigés par les organisations autochtones,
ont réussi à élire un président d'origine Aymara,
la plus expressive nation autochtone de la Bolivie, et lui, à son tour,
a réussi à mettre en place une convocation pour une
assemblée constituante. Cette dernière n'a pas compté avec
des sièges réservés aux différents peuples
autochtones, mais leurs droits ont été exprimés dans la
rédaction du nouveau texte constitutionnel, malgré les disputes
avec le Congrès national qui ont causé la longue attente du
référendum d'approbation du texte et, de plus, quelques
concessions du côté autochtone. Le processus constituant
équatorien, à son tour, malgré la suspension des travaux
du Congrès national, ne fut pas sans disputes entre les groupes
politiques. Les revendications autochtones de l'Équateur, ces derniers
étant représentés surtout par la CONAIE, ont perdu leur
force durant ce processus, pourtant, l'État plurinational et
interculturel fut consacré, de même qu'en Bolivie. La
plurinationalité sous-entend l'autonomie autochtone, pour que les
cultures juridiques, politiques, économiques et sociales puissent,
au-delà d'être respectées par l'État, prendre leur
place dans l'État central et ainsi participer à son avenir
à travers l'interculturalité. Finalement, avec la
déclaration d'un État pluriculturel et interculturel en
Équateur et en Bolivie, les peuples autochtones ont pu voir leur droit
à la libre détermination respecté, même si la
constitution de l'autonomie autochtone n'est pas toujours simple et facile
à concrétiser.
Ainsi, pour donner suite à l'étude de la
consécration des droits constitutionnels des peuples autochtones sous le
troisième cycle du NCL, représenté par l'Équateur
et la Bolivie, nous allons analyser les droits expressément reconnus par
ces deux textes constitutionnels, leurs points en commun et leurs
différences et, enfin, nous analyserons les problèmes liés
à leur concrétisation.
DEUXIÈME PARTIE
Les droits des peuples autochtones dans les
nouvelles constitutions andines
80
Dans cette deuxième partie de la recherche, nous allons
nous consacrer à l'étude plus approfondie des textes
constitutionnels du dernier cycle du nouveau constitutionnalisme
latinoaméricain, c'est-à-dire les textes constitutionnels de la
Bolivie et de l'Équateur. La consécration constitutionnelle des
droits des peuples et nations originaires dans les deux pays est le produit de
leurs luttes sociales et de leur organisation politique afin de
décoloniser leurs États. Mais, au-delà de la
consécration constitutionnelle de la plurinationalité, de
l'interculturalité et de la conséquente autonomie autochtone,
quels sont les droits des peuples et nations originaires dans ces pays, qui
forment ensemble un nouveau type de savoir, autrement dit, un nouveau type de
constitutionnalisme ? Les deux textes constitutionnels représentent un
même courant de pensée, mais les droits prévus par eux
sont-ils les mêmes ? En outre, par rapport à leur
concrétisation, si ce nouveau constitutionnalisme a été
fait « depuis le bas », les élites qui font toujours partie du
pouvoir se sont-elles conformées aux nouvelles règles ? Ou, au
contraire, la concrétisation de la plurinationalité fait-elle
face à des défis ?
Pour répondre correctement à ces questions, nous
allons d'abord démontrer la volonté commune de promotion des
droits fondamentaux des nations et peuples autochtones (Chapitre I),
revendiqués durant les marches autochtones dans les deux pays, à
travers la constitutionnalisation de leurs droits, en analysant les droits
expressément prévus par les textes constitutionnels, à
partir de la méthode comparative du droit. Ensuite, nous allons analyser
quels sont les défis de la concrétisation de la
plurinationalité dans les deux pays (Chapitre II).
Chapitre I - Une volonté commune de promotion
des droits fondamentaux des peuples autochtones
La prise en compte de dispositions, par les constitutions de
l'Équateur et de la Bolivie, concernant les droits individuels et
collectifs spécifiques aux peuples et nations autochtones, ainsi que sur
l'objectif du « vivre bien » de toutes les personnes qui composent
les sociétés bolivienne et équatorienne, dénote une
volonté commune entre les
81
deux États de promouvoir les droits fondamentaux des
peuples originaires d'Abya Yala. La reconnaissance des conséquences
néfastes de la colonisation faite par les États les conduit,
premièrement, à accorder des droits spécifiques aux
peuples autochtones, qu'ils soient individuels ou collectifs. Quant aux droits
individuels spécifiques, il ne s'agit pas vraiment d'une disposition de
droits spécifiquement prévus pour la personne autochtone, mais de
différentes formes de promotion des droits individuels universels, qui
tiennent compte de la colonialité moderne. Les droits collectifs,
à leur tour, sont des droits qui doivent être exercés par
les peuples autochtones en tant que groupe, c'est-à-dire en tant que
sujets collectifs de droit, par exemple le droit au territoire. Il n'y a pas de
dichotomie entre les droits individuels et les droits collectifs et les peuples
autochtones doivent être considérés à la fois en
tant qu'individus et en tant que collectivité. Deuxièmement, la
reconnaissance de la colonialité a poussé les États
à adopter la cosmovision autochtone dans leurs constitutions et à
définir comme finalité le « buen vivir/vivir bien
», ce qui, en somme, adopte une vision écocentrique du monde,
où prédomine l'harmonie entre l'homme et la nature et non la
domination de la nature par l'homme. Cette vision autochtone du monde,
lorsqu'elle est promue par la loi fondamentale des États, se traduit par
la valorisation de la culture autochtone. En outre, à partir de la prise
en compte du « vivre bien », issue de l'interculturalité, non
seulement les droits collectifs autochtones sont protégés, comme
le droit au territoire et à la participation, mais aussi les droits
collectifs de toute la société et même des
générations futures à l'environnement sain et
équilibré.
Compte tenu de ce qui précède, il convient
d'approfondir la démonstration de la volonté commune de ces
États de protéger et de valoriser la culture autochtone (Sect. I)
et les différents moyens prévus par les constitutions pour
atteindre l'objectif du « vivre bien » (Sect. 2).
Section I - La volonté commune de protection et de
valorisation de la culture autochtone
Dans cette section, nous démontrerons que les
constitutions de la Bolivie et de l'Équateur ont été
rédigées, avant tout, pour inclure la vision autochtone du droit,
de la justice, de la nature, de l'économie, de l'éducation, etc.
dans la formation de l'État. Grâce à l'octroi de droits
spécifiques aux peuples et nations autochtones, il existe une
volonté ou un animus commun de protection, de valorisation et
d'intégration (dans
82
l'interculturalité) de la culture autochtone. Les
peuples et les nations autochtones, pour se développer par
l'autodétermination, ont besoin que l'État leur accorde des
droits spécifiques. Ces droits sont appelés droits collectifs
parce qu'ils sont exercés par les peuples autochtones en tant que
peuples, c'est-à-dire en tant que groupe, et non individuellement.
Ainsi, il nous reste à analyser quels sont les droits collectifs
spécifiques des peuples autochtones reconnus par les nouvelles
constitutions et quelle est la raison de la reconnaissance de ces droits
collectifs, c'est-à-dire leur cause et leur objectif. Certains disent
que les droits collectifs prévus sont incompatibles avec les droits
individuels universels, cependant, nous démontrerons dans cette section
que les deux sont parfaitement compatibles et peuvent être exercés
par les peuples autochtones à la fois en tant que groupe et en tant
qu'individus, malgré les revendications pour leur reconnaissance en tant
que sujet collectif de droit, et qu'il incombe aux États de promouvoir
ces droits. Dans cette veine, nous analyserons également les
différences entre les constitutions de la Bolivie et de
l'Équateur quant aux dispositions sur les de droits des peuples et
nations autochtones. Comme nous l'avons vu précédemment, la
constitution bolivienne assure une plus grande autonomie aux peuples
autochtones, ce qui en soi démontre une meilleure protection et
valorisation des peuples autochtones par ce pays. Cependant, en ce qui concerne
les autres droits prévus dans les constitutions, nous avons
constaté que les deux pays sont également progressistes en la
matière. Ainsi, il nous incombe d'analyser les similitudes et les
différences, dans le cadre d'une étude comparative, entre les
droits humains collectifs spécifiques des peuples autochtones (A) et
leur compatibilité avec les droits individuels universels prévus
dans ces constitutions (B).
A - Les peuples autochtones jouissent de droits
humains collectifs spécifiques
Les droits collectifs sont des droits humains
spécifiques à certains groupes humains qui en sont titulaires.
Les droits collectifs font partie des droits de troisième
génération dont la reconnaissance internationale fut
historiquement postérieure à celle des droits civils et
politiques (droits de première génération) et à
celle des droits économiques, sociaux et culturels (droits de
deuxième génération). Le droit au développement,
à la paix,
83
au patrimoine artistique et culturel, à un
environnement sain et équilibré et les droits des peuples
autochtones en sont des exemples120. Les droits collectifs sont
différents des autres droits de troisième
génération parce qu'il est possible de déterminer qui peut
concrètement les réclamer ou qui est affecté par leur
violation. Par exemple, d'une part nous ne pouvons pas déterminer
spécifiquement qui a ce droit, car il affecte toute la
société, d'autre part, les droits collectifs affectent une partie
de la société, autrement dit, un groupe spécifique. Donc,
les droits collectifs des peuples autochtones sont propres à ceux qui
les intègrent. Les droits collectifs furent et sont toujours un
instrument de légitimation d'une croissante quantité de
revendications des groupes minoritaires dans les sociétés
multiculturelles qui remettent en cause le système démocratique
et l'efficacité des droits individuels pour protéger les
intérêts de groupes121. Ainsi, les droits collectifs
sont un élément normatif qui sert à garantir le
développement de l'identité et des institutions culturelles
particulières des peuples autochtones (et d'autres minorités
ethniques comme les afrodescendants).
La reconnaissance juridique de l'entité collective
trouve ses racines dans la situation de diversité culturelle
prédominante en l'Amérique Latine. La reconnaissance de la
diversité ethnique et culturelle implique la reconnaissance d'un nouveau
type de sujet de droit, les peuples autochtones, qui ont désormais la
possibilité de s'autodéfinir comme des nationalités. Les
constitutions de la Bolivie et de l'Équateur consacrent le droit
à la diversité culturelle lorsqu'elles déclarent
l'État comme un État plurinational et interculturel (articles
premiers des deux constitutions). Les autres droits collectifs des peuples
autochtones vont donc découler du droit à la diversité
culturelle. Dans la constitution équatorienne de 2008, ces droits sont
prévus dans l'article 57 et dans la constitution bolivienne de 2009, ces
droits sont prévus dans l'article 30. En somme, la constitution
équatorienne prévoit le droit à l'identité
culturelle, aux terres et territoires ancestraux, à la participation
dans l'usufruit, l'administration et la conservation des ressources naturelles
renouvelables de leurs terres, à la consultation préalable, libre
et informée, à la conservation et à la promotion des leurs
pratiques de gestion de la biodiversité, à la
propriété intellectuelle, à leurs propres formes
d'organisation sociale et de génération et d'exercice de
l'autorité dans leurs territoires, à leur droit
consuétudinaire,
120 GRIJALVA Angustín, Qué son los Derechos
Colectivos?, 2009, disponible sur
http://dis.um.es/~lopezquesada/documentos/IES_1415/LMSGI/curso/xhtml/html3/doc/derechoscolectivos
.pdf consulté le 30 juillet 2022.
121 GAMBOA BALBÍN César Leonidas, «
Aproximación teórica a los derechos colectivos de los pueblos
indígenas », Derecho y sociedad, 2003, n. 21, p. 62.
84
au développement de leurs propres sciences et savoirs
ancestraux, à la protection de leurs lieux sacrés, à la
protection de l'écosystème de leurs territoires, à la
protection de leur patrimoine culturel et historique, à
l'éducation interculturelle bilingue, à la participation dans la
définition des politiques publiques qui les concernent et finalement
à la promotion de leur diversité culturelle, de leurs traditions
et de leur histoire. La constitution bolivienne, à son tour,
prévoit les droits collectifs suivants : le droit à l'existence ;
à l'identité culturelle ; à la libre détermination
et à la territorialité ; à ce que leurs institutions
fassent partie de la structure générale de l'État ; aux
terres et territoires ; à la protection de leurs lieux sacrés ;
à avoir leurs propres systèmes et réseaux de communication
; à vivre dans un environnement sain, avec une gestion adéquate
des écosystèmes ; à la propriété
intellectuelle, ainsi qu'à la promotion de leurs savoirs traditionnels ;
à l'éducation intraculturelle, interculturelle et plurilingue ;
au respect de leur cosmovision et pratiques traditionnelles dans le
système de santé universel et gratuit ; à l'exercice de
leurs systèmes politiques, juridiques et économiques
accordés à leur cosmovision ; à la consultation
préalable lors de l'adoption des lois et politiques publiques qui les
concernent ; à la consultation préalable obligatoire, de bonne
foi et concertée par rapport à l'exploitation des ressources
naturelles non renouvelables dans leurs territoires ; à la participation
aux bénéfices de l'exploitation des ressources naturelles ;
à l'usage exclusif des ressources renouvelables qui existent dans leurs
territoires, sans préjudice des droits légitimement acquis par
des tiers ; et à la participation dans les organes et institutions de
l'État.
Par ces deux listes de droits collectifs prévus par
chaque constitution, nous pouvons constater la similitude des dispositions
constitutionnelles des deux États. Les deux constitutions renforcent
l'identité autochtone dans leurs dispositions citées ci-dessus,
puisqu'elles protègent et garantissent la promotion de leurs cultures,
leurs langues, leurs savoirs, leurs traditions, etc. Néanmoins, les
droits les plus importants reconnus par les constitutions sont le droit
à la participation politique des peuples et nations autochtones, le
droit aux terres, territoires et ressources naturelles et à leur droit
consuétudinaire.
Le droit à la participation politique
Le droit à la participation politique des peuples et
nations autochtones est un droit spécifique qui découle de leur
droit à l'autodétermination et qui est reconnu non seulement dans
les constitutions, mais aussi dans plusieurs instruments de droit
85
international comme le Pacte international de droits civils et
politiques, la convention 169 de l'OIT et la Déclaration de l'ONU sur
les droits des peuples autochtones, tous ratifiés par la Bolivie et par
l'Équateur. « Sa nature juridique est différente de celle du
droit de vote et de participation aux élections périodiques que
tous les individus ont. Dans ce sens, il ne suffit pas de reconnaitre un droit
de consultation »122, mais un véritable et réel
droit de participation, qui doit réunir trois caractéristiques
fondamentales : la participation doit être libre, préalable et
informée. La demande de participation politique des peuples autochtones
« se traduit également par le droit d'être élu et
d'apparaitre en tant qu'acteur politique, ce qui nécessite la pleine
reconnaissance dans le système juridique de leur personnalité
juridique »123. Le texte constitutionnel bolivien reconnait
expressément le droit à la participation dans son article 30, II,
n. 15 à 18, lorsqu'il dispose que les peuples ont le droit à
« être consultés selon les procédures
appropriées, et en particulier à travers leurs institutions,
à chaque fois que sont prévues des mesures législatives ou
administratives susceptibles de les affecter » et à «
participer au sein des organes de l'État ». « En outre, la
Constitution bolivienne indique expressément que les élections
directes des représentants des nations et peuples autochtones
originaires paysans doivent se dérouler conformément à
leurs propres normes et procédures (art. 26.I.4) »124.
De la même façon, la constitution équatorienne, dans son
article 57, n. 16, dispose que les peuples autochtones ont le droit à
participer, à travers leurs représentants, au sein des organismes
officiels qui déterminent la loi, à la définition des
politiques publiques qui les concernent, ainsi qu'aux choix et décisions
de leurs priorités, autrement dit, de leurs intérêts, au
sein des plans et projets de l'État.
Le droit à la terre, au territoire et aux
ressources naturelles
Les droits sur les terres, territoires et ressources
naturelles, tant les ressources renouvelables que les non renouvelables qui
sont dans les sols sont au centre des revendications des peuples autochtones en
raison de leur relation spéciale avec les espaces qu'ils ont
traditionnellement occupés, possédés ou
utilisés125.
Pourquoi les droits relatifs à la terre, aux
territoires et aux ressources naturelles sont-ils au coeur de la revendication
des peuples autochtones
122 AGUILAR Gonzalo et al., Análisis comparado del
reconocimiento constitucional de los pueblos indígenas en américa
latina, Conflict prevention and peace forum, disponible sur
https://nanopdf.com/download/analisis-comparado-del-reconocimiento_pdf
consulté le 30 juillet 2022, p. 5.
123 Ibid., p. 5.
124 Ibid., p. 6.
125 AGUILAR Gonzalo et al., op.cit., p. 6.
86
dans toutes les régions du monde ? La raison
fondamentale réside dans les relations particulières que les
peuples autochtones entretiennent avec les espaces qu'ils ont
traditionnellement possédés, occupés ou utilisés.
Ils se considèrent comme historiquement et spirituellement unis à
la terre et ils envisagent une vision holistique de la vie, de la terre et de
l'environnement. Posséder, conserver et administrer des terres, des
territoires et des ressources ancestraux est vital pour
l'intégrité et la survie physique et culturelle des peuples
autochtones. Plus encore, ces revendications sont une réponse au pillage
historique de leurs terres et territoires ainsi qu'à la destruction et
à l'appropriation des ressources naturelles qui existent dans ces
lieux126.
Les terres, territoires et ressources naturelles ne peuvent
pas être dissociés. En effet, « considérés
comme des droits collectifs, ces droits tentent de réglementer diverses
situations juridiques, à savoir la propriété, la
possession, l'occupation, le contrôle, l'administration, la conservation,
le développement, l'utilisation et l'accès aux terres,
territoires et ressources naturelles ». Le bloc « terres, territoires
et ressources naturelles » rassemble, dans une approche destinée
à engager la reconnaissance de droits aux peuples et nations
autochtones, une idéologie « de la terre comme matrice, une vision
du territoire comme fondement de l'exercice des droits sociaux,
économiques, politiques, culturels, et une conception des moyens de
construire l'autonomie, à travers un contrôle sur les ressources
nécessaires à la reproduction de sociétés
distinctes »127. Les deux constitutions prévoient le
droit à la possession des terres et territoires (art. 30, II, 6, CPEB et
art. 57, 5, CRE), mais elles font une distinction entre les ressources
naturelles renouvelables et les ressources naturelles non renouvelables. Les
constitutions établissent des droits différenciés selon le
type de ressource naturelle. Selon l'article 30, II, 17, de la constitution
bolivienne, les peuples autochtones ont le droit exclusif aux
ressources naturelles renouvelables dans leurs territoires (en
respectant le droit acquis des tiers). De plus, la constitution prévoit
la consultation préalable obligatoire des peuples autochtones pour
l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs terres et
prévoit également leur participation aux bénéfices
(art. 30, II, 15, CPEB). À son tour, l'article 57, 6, de la constitution
équatorienne, dispose que les peuples autochtones ont le droit de
126 AGUILAR Gonzalo et al., « South/North Exchange of
2009- The Constitutional Recognition of Indigenous Peoples in Latin America
», Pace International Law Revue Online Companion, vol. 2, n. 2,
2010, p.69.
127 BELLIER Irène, Terres, territoires, ressources
: les relations entre politique, économie, culture et droits des peuples
autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, p. 16.
87
participer à l'usage des ressources
renouvelables. En outre, l'article premier de la constitution dispose
que les ressources naturelles non renouvelables de l'Équateur
appartiennent à l'État et l'article 57, 7, dispose le droit
à la consultation préalable, libre et informée lors de
l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs terres,
accompagné du droit à la participation aux
bénéfices du projet. Ainsi, malgré leur similitude dans la
prévision des droits fonciers, nous pouvons noter une différence
importante entre les deux constitutions : les peuples et nations autochtones de
la Bolivie ont le droit exclusif à l'usage des ressources naturelles
renouvelables de leurs territoires tandis que ce n'est pas le cas en
Équateur, où les peuples autochtones partagent ce droit avec
l'État. En outre, il y a une différence importante entre les deux
textes normatifs lors de la prévision de la consultation
préalable : le texte bolivien utilise le terme « obligatoire »
et le texte équatorien non. Cependant, l'usage du terme «
obligatoire » dans la constitution bolivienne sert seulement à
renforcer l'idée principale menée par les deux constitutions : la
consultation préalable des peuples autochtones pour pouvoir exploiter
les ressources qui se trouvent dans leurs territoires.
Le droit consuétudinaire autochtone
Le droit consuétudinaire autochtone concerne l'ensemble
d'usages, pratiques, coutumes, croyances et principes qui réglementent
la coexistence interne et qui ont été transmis principalement de
manière orale, appliqués de manière
générale, obligatoire et uniforme dans le temps par le peuple
autochtone et qui sont susceptibles de contrôle social de la part de ses
membres, autorités et organisations. Ainsi, le droit
consuétudinaire autochtone constitue des « normes de vie et des
organisations qui sont fixées par les peuples autochtones à
travers leurs coutumes, y compris les formes internes de gouvernance et/ou les
mécanismes pour résoudre leurs controverses par le biais
d'institutions et de procédures qu'ils définissent
»128. Le droit consuétudinaire autochtone, ainsi, se
fonde dans le droit de libre détermination et il est intimement
lié à l'identité culturelle des peuples autochtones. En
effet,
La Constitution de la Bolivie est devenue la charte
fondamentale qui accorde la plus grande importance au droit autochtone, y
compris au-dessus des standards internationaux, reconnaissant le droit des
peuples
128 AGUILAR Gonzalo et al., « South/North Exchange of
2009- The Constitutional Recognition of Indigenous Peoples in Latin America
», Pace International Law Revue Online Companion, vol. 2, n. 2,
2010, p.87.
88
autochtones "d'exercer leurs systèmes politique,
juridique et économique conformément à leur cosmovision",
dans un cadre de pluralisme juridique et d'interculturalité et en
accordant une hiérarchie égale aux deux juridictions ordinaire et
autochtone (cf. art. 30.II.14, 179, 180.II et 191-193). Un deuxième pays
qui, ces derniers temps, a également avancé vers une plus grande
reconnaissance des droits des autochtones est l'Équateur, qui dans
l'article 57 n. 9 et 10 de sa constitution établit le droit des peuples
autochtones à "préserver et développer leurs propres
formes de coexistence et d'organisation sociale, ainsi que la
génération et l'exercice de l'autorité, dans leurs
territoires légalement reconnus et dans leurs terres communautaires de
possession ancestrale", et de "créer, développer, appliquer et
pratiquer leur droit propre ou consuétudinaire"129 ».
Cependant, la reconnaissance constitutionnelle du droit
consuétudinaire
autochtone compte avec quelques limitations dans les deux
pays. D'abord, le respect à la constitution, c'est-à-dire, la
norme étatique. Ensuite, le respect des droits humains et des droits
fondamentaux. En outre, la constitution équatorienne dans l'article 171
dispose que la fonction juridictionnelle exercée par les peuples
autochtones doit garantir la participation et la décision des femmes.
Quant à la constitution bolivienne, elle limite dans son article 191.II,
2, la compétence matérielle de la juridiction autochtone à
ce qui est disposé dans une loi de délimitation juridictionnelle
(promulguée le 29 décembre 2010, presque 2 ans après la
promulgation de la constitution). Cela pour rendre compatible le droit
consuétudinaire autochtone au droit étatique, dans le dialogue
interculturel.
XXX
Malgré l'importance considérable des droits
collectifs pour l'étude de la reconnaissance constitutionnelle des
droits des peuples autochtones dans les constitutions bolivienne et
équatorienne, il est indispensable de soulever les enjeux de cette
reconnaissance par rapport aux droits individuels, autrement dit, il est
indispensable d'analyser la compatibilité entre droit collectif et droit
individuel, puisque les autochtones
129 AGUILAR Gonzalo et al., Análisis comparado del
reconocimiento constitucional de los pueblos indígenas en américa
latina, Conflict prevention and peace forum, disponible sur
https://nanopdf.com/download/analisis-comparado-del-reconocimiento_pdf
consulté le 30 juillet 2022, p. 10-11.
89
jouissent également de tous les droits individuels
universels prévus dans les constitutions et traités
internationaux.
B - Les droits collectifs des peuples autochtones sont
complémentaires aux droits individuels universels
Dans la démocratie libérale,
l'égalité et la liberté individuelle des citoyens sont
l'engagement fondamental. Donc, les droits civils et politiques essentiels sont
garantis à chaque individu de l'État, c'est-à-dire
à tout citoyen, peu importe son appartenance de groupe. En effet, la
démocratie libérale fut une réaction en Europe contre
l'Ancien Régime et sa manière de définir les droits
politiques et les opportunités économiques des individus selon le
groupe auquel ils appartiennent130. De cette façon nous
pouvons nous demander comment les libéraux peuvent accepter les
revendications de droits différenciés selon l'appartenance de
groupe des minorités ethniques. À première vue,
l'idée d'avoir des droits différenciés peut sembler
contraire au libéralisme, qui défend que les individus aient une
personnalité autonome, capable de définir leurs propres
identités et objectifs de vie. Il est naturel de supposer que les droits
collectifs sont opposés aux droits exercés par des individus et
que les premiers sont en conflit avec les seconds. Pourtant, nous pensons que
cette perception est fausse. En effet, les « différentes formes de
citoyenneté différenciée selon le groupe ethnique
»131 sont tout à fait compatibles avec les droits
individuels universels. Il faut souligner que la terminologie « formes de
citoyenneté différenciée » est utilisée par
l'auteur Will Kymlicka à la place de « droits collectifs »
parce qu'il juge que cette dernière terminologie est trop large et
qu'elle n'englobe pas les droits individuels exercés de manière
différenciée par les personnes qui appartiennent à un
groupe minoritaire, ce qui peut amener à une fausse conclusion
d'opposition entre ces droits différenciés et les droits
individuels universels. La plupart des droits collectifs n'ont pas de rapport
avec la primauté des communautés sur les individus, mais reposent
plutôt sur l'idée que la justice entre les groupes exige que des
droits différenciés soient accordés aux membres de groupes
différents.
130 KYMLICKA Will, « Derechos individuales y derechos
colectivos », in ORDONEZ María Paz et LEDESMA María
Belén (dir.), Los derechos colectivos: hacia su efectiva
comprensión y protección, Quito : Ministro de Justicia y
Derechos Humanos del Ecuador, 1ère ed., 2009, p. 3.
131 Ibid., p. 4.
90
Les revendications d'un groupe ethnique, selon Kymlicka, peuvent
être de
deux types : le premier implique la revendication d'un groupe
contre ses propres membres et le deuxième implique la revendication d'un
groupe contre la société dans laquelle il s'insère. Ces
deux types de revendications sont appelées « droits collectifs
», mais les enjeux de chacun sont très différents. L'auteur
appelle les premières « restrictions internes », puisqu'elles
ont l'objectif de protéger le groupe de l'impact négatif
d'instabilité du dissensus interne, et les deuxièmes «
protections externes », car elles ont l'objectif de protéger le
groupe de l'impact des décisions externes, c'est-à-dire de
l'État central.
Les restrictions internes impliquent des relations
intra-groupes : le groupe ethnique ou national peut chercher à
utiliser le pouvoir de l'État pour restreindre la liberté de ses
propres membres au nom de la solidarité de groupe. Cela pose le danger
de l'oppression individuelle. Les critiques des "droits collectifs" dans ce
sens invoquent souvent l'image des cultures théocratiques et
patriarcales, où les femmes sont opprimées, et l'orthodoxie
religieuse imposée par la loi comme exemples de ce qui peut arriver
lorsque les droits présumés du collectif priment sur les droits
des individus. [...] Les protections externes impliquent des relations
intergroupes ; c'est-à-dire que le groupe ethnique ou national
peut essayer de protéger son existence et son identité
spécifique en limitant l'impact des décisions de la
société dans laquelle il est inclus. Cela pose aussi certains
problèmes, non d'oppression individuelle au sein d'un groupe, mais
d'injustice entre groupes. Un groupe peut être marginalisé ou
séparé afin de préserver la spécificité d'un
autre groupe. Les critiques des "droits collectifs" dans ce sens se
réfèrent souvent au système d'apartheid en
Afrique du Sud comme un exemple de ce qui peut arriver lorsqu'un groupe
minoritaire réclame une protection spéciale de la
société dans son ensemble132.
Cependant, la concession de protections externes et ainsi de
droits spéciaux
ne crée pas nécessairement une telle injustice.
Cela parce que ces protections externes n'impliquent pas une position de
domination sur les autres groupes, au contraire, de tels droits offrent une
position d'égalité entre les divers groupes, étant
donné la vulnérabilité d'un petit groupe face à un
grand. Les droits différenciés ou droits collectifs, donc, aident
à réduire la vulnérabilité des groupes minoritaires
face aux pressions économiques et aux
132 Ibid., p. 8.
91
décisions politiques de la masse de la
société. Dans cette perspective externe, les groupes
prétendent s'assurer que l'ensemble de la société ne les
privera pas des conditions nécessaires pour leur survie, et non pas
contrôler si leurs propres membres adhèrent ou non à des
pratiques peu traditionnelles, il n'y a pas de conflit entre les protections
externes et les droits individuels des membres du groupe. Toutefois, les
groupes sont aussi intéressés à contrôler le
dissensus interne et revendiquent des droits différenciés selon
le groupe pour imposer des restrictions internes à leurs membres. Cette
possibilité a été évoquée à plusieurs
reprises dans le contexte des revendications d'autonomie des peuples
autochtones. Par exemple, dans les nouvelles constitutions de l'Équateur
et de la Bolivie, comme vu auparavant, il y a des restrictions aux autonomies
autochtones en ce qui concerne le respect aux droits individuels
disposés dans les constitutions et dans les traités
internationaux. Ainsi, si un membre considère que son droit individuel a
été violé, il peut faire un recours devant la justice
autochtone.
Bien que les droits collectifs prévalent
inévitablement sur certains droits individuels, comme le droit collectif
à la terre qui restreint la possibilité de la vendre par les
membres du groupe, cela ne constitue pas un prétexte pour supprimer une
liberté individuelle fondamentale. Il n'y a pas de raisons qui
amènent à soutenir que les droits collectifs excluent ou sont
au-dessus des droits individuels. Au contraire, il est plausible de soutenir
que les deux sont complémentaires et que les personnes qui font partie
d'un peuple autochtone jouissent tant des droits individuels en tant que
citoyens d'un État, que de droits collectifs en tant que membres d'un
peuple ou nation autochtone.
Les personnes autochtones, selon les deux constitutions (art.
13 de la CPEB et art. de la CRE), jouissent de tous les droits individuels
universels. En ce sens, la théorie libérale (celle contre les
droits collectifs) défend l'applicabilité de tous les droits
humains à tous les individus, universellement et également, et
donc également aux personnes autochtones et pour elle cela est
suffisant. Cependant, cela n'est pas toujours le cas dans la vie réelle,
selon les divers rapports internationaux133 sur les conditions des
peuples autochtones dans le monde. Malgré le fait que les peuples
autochtones ont tous les droits humains individuels universels, ils n'en
profitent pas de la même façon que les autres individus, en raison
de leur appartenance de groupe, c'est-à-dire en raison des
inégalités
133 C.f. Les publication du State of the world's indigenous
peoples (SOWIP) - United Nations Permanent Forum on Indigenous Issues (UNPFII)
disponibles sur
https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/publications/state-of-the-worlds-indigenous-peoples.html
(consulté le 30 juillet 2022).
92
qui découlent de cette appartenance, car les peuples
autochtones sont victimes du racisme et également d'une discrimination
culturelle. Résoudre la question des détails pratiques est
lié aux structures institutionnelles, aux systèmes juridiques et
aux relations de pouvoir existants, « qui à leur tour sont
liés à un système social plus complexe dans lequel les
peuples autochtones sont, pour commencer, les victimes historiques des
violations des droits humains »134. Le manque d'un accès
équitable aux droits humains universels en raison de leur appartenance
de groupe est une des raisons pour laquelle ces droits se montrent peu
satisfaisants pour les peuples autochtones. Ainsi, pour que le principe
d'égalité acquière un sens pour les peuples autochtones,
il faut admettre une catégorie de droits qui guide la hiérarchie
de valeurs et de droits, qui respecte leur vision du monde (cosmovision) et le
système de croyances autochtones et, en même temps, qui ne viole
pas le système des droits de l'homme conçu au niveau
international. Cette catégorie est appelée de « droits
émancipateurs » par Silvina Ramírez, puisque « c'est un
outil généré pour que les peuples autochtones puissent
lutter pour leurs droits et ainsi parvenir à une véritable
égalité »135.
C'est pourquoi les caractéristiques qui
définissent un droit comme émancipateur peuvent être
attribuées, selon le sujet sur lequel il est prêché, le
contexte et le moment où se développent les relations ou les
situations sociales, à différents types de droits qui acquerront
cette qualité en raison des exigences et des besoins des peuples
autochtones. Pour bien préciser l'idée, le caractère
émancipateur d'un droit est un instrument conceptuel créé
pour remplir une fonction précise : celle de résoudre les
conflits entre droits. Ils qualifient un ensemble de droits qui à une
place et à un moment déterminés doivent avoir la
primauté sur les autres, pour parvenir à une situation qui
permette à certains sujets leur jouissance effective136.
Ainsi, lorsqu'il y a un conflit entre un droit collectif et un
droit individuel, une possible sortie par le haut serait le principe «
pro-émancipation », qui ferait une hiérarchie de valeurs
sans prétention d'universalité, mais dans le dialogue
interculturel, en évaluant chaque situation dans son contexte et en
pointant des critères objectifs fondés
134 STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los pueblos
indígenas: desafíos y problemas », Revista IIDH,
vol. 48, 2008, p. 260
135 RAMIREZ Silvina, « Igualdad como Emancipación:
Los Derechos Fundamentales de los Pueblos Indígenas », Anuario
de Derechos Humanos, n. 3, 2007, p. 44.
136 Ibid. p. 45.
93
dans l'analyse des conditions historiques qui se
présentent137 et non le critère classique «
pro-persona », qui ne laisse aucun espace aux droits collectifs lorsqu'il
exclut de sa portée les conditions nécessaires pour que certains
groupes humains acquièrent la possibilité d'avoir une vie
digne.
En somme, selon les constitutions bolivienne et
équatorienne, le droit autochtone doit respecter les droits individuels
universels prévus dans les constitutions et les traités
internationaux, ces droits étant prévus en même temps que
les droits collectifs, exercés par un groupe ethnique et non pas par un
individu, pour engendrer une compatibilité entre les deux et ne pas
laisser les membres de ces groupes en dehors du système de protection
des droits humains individuels. Malgré leur compatibilité, ces
droits peuvent entrer en conflit dans le cas concret et la solution serait
alors l'utilisation du principe « pro-émancipation »
formulé par Ramirez, principe qui répond aux exigences de
l'interculturalité.
Enfin, la volonté de valorisation de la culture
autochtone va au-delà des droits collectifs octroyés aux peuples
autochtones, elle peut être vue aussi dans la nouvelle finalité de
l'État telle que décrite par les constitutions de la Bolivie et
de l'Équateur. Ces deux constitutions ont consacré la
finalité du « vivre bien » comme la finalité ultime de
l'État, qui est devenu un État d'émancipation sociale et
non plus de régulation sociale. Autrement dit, l'État ne sert
plus à réguler la société, mais à la
développer ou à l'émanciper, toujours en garantissant
l'harmonie entre les divers groupes qui la compose et également entre la
société et la nature.
Section II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une
tentative commune de refondation ontologique du droit
Le « buen vivir » ou « vivir bien
» est un nouveau concept formulé par les penseurs autochtones
à partir de leur confrontation au système capitaliste et au
modèle néolibéral, et également à partir de
la récupération des éléments culturels de
l'occident qui sont resignifiés selon les nécessités des
peuples autochtones. La finalité est de faire des propositions pour
résoudre la « crise de la culture occidentale »,
marquée principalement par l'urgence climatique. Ce concept est
prévu par les nouvelles
137 Ibid., p. 45.
94
constitutions de l'Équateur et de la Bolivie de
manières différentes, mais avec un même objectif
derrière : une tentative de refondation ontologique du droit. Autrement
dit, la raison d'être du droit est, à partir de ces constitutions,
le « bien vivre » de la société dans sa
diversité et le « bien vivre » de la société
avec la nature. Ainsi, il convient d'abord d'analyser le contenu de ce concept,
sa genèse et sa notion (A), pour ensuite expliquer comment le concept a
été définit par chaque constitution, leurs
différences, leurs similitudes et également les contradictions
dans les textes constitutionnels eux-mêmes qui rendent difficile la
concrétisation du « vivre bien » et qui le réduit
à une sorte d'utopie (B).
A - La notion de « vivre bien » depuis le monde
andin
Le concept de « vivre bien » est le fruit d'un
débat qui a surgi dans les années 90 avec les mouvements
autochtones en Bolivie comme réaction au gouvernement en place qui
adoptait des lois et des politiques publiques sous le slogan « para
vivir mejor » (pour vivre mieux). Ce dernier représentait,
pour les autochtones, le mode de vie occidental : le progrès
illimité, la consommation inconsciente, l'incitation à
l'accumulation matérielle, l'individualisme, la dénaturation de
l'être humain, la monétisation de la vie, et l'usage de la nature
comme une ressource qui peut être exploitée, comme un objet sans
vie pouvant être utilisé sans limites138. Donc, pour le
développement du concept de « vivre bien », les penseurs
autochtones sont partis de l'idée que l'occident promeut la logique du
privilège, du mérite et non pas de la nécessité
communautaire et cette promotion qui suppose le progrès illimité
amène les individus à être dans une constante
compétition pour créer des conditions pour vivre mieux. Ainsi,
selon eux, la vision moderne du « vivre mieux » a
généré « une société inégale,
déséquilibrée, prédatrice, consumériste,
individualiste, insensible, anthropocentrique et antinature
»139. Pour lutter contre ces idées, les mouvements
autochtones bolivien et équatorien ont commencé à
théoriser ensemble un concept, qui plus tard fut formalisé
respectivement par les constitutions de 2009 et 2008. « Le concept vient
de derrière, du passé, de la longue mémoire autochtone qui
a été occultée et niée pour se situer dans le
138 HUANACUNI MAMANI Fernando, Buen Vivir/Vivir Bien:
Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales
andinas, Lima, Perú, Coordinadora Andina de Organizaciones
Indígenas, 2010, p. 32-33.
139 Ibid., p. 33.
95
présent et proposer un avenir meilleur pour tous
»140, il est donc « instrumentalisé comme un
véhicule de libération et de décolonisation
»141.
Le Buen Vivir/Vivir Bien : une construction
collective
La notion de « vivre bien » est tirée des
expériences ou systèmes de vie des peuples autochtones et
fondée sur leur relation avec la nature (la « Terre-Mère
» ou Pachamama). Le « vivre bien » est lié
à la spiritualité profonde que les peuples autochtones
maintiennent avec la nature, à leur identité et à leur
organisation sociale. « Vivre bien » signifie vivre en harmonie et en
équilibre.
Selon la cosmovision autochtone, toute forme d'existence est
égale l'une de l'autre, nous sommes tous dans une relation
complémentaire, tout vit et tout est important. Cependant, la base
fondamentale de la continuité du buen vivir est le respect de
la Mère Nature, l'accès à la terre et au territoire, dans
le cadre du droit à l'autodétermination des
peuples [...]142.
Selon Fernando Huanacuni Mamani, vivre bien c'est vivre en
communauté, en fraternité et surtout en
complémentarité, « c'est une vie communautaire, harmonieuse
et autosuffisante. Vivre bien signifie se compléter les uns et les
autres et partager sans compétition, vivre en harmonie avec les
personnes et avec la nature. C'est la base pour la défense de la nature,
de la vie même et de toute l'humanité »143. Cette
définition conjugue les pensées autochtones des deux pays,
Bolivie et Équateur. En Bolivie, le « vivre bien » est un
principe éthico-moral qui s'inscrit dans la culture aymara sous le nom
de suma qamaña. Suma « renvoie à la
plénitude, l'excellence, le magnifique, le beau, le sublime
»144 et qamaña « fait
référence à la vie, à l'existence
»145. De cette manière, le suma qamaña
« pourrait se traduire par «vivre en plénitude»,
«vivre bien», «savoir vivre» ou encore «vivre en
harmonie» »146. En Équateur, le concept de «
vivre bien » s'inscrit dans la culture quéchua sous le nom
sumak kawsay et il prend une forme davantage liée
140 CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, « El buen vivir: un
diálogo intercultural », Ra-Ximhai, vol. 8, n. 2, 2012, p.
347.
141 Ibid. p. 347.
142 CUNNINGHAM Mirna, « Acerca de la visión del
«buen vivir» de los pueblos indígenas en Latinoamérica
», Asuntos Indígenas, IWGIA, Copenhague : 2010, p. 53.
143 HUANACUNI MAMANI Fernando, op. cit., p. 21-22.
144 AUDUBERT Victor, « La notion de Vivir Bien en Bolivie
et en Équateur, réelle alternative au paradigme de la
modernité ? », Cahiers des Amériques Latines,
Université Paris 3, Institut des Hautes Etudes de l'Amérique
latine, 2017, p. 93.
145 Ibid., p. 93.
146 Ibid., p. 93.
96
au présent, « c'est le «processus de la vie
pleine», de la «vie en équilibre matériel et
spirituel» ». On retrouve également le concept dans d'autres
cultures autochtones présentes sur le territoire andin, comme dans la
culture guarani sous le nom de yaiko kavi. Ainsi, tous les peuples
autochtones partagent des aspects du « vivre bien », qui peut
être mieux résumé avec les mots de Huanacuni : « vivre
bien est la vie en plénitude. Savoir vivre en harmonie et en
équilibre ; en harmonie avec les cycles de la Terre Mère, du
cosmos, de la vie et de l'histoire, et en équilibre avec toutes les
formes d'existence dans un respect permanent »147.
Cependant, en même temps que les autochtones
systématisent le concept de vivre bien depuis leurs expériences,
ils reprennent la pensée occidentale pour construire leurs
réflexions inscrites dans les États plurinationaux
équatorien et bolivien. Cela fait partie du dialogue interculturel
qu'ils proposent. Par exemple, le « vivre bien » dialogue avec les
propositions européennes pour sortir du système de consommation
et de développement comme le mouvement appelé «
décroissance ». Le « vivre bien », donc, ne fait pas
partie d'une proposition romantique qui consisterait à revenir à
la vie sauvage. Selon Caudillo-Felix148, il s'inscrit dans le
débat actuel de la crise du système capitaliste et de la
détérioration de l'environnement. Ainsi, les autochtones
dialoguent dans ce contexte à partir de leurs valeurs culturelles, en
offrant ce qu'ils considèrent pouvoir aider l'humanité
entière et non seulement les peuples autochtones, et également
à partir de la nécessité d'exercer librement leur
autodétermination pour que le « bien vivre » soit une
réalité et non pas seulement une théorie149.
Selon Blanca Chancoso, dirigeante quéchua, le sumak kawsay est
un concept qui pourrait être considéré comme une utopie,
parce qu'il propose une lutte constante pour l'égalité.
La proposition du Sumak Kawsay est inclusive, elle prend en
compte les femmes, les enfants, les personnes âgées, les indiens,
les afrodescendants, les métis, elle s'adresse à toute la
société. Ils pourraient la traduire à partir de leur
langue et de leur culture. En effet, ce mot n'est pas seulement pour les
autochtones, car il est dans notre langue, regardons plutôt
l'interprétation que chacun peut en donner dans le cadre du changement
pour arriver au buen vivir150.
147 HUANACUNI MAMANI Fernando, op. cit., p. 32.
148 CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op.cit., p. 350.
149 Ibid., p. 350.
150 CHANCOSO Blanca apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op.
cit., p. 352.
97
De cette façon, l'interculturalité devient un
principe clé du « vivre bien ». Selon Chuji151, au
travers de l'interculturalité, il est possible de conserver le meilleur
du système en place, pour aller par la suite vers un nouveau
système qui surmonte de manière définitive la
modernité. Le « vivre bien » serait alors une construction
collective des peuples pour remplacer le système capitaliste global.
Selon Mario Palacios152, la construction collective serait une
confrontation envers la vision individualiste et souvent élitiste de
l'intellectuel occidental.
Le « vivre bien » dans la pensée
critique
Le « vivre bien » est ainsi devenu un concept
autonome, détaché des notions spirituelles autochtones, avec
« une dimension réactive, en s'opposant aux notions de
modernité et de développement, mais aussi proactive, en proposant
une refondation ontologique du droit et de la politique »153.
Il s'oppose à l'idée « d'un bien-être futur qui
passerait nécessairement par le progrès technique et
économique. L'universalisme est perçu comme une
homogénéité culturelle qui serait impossible à
mettre en place dans un monde diversifié et pluriel
»154. Ainsi, « plutôt que
d'homogénéiser le monde, il s'agirait d'apprendre à vivre
en complémentarité avec les autres, d'où la notion
centrale d'interculturalité dans le Vivir Bien
»155. L'anthropocentrisme est remplacé par
l'écocentrisme, où l'homme ne serait plus la mesure de toutes les
choses et n'aurait plus une place privilégiée dans l'univers.
Ainsi, la notion de « vivre bien » est plurielle et
diverse et les auteurs qui l'étudient sont issus de différents
horizons philosophiques et politiques156. Dans ce contexte, nous
pouvons nous intéresser « à la typologie que dresse Matthieu
Le Quang [2017] des différentes interprétations liées au
Vivir Bien. L'auteur met en avant trois courants principaux
structurant la pensée du Vivir Bien »157 :
celui du groupe modernité/colonialité (le courant culturaliste et
indigéniste), qui compte avec Boaventura de Sousa Santos, Catherine
Walsh, Aníbal Quijano ou encore Fernando Huanacuni Mamani ; le courant
« écologiste et post-développementaliste », qui compte
avec des universitaires venus de l'écologie politique et critiques de la
notion de développement,
151 CHUJI Mónica apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia,
op. cit., p. 350.
152 PALACIOS Mario apud CAUDILLO-FELIX Gloria Alicia, op.
cit., p. 353.
153 AUDUBERT Victor, op. cit., p. 94.
154 Ibid., p. 94.
155 Ibid., p. 94.
156 Ibid., p. 94.
157 Ibid., p. 95.
98
comme Alberto Costa et Eduardo Gudynas ; et le courant «
éco-marxiste et étatiste », « où se regroupent
les intellectuels venus du socialisme et qui ont pour beaucoup
déjà occupé des fonctions publiques, comme René
Ramirez ou Álvaro García Linera »158.
Pour le premier groupe, selon la sociologue Catherine
Walsh159, le « vivre bien » est un système de vie
ancestral, fondé sur la relationnalité qui part du principe que
tout dans le monde est interconnecté, que rien n'existe isolé,
mais coexiste avec son complément. Les valeurs et pratiques des peuples
autochtones sont tenues comme une sortie de la modernité, de la
colonialité et du capitalisme, ce dernier étant fondé dans
le contrôle de la nature par l'homme et dans l'individualisme. Boaventura
de Sousa Santos160, à son tour, défend que le
sumak kawsay, ou les droits de la Pachamama, ne sont pas seulement
prévus pour les autochtones, car ce sont des concepts qui furent
incorporés par les constitutions de l'Équateur et de la Bolivie,
qui mélangent le savoir ancestral et le savoir moderne, européen
et eurocentré, ce que l'auteur appelle « écologie des
savoirs ». Il souligne que dans la cosmovision autochtone il n'y a pas le
concept moderne de droit et que le droit de la Pachamama, autrement dit les
droits de la nature, est un mélange parfait entre la pensée
eurocentrée et la pensée ancestrale. Ainsi, Santos conçoit
le « vivre bien » à partir d'un dialogue interculturel qu'il
appelle « écologie des savoirs », dans lequel on cherche
à associer le meilleur du savoir ancestral et du savoir moderne,
à partir de l'écoute des propositions des mouvements sociaux
latinoaméricains.
Les auteurs du deuxième groupe, le courant «
écologiste et post-développementaliste », s'appuient sur le
« vivre bien » pour surmonter le paradigme du développement.
« Tout en s'inspirant de textes plus radicaux, ils insistent sur l'aspect
évolutif du Vivir Bien et sur le caractère
transcendantal qu'est l'interculturalité »161. Ainsi, la
discussion sur le « vivre bien » ne saurait se limiter à la
région andine ou latino-américaine, mais devrait se constituer en
une option possible pour l'ensemble de la planète. Ce courant s'inscrit
donc davantage dans un cadre post-moderne et sert ici de nouvelle utopie pour
l'émancipation de la société, au sein d'un environnement
réconcilié.
Enfin, pour le troisième groupe, celui du courant
« éco-marxiste et étatiste », le « vivre bien
» doit réactualiser l'utopie socialiste en y intégrant la
problématique de la
158 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 95.
159 WALSH Catherine, Interculturalidad, Estado, Sociedad.
Luchas (de)coloniales de nuestra época, Universidad Andina
Simón Bolívar, Quito, Editoral Abya Yala, 2009, p. 231.
160 Cf. SANTOS Boaventura de Sousa,
Refundación del Estado en América latina: perspectivas desde una
epistemología del Sur, Quito, Abya Yala, 2010.
161 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 95.
99
protection de la nature et de la reconnaissance des droits des
peuples autochtones. Cependant, selon Victor Audubert, nous resterons ici dans
un « paradigme relativement anthropocentrique, où le Vivir Vien est
le canal par lequel passent la satisfaction des besoins matériels de la
population et l'émancipation de l'individu dans une perspective marxiste
»162.
Enfin, la pluralité de définitions du «
bien vivre » a donné lieu à des ontologies
différentes lors des processus constituants bolivien et
équatorien. Cette tentative de refondation ontologique du droit dans les
deux pays est traduite dans les nouvelles constitutions, qui, à leur
tour, ont disposé le concept chacune à sa façon.
B - La disposition différenciée du concept
par chaque constitution
Le « vivre bien » a finalement trouvé son
acmé juridique dans les constitutions de l'Équateur (2008) et de
la Bolivie (2009), qui, dans une tentative de refondation de l'État, ont
procédé à l'inclusion des valeurs, des cultures, des
organisations et de la vision du monde des peuples et nations autochtones. Dans
le texte constitutionnel bolivien, les références au « vivre
bien » apparaissent dans la section sur les principes, les valeurs et les
finalités de l'État. Dans cette section, le texte dispose que
« l'État assume et promeut comme des principes éthico-moraux
de la société plurielle »163 le suma
qamaña entre autres principes autochtones déjà vus
dans la première partie de cette recherche. Ces principes autochtones
disposent de la même hiérarchie constitutionnelle que d'autres
principes plus classiques comme l'égalité, la liberté, la
dignité et la solidarité. Le « vivre bien » est
également lié à l'organisation économique de
l'État, dont la constitution dispose que le « modèle
économique bolivien est plural et est orienté à rendre la
qualité de vie meilleure et le vivre bien »164.
Un système économique pluriel lié
à des principes tels que la solidarité et la
réciprocité est postulé, où l'État s'engage
à redistribuer équitablement les excédents vers des
politiques sociales de diverses natures. De plus, on insiste sur le fait que
pour parvenir à "vivre bien dans ses multiples dimensions",
l'organisation économique doit viser des objectifs tels que la
génération de produit social, la redistribution
162 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.
163 Art. 8 de la CPEB de 2009.
164 Art. 306 de la CPEB de 2009.
100
équitable des richesses, l'industrialisation des
ressources naturelles, etc. (article 313)165.
Selon Audubert, le « vivre bien » pourrait «
être considéré comme une métavaleur
constitutionnelle qui représente à la fois la cause, la
conséquence et même le moyen de toutes les dispositions contenues
dans la Constitution bolivienne »166, puisque les autres
valeurs présentes dans la constitution semblent subordonnées au
« vivre bien », étant donné que toutes tendent à
la réalisation de cette métavaleur. Le tribunal constitutionnel
plurinational de la Bolivie définit la notion de « vivre bien
» de manière plurielle : à la fois comme un principe
juridique, comme une valeur éthique et comme une finalité de
l'État.
Le suma qamaña peut être appréhendé
sous une triple dimension : comme un principe, une valeur et une fin, une
construction qui se déduit de l'art. 8.I de la Loi fondamentale. Dans sa
dimension de principe, il doit être compris comme la base, le fondement
de l'ordre juridique, des actes publics et privés, communautaires et
individuels ; dans sa dimension de valeur, en tant qu'orientation, en tant
qu'objectif à atteindre dans la réalisation desdites
activités, et en tant que finalité, il doit être compris
comme le but ultime projeté par l'État pour la bonne coexistence
de l'ensemble de la population.167
Cette notion de « vivre bien » donnée par le
Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) se retrouve dans plusieurs
décisions entre 2012 et 2014, moment où elle a connu son
acmé juridique, dont elle constitue souvent le seul fondement juridique.
Dès lors le « vivre bien » devient un synonyme de justice,
d'égalité et d'intérêt
général168.
Le texte constitutionnel équatorien, à son tour,
prévoit le « bien vivre »169 de manière
différente. Il le présente comme les « droits du bien vivre
», « qui est compris ici comme une notion réceptacle
d'où peut être extrait un ensemble de droits subjectifs
individuels »170. Ainsi, dans cette acception plus
générique, le texte constitutionnel prévoit, dans son
deuxième chapitre, plusieurs droits : le droit à l'eau, à
l'alimentation, à l'environnement sain, à la communication et
à l'information, à la culture, à la science, à
165 GUDYNAS Eduardo, « Tensiones, contradicciones y
oportunidades », in FARAH Ivonne et VASAPOLLO Luciano (dir.), Vivir
bien: Paradigma no capitalista?, Plural editores, 2011, p. 234.
166 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.
167 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 12
février 2014, Décision constitutionnelle plurinationale
0260/2014.
168 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 97.
169 Le texte constitutionnel bolivien utilise l'écriture
« vivre bien » (vivir bien) et le texte constitutionnel
équatorien utilise l'écriture « bien vivre » (buen
vivir).
170 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.
101
l'éducation, au logement, à la santé, au
travail et à la sécurité sociale. Par exemple, dans
l'article 14 du même chapitre, le texte constitutionnel « reconnait
le droit de la population à vivre dans un environnement sain et
écologiquement équilibré, qui garantit la
soutenabilité et le bien vivre, sumak kawsay ». Les droits
du bien vivre occupent le même rang constitutionnel que d'autres
ensembles de droits, comme les droits de participation, les droits de
liberté ou encore les droits de la nature. Ensuite, dans son article
275, la constitution équatorienne identifie les principaux champs
d'action du buen vivir ou sumak kawsay : le régime du
développement et le régime du « bien vivre ». Le
régime du développement est défini comme « l'ensemble
organisé, soutenable et dynamique des systèmes
économiques, politiques, socioculturels et environnementaux qui
garantissent la réalisation du bien vivre, du sumak kawsay
»171. Parallèlement, le régime du «
bien vivre » nécessite la jouissance effective des droits par les
« personnes, communautés, peuples et nationalités
»172 et également l'exercice de leurs
responsabilités « dans le cadre de l'interculturalité, du
respect des diversités et de la coexistence harmonique avec la nature
»173. De cette façon, à l'instar du texte
bolivien, dans le texte équatorien, le « vivre bien » semble
être un principe qui transcende toute l'action de l'État.
Cette brève analyse du « vivre bien » dans
les deux constitutions nous permet ainsi de souligner à la fois des
similitudes et des différences. Dans les deux cas, l'idée du
« vivre bien » est directement liée aux savoirs et aux
traditions des peuples autochtones. Autrement dit, dans les deux cas, il y a un
effort délibéré de rendre visibles les conceptions
autochtones, qui ont été durant longtemps mises à
l'écart. Cependant, il y a quelques différences importantes entre
les deux lois fondamentales. Dans le cas bolivien, le suma qamaña
et les autres principes autochtones prévus dans l'article 8.I sont
utilisés pour renforcer l'idée d'une société
plurinationale, puisqu'ils servent de fondement éthique à la
plurinationalité que défend la Bolivie. Dans le cas
équatorien, toutefois, le sumak kawsay est
présenté sur deux niveaux : d'abord comme le cadre d'un ensemble
de droits, mais aussi comme l'expression d'une grande partie de l'organisation
et de l'exécution de ces droits. Le « bien vivre » en
Équateur a une plus grande portée qu'en Bolivie, car le sumak
kawsay est apparu dans l'ensemble des droits alors qu'en Bolivie ce lien
entre le « vivre bien » et les droits n'est pas explicite. En
Bolivie, le suma qamaña apparait comme une fin de l'État
et en Équateur le sumak kawsay apparait dans un haut niveau de
la hiérarchie
171 Art. 275 de la Constitution de la République de
l'Équateur de 2008.
172 Ibid.
173 Ibid.
102
des droits, car d'autres droits en découlent. «
C'est-à-dire qu'il est simultanément lié à d'autres
conceptions du droit »174.
Pourtant, malgré la prévision constitutionnelle
du « vivre bien » autochtone dans les deux constitutions et leur
volonté de procéder à une refondation ontologique du
droit, le « vivre bien » semble « rester confiné dans le
cadre de la modernité occidentale »175. Les deux
constitutions présentent des tensions et des contradictions qui rendent
difficile la concrétisation du « vivre bien »,
spécifiquement dans sa dimension environnementale. Comme
déjà vu antérieurement, le « vivre bien » se
présente comme une alternative au développement qui fait de la
nature un ensemble de ressources que rendent possible les avancées
économiques, c'est-à-dire le développement conventionnel.
Selon Gudynas176, le territoire est toujours imaginé comme
regorgeant de ressources naturelles, de grandes richesses minérales et
d'hydrocarbures attendant d'être exploités. La constitution
bolivienne de 2009, dans son article 355, dispose que l'industrialisation et la
commercialisation des ressources naturelles seront la priorité de
l'État. En outre, l'article 9 prévoit la promotion de
l'exploitation et de l'industrialisation des ressources naturelles comme une
fin de l'État, de la même manière que la conservation de
l'environnement. Ainsi, l'État bolivien, « loin de se contenter de
protéger les ressources et de déléguer leur usage aux
seules communautés »177 autochtones, a l'obligation
d'exploiter les ressources naturelles du territoire. Cette obligation est en
contradiction avec d'autres normes constitutionnelles comme le droit de vivre
dans un environnement sain et équilibré. En même temps que
l'État doit s'assurer de la conservation de l'environnement, sous le
principe du suma qamaña, il doit exploiter et industrialiser
les ressources naturelles. De cette façon, « à moins de
penser que l'exploitation des ressources naturelles puisse se faire sans aucun
dommage à la nature, cette contradiction tue dans l'oeuf le projet
même d'une « société du Vivir Bien
»178. Il en va de même en Équateur. Malgré
la prévision du sumak kawsay, qui transcende toute l'action de
l'État, la constitution mélange les notions de « bien vivre
» et de développement économique dans son titre VI.
À ce sujet, Pierre Avril [1997], reprenant l'expression
de Carl Schmitt, parle d'un « compromis dilatoire »,
c'est-à-dire un compromis qui ne
174 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 235.
175 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 100.
176 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 237.
177 AUDUBERT Victor, , op.cit., p. 98.
178 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.
103
convient à aucune des parties et dont les
contradictions internes ne peuvent se résoudre que par la pratique ;
pratique qui en Équateur et en Bolivie a largement tranché en
faveur du projet développementaliste et
néo-extractiviste179.
Le justificatif le plus commun dans les deux pays
réside dans la nécessité de promouvoir ces projets
néo-extractivistes pour accumuler des fonds qui seraient utilisés
dans les programmes d'assistance sociale. C'est-à-dire qu'une relation
de causalité et de dépendance entre extractivisme et mesures
d'assistance sociale est établie, cette dernière étant
présentée comme une partie du « vivre bien ». Nous
pensons, au contraire, que le risque dans les deux pays est de vider le contenu
du « vivre bien » et de l'assujettir aux impératifs qu'impose
le développement. Selon Gudynas180, on serait devant un
« vivre bien » recadré qui tolèrerait des impacts
environnementaux et sociaux localisés pour réaliser des
améliorations sociales généralisées. Ce
recadrement, selon le même auteur, viole divers préceptes
fondamentaux du « vivre bien », comme l'aspiration à un autre
type de développement ou encore le principe selon lequel le
bien-être de quelques-uns ne peut pas être atteint au
détriment du bien-être des autres. Enfin, l'auteur argumente que
défendre ce type de « vivre bien » serait défendre un
capitalisme bénévole, « où on maintient des
éléments centraux des processus productifs avec une
présence étatique plus grande et un réseau de
mécanismes de compensation sociale focalisés »181
; et ce capitalisme bénévole n'est pas compatible avec le «
vivre bien », car l'extractivisme génère des impacts sociaux
et environnementaux d'une très grande ampleur qui baisse la
qualité de vie des personnes et la qualité environnementale.
Ainsi, le fait que les notions de « vivre bien » et de
développement « apparaissent plusieurs fois dans les constitutions
»182 de la Bolivie et de l'Équateur «
démontre la tension à l'oeuvre, entre d'un côté la
dépendance de ces économies aux marchés internationaux, et
de l'autre la volonté de transformer en profondeur ces
sociétés »183. Pour conclure, les dispositions
des deux constitutions ne permettent pas de penser le « vivre bien »
comme une option pour sortir du modèle de développement
conventionnel, mais plutôt comme l'intégration de quelques
éléments des cultures autochtones dans ce même
modèle, en maintenant, ainsi, la vieille ontologie du droit, celle de la
modernité.
179 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.
180 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 238.
181 Ibid., p. 239.
182 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 103.
183 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 103.
104
Chapitre II - Les défis de la
concrétisation de la plurinationalité
Nous avons vu dans le chapitre précédent que la
réalisation du « bien vivre » est menacée par les
contradictions présentes dans la constitution elle-même, qui
donnent lieu à des politiques extractivistes. Sans nul doute, la
réalisation du « bien vivre » est un défi tant pour
l'État que pour les peuples autochtones, qui voient leurs droits et leur
vision du monde bafoués par le premier, et ce même après
leur constitutionnalisation. Il convient maintenant d'approfondir
l'étude sur les principaux défis qu'entraîne la mise en
place de l'État plurinational. Ainsi, nous avons séparé
pour l'analyse le défi de la mise en oeuvre du droit à la
consultation préalable des peuples autochtones et le défi de la
mise en oeuvre du pluralisme juridique. Le premier concerne le processus de
consultation, par l'État, des
105
peuples autochtones qui seront directement concernés
par une loi, une mesure administrative ou un projet d'exploitation des
ressources naturelles. Le second concerne le droit et la justice autochtones
qui, à partir de la déclaration de l'État plurinational,
doivent être considérés comme officiels et
élevés au même niveau hiérarchique que le droit et
la justice étatiques. C'est du moins ce que cela devrait être dans
la théorie lancée par les nouvelles constitutions de
l'Équateur et de la Bolivie. Cependant, ce n'est pas ainsi que cela
fonctionne dans la pratique. De cette façon, nous analyserons d'abord ce
que disposent les normes et la jurisprudence constitutionnelles sur le droit
à la consultation préalable, ainsi que les facteurs qui
empêchent que ce droit soit pleinement exercé par les peuples
autochtones (Sect. I) et dans un second temps, nous analyserons les normes
constitutionnelles relatives au pluralisme juridique et les défis de sa
mise en oeuvre dans les deux pays (Sect. II).
Section I - Les défis liés à la
concrétisation du droit à la consultation
préalable
Le droit à la consultation est un droit collectif
fondamental des peuples autochtones, reconnu non seulement par les
constitutions de l'Équateur et de la Bolivie, mais aussi par la
convention 169 de l'OIT, la Déclaration de l'ONU sur les droits des
peuples autochtones et également la jurisprudence de la Cour
Interaméricaine des droits de l'homme (Cour IDH), qui ont toutes
été ratifiées par les deux États. Le droit
international gagne ici une importance fondamentale pour la théorisation
du droit à la consultation des peuples autochtones, c'est lui qui est la
source première de ce droit. Autrement dit, c'est dans le droit
international que nous trouvons les fondements et les caractéristiques
du droit à la consultation utilisés par le droit interne de la
Bolivie et de l'Équateur. Les constitutions des deux États ont
essayé de transposer le droit rencontré dans les instruments et
jurisprudences internationaux, mais la concrétisation de la consultation
des peuples autochtones rencontre toujours des difficultés. Ainsi, dans
un premier moment nous analyserons le contenu du droit à la consultation
des peuples autochtones, cette dernière devant être
préalable, libre et informée dans les deux pays, malgré
quelques différences substantielles (A) et dans un deuxième
moment nous analyserons les défis de la concrétisation de ce
droit, spécifiquement en ce qui concerne les menaces menées par
les États eux-mêmes (B).
106
A - Les peuples autochtones ont le droit à la
consultation préalable, libre et informée
Le fondement juridique du droit à la consultation
préalable se trouve dans trois instruments dans les deux États :
la convention 169 de l'OIT, la Déclaration des Nations Unies sur les
droits des peuples autochtones et dans les constitutions des États. En
effet, ce droit ne se trouve pas exclusivement dans les constitutions de
l'État en Bolivie et en Équateur, cette thématique
n'étant pas si récente que les constitutions actuelles, elle
remonte aux années 90, précisément au moment de la
ratification de la Convention 169 de l'OIT. L'État bolivien a
ratifié la convention 169 de l'OIT sur les peuples autochtones et
tribaux le 11 septembre 1991 au travers de la loi 1257. De plus, le pays a
adopté la loi 3760 le 17 novembre 2007 pour élever au rang de Loi
de la République les 46 articles de la Déclaration des Nations
Unies sur les droits des peuples autochtones. À son tour,
l'Équateur a ratifié ladite convention le 15 mai 1998, mais,
contrairement à la Bolivie, en Équateur, la Déclaration
des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones constitue une norme
internationale de soft law, ce qui ne l'empêche pas de
constituer une source du droit à la consultation préalable dans
le pays. En Bolivie, l'article 410.II de la constitution de 2009 dispose que
les traités et conventions internationaux en matière de droits
humains ratifiés par le pays constituent le bloc de
constitutionnalité, norme qui élève la convention 169 de
l'OIT au rang constitutionnel. En Équateur, l'article 417 de la
constitution de 2008 dispose que dans le cas des traités et autres
instruments internationaux de droits humains « les principes pro
être humain, de non-restriction de droits, d'applicabilité
directe et de clause ouverte établies dans la constitution seront
appliqués »184. En outre, l'article 11, n. 5, de la
constitution dispose qu'en matière de droits humains et de garanties
constitutionnelles, la norme qui favorise le plus l'effectivité de tels
droits et garanties sera applicable et, enfin, l'article 426 dispose
l'application directe et immédiate des dispositions constitutionnelles
et internationales sur les droits humains. De cette façon, en
Équateur, ainsi qu'en Bolivie, la convention 169 de l'OIT fait partie du
bloc de constitutionnalité185, pouvant donc être une
norme de référence pour la réalisation du contrôle
de constitutionnalité des lois, car elle constitue
matériellement
184 Art. 417, de la Constitution de la République de
l'Équateur.
185 Équateur, Cour Constitutionnelle, 18 mars 2010,
décision n. 001-10-SIN-CC, cas n. 0008-09-IN Y 0011-09-IN
cumulés, p. 25.
107
la constitution. La convention 169 de l'OIT de son
côté prévoit la consultation préalable, libre,
informée et de bonne foi dans ses articles 6, 15, 17, 22, 27 et 28 et la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones la
prévoit dans ses articles 15, 17, 30, 32, 36 et 38.
Au-delà des instruments internationaux, les deux
constitutions disposent sur le droit des peuples et nations autochtones
à la consultation préalable. En Bolivie, la CPEB reconnait
expressément ce droit dans son article 30.II, n. 15, in verbis
:
Dans le cadre de l'unité étatique en accord avec
la présente Constitution,
les nations et peuples autochtones originaires paysans
jouissent des
droits suivants : [...] 15. D'être consultés par
des procédures
appropriées, et en particulier par
l'intermédiaire de leurs institutions,
chaque fois que des mesures législatives ou
administratives envisagées
sont susceptibles de les affecter. Dans ce cadre, le droit
à la
Consultation préalable obligatoire, menée par
l'État, de bonne foi et de
concertation, concernant l'exploitation des ressources
naturelles non
renouvelables dans le territoire qu'ils habitent, sera
respecté et garanti.
La constitution bolivienne ordonne également la
réalisation de la consultation de la population affectée par
l'exploitation des ressources naturelles dans son article 352.I, ce droit
étant général, il s'applique à toute population
affectée par les mesures d'exploitation et non seulement les peuples
autochtones. Le même article prévoit, cependant, que lorsque la
consultation concerne les peuples autochtones, elle devra respecter leurs
normes et procédures propres. En outre, le texte constitutionnel
bolivien reconnait dans son article 403.I le principe de
l'intégrité de la territorialité autochtone, y compris
l'utilisation exclusive des ressources naturelles renouvelables, le droit
à la consultation préalable et informée ainsi que la
participation dans les bénéfices générés par
l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables de leurs
territoires.
En Équateur, le droit à la consultation
préalable, libre et informée est garanti par l'article 57, n.7,
de la constitution de 2008, in verbis :
Aux communes, communautés, peuples et
nationalités autochtones sont reconnus et garantis, conformément
à la Constitution et aux pactes, conventions, déclarations et
autres instruments internationaux des droits humains, les droits collectifs
suivants : [...] 7. Consultation préalable, libre et informée,
dans un délai raisonnable, des plans et programmes de prospection,
d'exploitation et de commercialisation des ressources non renouvelables se
trouvant sur leurs terres et qui peuvent
108
les affecter sur le plan environnemental ou culturel ;
participer aux bénéfices que ces projets rapportent et recevoir
des indemnisations pour les dommages sociaux, culturels et environnementaux qui
leur sont causés. La consultation que les autorités
compétentes doivent mener sera obligatoire et opportune. Si le
consentement de la communauté consultée n'est pas obtenu, il
procédera conformément à la Constitution et à la
loi.
L'article 57, n. 17, garantit également le droit
à consultation lorsqu'il dispose qu'avant l'adoption d'une mesure
législative susceptible d'affecter les droits collectifs des peuples
autochtones, la consultation doit avoir lieu. En outre, l'article 398 de la
constitution équatorienne dispose que toute décision ou
autorisation de l'État qui peut affecter l'environnement devra
être consultée auprès de la communauté, selon les
règles disposées dans une loi. De cette façon, à
l'instar de la Bolivie, l'Équateur étend le droit à la
consultation préalable à tous les citoyens dans les cas de
l'exploitation de la nature, mais ce droit continue à constituer un
droit collectif spécifique des peuples autochtones, qui découle
de leur autodétermination, autonomie et identité culturelle.
Malgré l'incorporation du droit à la
consultation des peuples autochtones faite par les deux constitutions, elles ne
coïncident pas totalement avec la convention 169 de l'OIT et la
Déclaration de l'ONU par rapport aux caractéristiques de la
consultation. Selon ces instruments internationaux, l'État est
obligé de consulter les peuples autochtones dans trois situations : 1)
lorsque des mesures législatives ou administratives sont susceptibles de
les affecter directement186; 2) dans la formulation, application et
évaluation des plans, programmes et projets de développement
national et régional susceptibles de les affecter
directement187 ; et 3) lorsque l'État envisage d'entreprendre
ou d'autoriser un programme de prospection ou d'exploitation des ressources
naturelles qui existent dans les territoires autochtones188. Ainsi,
le texte constitutionnel bolivien ne mentionne que deux des trois situations,
il ne prévoit pas la prospection des ressources naturelles et la
formulation, application et évaluation des plans, programmes et projets
de développement. À son tour, l'Équateur ne prévoit
pas la consultation avant toute mesure administrative susceptible d'affecter un
peuple autochtone et, de plus, le texte
186 art. 6, n.1, a de la Convention 169 de l'OIT et art. 19 de
la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples
autochtones.
187 art. 7, n.1, de la Convention 169 de l'OIT et art. 32,
n.2, de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples
autochtones.
188 art. 15 de la Convention 169 de l'OIT et art. 32 de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
109
constitutionnel ne rend pas le consentement du peuple
obligatoire, laissant à une loi le pouvoir de disposer les implications
d'un non-consentement. Pourtant, comme nous avons dit
précédemment, la convention 169 de l'OIT fait partie du bloc de
constitutionnalité des deux pays et les caractéristiques de la
consultation disposées dans cet instrument international sont
obligatoires.
Les caractéristiques de la
consultation
Mais quelles doivent être, selon les normes
internationales, les caractéristiques de la consultation des peuples
autochtones ? Selon la convention 169 de l'OIT et la DNUDPA, il y a huit
attributs des processus de consultation : 1) le processus doit être
préalable à l'adoption de mesures législatives ou
administratives, à la formulation et à l'approbation du plan,
programme ou projet de développement et à l'entreprise ou
à l'autorisation des projets d'exploitation de ressources naturelles ;
2) le processus doit être libre, sans interférence ou
pression de toute nature ; 3) le processus doit être informé,
c'est-à-dire que l'État doit fournir opportunément aux
peuples autochtones toute information à propos de la mesure, plan,
programme ou projet ; 4) le processus doit être culturellement
adéquat et accessible, au travers des institutions
représentatives des peuples autochtones ; 5) le processus doit
être mené de bonne foi et dans le but d'obtenir le
consentement des communautés autochtones, 6) le processus doit compter
avec un cadre normatif adéquat ; 7) le processus doit se
soumettre au devoir d'adaptation aux circonstances et 8) l'État doit
adopter des décisions objectives et proportionnées, en
coopérant avec les sujets collectifs de la
consultation189.
Nous avons déjà vu ci-dessus ce que disent les
constitutions de la Bolivie et de l'Équateur sur le sujet ainsi que ce
qu'elles couvrent et ce qu'elles ne couvrent pas à propos de ces
caractéristiques, et nous allons maintenant vérifier ce que dit
la jurisprudence constitutionnelle sur le sujet. En Bolivie, le Tribunal
constitutionnel de transition a rendu, le 25 octobre 2010, l'arrêt
2003/2010-R qui affirme :
III. 5. [...] Cette consultation doit être
effectuée de bonne foi et d'une manière appropriée aux
circonstances dans les cas suivants : a. Avant d'adopter ou d'appliquer des
lois ou des mesures qui peuvent affecter directement les peuples autochtones
(art. 6.1. de la Convention 169, 19 de la Déclaration des Nations Unies
sur les droits des peuples
189 BÖHRT IRAHOLA Carlos, « El derecho a la consulta
de los pueblos indígenas, el Tribunal Constitucional y el TIPNIS »,
Revista jurídica derecho, vol. 2, n. 3, 2015, p. 62.
110
autochtones, 30.15 CPE) ; b. Avant d'approuver tout projet qui
affecte leurs terres ou territoires et autres ressources (art. 32.2. de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones);
c. Avant d'autoriser ou d'entreprendre tout programme de prospection ou
d'exploitation des ressources naturelles se trouvant sur les terres où
vivent les peuples autochtones (art. 15.2 de la Convention 169, 32.2. de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones,
30.15 et 403 du CPE) ; et, d. Avant d'utiliser les terres ou territoires
autochtones pour des activités militaires (art. 30 de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples
autochtones).190
En outre, l'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel
plurinational le 19 juin 2012, sur le cas du TIPNIS, évoque la
consultation de la manière suivante :
III. 4. [...] La consultation est prévue à
l'art. 30.II.15 du CPE, reconnaissant une série de droits en faveur des
nations et peuples autochtones originaires paysans, se référant
spécifiquement à la consultation préalable, établit
qu'ils doivent «être consultés par des procédures
appropriées et particulièrement à travers leurs
institutions, à chaque fois que des mesures législatives ou
administratives susceptibles de les affecter sont envisagées. Dans ce
cadre, le droit à la consultation préalable obligatoire,
menée par l'État, de bonne foi et concertée, concernant
l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables sur le territoire
qu'ils habitent, sera respecté et garanti». D'une première
lecture du texte cité, cela donnerait l'impression que la consultation
préalable obligatoire ne correspondrait que lorsqu'elle se
réfère à l'exploitation de ressources naturelles non
renouvelables, de sorte que toute autre procédure de consultation qui
n'obéirait pas à cette hypothèse serait
inconstitutionnelle ; cependant, la norme précédemment
citée contient deux parties : la première soutient que les
peuples autochtones jouissent d'un droit à la consultation à
chaque fois que des mesures législatives ou administratives qui
pourraient les affecter sont envisagées, sans préciser à
quel type de mesures elle se rapporte ; dans la deuxième partie, il est
établi que la consultation préalable est respectée et
garantie par l'État en ce qui concerne l'exploitation des ressources
naturelles non renouvelables, mais sans utiliser un terme qui affirme que ce
n'est que dans ces cas qu'une
190 Bolivie, Tribunal constitutionnel, 25 octobre 2010,
arrêt n. 2003/2010-R.
111
consultation préalable, libre et informée est
appropriée, ainsi ladite norme ne s'enferme pas dans cette seule
possibilité [...].191
En Équateur, à son tour, l'arrêt rendu par
la Cour Constitutionnelle le 18 mars 2010 évoque les paramètres
spécifiques développés par l'OIT qui devront être
pris en compte par l'État :
a. Le caractère souple de la procédure
de consultation conformément au droit interne de chaque
État et aux traditions, us et coutumes des peuples consultés. b.
Le caractère préalable de la Consultation
[...].
c. Le caractère public et informé de la
consultation, c'est-à-dire que les [...] participants doivent
avoir accès en temps opportun et de façon complète aux
informations nécessaires pour comprendre les effets de l'activité
minière sur leurs territoires. d. La reconnaissance que la
consultation ne s'arrête pas à la simple information ou diffusion
publique de la mesure, conformément aux recommandations de
l'OIT, la consultation devrait être un processus de négociation
systématique qui implique un véritable dialogue avec les
représentants légitimes des parties. e. L'obligation
d'agir de BONNE FOI [...]. f. L'obligation de diffusion
publique du processus et l'utilisation d'un délai raisonnable
pour chacune des phases du processus, condition qui favorise la transparence et
la génération de confiance entre les parties. g. La
définition préalable et concertée de la procédure
[...]. h. La définition préalable et
concertée des sujets de la consultation [...].
i. Le respect de la structure sociale et des
systèmes d'autorité et représentation des peuples
consultés.192
Ainsi, nous pouvons affirmer que le juge constitutionnel des
deux pays prend
en compte les traités internationaux puisqu'ils font
partie du bloc de constitutionnalité des deux États et qu'ils
servent effectivement de norme de référence pour le
contrôle de constitutionnalité des lois. Ainsi, les deux pays
offrent le même traitement au droit à la consultation
préalable, malgré les différences des dispositions
internes sur le thème. Il est important de souligner, toutefois, que la
Bolivie compte avec un système de protection plus large que
l'Équateur puisque la DNUDPA fut incorporée au droit interne par
une loi tandis qu'il n'en va pas de même en Équateur, où la
déclaration reste une norme de soft law (droit souple).
191 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin
2012, décision constitutionnelle plurinationale 0300/2012.
192 Équateur, Cour constitutionnelle, 18 mars 2010,
décision n. 001-10-SIN-CC, p. 53-54.
112
B - Un droit fondamental menacé par l'État
lui-même
Malgré le large cadre normatif, le droit collectif
à la consultation préalable, libre et informée rencontre
plusieurs difficultés pour sa mise en oeuvre, notamment le fait qu'il
est souvent menacé par les États eux-mêmes. La consultation
est fréquemment menée sans respecter les paramètres
établis par les instruments internationaux, puisqu'il n'y a pas de loi
spécifique qui régule le processus de consultation
préalable des peuples autochtones, dans aucun des deux pays. De plus, la
consultation est souvent réduite à une simple procédure
formelle pour que l'État puisse poursuivre sa politique, sans
réellement procéder au dialogue interculturel que requiert la
consultation. Par exemple, en Équateur le droit à la consultation
préalable, libre et informée fut réduit à un
référendum dans le cas Rio Blanco193 et en Bolivie la
construction de l'autoroute qui lierait les départements de Beni et de
Cochabamba commença sans la consultation des peuples du Territoire
autochtone et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS). Dans nos recherches
au sein de la thématique du droit à la consultation
préalable, nous avons pu énumérer quatre défis pour
la concrétisation de ce droit au sein de chaque État. Ces
défis forment une sorte de barrière au droit à la
consultation et se trouvent, avec quelques petites divergences, dans les deux
pays. Comme les sujets de la consultation sont d'une part l'État et de
l'autre les peuples autochtones affectés, il est logique que ces
barrières viennent des États eux-mêmes, qui gardent
toujours les vestiges de la colonialité, étant donné que
l'État plurinational (et par conséquent l'émancipation des
peuples) est toujours en construction.
Les difficultés en Équateur
Le premier défi identifié en
Équateur pour la mise en oeuvre du droit à la consultation
préalable est l'absence d'une loi organique qui régule le
processus de consultation. Selon la constitution équatorienne de 2008,
l'exercice des droits constitutionnels sera développé par les
lois organiques194. En effet, le droit à la consultation est
un droit humain prévu dans la constitution et dans les instruments
internationaux et de cette façon il ne dépend pas d'une loi pour
son application et son exigibilité, cependant le droit à la
consultation est un processus et certains effets
193 Cf. Équateur, Cour constitutionnelle, Action
extraordinaire de protection constitutionnelle n. 2546-18-EP.
194 Article 132, n. 1 et article 133, n. 2 de la Constitution de
la République de l'Équateur.
113
juridiques sont réservés à une loi par la
norme constitutionnelle elle-même. Ainsi, le droit à la
consultation préalable des peuples et nations autochtones doit
être régulé et garanti par une loi organique et
malgré le commandement constitutionnel, jusqu'à ce jour il n'y a
aucune loi organique dans l'ordonnancement juridique équatorien qui
régule le processus de la consultation préalable. Il faut
souligner que cette dernière doit être régulée au
travers d'une loi organique en conformité avec le principe de la
réserve de loi et non pas au travers d'une législation
secondaire. Le principe de la réserve de loi comporte une garantie
essentielle de l'État de droit, sa finalité est d'assurer que
certaines décisions, celles qui sont jugées les plus pertinentes
pour la communauté, soient adoptées par des organes directement
représentatifs. De cette façon, cette loi doit prévoir les
aspects relatifs à la procédure, au déroulement de la
participation, aux délais, aux réparations et aux effets
juridiques en cas d'omission ou transgression de ce droit et également
les sanctions de violation du droit à la consultation
préalable.
Pourtant en 2012, après la décision
constitutionnelle de 18 mars 2010 qui a déclaré
l'inconstitutionnalité de la Loi 45 de 2009 sur l'exploitation
minière (Ley de mineria), promulguée sans la
consultation préalable des peuples autochtones, le Conseil de
l'administration législative (CAL) a édité une instruction
pour l'application de la consultation pré-législative pour les
droits des communes, communautés, peuples et nationalités
autochtones. Dans ce document, il fut établi que la finalité de
la consultation pré-législative est de réaliser un
processus de participation citoyenne qui permette aux titulaires des droits
collectifs d'être consultés afin qu'ils puissent se prononcer sur
des questions spécifiques qui peuvent les affecter directement et qui
sont incluses dans les projets de loi au sein de l'Assemblée nationale.
L'instruction édictée contient les prérequis minimums,
toutefois elle n'est pas conforme aux normes de droit international, ni
à ce qui est établi en matière constitutionnelle sur le
principe de réserve de loi pour le droit à la consultation
préalable. Il faut souligner, d'ailleurs, que cette instruction ne fut
pas objet d'une consultation préalable. Aujourd'hui, il, y a plusieurs
projets de loi « arrêtés » dans l'Assemblée
nationale. L'édiction d'une loi qui compte avec la participation
effective des peuples autochtones éviterait ainsi les
détournements de finalité du droit à la consultation
préalable.
Le deuxième défi rencontré pour
la concrétisation du droit à la consultation préalable
dans le pays est justement le manque de volonté politique pour le faire.
Par exemple, même si les instruments internationaux disposent clairement
que les sujets de la consultation préalable sont l'État et les
peuples autochtones affectés, l'État équatorien
114
délègue souvent ce devoir aux personnes
privées qui réaliseront l'exploitation des ressources
naturelles195. Au-delà du manque de volonté politique
de respecter les droits des peuples autochtones, le non-respect du droit
à la consultation préalable a lieu parce que le texte
constitutionnel ne dispose pas clairement que le sujet actif de la consultation
des peuples autochtones est l'État. En outre, en 2018, même
après la condamnation de l'Équateur par la Cour IDH en 2012 pour
la violation du droit à la consultation préalable du peuple
Kichwa de Sarayaku, l'État a réduit le droit à la
consultation à un référendum dans le cas Rio Blanco
mentionné ci-dessus.
Le troisième défi consiste dans la base
économique extractiviste du pays. L'économie fondée sur
l'extraction des ressources naturelles entre en conflit avec les
intérêts des peuples autochtones, comme évoqué dans
la section consacrée à l'étude du « vivre bien
».
Le quatrième défi identifié en
Équateur est lié au consentement des peuples autochtones. En
effet, le but de la consultation préalable est d'arriver à un
accord entre l'État et les peuples autochtones et ainsi obtenir leur
consentement concernant les mesures qui les affectent directement. Ni la
constitution ni les traités internationaux ne disposent que le
consentement des peuples autochtones soit obligatoire pour l'approbation de la
mesure. Selon les normes et jurisprudences internationales196, le
consentement des peuples autochtones est obligatoire dans quatre situations :
1) lorsque le projet implique un déplacement forcé, la
relocalisation des peuples autochtones ou le transfert des terres qu'ils
occupent ; 2) lorsque le dépôt, le stockage ou
l'élimination de matières dangereuses sur les terres ou
territoires autochtones sont prévus ; 3) lorsqu'il s'agit de
l'exécution de plans de développement ou d'investissement
à grande échelle qui génèrent un grand impact sur
le territoire d'un peuple autochtone ; et 4) dans le cas de projets, en
particulier d'extraction de ressources naturelles sur les terres des peuples
autochtones, qui pourraient avoir un impact social ou culturel important sur la
vie des peuples respectifs197. Ainsi, dans ces quatre situations,
les peuples et nations autochtones ont un pouvoir de veto. Si la mesure ne
porte pas une atteinte grave aux peuples autochtones et qu'elle n'est
classée dans aucune de ces quatre situations, alors le consentement
n'est pas obligatoire. La finalité de la consultation ne serait ainsi
pas une finalité de résultat, mais de moyen, ce
195 Cf. Cour IDH, Peuple autochtone Kichwa de Sarayaku c.
Équateur, 27 juin 2012.
196 Cf. GALVIS PATIÑO María Clara et RAMÍREZ
RINCÓN Angela Maria, Digesto de jurisprudencia latinoamericana sobre
los derechos de los pueblos indígenas a la participación, la
consulta previa y la propiedad comunitaria, Washington, Due Process of Law
Foundation, 2013, p. 208.
197 Ibid., p. 208.
115
qui bénéficierait à l'État. En
Équateur, si le consentement ou l'accord n'est pas obtenu, l'État
doit suivre les mesures disposées dans la constitution (et dans la loi
qui n'existe pas encore). La constitution, à son tour, « envisage
le concept de «priorité nationale» pour subordonner toute
raison sociale, politique ou juridique contraire à celle du gouvernement
ou de l'autorité de l'État »198.
C'est-à-dire « qu'avec un simple acte administratif de
qualification d'un projet comme priorité nationale, toute raison perd de
sa valeur, donc, il n'y a pas de consultation préalable qui vaille
»199. Ainsi, nous pouvons conclure que le consentement non
obligatoire vide le contenu du droit à la consultation
préalable.
Les difficultés en Bolivie
Le premier défi identifié en Bolivie
pour la mise en oeuvre du droit à la consultation préalable
coïncide avec celle de l'Équateur : l'absence d'une loi qui
prévoit les aspects relatifs à la procédure, la
manière de participation, les délais, les réparations, les
effets juridiques en cas d'omission ou transgression de ce droit, etc. En
réalité, la reconnaissance du droit à la consultation
préalable en Bolivie a un « large et désordonné
espace normatif ». Ce droit est reconnu dans la loi n. 3058 du 17 mai 2005
sur les hydrocarbures et dans la loi n. 535 du 28 mai 2014 sur l'exploitation
minière et la métallurgie, qui sont des lois spécifiques
pour l'exploitation de ressources naturelles et non pas sur le droit à
la consultation préalable. Cependant, à l'instar de la
constitution équatorienne, le texte constitutionnel bolivien dispose
dans son article 109 que les droits reconnus par la constitution, dont le droit
à la consultation préalable, sont d'application directe et
immédiate et de cette façon ils ne nécessitent pas d'une
loi pour leur exigibilité. Mais de même qu'en Équateur,
l'édiction d'une loi qui compte avec la participation effective des
peuples autochtones éviterait des détournements de
finalité du droit à la consultation préalable.
Le deuxième défi pour la
concrétisation du droit à la consultation préalable en
Bolivie est celui du manque de volonté politique, comme en
Équateur, même si ce pays compte avec beaucoup plus d'autochtones
sur son territoire et avec un gouvernement dirigé, entre 2005 et 2019,
par un président d'origine aymara. Par exemple, le cas du TPNIS nous
montre qu'il a fallu la pression sociale (fruit de la VIIIe Marche
autochtone)
198 SIMBAÑA Floresmilo, Consulta previa y democracia em el
Ecuador, Chasqui Revista latinoamericama de comunicación, n.
120, 2012, p. 7.
199 Ibid., p. 7.
116
pour que les lois200 de protection de ce territoire
et de consultation du peuple qu'y réside soient promulguées.
Quelque 800 autochtones ont quitté Trinidad pour la
ville de La Paz, où se trouve le pouvoir exécutif, dans ce qu'on
a appelé la "VIIIe Marche autochtone pour la défense
du TIPNIS, pour la vie, la dignité et les droits des peuples
autochtones", dans le seul but de rejeter le projet du gouvernement de
construire une route à travers le parc national, ils ont exigé le
respect de leurs droits originels reconnus par l'actuelle Constitution
politique de l'État. La marche a été en proie à une
série de revers, ce sont des autochtones des basses terres et monter sur
les hautes terres leur a coûté cher, le climat étant
antagoniste à ce à quoi ils sont habitués, et tous ces
efforts ont sensibilisé la population bolivienne qui a
réalisé l'injustice dont ils étaient victimes. Soixante et
onze jours plus tard, le président Evo Morales a été
contraint, sous la pression, de promulguer une loi de protection du TIPNIS,
comme stratégie de résolution des conflits, il a dû
déterminer les instruments législatifs suivants : Loi courte 182
de 24 d'octobre 2011, Intangibilité du TIPNIS ; la Consultation
préalable, libre et informée des Peuples
Moxeño-Trinitario, Yuracaré et Chimán du TIPNIS
[...]201.
Le troisième défi est lié
à l'économie de base extractiviste. À l'instar de
l'Équateur, l'économie bolivienne dépend des ressources
naturelles sur son territoire et le défi consiste à concilier
l'économie extractiviste et les intérêts des peuples
autochtones.
Le quatrième défi identifié en
Bolivie est exactement le même défi mentionné
ci-dessus pour l'Équateur : le consentement des peuples
autochtones n'est pas obligatoire. Dans le même arrêt qui a
intégré la convention 169 de l'OIT au bloc de
constitutionnalité, le Tribunal constitutionnel bolivien202 a
déclaré l'inconstitutionnalité de l'article 115 de la loi
sur les hydrocarbures203 qui disposait le consentement des peuples
autochtones, en affirmant que les hydrocarbures sont la propriété
de l'État et qu'aucune consultation ne pourrait empêcher leur
exploitation. Le tribunal réaffirme cette compréhension dans la
décision constitutionnelle 0300/2012 (affaire TIPNIS) : le consentement
est la finalité et
200 Loi n. 189 de protection du Territoire autochtone et parc
national Isiboro Sécure - TIPNIS et Loi n. 222 sur la consultation
préalable au TIPNIS.
201 PACO ANCALLE Rudy Ariel, La consulta previa a los pueblos
indígenas como mecanismo a su libre determinación en el nuevo
texto constitucional boliviano aplicado en el conflicto del Territorio
Indígena del Parque Nacional Isiboro Sécure-TIPNIS,
Universitat Rovira i Virgili, Tarragona, 2015, p. 66.
202 Bolivie, Tribunal constitutionnel, 18 janvier 2006,
décision constitutionnelle n. 0045-2006-R.
203 Bolivie, Loi n. 3058 du 17 mai 2005.
117
non pas « un droit en soi »204, sauf dans
les quatre exceptions mentionnées ci-dessus qui s'appliquent à
tous les signataires de la convention 169 de l'OIT.
Ainsi, nous constatons que les difficultés de mise en
oeuvre du droit à la consultation préalable sont pratiquement les
mêmes pour les deux États. Cela se produit principalement en
raison de la tension entre les droits liés au territoire et à
l'autonomie autochtone et le développement économique de
l'État, qui repose sur l'exploitation des ressources naturelles,
étant donné que les deux États partagent le même
contexte économique.
Section II - Les atteintes au pluralisme juridique
Dans cette section, nous démontrerons que malgré
la reconnaissance constitutionnelle du pluralisme juridique, dans les
années qui ont suivi la constitution, il a été
minimisé et la juridiction autochtone (inconstitutionnellement)
limitée. Pour démontrer la minimisation du pluralisme juridique
en Bolivie, nous avons décidé de faire l'analyse de la loi n. 073
de 29 décembre 2010, relative à la délimitation
juridictionnelle (Ley de deslinde jurisdiccional), qui a limité
la juridiction autochtone de manière contraire à la constitution
et à la consultation préalable de l'avant-projet de loi en
Bolivie. Pour faire l'analyse des atteintes au pluralisme juridique en
Équateur, nous avons décidé de prendre pour exemple
l'affaire La Cocha II, connue comme une des affaires les plus
paradigmatiques qui a été analysée par la Cour
constitutionnelle équatorienne et qui exprime parfaitement les tensions
entre le projet juridico-politique de l'État plurinational et la
conception herméneutique moniste. Ainsi, il convient d'abord d'analyser
plus profondément la portée du pluralisme juridique en Bolivie et
en Équateur, telle qu'elle est disposée dans les deux
constitutions, qui prévoient, à leur tour, une relation
interculturelle et à égalité entre la juridiction
ordinaire et la juridiction autochtone (A) pour ensuite analyser la Loi
bolivienne n. 073 de 2010 et également l'affaire La Cocha II de
la Cour constitutionnelle équatorienne, les deux exemples les plus
significatifs dans chacun des pays étudiés en ce qui concerne la
minimisation du pluralisme juridique dans la période post-constituante
(B).
204 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin
2012, décision constitutionnelle n. 0300/2012, p. 38.
118
A - Une relation interculturelle et sur un pied
d'égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction
autochtone
Nous avons vu dans la partie précédente de ce
travail l'importance de la construction de l'État plurinational et
interculturel pour les mouvements autochtones en Bolivie et en Équateur.
Dans cette section nous analyserons une des principales revendications de la
période de l'Assemblée constituante : le pluralisme juridique,
autrement dit le droit des peuples autochtones d'administrer leurs propres
territoires à partir de leurs autorités et de leurs cosmovisions
ou visions du monde. La justice autochtone est un des aspects fondamentaux pour
une analyse critique du processus constitutionnel andin, à l'instar du
droit du « vivre bien » analysé ci-dessus, car à partir
des conflits concernant cette thématique nous pouvons identifier les
limites et les difficultés d'implémentation des constitutions du
troisième cycle du NCL. Ainsi, nous allons analyser ici les dispositifs
constitutionnels qui ont reconnu le pluralisme juridique en Équateur et
en Bolivie, afin que le lecteur comprenne la portée du pluralisme
juridique et qu'il puisse ainsi opposer le texte constitutionnel à
l'interprétation du juge constitutionnel, dans le cas de
l'Équateur, et à la loi, dans le cas bolivien.
Grâce à la force, à l'articulation et
à la pression des mouvements autochtones, analysés dans la
première partie de ce mémoire, une série de revendications
historiques, y compris « les droits liés à la
pluralité juridique et à la nécessité de garantir
le droit de l'exercer de manière autonome par les peuples autochtones
»205 ont été reconnus par les constitutions
équatorienne de 2008 et bolivienne de 2009. Mais en quoi consiste
précisément le pluralisme juridique ?
Selon Willan Andrade206, le concept de pluralisme
juridique a donné lieu à beaucoup de polémiques. En
premier lieu parce qu'il existe une insécurité juridique par
rapport à la reconnaissance de la libre détermination des peuples
autochtones, si ces peuples dès lors peuvent constituer un État
et, en conséquence, un système juridique indépendant.
Selon l'auteur cité, sans nul doute que le droit à la libre
détermination implique l'autonomie des peuples autochtones pour qu'ils
puissent déterminer leur
205 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do
Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional
idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit,
État et Société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia
et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université
Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 174.
206 ANDRADE Willan, « Pluralismo jurídico y
deslinde jurisdiccional », Anuario de derecho constitucional
latinoamericano, n. 21, 2016, p. 663-664.
119
condition politique, économique et juridique afin de
garantir leur propre développement, mais cela ne signifie pas le droit
de former un nouvel État. En deuxième lieu, la polémique
est due au fait que la majorité des oeuvres et recherches sur le
pluralisme juridique viennent de la sociologie juridique et de l'anthropologie
juridique, matières développées en dehors des concepts
juridiques développés par la théorie
générale du droit et ses concepts de norme, sanction, etc. Ainsi,
il est parfois considéré que réaliser un travail de
sociologie juridique ou d'anthropologie juridique sans l'aide du «
juridique » tel qu'il est donné par la théorie
générale du droit serait peu scientifique. Ainsi, le pluralisme
juridique invoque que l'État n'est pas le seul producteur du droit, mais
un des producteurs qui existent dans un espace territorial et que tous les
« sous-systèmes » coexistent à égalité.
L'auteur appelle ce système « pluralisme formel de type
égalitaire » et explique que le droit officiel reconnait ainsi la
validité des normes des divers systèmes de droit sur son
territoire et leur source dans une communauté spéciale et
différenciée, mais qui intègre la société et
par conséquent a la capacité que son droit soit reconnu comme
partie intégrante de l'ordre légal national. Selon Victor
Audubert, le pluralisme juridique signifie que « l'État n'est plus
la seule source de droit, il n'est plus le seul à devoir assumer les
fonctions traditionnelles qu'il lui incombait auparavant. Désormais, la
justice peut être rendue par l'État, mais aussi par les
communautés »207 autochtones. « Cette
consécration du pluralisme juridique est renforcée par
l'égalité qui est proclamée entre la juridiction ordinaire
- celle de l'État - et les juridictions »208
autochtones, ainsi le pluralisme juridique se substitue au monisme juridique et
s'articule de fait avec le principe structurant d'interculturalité.
Voyons maintenant comment les constitutions
équatorienne et bolivienne prévoient le pluralisme juridique. La
constitution équatorienne de 2008 dispose dans son article 57, n. 10 et
dans son article 171 :
Art. 57. Les droits collectifs suivants sont reconnus et
garantis aux communes, communautés, peuples et nationalités
autochtones, conformément à la Constitution et aux pactes,
conventions, déclarations et autres instruments internationaux relatifs
aux droits humains : [...] 10. Créer, développer, appliquer et
pratiquer leur droit propre ou coutumier, qui ne doit pas violer les droits
constitutionnels, en particulier ceux des femmes, des enfants et des
adolescents.
207 AUDUBERT Victor, p. 22.
208 Ibid., p. 22.
120
[...]
Art. 171. Les autorités des communautés, peuples
et nationalités autochtones exercent des fonctions juridictionnelles,
fondées sur leurs traditions ancestrales et leur propre droit, dans leur
domaine territorial, garantissant la participation et la décision des
femmes. Les autorités appliqueront leurs propres règles et
procédures pour la résolution de leurs conflits internes, et qui
ne sont pas contraires à la Constitution et aux droits humains reconnus
dans les instruments internationaux. L'État garantit que les
décisions de la juridiction autochtone soient respectées par les
institutions et les autorités publiques. Ces décisions sont
soumises au contrôle de constitutionnalité. La loi établira
les mécanismes de coordination et de coopération entre la
juridiction autochtone et la juridiction ordinaire209.
Ainsi, la constitution équatorienne dispose que les
peuples autochtones ont le droit de créer, développer, appliquer
et pratiquer leur propre droit, sous condition que ce droit ne viole pas les
autres droits reconnus par la constitution ainsi que les droits humains
reconnus dans les instruments internationaux. En outre, l'activité
juridictionnelle, autrement dit la possibilité de rendre des
décisions de justice, des autorités autochtones sont reconnues
par la constitution, y compris le fondement ancestral et traditionnel de leur
justice. L'État n'a pas le droit d'intervenir dans le droit propre des
peuples autochtones. Au contraire, il doit garantir que les décisions de
la justice autochtone soient respectées par les autorités
publiques. Le seul contrôle de la juridiction autochtone est
effectué par la Cour constitutionnelle équatorienne au sein du
contrôle de constitutionnalité. Au-delà du contrôle
de constitutionnalité, la Cour constitutionnelle est compétente
pour dirimer les éventuels conflits de compétence entre la
juridiction ordinaire et la juridiction autochtone (fonction prévue dans
l'article 436, n. 7 de la constitution de l'Équateur). Cela renforce la
relation sur un pied d'égalité entre les deux juridictions.
Enfin, la loi, selon les articles précédemment cités, ne
peut prévoir que les mécanismes de coordination et de
coopération entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone,
c'est-à-dire que la loi ne peut pas restreindre ou limiter la
juridiction autochtone, ses limitations sont uniquement prévues par la
constitution. Il est important de souligner, ainsi, que le Code organique de la
fonction judiciaire prévoit dans son article 344 les principes de la
justice
209 Équateur, Constitution de l'État, Disponible
sur
https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf
consulté le 22 aout 2022.
121
interculturelle, qui sont la diversité,
l'égalité, le non bis in idem, le principe
pro-juridiction autochtone et le principe de l'interprétation
interculturelle.
La constitution bolivienne de 2009, à son tour, dispose
dans ses articles 178, 179, 190, 191 et 192 :
Article 178. I. Le pouvoir de rendre la justice émane
du peuple bolivien et repose sur les principes d'indépendance,
d'impartialité, de sécurité juridique, de
publicité, de probité, de célérité, de
gratuité, de pluralisme juridique, d'interculturalité,
d'équité, de service à la société, de
participation citoyenne, de paix sociale et de respect des droits.
Article 179. I. La fonction judiciaire est unique. La
juridiction ordinaire est exercée par le Tribunal suprême de
justice, les tribunaux départementaux de justice, les tribunaux de
sentence et les juges ; la juridiction agroenvironnementale par le Tribunal et
les juges agroenvironnementaux ; la juridiction autochtone originaire paysanne
est exercée par ses propres autorités ; il y aura des
juridictions spécialisées régies par la loi. II. La
juridiction ordinaire et la juridiction autochtone originaire paysanne jouiront
de la même hiérarchie [...]. Article 190. I. Les nations et
peuples autochtones exerceront leurs fonctions juridictionnelles et de
compétence à travers leurs autorités et appliqueront leurs
propres principes, valeurs culturelles, normes et procédures. II. La
juridiction autochtone originaire paysanne respecte le droit à la vie,
le droit à la défense et les autres droits et garanties
établis dans la présente Constitution.
Article 191. I. La juridiction autochtone originaire paysanne
se fonde sur un lien particulier des personnes qui sont membres de la nation ou
du peuple autochtone originaire paysan respectif. II. La juridiction autochtone
originaire paysanne s'exerce dans les domaines suivants de validité
personnelle, matérielle et territoriale : 1. Sont soumis à cette
juridiction les membres de la nation ou du peuple autochtone originaire paysan
[...]. 2. Cette juridiction traite des questions autochtones originaires
paysannes conformément aux dispositions d'une loi de délimitation
juridictionnelle. 3. Cette compétence s'applique aux relations et
événements juridiques qui se déroulent ou dont les effets
se produisent dans la juridiction d'un peuple autochtone originaire paysan.
Article 192. I. Toute autorité ou personne publique se conformera aux
décisions de la juridiction autochtone originaire paysanne. II. Pour
122
l'exécution des décisions de la juridiction
autochtone originaire paysanne, ses autorités peuvent demander l'appui
des organes compétents de l'État. III. L'État favorisera
et renforcera la justice autochtone originaire paysanne. La loi de
délimitation juridictionnelle déterminera les mécanismes
de coordination et de coopération entre la juridiction autochtone
originaire paysanne et la juridiction ordinaire, la juridiction
agroenvironnementale et toutes les juridictions constitutionnellement
reconnues210.
Nous pouvons d'abord constater que la constitution bolivienne
traite le sujet d'une manière plus approfondie que la constitution de
l'Équateur par le nombre et la longueur des dispositions qui traitent du
pluralisme juridique. La Bolivie considère le pluralisme juridique,
ainsi que l'interculturalité, comme des principes du pouvoir de rendre
la justice, c'est-à-dire comme des principes de la fonction
juridictionnelle. Autrement dit, le pluralisme juridique, compris comme
l'indépendance et l'égale hiérarchie entre les
juridictions, et l'interculturalité, comprise comme le principal
instrument de décolonisation, doivent imprégner toutes les
procédures ou décisions de justice, qu'elles concernent la
juridiction ordinaire, la juridiction agroenvironnementale ou encore de la
juridiction autochtone. À l'instar de la constitution
équatorienne, la constitution bolivienne limite la juridiction
autochtone, en disposant qu'une telle juridiction doit respecter les autres
droits prévus par la constitution. La constitution équatorienne
délimite la compétence de la juridiction autochtone par la
territorialité, comme vu dans son article 171. La constitution
bolivienne va au-delà de la compétence territoriale et
prévoit deux autres règles de compétence pour la
juridiction autochtone dans son article 191 : la compétence personnelle
et la compétence matérielle. Pour avoir la compétence
personnelle, la personne soumise à la juridiction autochtone doit avoir
un lien particulier avec le peuple ou nation autochtone (art. 191.I, CPEB),
soit d'identité culturelle, soit de langue, soit de tradition
historique, tel que dispose l'article 30.I de la CPEB211. À
son tour, la compétence matérielle concerne tous les sujets
autochtones en conformité avec une loi de délimitation
juridictionnelle. Ainsi, une loi infra-constitutionnelle doit délimiter
les matières de compétence de la juridiction autochtone
210 Bolivie, Constitution Politique de l'État, disponible
sur
https://www.oas.org/dil/esp/constitucion_bolivia.pdf
consulté le 22 aout 2022.
211 Bolivie, Constitution Politique de l'État, article
30. I. C'est nation et peuple autochtone originaire paysan l'ensemble de la
communauté humaine qui partage l'identité culturelle, la langue,
la tradition historique, les institutions, la territorialité et la
cosmovision, dont l'existence est antérieure à l'invasion
coloniale espagnole.
selon la manière avec laquelle ils traitent le sujet et
non pas selon la manière avec laquelle la juridiction ordinaire les
traite ; par exemple, les divisions classiques du droit en droit civil, droit
du travail ou droit administratif. Enfin, la compétence territoriale en
Bolivie est prévue de manière plus poussée qu'en
Équateur, puisque la constitution bolivienne définit que la
juridiction autochtone s'applique aux relations et faits juridiques qui sont
réalisés ou dont les effets sont produits dans la juridiction
d'un peuple autochtone, c'est-à-dire dans le territoire où un
peuple autochtone exerce son autonomie. Il est important, enfin, de mentionner
que le Tribunal constitutionnel plurinational, à l'instar de la Cour
constitutionnelle équatorienne, est la seule autorité
compétente pour dirimer les conflits entre les juridictions.
Une fois dit cela concernant le pluralisme juridique dans les
deux pays, il reste évident que sur le plan juridique constitutionnel et
même infra-constitutionnel, dans le cas équatorien (nous verrons
le cas bolivien dans la sous-section suivante), des normes qui ont reconnu les
droits des peuples et nations autochtones et qui obligent l'État
lui-même à respecter et valoriser la pluralité juridique
ont été produites. Pourtant, elles rencontrent des
difficultés pour être concrétisées, puisque le
pluralisme juridique fut minimisé durant la période
post-constituante ; par le pouvoir législatif en Bolivie et par
l'interprétation du juge constitutionnel en Équateur.
B - Un pluralisme juridique minimisé durant la
période post-constituante
Il nous incombe maintenant d'analyser les difficultés
dans l'implémentation du pluralisme juridique en Bolivie et en
Équateur. Dans nos recherches, nous avons constaté que la
difficulté de l'implémentation du pluralisme juridique en Bolivie
vient particulièrement de la loi n. 073 du 29 décembre 2010,
relative à la délimitation juridictionnelle et que le juge
constitutionnel essaye d'atténuer les effets de cette loi et
également de la mettre d'accord avec l'esprit de la constitution. Pour
l'Équateur, nous avons constaté que, au contraire de la Bolivie,
ce n'est pas la législation infra-constitutionnelle qui limite le
pluralisme juridique, mais l'interprétation du juge constitutionnel.
Ainsi, nous allons maintenant devoir passer à analyser la loi n. 073 de
2010 et l'affaire La Cocha II de la Cour constitutionnelle
équatorienne.
123
La loi de délimitation juridictionnelle (loi
073/2010)
124
Comme vu précédemment, le texte constitutionnel
bolivien a laissé les détails
sur la compétence matérielle de la juridiction
autochtone à la charge d'une loi de délimitation
juridictionnelle. Cette loi est la loi 073 du 29 décembre 2010. Elle est
la première norme à définir le pluralisme juridique comme
la coexistence et l'indépendance des différents systèmes
juridiques au sein de l'État plurinational212 et dans son
article 3 elle réaffirme qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les
juridictions ordinaire, autochtone et agroenvironnementale. Cependant, cette
loi « a comme objet central de réguler les limites de la
juridiction autochtone », de cette façon elle établit les
cadres d'application des règles de compétence de la juridiction
autochtone et détermine également les mécanismes de
coordination et de coopération entre les juridictions reconnues par la
constitution.
Il est important de souligner que les limites de la juridiction
autochtone
contenues dans cette loi ont comme précédent la
méconnaissance des accords formulés par le processus de
consultation préalable du projet de loi, puisque le projet voté
par les autochtones a été modifié postérieurement
par le pouvoir exécutif et par l'Assemblée législative
plurinationale. Sur ce fait, il convient de citer le commentaire de Magali Copa
Pabón :
À cet égard, lors d'un événement
international appelé "IIe Séminaire Post-Constituant"
qui s'est tenu du 18 au 21 octobre 2010 dans la ville de La Paz et
organisé par la Fundación Tierra, Eddy Burgoa, alors Directeur
général du vice-ministère, a souligné qu'ils ont
réalisé un processus étendu pour consulter de
manière préalable, libre et informée le projet de la loi
de délimitation [...], notant à cet égard que les 36
peuples autochtones de Bolivie avaient été visités,
mettant en évidence un document d'accord et de consentement qui en a
résulté et qui aurait incorporé les propositions des
peuples autochtones dans la proposition de loi de délimitation.
Nonobstant le texte final de la loi de délimitation juridictionnelle -
promulguée le 29 décembre 2010 - qui contient des changements
substantiels par rapport au projet consulté, notamment dans le domaine
de l'exercice de la compétence de la juridiction autochtone
récemment créée, y compris dans le mémoire du
séminaire susmentionné (publié des mois après la
promulgation de la loi), il a été précisé que
plusieurs articles que l'exposant du projet de loi avait cités ont
été éliminés du texte envoyé au
législatif et d'autres articles qui
212 Bolivie, Article 4, e, de la Loi 073 de 2010, disponible sur
http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/bol201851.pdf
consulté le 22 aout 2022.
125
n'étaient pas présents dans les propositions sur
lesquelles les peuples autochtones avaient travaillé jusque-là
ont été incorporés.213
Ainsi, nous pouvons constater qu'il y a eu un projet de loi
consulté et consenti et que c'est finalement un tout autre projet qui a
été promulgué. Ainsi, cette rupture nous permet de
comprendre que la loi de délimitation juridictionnelle promulguée
n'a pas compté avec la consultation préalable des peuples
autochtones (ce qui pourrait relever d'une inconstitutionnalité
formelle), d'une part et qu'il faut tenir en compte que les changements faits
par l'exécutif et par le législatif ont été dans le
sens de restreindre la compétence de la juridiction autochtone dans les
huit articles (sur dix-sept) qui y font référence.
Concernant la compétence personnelle, la loi 073/2010
dispose que seuls les membres de la nation ou peuple autochtone seront soumis
à la juridiction autochtone, sans parler des types de lien entre la
personne et le territoire autochtone que prévoit la constitution, alors
que le projet consulté, disposait que la compétence personnelle
atteindrait les personnes qui n'appartiennent pas à la nation ou peuple
autochtone et dont les actes causent des dommages ou affectent ces peuples ou
nations. Concernant la compétence matérielle, la loi 073/2010
dispose dans son article 10.II les matières dans lesquelles la
juridiction autochtone n'est pas compétente, en utilisant les
nomenclatures qui sont inhérentes à la juridiction ordinaire,
comme « droit pénal », « droit agraire » et «
droit du travail ». Ainsi, la loi ignore « la nature des sujets
propres des dynamiques juridiques des peuples autochtones, qui appliquent
d'autres critères pour classer les sujets et les conflits qu'ils
résolvent »214. Le projet consulté
prévoyait que la juridiction autochtone était compétente
pour connaitre et résoudre tous les conflits que les peuples autochtones
règlent avec leurs propres normes et procédures. Ainsi, le projet
consulté laissait les nations autochtones déterminer leurs
compétences matérielles selon leur droit consuétudinaire.
Enfin, concernant la compétence territoriale, la loi 073/2010 dispose
que l'exercice juridictionnel autochtone sera applicable aux relations et faits
qui sont réalisés dans le territoire autochtone ou dont les
effets se produisent sur le territoire autochtone, à condition qu'elle
cumule les autres compétences prévues par la constitution.
Selon Ramiro Molina Rivero, « lorsque nous analysons
l'article qui définit les compétences de la justice autochtone,
nous trouvons que la Loi de délimitation
213 PABÓN Magali Copa, Dispositivos de ocultamiento
en tiempos de pluralismo jurídico en Bolivia, thèse de
doctorat : droits humains (sous la direction de MARTINEZ Alejandro), San Luis
Potosi, Université Autonome de San Luis Potosi, 2017, p. 26.
214 Ibid., p. 27.
126
juridictionnelle restreint de manière drastique les
attributions de la juridiction autochtone »215. Xavier Albo,
à son tour, explique que plusieurs autochtones membres de
l'Assemblée législative plurinationale ont commenté que,
avec cette loi, on réduirait la juridiction autochtone à des
« vols de poulets » et autres affaires sans importance216.
Selon le juriste le plus critique Leonardo Tamburini, les limitations dans la
loi sont encore plus restrictives que celles prospectées dans les
années 90 sous le néolibéralisme. Finalement, selon
José Luis Exeni, avec cette loi, on court le risque d'établir des
mécanismes de distinction entre la justice ordinaire, pleine et de
portée nationale, et la justice autochtone, inférieure et
résiduelle217.
Cependant, cette loi a été nuancée par la
jurisprudence constitutionnelle bolivienne. Cela peut être
expliqué par la composition du TCP, qui doit être «
plurinationale » et, ainsi, qui oblige l'élection d'au moins deux
représentants de la juridiction autochtone parmi les sept juges (ce que
nous considérons comme encore peu représentatif). À ce
propos, il est important de souligner que les juges du TCP sont élus par
la population bolivienne, dans le but de concéder une
légitimité au tribunal, organe classiquement contre-majoritaire
et élitiste.
Ainsi, la décision constitutionnelle plurinationale
0026 du 4 janvier 2013218, sur le conflit de compétences
juridictionnelles entre la justice ordinaire pénale et la justice
autochtone, a fondé sa décision au bénéfice de la
juridiction autochtone avec les arguments suivants. Dans la décision, le
TCP fait référence à l'antériorité de la
juridiction autochtone par rapport à la juridiction ordinaire (art. 2 de
la CPEB). Ensuite il rappelle que la juridiction autochtone jouit de la
même hiérarchie que la juridiction ordinaire, dans une dynamique
de coopération et de coordination et non pas de paternalisme (art. 192
de la CPEB). Finalement, le TCP affirme que les articles de la loi de
délimitation juridictionnelle doivent être
interprétés selon la constitution et les traités de droit
international des droits humains (art. 13.IV et 256 de la CPEB). Ainsi,
concernant la
215 RIVERO Ramiro Molina, « Los derechos individuales y
colectivos en el marco del pluralismo jurídico en Bolivia », in
CONDOR Eddie, Los derechos individuales y derechos colectivos en la
construcción del pluralismo jurídico en América
Latina, La Paz : Konrad Adenauer Stiftung, 2011, p. 60.
216 ALBO Xavier apud PABÓN Magali Copa,
op.cit., p. 29.
217 EXENI José Luis apud PABÓN Magali
Copa, op.cit., p. 29-30.
218 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier
2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.
127
compétence personnelle, le TCP évoque l'article
3Ø.I219, l'article 2220 et l'article 191.I de la
CPEB pour affirmer que l'interprétation de l'article 9221 de
la loi de délimitation juridictionnelle sur la compétence
personnelle doit être interprétée dans un sens large et
conforme à l'article 191.II.1 de la constitution, d'où nous
pouvons extraire que la juridiction autochtone concerne les membres de la
nation ou peuple autochtone, qui sont formés par les personnes qui ont
un lien particulier les unissant à eux. Dans cette logique, selon la
décision, il est possible de juger de personnes que n'appartiennent pas
nécessairement à la nation ou peuple autochtone, « mais qui
volontairement de manière expresse ou tacite se soumettent à
ladite juridiction, par exemple lorsqu'elles décident d'occuper leurs
territoires ancestraux »222. Concernant la compétence
matérielle, le TCP décide que l'interprétation de la loi
de délimitation juridictionnelle doit être effectuée «
de telle manière que ce qui est interdit à la juridiction
autochtone de connaitre [...] soit le résultat d'une
interprétation systématique du texte constitutionnel
»223, ainsi l'exclusion d'un sujet de compétence de la
juridiction autochtone doit chercher « de manière évidente
et claire dans le cas concret à protéger un bien juridique d'une
entité nationale ou internationale selon les particularités du
cas concret »224.
Ainsi, même si la loi de délimitation
constitutionnelle restreint de manière drastique les compétences
de la juridiction autochtone et minimise, par conséquent, le pluralisme
juridique dans la période post-constituante, le juge constitutionnel
essaye de contrebalancer cela par sa jurisprudence en faveur d'une
interprétation systématique (méthode herméneutique
constitutionnelle prévue dans l'article 6.II de la Loi n. 027 sur le
TCP) de la constitution, c'est-à-dire « l'interprétation
d'une norme en lien avec l'ensemble des dispositions contenues dans la
Constitution »225.
219Bolivie, article 30.I, Constitution politique de
l'État : « Est une nation et peuple autochtone originaire paysan
toute collectivité humaine qui partage une identité culturelle,
une langue, une tradition historique, des institutions, une
territorialité et une cosmovision et dont l'existence est
antérieure à l'invasion coloniale espagnole ».
220 Bolivie, article 2, Constitution politique de
l'État : « Compte tenu de l'existence précoloniale des
nations et peuples autochtones originaires paysans et de leur domaine ancestral
sur leurs territoires, leur libre détermination est garantie dans le
cadre de l'unité de l'État, qui consiste en leur droit à
l'autonomie, à l'autogouvernement, à leur culture, à la
reconnaissance de leurs institutions et à la consolidation de leurs
entités territoriales, conformément à la présente
Constitution et à la loi ».
221 Bolivie, article 9 de la Loi 073/2010 : «
(Compétence personnelle) Sont soumis à la juridiction autochtone
originaire paysanne les membres de la respective nation ou peuple autochtone
originaire paysan ».
222 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier
2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.
223 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier
2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013, p. 10
224 Ibid., p. 11.
225 AUDUBERT Victor, p. 420.
128
Étude de cas : l'affaire La Cocha
II
Contrairement à la Bolivie, la loi
infra-constitutionnelle équatorienne est plutôt favorable à
la juridiction autochtone. Par exemple, le Code organique de la fonction
judiciaire cité plus tôt dispose les principes de la justice
interculturelle, qui comprend le principe pro-juridiction
autochtone226, qui prévoit la déclinaison de
compétence en faveur de la juridiction autochtone lorsqu'existe une
demande de l'autorité autochtone en ce sens227 et
prévoit également la promotion de la justice
interculturelle228. En outre, la loi de garanties juridictionnelles
et de contrôle constitutionnel prévoit une action de protection
spécifique pour la juridiction autochtone, cette dernière
garantit le pluralisme juridique, l'oralité de la procédure, le
principe de l'interculturalité, entre autres. Pourtant, il n'en va pas
de même pour la jurisprudence constitutionnelle. Ainsi, nous avons
décidé de nous servir de la recherche menée par Maldonado
Bravo229 sur l'affaire La Cocha II en Équateur pour
montrer la réalité de l'implémentation du pluralisme
juridique dans le pays.
« Dans la région de la Serre centrale de
l'Équateur, à environ 3.400 mètres d'altitude, une
communauté autochtone andine, du peuple Panzaleo, appartenant à
la nationalité Kichwa, appelée «La
Cocha» »230, s'est retrouvée au milieu d'un
des conflits de compétence les plus importants entre la justice
ordinaire et la justice autochtone en Équateur. Il est important de
mentionner brièvement, avant d'expliquer les faits de l'affaire, comment
fonctionne la justice dans cette communauté. La justice, qui sert
à assurer le sumak kawsay, est guidée par les savoirs
transmis par les interrelations communautaires, fondés sur trois
principes ancestraux qui peuvent être traduits par
interrelationalité, complémentarité et
réciprocité. Pour les Quéchuas, la justice autochtone est
exercée lors de l'existence d'un « fait, infraction, conflit qui
mène la dysharmonie communautaire et altère leur mode de vie. Cet
événement est appelé Llaki (disgrâce,
tristesse) [...] ». Ainsi, quand un conflit a lieu dans la
communauté quéchua,
226 Équateur, art. 344 du Code organique de la fonction
judiciaire, disponible sur
https://www.funcionjudicial.gob.ec/www/pdf/normativa/codigo_organico_fj.pdf,
consulté le 23 août 2022.
227 Équateur, art. 345 du Code organique de la fonction
judiciaire.
228 Équateur, art. 346 du Code organique de la fonction
judiciaire.
229 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do
Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional
idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit,
État et société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia
et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université
Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 185-237.
230 Ibid., p. 187.
129
ils ne parlent pas d'infraction ou de délit, mais de
tristesse. Mais cela ne signifie pas qu'ils sont dénués de
procédures juridictionnelles qui permettent de remettre en place
l'harmonie de la communauté. Leurs procédures sont
divisées en cinq moments : la communication ou dénonciation du
fait, l'instruction, le contradictoire, l'accord ou la résolution du
conflit et enfin, l'exécution de la décision. Nous tenions
à décrire brièvement la justice autochtone quéchua
pour insister sur le fait que les peuples autochtones sont capables de
gérer leurs conflits de manière organisée, en respectant
le droit à un procès équitable et, comme nous verrons
ci-dessous, de manière efficace.
En outre, avant d'aborder les faits de l'affaire La Cocha
II, jugée en 2010 par la Cour constitutionnelle
équatorienne, il convient de commenter brièvement l'affaire
La Cocha I, ainsi appelée, car elle est
considérée par la doctrine comme un précédent de
La Cocha II. Il s'agissait d'une affaire d'homicide commis en 2002 au
sein de la communauté, où trois jeunes alcoolisés ont
assassiné un ancien et ont été jugés par
l'Assemblée communautaire (la justice autochtone). Le procès a
duré deux semaines et à la fin, les trois jeunes ont
été jugés coupables par l'Assemblée communautaire
et ont été condamnés à indemniser
financièrement à la veuve de l'ancien, à demander pardon
à toute la communauté, à écouter les conseils de
l'Assemblée, à recevoir treize coups de fouet, à
être purifiés par des orties et des bains d'eau froide et enfin,
à s'éloigner de la communauté durant quelques
jours231. Le ministère public, titulaire de l'action pour
homicide en Équateur, a dénoncé les trois jeunes
auprès de la justice ordinaire. Cependant, le juge de première
instance a constaté l'impossibilité de juger l'affaire, puisque
la justice autochtone l'avait déjà jugée, au nom du
principe du non bis in idem. Le ministère public a fait appel
de cette décision et a réussi à l'annuler, pourtant, le
cas s'est prescrit avant que l'État n'ait analysé le fond de
l'affaire. L'affaire La Cocha II232, à son tour,
concernait également un cas d'homicide au sein de la communauté
de La Cocha, commis en mai 2010, c'est-à-dire après
l'adoption de la nouvelle constitution et des instruments internationaux sur
les droits des peuples autochtones. Dans cette affaire, cinq jeunes
alcoolisés ont tué un autre jeune après une dispute.
L'Assemblée communautaire a considéré, d'après les
procédures quéchuas habituelles telles que vues
précédemment, que les jeunes étaient coupables de
l'homicide et elle a utilisé la
231 Cf. ÁVILA SANTAMARÍA Ramiro, El
neoconstitucionalismo andino, Quito : UASB, 2016, p. 190.
232 Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014,
décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur
https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf
consulté le 12 juin 2022.
130
jurisprudence de 2002 pour les sanctionner. Cependant, cette
fois, l'affaire a été largement diffusée dans les
médias nationaux comme un cas de barbarie et de sauvagerie. Ainsi, les
autorités publiques de la juridiction ordinaire (police et
ministère public) ont envahi le territoire autochtone et ont conduit les
cinq jeunes en prison, en se justifiant par le discours de la «
supériorité de la civilisation occidentale, des droits humains et
de leurs institutions »233. En outre, les autorités
autochtones ont elles aussi été incarcérées. Deux
actions ont été traitées devant la Cour constitutionnelle
équatorienne, l'une par rapport à la compétence de la
juridiction autochtone pour juger l'homicide, promue par la famille de la
victime qui cherchait à faire valoir la décision prise par la
juridiction autochtone, l'autre promue par le juge de première instance
(consultation constitutionnelle), qui demandait à la Cour
constitutionnelle s'il n'y aurait pas l'incidence du non bis in idem
dans ce cas et si les autorités autochtones avaient
réellement commis le délit de plágio,
équivalent à la séquestration en droit français. La
décision constitutionnelle a réuni les deux actions et a
décidé que l'affaire pour séquestration devrait être
classée sans suite et concernant l'affaire sur le conflit de
compétences, la cour a décidé de laisser le procès
se dérouler devant la juridiction ordinaire, puisque selon elle
l'État devrait être le seul à traiter les crimes contre la
vie. Le bien-fondé de la décision de la Cour constitutionnelle en
ce qui concerne le conflit de compétences démontre bien la
méconnaissance du pluralisme juridique. Selon la cour, il n'y aurait pas
de violation du principe du non bis in idem, puisque les notions de
responsabilité pénale étaient différentes pour les
deux juridictions. D'une part, pour la juridiction autochtone, le fondement de
la responsabilité aurait lieu depuis une perspective communautaire et
collective, « dont l'objectif central serait de retrouver l'harmonie
sociale perdue par la violation des normes communautaires »234.
D'autre part, pour la juridiction ordinaire, la responsabilité serait
individuelle et subjective. Selon Maldonado Bravo, cette décision a
violé non seulement le modèle pluraliste, mais aussi les canons
du juspositivisme. Elle viole selon lui le pluralisme juridique parce qu'«
en vérité, elle finit par ouvrir la voie à la
possibilité de donner une certaine «légitimité»
à l'imposition de limites aux pratiques de la justice autochtone,
renforçant une lecture eurocentrique des droits humains et de
l'administration de la justice dans un État plurinational
»235. Mais encore, la décision viole selon lui les
canons du positivisme juridique puisque la cour a essayé de donner de la
légitimité à sa
233 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 203.
234 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 210.
235 Ibid., p. 217.
131
décision sur le fondement de la théorie
juridique du garantisme qui, selon Maldonado Bravo, a été mal
mimétisé, car la théorie du bien juridique n'a pas
été utilisée pour limiter le contrôle punitif de
l'État, ce qui démontre la difficulté à surmonter
la perspective juridique eurocentrique.
Apparemment, la Cour déclare qu'elle reconnait
l'importance des pratiques juridiques des communautés autochtones, mais
en fait ce qui se passe est l'imposition d'une différenciation
hiérarchique qui évoque le modèle étatique comme le
seul adéquat pour la résolution des affaires impliquant le bien
juridique «vie». Par conséquent, dans son vote, le rapporteur
cherche à fonder sa décision sur l'obligation assumée par
les États en droit international d'enquêter, de poursuivre et de
juger les crimes contre la vie. En théorie, le raisonnement serait
correct, mais l'objectif voilé a servi à justifier la limitation
de la justice autochtone dans un prétendu conflit entre des droits
fondamentaux qui doivent être protégés. Ainsi, on constate
un processus de déconstitutionnalisation qui a limité de
manière inconstitutionnelle les compétences juridictionnelles de
la justice autochtone236.
De cette façon, l'intervention externe de la Cour
constitutionnelle a remis en
cause l'existence du pluralisme juridique et a consacré
la colonialité du savoir, en considérant que le modèle
étatique, avec sa compréhension individualiste et subjective de
la vie humaine, était supérieur à la justice autochtone et
sa compréhension collective et communautaire de la vie. Tant en Bolivie
qu'en Équateur, nous pouvons constater les grandes difficultés
d'implémentation d'une des principales avancées du NCL,
c'est-à-dire la reconnaissance de la plurinationalité et par
conséquent le droit des peuples autochtones d'exercer leur propre droit,
selon le principe du pluralisme juridique.
XXX
Dans cette deuxième partie de la recherche, nous avons
pu approfondir les connaissances acquises dans la première partie en
analysant les dispositifs constitutionnels sur les droits spécifiques
aux peuples autochtones. Ainsi, nous avons pu identifier une volonté
commune des deux États de promouvoir les droits et la culture des
peuples et nations autochtones, à travers la reconnaissance
constitutionnelle de droits
236 Ibid., p. 218.
132
collectifs spécifiques et également à
travers l'incorporation de la vision du monde autochtone dans le nouveau Pacte
social. Pourtant, nous avons pu constater que le pluralisme et
l'interculturalité promus par un tel État, refondé
à partir des revendications autochtones, qui dès lors recherche
le « bien vivre » de sa population, rencontrent des
difficultés de différents ordres. Les difficultés les plus
importantes ont été citées dans cette recherche : celle de
l'implémentation de la consultation préalable et celle de
l'implémentation du pluralisme juridique. Sans nul doute que la norme
constitutionnelle dans les deux États est très poussée par
rapport à la reconnaissance des droits des peuples autochtones,
cependant les deux États ont encore beaucoup de défis et des
difficultés à surmonter pour pouvoir affirmer avec certitude
qu'ils sont de véritables États plurinationaux.
133
134
CONCLUSION
Les États de l'Équateur et de la Bolivie ont
été les précurseurs de ce qu'on appelle le
troisième cycle du NCL, consacrant l'existence d'un État
plurinational et interculturel à partir des revendications des peuples
autochtones. Ces derniers furent les protagonistes de ce nouveau
constitutionnalisme, après des centaines d'années confinés
à la marge de la société latino-américaine, ce qui
fut la grande nouveauté par rapport à d'autres théories
constitutionnelles, généralement fondées par des
intellectuels chacun de leur côté et mises en pratique par
l'État. Cette nouvelle théorie constitutionnelle est née
de la réalité sociale, dès lors, elle est devenue un objet
d'étude particulier par les chercheurs. Ainsi, dans cette recherche,
nous avons démontré que l'idée centrale de ce
constitutionnalisme est la décolonisation de l'État, qui se fait
à travers l'incorporation de droits collectifs des peuples autochtones
dans les constitutions, mais aussi l'incorporation de leurs cosmovisions pour
la construction d'un État juste, plurinational et interculturel. Par
ailleurs, nous avons pu constater que la plurinationalité et
l'interculturalité sont les deux concepts, ou principes, les plus
importants développés au sein de ces deux États, la
plurinationalité étant liée à la reconnaissance de
l'existence de plusieurs systèmes juridiques, économiques et
culturels au sein d'un même État et l'interculturalité
étant le principe qui permet une relation équitable entre eux.
Nous avons également démontré, à
partir du droit comparé, la volonté commune des deux pays de
promouvoir les droits et la culture des nations et peuples autochtones à
travers leurs dispositions constitutionnelles. Nous avons
démontré que la reconnaissance de droits collectifs à
certaines collectivités au sein de l'État est compatible avec le
système de droits individuels universels, ces derniers devant être
respectés et garantis par les autonomies autochtones. Cependant, nous
n'avons pas nié l'existence de possibles conflits au sein de cette
compatibilité. Notre réponse à ce problème a
été de dire que lorsqu'il y a un conflit entre les droits
collectifs et les droits individuels, le droit qui favorise le plus
l'émancipation des peuples devrait être pris en compte, toujours
au sein d'un dialogue interculturel. Concernant les droits collectifs, nous
avons mis en évidence trois d'entre eux que nous avons jugé les
plus significatifs du nouvel ordre instauré : le droit au « vivre
bien », le droit à la consultation préalable et le droit au
pluralisme juridique. Nous avons pu voir comment ces droits sont
exprimés dans chaque constitution et constater que malgré leurs
différences, les difficultés pour garantir ces nouveaux droits
sont les mêmes. Concernant le « vivre bien », nous avons
démontré qu'il est un objectif
135
des deux États. Chaque constitution le prévoit
d'une manière ; en Bolivie il est clairement un objectif de
l'État, mais en Équateur il est plutôt un principe qui
imprègne toute action de l'État. La consultation
préalable, à son tour, est garantie par les constitutions comme
devant être non seulement préalable à l'action de
l'État qui affecte directement un peuple autochtone, mais
également libre, informée et de bonne foi. Enfin, concernant le
pluralisme juridique, nous avons vu qu'il est le droit qui caractérise
le plus l'État plurinational. À partir du moment où la
plurinationalité est reconnue, le pluralisme juridique est lui aussi
reconnu, l'État n'est alors plus la seule source du droit.
Dans la théorie, la reconnaissance constitutionnelle
des droits des peuples autochtones a été d'une grande importance.
Pourtant, nous avons démontré que l'État n'est pas
prêt à surmonter la colonialité. Le « vivre bien
» est constamment menacé par l'économie extrativiste des
deux États, cette dernière étant contradictoirement
reconnue et protégée par les constitutions elles-mêmes. La
consultation préalable est également menacée par cette
économie et, en outre, par les politiques, qui ne mettent pas en place
une loi afin de garantir la forme de déroulement de la procédure,
ce qui permettrait de concrétiser la règle constitutionnelle. Ils
considèrent que le consentement des peuples autochtones n'est pas
nécessaire et donc pas important et réduisent ainsi le droit
à la consultation préalable à une simple formalité.
Concernant le pluralisme juridique, nous avons pu démontrer qu'il subit
lui aussi de grandes difficultés de concrétisation tant en
Bolivie qu'en Équateur. Les deux États essayent de réduire
la portée de la juridiction autochtone et de la comprendre à
travers la lecture occidentale du droit et de la justice et non pas par le
dialogue interculturel. Cependant, nous avons vu qu'en Bolivie le juge
constitutionnel tend à protéger la juridiction autochtone,
peut-être parce que le TCP compte obligatoirement avec quelques juges
issus de la juridiction autochtone, ce qui annonce un bel avenir pour le
pluralisme juridique dans ce pays. Il n'en va pas de même pour
l'Équateur. En effet, dans ce pays, c'est le juge constitutionnel
lui-même (en Équateur il n'y a pas de loi qui réduit le
pluralisme juridique à l'instar de la Bolivie) qui minimise le
pluralisme juridique, comme nous avons pu le voir avec l'étude du cas
La Cocha II, ce qui indique nettement la difficulté à
surmonter la colonialité du savoir. Pour finir, nous pouvons dire que le
constitutionnalisme développé au sein des deux États est
toujours en transition, car sa finalité de décolonisation n'est
pas encore atteinte. Pour cela, il faudra encore une maturité de
l'idée de refondation de l'État pour inclure les peuples et
nations autochtones également comme ses fondateurs, à travers le
dialogue interculturel, qui ne peut prospérer qu'avec
l'expérience acquise au fil du temps.
136
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146
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 12
PREMIÈRE PARTIE La reconnaissance
constitutionnelle des droits des peuples
autochtones 33 Chapitre I - Une tentative de surmonter
la colonialité de la dogmatique
constitutionnelle 34 Section I - Le
développement d'un nouveau constitutionnalisme lié au
développement des revendications autochtones 36
A - Un constitutionnalisme né des mouvements autochtones
36
B - Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps 44
Section II - La plurinationalité et
l'interculturalité pour la transformation de l'État
49
A - Une tentative de refondation de l'État 50
B - Un processus d'émancipation sociale 55
Chapitre II - Un développement normatif
constitutionnel à deux vitesses 59
Section I - La consécration des États
plurinationaux 60
A - Les processus constituants des États plurinationaux
61
B - Les principes, valeurs et règles qui consacrent une
rupture paradigmatique 66
Section II - La consécration de l'autonomie autochtone
70
A - Une autonomie poussée en Bolivie 71
B - Une autonomie peu développée en Équateur
75
DEUXIÈME PARTIE Les droits des peuples autochtones
dans les nouvelles
constitutions andines 79 Chapitre I - Une
volonté commune de promotion des droits fondamentaux des
peuples autochtones 80 Section I - La
volonté commune de protection et de valorisation de la culture
autochtone 81
A - Les peuples autochtones jouissent de droits humains
collectifs spécifiques 82
B - Les droits collectifs des peuples autochtones sont
complémentaires aux
droits individuels universels 89
Section II - Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative
commune de refondation
ontologique du droit 93
147
A - La notion de « vivre bien » depuis le monde andin
94
B - La disposition différenciée du concept par
chaque constitution 99
Chapitre II - Les défis de la
concrétisation de la plurinationalité 104
Section I - Les défis liés à la
concrétisation du droit à la consultation préalable
105
A - Les peuples autochtones ont le droit à la consultation
préalable, libre et
informée 106
B - Un droit fondamental menacé par l'État
lui-même 112
Section II - Les atteintes au pluralisme juridique
117
A - Une relation interculturelle et sur un pied
d'égalité entre la juridiction
ordinaire et la juridiction autochtone 118
B - Un pluralisme juridique minimisé durant la
période post-constituante 123
CONCLUSION 134
BIBLIOGRAPHIE 136
TABLE DES MATIÈRES 146
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