Conclusion de ces premières recherches
À travers la lecture de ces différentes
enquêtes, j'ai remarqué que peu de recherches détaillaient
les raisons amenant à devenir polyamoureux. La plupart des études
sont de nature plutôt pédagogique qu'analytique ou sociologique,
et traitent de la manière dont s'organisent les modes de vie
polyamoureux, des différentes formes de polyamour, ou de la perception
du polyamour par la société ou les polyamoureux eux-mêmes.
Il existe très peu de données quantitatives fiables, que ce soit
pour le polyamour (ce qui est assez compréhensible au vu de la
"nouveauté" du sujet et du fait qu'il ne concerne aujourd'hui qu'une
part très réduite de la population) ou encore pour
l'infidélité (paradoxalement ici de par sa conception assez tabou
et universellement connue de tous, posant la problématique de la
pertinence de sa définition exacte).
En outre, il n'y a quasiment aucune donnée qualitative
scientifique traitant des raisons et des trajectoires de vie amenant à
devenir et se revendiquer polyamoureux, alors que le polyamour est avant tout
une réflexion résultant de trajectoires de vie et
d'expériences significatives (Sheff, 2014 : «Polyamory is not
usually the first step outside of the box», soit la première
«sortie de la norme» pour un individu). Ainsi l'objectif de mes
recherches sera d'enrichir et consolider l'investigation scientifique de cette
mouvance en étudiant les trajectoires de vie et les raisons amenant
à devenir polyamoureux; soit répondre à la
problématique suivante : quels sont les parcours de vie des personnes
polyamoureuses ?
5 «We estimated the prevalence of polyamory when
it was defined as: 1) an identity, 2) relationship beliefs/preferences, 3)
relationship status, and 4) relationship agreements.» (Rubel, 2018)
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Cadrage méthodologique : la notion de
«parcours de vie»
Une notion importante se dégage de cette
problématique : celle du «parcours de vie». Cette notion
définit ici un concept sociologique étudiant les
événements, les étapes et transitions vécues par
les personnes dans différents domaines de la vie. Le déroulement
de la vie humaine s'inscrit dans un cadre socio-économique, historique
et culturel; s'intéresser aux trajectoires et aux transitions
biographiques permet de penser le parcours de vie en temps que fait social,
«un ensemble de règles qui organise une dimension clé de la
vie dans une société et un temps historique donnés»
(Cavalli, 2013). Ainsi, se questionner sur l'existence d'»un»
parcours de vie polyamoureux permettra de comprendre le façonnement de
cette identité chez les individus, et ce à travers 5 axes
principaux qui articulent notre conception et récolte des données
:
- Le temps historique et le
contexte
Les individus sont issus d'un contexte, évoluant au
sein de structures sociales et institutionnelles. En fonction de l'âge et
des générations, les facteurs socio-historiques et les normes
n'auront pas le même impact. Les normes et injonctions dites
«mononormatives» impacteront et marqueront différemment les
discours et les trajectoires individuelles en fonction de l'époque de
leur injonction.
- La temporalité des
événements
Un événement ne sera pas perçu et
vécu de la même manière en fonction de l'âge des
sujets. Par exemple, se mettre en couple (qu'il soit ouvert ou non d'ailleurs)
à 15 ou 30 ans n'aura pas le même sens et la même
portée sur la personne concernée.
- Les vies liées
L'Homme, en temps qu'animal social, évolue au sein d'un
réseau de relations sociales interdépendantes. L'existence de ce
réseau implique la naissance de nouvelles opportunités ou au
contraire, de nouvelles contraintes, pouvant se répercuter sur le
parcours de vie des personnes. Cette composante est d'autant plus capitale
étant donné que le polyamour se construit avant tout à
travers ses rencontres.
- Le développement tout au long de la
vie
Le polyamour, tout comme les autres formes d'orientation
relationnelle, est un apprentissage. Celui-ci peut se construire notamment
à travers la socialisation secondaire d'un individu, au fil de ses
expériences et de ses déconstrutions de la norme (bien que nous
le verrons, le polyamour prend également ses racines dans l'enfance des
individus). Cette partie nous mène d'ailleurs au dernier axe d'analyse :
l'intentionnalité.
- L'intentionnalité
Nous le verrons, le parcours d'un polyamoureux se compose de
longues phases introspectives, de remise en question de sa destinée et
de ses agissements. L'agentivité des
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polyamoureux renvoie ici à une dimension plus
individualiste des parcours de vie, où les individus disposent en
eux-mêmes d'une certaine marge de manoeuvre leur permettant d'agir
au-delà des structures sociales et sociétales
déterminantes.
D. Hypothèses
Différentes hypothèses se sont construites au
cours de mes recherches. Elles structureront ce mémoire ainsi que ma
grille d'entretien pour permettre d'amorcer des pistes de réflexion
répondant à ma problématique.
Le polyamour est, entre autres, une façon
de répondre à la question de l'infidélité et de la
jalousie. Cette hypothèse se base notamment sur le fait
que les partisans du polyamour croient que cette orientation relationnelle peut
résoudre de nombreuses contradictions dans les relations intimes se
posant dans la conjoncture historique actuelle (Anapol, 2010).
La définition de soi comme «personne
polyamoureuse» n'est pas centrale dans la trajectoire des individus du
fait d'une absence de référentiel au départ des
parcours.
J'avais auparavant dans l'idée que les personnes
polyamoureuses avaient une conscience forte de leur identité, ainsi
qu'un véritable sentiment d'appartenir à une communauté
polyamoureuse (répondant ainsi à leur sentiment de
marginalité). Cependant, au fil du cadrage de ce sujet et des entretiens
exploratoires, j'ai pu remarquer que les individus avaient de grandes
difficultés à se représenter comme étant
polyamoureux; par méconnaissance du terme, ignorance de ce qu'est le
polyamour, voire par volonté de ne pas s'enfermer dans une
catégorie trop fermée.
Les communautés polyamoureuses sont
généralement d'abord liées à une ou plusieurs
communautés LGBT et/ou ayant des idéologies religieuses et/ou
politiques dites alternatives (paganistes, féministes,
anticapitalistes), qui influeront la structure de leur orientation
relationnelle.
En effet, il existe à ce jour plusieurs analyses liant
les communautés polyamoureuses et d'autres identités, notamment
BDSM, asexuelles, transgenres, queer, anarchistes ou féministes (Bauer,
2010). Deux explications majeures sont alors avancées. L'une avance que
le fait de remettre en question certaines normes, telles que
l'hétéronormativité, rend plus facile la remise en
question de la monogamie obligatoire. L'autre explication souligne qu'il existe
un certain nombre de valeurs culturelles partagées entre ces
communautés - l'accent mis sur la communication et la négociation
par exemple (Bauer, 2010). Mon hypothèse ici s'inscrit donc directement
dans un courant déterministe, en affirmant que les structures sociales
dans lesquelles s'inscrivent les personnes vont déterminer le type
d'orientation polyamoureuse qu'elles adopteront et revendiqueront (anarchie
relationnelle, polyamour solo,
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polyamour hierarchique, triade... Nous définirons
également ces notions au cours de ce mémoire).
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