II- Loi de l'hérédité
Le duc Jean des Esseintes, "un jeune homme de trente
ans"1, est un descendant de la famille des Floressas des Esseintes,
qui est une famille aristocratique très remarquable en son temps. Cette
dernière est fortement distinguée, parce qu'elle porte en elle un
paradoxe fondamental: elle est à la fois «composée
d'athlétiques soudards, de rébarbatifs
reîtres»2 mais pour autant elle était
marquée par une «effémination des mâles [qui]
s'était allée en s'accentuant»3. D'emblée,
nous remarquons une faille dans cette famille, qui semble être incapable
d'élever un enfant, qui serait sain physiquement et psychologiquement.
Les Floressas se particularisent, depuis longtemps par «les vices[de]
tempérament»4: ancêtres et descendants sont
régis par leur air changeant et déséquilibré.
toutes ces circonstances "naturelles", ont préparé le terrain
à un être dolent et malade. À cela s'ajoute que ce
«phénomène d'atavisme»5 se saisit de plus en
plus, en étudiant l'hérédité directe à
savoir étudier les caractères des parents de des Esseintes, qui
étaient à leur tour affectés probablement par la
même maladie et qui manifestaient les mêmes symptômes,
identiquement à leur fils. En effet, la mère était une
femme «silencieuse et blanche, mourut
d'épuisement»6. Cette citation nous amène
à réfléchir tant sur l'état physique, dans lequel
se trouve la mère de des Esseintes mais aussi elle nous rappelle au
même temps la similitude fatale de cette lassitude physique entre la
mère et son fils surtout que des Esseintes a l'habitude de tomber dans
«un sommeil de lassitude»7, après les crises
nerveuses. La loi de transmission héréditaire semble aussi forte
que jamais, en particulier dans les goûts dans la mesure où la
duchesse: mère du duc des Esseintes
« immobile et couchée, dans une chambre obscure du
château de Lourps [...] le père et la mère assis, en face
l'un de l'autre, devant un guéridon qui était seul
éclairé par une lampe au grand abat-jour très
baissé car la duchesse ne pouvait supporter[...] la clarté et le
bruit»8
À l'instar de son rejeton, qui à tour de
rôle manifeste son dégoût face aux éclairages forts.
Cette répugnance se décèle à travers la
fréquence du verbe "tamiser" et tout le réseau lexical qui en
découle: « [...] se coloraient doucement aux lumières»
« blutait» « se renvoyaient à perte de vue»
«maisons enténébrées» « ils [ les
domestiques] s'aperçoivent autour d'eux, que tout est éteint[...]
tout est mort»9. Il s'avère que la maladie du
héros "anémique et nerveux"10, trouve son origine dans
la loi d'association indépendante des caractères.
L'hérédité des caractères acquis chez des Esseintes
ne provient pas seulement de la part maternelle, dans la proportion où
le héros huysmansien manifeste pas mal de traits,
1 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours,
Paris, Flammarion,2004, P. 40
2 Ibid. p. 39
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid. p.40
6 Ibid.
7 Ibid. p.236
8 Ibid. p.40
9 Ibid. p.47,50
10 Ibid. p.40
11
qui existaient jadis chez son père. En effet, le duc
Jean se caractérise par son impassibilité vis-à-vis aux
autres et au monde, identiquement à son père qui était
indifférent. L'indifférence du père est perceptible
à plusieurs égards, autant dire qu'il était insoucieux
face aux problèmes familiaux notamment parce qu'il «demeurait
d'ordinaire à Paris»1. En effet, il n'éprouve
aucune compassion envers sa femme malade, ni envers son fils, qui est aussi
malade et qui suit ses études ailleurs, loin de sa famille. cette
froideur du comportement paternel se saisit aussi bien dans la
brièveté et la sécheresse de la parole adressée au
petit «Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien»2.
Pire encore, l'insensibilité du père va plus loin parce qu'il ne
rendait visite à son fils au pensionnat que rarement «Parfois son
père venait le visiter»3. Il en résulte que
l'indifférence du héros, lui était transmise
génétiquement. Par ailleurs, l'insensibilité du
héros, se discerne dans sa conduite avec le petit Auguste-Langlois, que
son triste enfance («il avait perdu sa mère et possédait un
père qui le battait comme plâtre»4), rappelle en
quelque sorte l'enfance ratée de des Esseintes. Ce dernier, régi
probablement par ses émotions, incite le garçon à boire de
l'alcool et ne se suffit pas de cela, il l'emmène par la suite à
une maison mal famée et n'ait pas honte de raconter sa mauvaise
intention à l'égard de l'enfant. Si comme si des Esseintes
considérait Auguste-Langlois comme étant un souffre-douleur, par
le biais duquel il prend sa revanche d'un passé, qui lui était
dur et cruel.
L'insensibilité du héros est bel et bien
présente lors de la quête du plaisir charnel dans la mesure
où des Esseintes se montre à nouveau insensible face aux
sentiments d'autrui. En fait, Le duc montre un certain égoïsme
parce que l'acte sexuel n'est pas réalisé pour une raison noble,
qu'est l'amour mais plutôt pour rassasier des pulsions capricieuses et
flottantes. Jean des Esseintes fait des expériences successives pour
uniquement assouvir ses désirs à lui seul et n'attache aucune
importance aux attraits de son partenaire. En l'occurrence, la première
expérience était avec Miss Urania, une clownesse
américaine qui lui a plu parce qu'elle a « les charmes agiles et
puissants d'un mâle»5 et parce qu'elle fait naître
en lui un sentiment de féminisation. L'attrait vers cette femme
était juste une lubie: «Miss Urania était une
maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la
curiosité cérébrale qu'elle avait fait
naître»6. Le personnage se présente totalement
indifférent, il est captif de son désir fantaisiste. La
deuxième expérience était appliquée sur une
«petite et sèche brune»7, qui à son tour
était désirée non pas par la vocation de l'amour mais par
une volonté d'exploration: des Esseintes était charmé par
ses «représentations de ventriloque»8 et «il
n'en persista [...] car plus que la maîtresse, le phénomène
l'attrait»9.
1 Ibid. 2Ibid. p.41
3 Ibid.
4 Ibid. p.106
5 Ibid. p.138
6 Ibid. P139-140
7 Ibid. p.140
8 Ibid.
9 Ibid. p. 141
12
L'insouciance et l'irresponsabilité du personnage
d'À Rebours apparaissent également dans l'épisode
de la tortue où des Esseintes décide d'incruster des pierreries
dans sa carapace pour la simple finalité de répondre à son
étrange goût. Ce comportement quasi-fou provoque la mort de
l'animal: la tortue n'a pas pu supporter la lourdeur du poids des joyaux
«elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui
imposait»1. Il semble clair que, le duc Jean des Esseintes est
fortement influencé par l'indifférence paternelle, qui lui
était déléguée à tour de rôle c'est
pourquoi on le voit agissant à sa guise, sans accorder aucun
intérêt aux conséquences néfastes, qui pourraient
s'engendrer.
L'impact familial sur des Esseintes est remarquable, il
s'avère que la famille a beaucoup influencé les comportements de
l'enfant et a participé à intensifier sa névrose notamment
ses parents, qui étaient incapables de lui fournir un milieu familial
équilibré et sain.
Le rôle de la famille était moins apparent chez
le duc Jean de Fréneuse, parce que l'auteur ne soumet aux yeux des
lecteurs aucune indication sur la famille de Monsieur de Phocas. La seule
information qu'on possède sur la filiation familiale du duc de
Fréneuse, qu'il était «de fin race»2 et issu
d'une famille aristocrate. C'est pourquoi, on ignore vraiment si la famille a
contribué ou non dans le développement de sa névrose et
dans la formation de l'obsession, qu'il ait pour une «certaine
transparence glauque»3. Dans Sixtine, l'auteur va dans
le même sens, et on ne voit pas apparaître l'aspect familial et le
lecteur néglige la part de responsabilité et l'implication de la
famille dans la maladie de Hubert.
La révélation des détails familiaux varie
d'un auteur à un autre dans le sens où on saisit un vrai point de
différence entre les trois oeuvres. En effet, Huysmans a
privilégié de consacrer une notice pour informer son lecteur
à propos du milieu familial de son héros et faire-entendre les
répercussions des attitudes et des comportements de la famille sur ses
enfants. Il semble que Huysmans a voulu par ce petit clin d'oeil culpabiliser
et responsabiliser la famille du sort de son rejeton. Alors que, Gourmont et
Lorrain ont fait le choix de ne pas dévoiler le stade d'enfance et son
influence sur les héros. On peut soustraire de ce choix, une
volonté de peser la charge des causes profondes de la maladie sur le
personnage lui-même.
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