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Accueil et influence d'a rebours dans la littérature fin-de-siècle


par Nada Arfaoui
Université de Nantes  - 1 ère année de Master de recherche en littérature française et comparée  2018
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ DE NANTES

UFR Lettres et Langages

Laboratoire L'AMo

Nada Arfaoui

ACCUEIL ET INFLUENCE D'À REBOURS DANS LA

LITTÉRATURE FIN-DE-SIÈCLE

Mémoire de Master 1 Recherche de Littérature

française sous la direction de Monsieur le professeur

Paul-André CLAUDEL

2017-2018

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REMERCIEMENTS

La réalisation de ce mémoire a été possible grâce à l'aide de plusieurs personnes à qui je voudrais témoigner toute ma reconnaissance.

Je voudrais tout d'abord exprimer toute ma gratitude à l'égard du directeur de ce mémoire: Paul-André Claudel, pour sa patience, sa disponibilité et surtout ses judicieux conseils, qui ont contribué à alimenter ma réflexion et à me mettre sur le bon chemin dans mes recherches.

Je tiens aussi à remercier Madame la professeur Chantal Pierre, qui nous honorera de sa présence le jour de la soutenance pour le temps qu'elle a consacré à lire ce mémoire.

Je remercie mes très chers parents, Farhat et Zina qui m'ont toujours encouragé: vous avez tout sacrifié pour vos enfants n'épargnant ni santé, ni efforts. Vous m'avez donné un magnifique modèle de labeur et de persévérance. Je suis redevable d'une éducation dont je suis fière.

Je remercie très spécialement Bilel Issaoui, qui a été toujours là pour moi.

Enfin, je remercie tou(te)s mes ami(e)s Français(es) que j'aime tant : Amandine Mondonnet-Dupont, Marian Laloi, Jean-Hermann Hutchings pour leur sincère amitié et confiance et à qui j'adresse ma reconnaissance et mon attachement.

À tous ces intervenants je présente mes remerciements, mon respect et ma gratitude.

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Introduction

Notre recherche s'intéresse à la question de la réception d'À Rebours et à son influence dans la littérature fin-de-siècle. En effet, nous allons consacrer notre étude à la comparaison de trois ouvrages de la littérature française. La comparaison va se baser essentiellement sur À Rebours de Joris Karl Huysmans, paru en 1884, que nous allons considérer comme l'oeuvre repère. En effet, il s'agit d'une oeuvre pionnière, qui a jalonné la fin du XIX ème siècle par ses aspects novateurs, à savoir la manière dont elle a fait table rase des valeurs héroïques classiques et sa façon originale de mettre en scène une jeunesse en crise. Dès son apparition publique, l'ouvrage connaît un retentissement considérable, notamment dû aux polémiques qui se sont élevées autour du sujet et du style inaccoutumés d'À Rebours.

Le succès de l'oeuvre fut sans précédent à tel point que la critique la considère désormais comme étant "la bible d'une génération"1, selon l'expression d'André Billy. L'oeuvre marque un point décisif dans la vie de son auteur, dans le sens où elle symbolise à la fois la rupture avec le naturalisme et l'inauguration d'une voie nouvelle dans la littérature. Partant de ce fait, l'originalité de l'oeuvre réside dans la capacité de créer un antihéros dandy et capricieux, à l'instar d'une jeunesse désenchantée, qui se reconnut à cette époque dans cette esthétique fin-de-siècle. Le caractère anticonformiste d'À Rebours trouve son origine également dans le fait qu'il se présente comme une narration romanesque incluant des réflexions sur l'art et la littérature.

Toutes ces considérations font du roman de Huysmans, si on s'autorise une telle association de termes, un "roman-source", dans le sens où il est devenu en très peu de temps un modèle littéraire, qui a suscité maintes imitations. En effet, plusieurs ouvrages ont été fortement imprégnés par À Rebours. On peut citer parmi les plus connus le roman d'Oscar Wilde intitulé Le portrait de Dorian Gray, paru en 1890. Par ailleurs, Wilde écrivait que l'idée de son roman lui était venue en lisant l'oeuvre de Huysmans. Dans le même sillage, on retrouve également deux autres ouvrages fort influencés par À Rebours, qui sont Sixtine de Remy de Gourmont publié en 1890 et Monsieur de Phocas de Jean Lorrain, en 1901. Ces deux ouvrages se présentent comme un prolongement de l'oeuvre de Huysmans. La preuve en est que les deux personnages principaux, Hubert et Monsieur de Phocas, sont construits selon le prototype de des Esseintes et possèdent la même sensibilité qui hante le héros d'À

1 François LIVI, J.K.Huysmans, À Rebours et l'esprit décadent, Paris, A.G.Nizet, 1991, p.7

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Rebours. C'est la raison pour laquelle nous les trouvons propices pour notre étude comparatiste.

L'étude vise essentiellement à comparer la manière dont les trois auteurs ont créé leur personnage romanesque, tout en s'interrogeant sur l'attribution d'une psychologie à ces êtres de papier nés de la littérature même. Notre étude se focalisera sur le personnage principal d'À Rebours et plus particulièrement sur la construction de sa personnalité, à la fois problématique et emblématique. En effet, nous allons montrer comment Huysmans a fait de son livre un roman de type psychologique, en conférant à son héros une intériorité complexe et comment il a réussi à instaurer, non pas une représentation idéale de l'Homme, mais un échantillon humain représentatif de la fin du XIX ème siècle. Nous dévoilerons au cours de notre étude comment cette représentation de l'intériorité de des Esseintes sera reprise dans les deux ouvrages postérieurs.

L'objet du mémoire porte aussi sur la valeur de l'art, qui se présente dans ces trois oeuvres comme un moyen d'évasion, voire même un moyen de guérison de la "maladie psychique" qui tourmente les trois "héros". L'art a un rôle majeur dans les trois textes. En effet, il permet une projection dans les pensées des personnages, notamment à travers leurs souvenirs, leurs rêves et leurs hallucinations. Ceci facilite la compréhension de la psychologie des personnages, tout en permettant de trouver des explications à leurs attitudes. On note à cet égard qu'il y a une relation de contiguïté entre la psychologie des personnages et l'art, dans le sens où l'art se montre comme un élément catalyseur, qui se joue du développement de la psychologie et participe même aux représentations que les personnages se font d'eux-mêmes. De l'art ressort une orientation de la conscience des personnages. Dans les trois textes les héros n'ont pas les mêmes passions artistiques: Hubert est un personnage-écrivain, Monsieur de Phocas se penche sur la peinture, des Esseintes est passionné principalement par la lecture. Cependant l'art ne change pas de valeur en changeant de formes, il est toujours esquissé comme étant un moyen de guérison spirituelle.

Notre étude prend également en considération l'analyse des deux notions cruciales: l'intrigue et la non-intrigue dans les trois textes, autrement dit, la manière dont se déroulent les évènements et l'histoire. Nous allons consacrer notre troisième partie à l'étude de l'enchaînement des actions à travers l'ensemble du corpus. En effet nous avons affaire, dans les trois ouvrages, à une non-intrigue, dans la mesure où il n'y a pas une progression effective des évènements : le roman abandonne la "forme flèche" traditionnelle et s'est converti vers une "forme circulaire" et vertigineuse. Cette forme se débarrasse complètement du fil conducteur du récit. Le roman forme désormais une sorte de boucle dans laquelle l'intrigue n'aboutit à rien.

Nous ferons le point dans cette étude sur le double rôle initiateur d'À Rebours à la fin du XIX ème siècle. Ce livre était parmi les premiers "traités "sur la névrose, cette maladie psychique moderne. Le livre huysmansien a donc participé au développement des études sur cette maladie, qui atteignaient leur apogée. L'oeuvre nous offre la présentation d'un tableau

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panoramique et complet de la névrose moderne. En effet Huysmans, fait émaner une volonté d'édifier l'art romanesque initiatique, dans la mesure où, via une mise en scène d'un cheminement évolutif du héros maladif, l'auteur a probablement voulu amener ses lecteurs à explorer les symptômes d'une maladie peu connue à l'époque. Huysmans ne se suffit pas à présenter les signes de cette manie, mais essaye de la rattacher à l'art avec ses diverses formes, tout en mettant en relief son double rôle à savoir le déclencheur et l'antidote de la névrose.

Par ailleurs, Huysmans dans sa préface, considère son livre comme une «étude psychologique»1 c'est la raison pour laquelle le roman revêtit ce rôle initiatique en matière de psychologie . À ce propos, il déclare qu'avant À Rebours «le roman se pouvait résumer en [...] savoir pourquoi monsieur un tel commettait ou ne commettait pas l'adultère avec madame une telle»2. Voilà l'objectif que vise À Rebours : apprendre l'analyse de soi afin de se comprendre et comprendre les comportements d'autrui.

Nous montrerons dans notre étude la distance qu'a prise J.K. Huysmans par rapport à ses prédécesseurs romantiques, réalistes et naturalistes. Tout en créant son personnage principal des Esseintes, Huysmans s'inscrit dans une vague controversée, nommée "le décadentisme", qui désigne un état d'esprit plus qu'un véritable mouvement littéraire. En choisissant une expression novatrice, Huysmans acquiert un caractère d'ambivalence. Il est à la fois le dissident de la génération qui l'a précédé, mais aussi le parent de la génération qui le suit. Il va léguer à ses descendants le même état d'esprit qui a hanté son antihéros des Esseintes.

On compte ainsi, par le biais d'une étude analytique et comparative d'À Rebours, revaloriser une littérature mal considérée à l'époque. Cette remise en valeur ne peut s'effectuer concrètement qu'à travers l'étude des oeuvres inspirées d'À Rebours et les auteurs qui ont suivi les pas de Huysmans.

Le traitement du sujet se basera essentiellement sur les points de rapprochement entre les trois oeuvres, mais également sur les aspects qui font l'originalité d'une oeuvre par rapport aux autres. C'est pourquoi nous optons pour une étude comparative qui traite le trio du corpus simultanément et qui se préoccupe d'aborder les convergences et les divergences pouvant exister entre les trois textes à étudier.

Notre recherche tourne autour de l'étude des personnages, notamment de leur psychologie: nous allons essayer d'analyser et de comprendre la structure et le fonctionnement de leur activité mentale et les comportements qui leur sont accordés. En l'occurrence, nous focaliserons notre attention sur la névrose, en tant que maladie contemporaine, qui torture les trois héros ; mais nous allons également la traiter comme

1 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours [préface], Paris, Fasquelle,1974.

2 Ibid.

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étant l'état d'esprit principal, qui gère leur conduite et attitude. Nous allons donc aborder les causes profondes de cette maladie à savoir les éléments qui la font surgir.

Dans un deuxième temps, nous allons étudier le rapport qu'entretiennent les personnages avec l'art, qui acquiert dans ces trois ouvrages une ample dimension dans le sens où il possède un rôle ambivalent et équivoque: l'art est souvent le provocateur des crises nerveuses mais pour autant il apparaît, maintes fois, comme le remède auquel recourent les personnages pour oublier leur malaise et apaiser leurs nerfs. En effet, les personnages, suite à la lecture de tel livre ou la contemplation de tel tableau, se prennent dans une crise nerveuse très aigüe et vice-versa lorsqu'ils se plongent dans une oeuvre d'art, les héros semblent être transportés dans un monde onirique, qui leur assure la quiétude de l'âme.

Dans la dernière partie nous tenterons d'élucider le parti-pris des trois auteurs, qui ont opté pour une forme vertigineuse. En effet, nous montrerons la manière dont la circularité de l'intrigue va accentuer le sentiment vertigineux et la crise nerveuse, qui hantent les héros tout le long des textes. Nous allons donc mettre en relief l'aptitude de la forme à mimer le fond.

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Première partie

La psychologie des personnages

I- la place du personnage dans la littérature fin-de-siècle

Pour commencer, il faut signaler que le personnage, dans la littérature dite décadente et plus particulièrement dans les trois ouvrages que nous allons étudier, sort de son statut ordinaire: il n'est plus un composant de l'intrigue parmi d'autres, il est devenu le centre même de l'histoire et du roman. Au fait, le personnage, selon les traditions littéraires, se définit dans un système de relations avec les autres sujets, adjuvants et ou opposants, et c'est grâce à la relation qui les unit que le récit progresse. Dans les trois ouvrages à étudier, ce n'est pas du tout le cas dans le sens où ce modèle abstrait accapare toutes les fonctions agissantes au sein d'un système de relations. C'est-à-dire que le personnage joue un triple rôle: il est lui-même le héros, son adjuvant et son opposant. Dans le cas de nos antihéros maladifs, on a affaire à des personnages centraux qui se sont eux-mêmes les adjuvants parce qu'ils viennent en aide de soi. D'abord parce qu'ils sont tous conscients de leur maladie, ensuite parce qu'ils savent se guérir même si c'est une guérison provisoire.

Ces personnages monopolisent aussi le rôle d'opposants, tout simplement parce que le seul ennemi, qui menace leur paix, serait leur propre maladie: la névrose. Même si nous avons quelques autres personnages dans les trois romans, ils sont soit réduits à un rôle passif (tel est le cas des deux domestiques dans le livre huysmansien), soit ils sont rabaissés au rang de simples figurants pareillement à ceux des livres de Gourmont et de Lorrain. Il en résulte donc que les trois auteurs ont cristallisé des postulations typiques de la société de la fin du XIX ème siècle, non pas à dans une intention réaliste comme a fait Zola: ils ont plutôt réussi à créer un personnage capable de signifier un état d'esprit fiévreux représentatif d'une génération toute entière à un moment de son histoire. Les auteurs ont choisi de bâtir leur roman, tout en se basant sur l'une des caractéristiques de la création romanesque, par le procédé de condensation, de faire apparaître des prototypes particuliers et représentatifs de l'époque fin-de-siècle.

Ainsi les trois auteurs, et en particulier Huysmans, qui était en quelque sorte le précurseur de la vague décadente, ont redéfini, par la création de ces personnes fictives, toute une ancienne conception du personnage. En effet, l'humanisme optimiste n'est plus de mise dans l'oeuvre de 1884 et dans celles qui suivent quelques années plus tard. Les auteurs

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décadents abandonnent le personnage frivole et jovial, ils ont privilégié des personnages plus profonds dans leur perspective de vie et dans leur manière de voir le monde. Nous en déduisons que les romanciers se sont ingéniés à faire du personnage le pivot et le moteur de la fiction, c'est pourquoi ils ont brossé leur personnage selon un portrait physique bien précis en fonction de détails particuliers susceptibles de suggérer quelques traits psychologiques par exemple ils sont tous affectés par la névrose. ces traits moraux permettent l'attribution d'une identité particulière, qui fait d'eux des héros exceptionnels et singuliers.

La création romanesque des personnages aussi importants comme des Esseintes , Hubert et Monsieur de Phocas sur lesquels seulement repose le roman, n'est pas anodine. En effet, cela résulte d'un travail méticuleux, qui nécessite obligatoirement des sources d'inspiration. Commençons par l'oeuvre-bible, il est très évident que Huysmans ait beaucoup de sources d'inspiration lors de la création de son livre. En effet, Huysmans féru et grand lecteur du comte Robert de Montesquiou, qui était un poète noble et qui se caractérisait par son dandysme et son goût excentrique, s'est muni de ses premières armes pour bâtir son personnage problématique à savoir le duc Jean des Esseintes, qui partage de nombreux traits avec la figure de Robert Montesquiou. Parmi les traits de caractère qui légitiment un certain rapprochement entre les deux figures de deux natures différentes ( figure imaginaire, figure réelle), nous citons en premier la classe sociale dont ils sont issus dans la mesure où des Esseintes, à l'image de Montesquiou, est un aristocrate ayant des problèmes familiaux depuis la plus tendre enfance. Aussi de même, l'idole et sa reproduction traduisent un penchant naturel envers le bizarre autrement dit le héros huysmansien, tout comme Montesquiou, est à la recherche incessante de tout ce qui est étrange et insolite. Autre aspect, qui met en parallèle la personne de Montesquiou et le personnage du livre de 1884, est celui du décor notamment les toiles de Gustave Moreau, qui ornementent la pièce de des Esseintes et qui étaient aussi présentes dans le domicile de Montesquiou. Le rapprochement se fortifie de plus en plus parce que si Huysmans a suivi le modèle de Robert Montesquiou pour construire son personnage des Esseintes, Robert Montesquiou a à son tour évoqué les expressions de Huysmans dans ses poèmes sur Moreau, ce qui dévoile parfaitement une relation de vénération, qui unit les deux figures: Montesquiou et Huysmans. Autre trait commun qui rattache des Esseintes à ce comte: la tendance instinctive vers l'expérimentation: «Des Esseintes comme Montesquiou se retirent dans leur «laboratoire» pour tenter la mise en application de tous les possibles»1.

L'alliance ne se borne pas seulement aux aspects cités-dessus, mais elle devient de plus en plus directe et signifiante avec l'épisode de la tortue doré dans le sens où on assiste presque à une reproduction fidèle de l'incident de la tortue, qui a eu lieu avec Montesquiou.

1 Antoine BERTRAND, les curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, t I, Genève, Droz, 1996, p.25

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«Pour que la carapace de l'animal ne gâche pas les tons du décor, Montesquiou l'avait effectivement fait recouvrir d'or»1.

Il en va de même pour Jean Lorrain, qui lui aussi s'est largement inspiré d'À Rebours, qui était sa première source d'inspiration, mais pour autant il est concerné par cette correspondance entre la personne de Montesquiou et son personnage dans la mesure où son oeuvre présente également un personnage dandy et esthète, à l'appui du portrait de la personne de Robert Montesquiou. Dans le cas de Jean Lorrain, si comme s'il s'agissait d'une double inspiration ou si on s'autorise une telle alliance terminologique, "une inspiration dérivée" autrement dit que la filiation entre l'oeuvre de Lorrain et la vie de Montesquiou, quoiqu'elle figure, elle est moins importante et moins visible que dans l'oeuvre de Huysmans. Il en résulte que c'est cette dernière, qui va plutôt servir d'une source basique pour Monsieur de Phocas. On lit dans une lettre envoyée de la part de J.K.Huysmans à Lorrain une confirmation d'une étroite liaison entre les deux ouvrages "Mon cher Lorrain, je crois très franchement que votre littérature reste le plus sérieux de mes vices".2

En revanche, Remy de Gourmont, dans son livre intitulé Sixtine, qui fut publié six ans après la publication d'À Rebours, reste plus associé à cette "oeuvre-bible" puisque nous avons le sentiment que l'ouvrage de Gourmont repose beaucoup plus sur la fiction romanesque huysmansienne que sur des éléments biographiques de Robert Montesquiou. Toutefois, nous constatons qu'il y avait tout de même des échos biographiques du comte dans la vie de Hubert mais cela ne peut pas se lire comme référence directe à la figure du Robert Montesquiou puisque cela s'explique par le fait que tous les trois personnages partagent avec la personne de Montesquiou l'attitude raffinée du dandy. Mieux encore, il s'avère que le livre de Gourmont, ne se borne pas à la simple reprise des préceptes de Huysmans mais il fait son originalité par rapport aux autres oeuvres par l'ajout de nombreux éléments qui sont propres à la personne de l'auteur, visibles notamment dans la figure de Hubert, qui ne se définit pas comme étant seulement un prolongement de des Esseintes mais aussi une marque de particularité de Gourmont: Hubert serait aussi l'incarnation de l'auteur, amoureux fou pour Berthe de Courrière.

À l'époque de la création de ces trois oeuvres, de nombreuses études sur la névrose atteignent leur apogée, comme les Leçons sur les maladies du système nerveux, de Charcot paru en 1872 et qui traite les symptômes de cette maladie contemporaine. Les trois auteurs ont bénéficié du développement de ces études et ont en profité pour inventer leur personnages névrosés. On constate que les livres s'insinuent dans un contexte purement médical fructueux, de la fin du XIX ème siècle.

1 Mathieu LINDON, 21 juillet 2010, Montesquiou, Dandy «Tarabiscoté», Libération, disponible sur: http://next.liberation.fr/culture/2010/07/21/montesquiou-dandy-tarabiscote_667351 [consulté le 05-06-2018]

2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur de Phocas [Jean LORRAIN, Paris, Flammarion, 2001]. [Cette lettre, datée du 29 juillet 1901, est citée par Jacques Lethève dans «L'Amitié de Huysmans et de Jean Lorrain», Mercure de France, t. 331, no 1129, septembre-décembre1957, p.86]

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II- Loi de l'hérédité

Le duc Jean des Esseintes, "un jeune homme de trente ans"1, est un descendant de la famille des Floressas des Esseintes, qui est une famille aristocratique très remarquable en son temps. Cette dernière est fortement distinguée, parce qu'elle porte en elle un paradoxe fondamental: elle est à la fois «composée d'athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres»2 mais pour autant elle était marquée par une «effémination des mâles [qui] s'était allée en s'accentuant»3. D'emblée, nous remarquons une faille dans cette famille, qui semble être incapable d'élever un enfant, qui serait sain physiquement et psychologiquement. Les Floressas se particularisent, depuis longtemps par «les vices[de] tempérament»4: ancêtres et descendants sont régis par leur air changeant et déséquilibré. toutes ces circonstances "naturelles", ont préparé le terrain à un être dolent et malade. À cela s'ajoute que ce «phénomène d'atavisme»5 se saisit de plus en plus, en étudiant l'hérédité directe à savoir étudier les caractères des parents de des Esseintes, qui étaient à leur tour affectés probablement par la même maladie et qui manifestaient les mêmes symptômes, identiquement à leur fils. En effet, la mère était une femme «silencieuse et blanche, mourut d'épuisement»6. Cette citation nous amène à réfléchir tant sur l'état physique, dans lequel se trouve la mère de des Esseintes mais aussi elle nous rappelle au même temps la similitude fatale de cette lassitude physique entre la mère et son fils surtout que des Esseintes a l'habitude de tomber dans «un sommeil de lassitude»7, après les crises nerveuses. La loi de transmission héréditaire semble aussi forte que jamais, en particulier dans les goûts dans la mesure où la duchesse: mère du duc des Esseintes

« immobile et couchée, dans une chambre obscure du château de Lourps [...] le père et la mère assis, en face l'un de l'autre, devant un guéridon qui était seul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé car la duchesse ne pouvait supporter[...] la clarté et le bruit»8

À l'instar de son rejeton, qui à tour de rôle manifeste son dégoût face aux éclairages forts. Cette répugnance se décèle à travers la fréquence du verbe "tamiser" et tout le réseau lexical qui en découle: « [...] se coloraient doucement aux lumières» « blutait» « se renvoyaient à perte de vue» «maisons enténébrées» « ils [ les domestiques] s'aperçoivent autour d'eux, que tout est éteint[...] tout est mort»9. Il s'avère que la maladie du héros "anémique et nerveux"10, trouve son origine dans la loi d'association indépendante des caractères. L'hérédité des caractères acquis chez des Esseintes ne provient pas seulement de la part maternelle, dans la proportion où le héros huysmansien manifeste pas mal de traits,

1 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours, Paris, Flammarion,2004, P. 40

2 Ibid. p. 39

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid. p.40

6 Ibid.

7 Ibid. p.236

8 Ibid. p.40

9 Ibid. p.47,50

10 Ibid. p.40

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qui existaient jadis chez son père. En effet, le duc Jean se caractérise par son impassibilité vis-à-vis aux autres et au monde, identiquement à son père qui était indifférent. L'indifférence du père est perceptible à plusieurs égards, autant dire qu'il était insoucieux face aux problèmes familiaux notamment parce qu'il «demeurait d'ordinaire à Paris»1. En effet, il n'éprouve aucune compassion envers sa femme malade, ni envers son fils, qui est aussi malade et qui suit ses études ailleurs, loin de sa famille. cette froideur du comportement paternel se saisit aussi bien dans la brièveté et la sécheresse de la parole adressée au petit «Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien»2. Pire encore, l'insensibilité du père va plus loin parce qu'il ne rendait visite à son fils au pensionnat que rarement «Parfois son père venait le visiter»3. Il en résulte que l'indifférence du héros, lui était transmise génétiquement. Par ailleurs, l'insensibilité du héros, se discerne dans sa conduite avec le petit Auguste-Langlois, que son triste enfance («il avait perdu sa mère et possédait un père qui le battait comme plâtre»4), rappelle en quelque sorte l'enfance ratée de des Esseintes. Ce dernier, régi probablement par ses émotions, incite le garçon à boire de l'alcool et ne se suffit pas de cela, il l'emmène par la suite à une maison mal famée et n'ait pas honte de raconter sa mauvaise intention à l'égard de l'enfant. Si comme si des Esseintes considérait Auguste-Langlois comme étant un souffre-douleur, par le biais duquel il prend sa revanche d'un passé, qui lui était dur et cruel.

L'insensibilité du héros est bel et bien présente lors de la quête du plaisir charnel dans la mesure où des Esseintes se montre à nouveau insensible face aux sentiments d'autrui. En fait, Le duc montre un certain égoïsme parce que l'acte sexuel n'est pas réalisé pour une raison noble, qu'est l'amour mais plutôt pour rassasier des pulsions capricieuses et flottantes. Jean des Esseintes fait des expériences successives pour uniquement assouvir ses désirs à lui seul et n'attache aucune importance aux attraits de son partenaire. En l'occurrence, la première expérience était avec Miss Urania, une clownesse américaine qui lui a plu parce qu'elle a « les charmes agiles et puissants d'un mâle»5 et parce qu'elle fait naître en lui un sentiment de féminisation. L'attrait vers cette femme était juste une lubie: «Miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la curiosité cérébrale qu'elle avait fait naître»6. Le personnage se présente totalement indifférent, il est captif de son désir fantaisiste. La deuxième expérience était appliquée sur une «petite et sèche brune»7, qui à son tour était désirée non pas par la vocation de l'amour mais par une volonté d'exploration: des Esseintes était charmé par ses «représentations de ventriloque»8 et «il n'en persista [...] car plus que la maîtresse, le phénomène l'attrait»9.

1 Ibid. 2Ibid. p.41

3 Ibid.

4 Ibid. p.106

5 Ibid. p.138

6 Ibid. P139-140

7 Ibid. p.140

8 Ibid.

9 Ibid. p. 141

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L'insouciance et l'irresponsabilité du personnage d'À Rebours apparaissent également dans l'épisode de la tortue où des Esseintes décide d'incruster des pierreries dans sa carapace pour la simple finalité de répondre à son étrange goût. Ce comportement quasi-fou provoque la mort de l'animal: la tortue n'a pas pu supporter la lourdeur du poids des joyaux «elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui imposait»1. Il semble clair que, le duc Jean des Esseintes est fortement influencé par l'indifférence paternelle, qui lui était déléguée à tour de rôle c'est pourquoi on le voit agissant à sa guise, sans accorder aucun intérêt aux conséquences néfastes, qui pourraient s'engendrer.

L'impact familial sur des Esseintes est remarquable, il s'avère que la famille a beaucoup influencé les comportements de l'enfant et a participé à intensifier sa névrose notamment ses parents, qui étaient incapables de lui fournir un milieu familial équilibré et sain.

Le rôle de la famille était moins apparent chez le duc Jean de Fréneuse, parce que l'auteur ne soumet aux yeux des lecteurs aucune indication sur la famille de Monsieur de Phocas. La seule information qu'on possède sur la filiation familiale du duc de Fréneuse, qu'il était «de fin race»2 et issu d'une famille aristocrate. C'est pourquoi, on ignore vraiment si la famille a contribué ou non dans le développement de sa névrose et dans la formation de l'obsession, qu'il ait pour une «certaine transparence glauque»3. Dans Sixtine, l'auteur va dans le même sens, et on ne voit pas apparaître l'aspect familial et le lecteur néglige la part de responsabilité et l'implication de la famille dans la maladie de Hubert.

La révélation des détails familiaux varie d'un auteur à un autre dans le sens où on saisit un vrai point de différence entre les trois oeuvres. En effet, Huysmans a privilégié de consacrer une notice pour informer son lecteur à propos du milieu familial de son héros et faire-entendre les répercussions des attitudes et des comportements de la famille sur ses enfants. Il semble que Huysmans a voulu par ce petit clin d'oeil culpabiliser et responsabiliser la famille du sort de son rejeton. Alors que, Gourmont et Lorrain ont fait le choix de ne pas dévoiler le stade d'enfance et son influence sur les héros. On peut soustraire de ce choix, une volonté de peser la charge des causes profondes de la maladie sur le personnage lui-même.

III- Les caractéristiques de l'être décadent

La décadence telle qu'elle se définit dans le dictionnaire, est l'acheminement vers la ruine, vers le déclin. Dans le contexte littéraire, la notion décadence garde tout de même son sens propre dans la mesure où on associe l'idée de décadence volontiers à cette atmosphère "fin-de-siècle", jalonnée par la guerre de 1870 et les pénibles évènements de la commune, qui seraient la métaphore de la fin d'un monde, d'une civilisation en gésine d'un

1 Ibid. p.88

2 Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,2001, p.50

3 Ibid. p.55

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esprit démoralisateur. Nombreux écrivains et artistes produisent l'essentiel de leur oeuvre dans les années 1840-1870. Toutefois, malgré cette prestigieuse ascendance, il faut bien reconnaître que le mouvement décadent ne prend conscience de lui-même qu'avec la publication, en 1883, des essais de psychologie contemporaine, consacrés par Paul Bourget. L'auteur y précise les caractéristiques de la névrose dont sont atteints les maîtres contemporains , selon lui inquiets, nerveux, portés par la mélancolie et au pessimisme.

Ces essais de psychologie séduisent la jeunesse, qui y trouve un message adapté à son sentiment de déliquescence. En 1884, l'apparition d'À Rebours intensifie davantage cette vogue et le livre devient la bible de ceux qui, à travers ce prisme, se découvrent désormais décadents. Huysmans, le fabricateur du personnage de des Esseintes, va déléguer sa virtuosité à maints auteurs, qui ont choisi de franchir le sentier qu'il a pris, en l'occurrence Remy de Gourmont et Jean Lorrain, qui vont eux aussi restituer les mêmes traits de l'être décadent qu'était des Esseintes. En quoi Des Esseintes et ses descendants incarnent-ils des personnages décadents?

1-La névrose

La névrose désigne une maladie psychique dans la mesure où il s'agit d'une affectation caractérisée par des troubles affectifs et émotionnels sans cause anatomique et intimement liée à la vie psychique d'un sujet. En général, la névrose est très souvent associée à un traumatisme, ayant influencé l'état psychologique de la personne. Toutefois, il existe plusieurs types de névroses à savoir le trouble de panique( défini par des répétitions des attaques de panique dont au moins certaines d'entre elles surviennent d'une façon inattendue), l'anxiété chronique (une névrose d'angoisse: l'angoisse est présente plus d'une journée sur deux), la névrose phobique( relative à un état de mal-être face à une situation ou à un élément phobique) et la névrose obsessionnelle( l'obsession est la base de cette névrose où toutes les craintes sont cristallisées sur des idées obsédantes). La névrose, dans la littérature fin-de-siècle, est présentée comme le trait commun et essentiel entre tous les décadents dans la mesure où dans les trois ouvrages nous faisons face à trois personnages malades: affectés par la névrose . Dans le livre Huysmansien, on assiste à un lien étroit entre le jaillissement des souvenirs et les crises nerveuses autrement dit les réminiscences sont toujours couronnées par des crises et par des convulsions violentes dans le sens où des Esseintes à chaque rappel des souvenirs passés, manifeste les symptômes de la névrose «Ses souvenirs s'apaisèrent, mais d'autres symptômes morbides parurent»1. Après l'accalmie des bouts de mémoire qui le torturent, surgissent de forts moments de crise nerveuse.

« il avait dû suivre des traitements d'hydrothérapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus la tempe, aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu'il ne pouvait combattre qu'en s'étendant sur le dos dans l'ombre»2

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.115

2 Ibid. p.120

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Pire encore, il s'avère que ces symptômes ne gardent pas la même forme dans le sens où chaque crise peut avoir ses propres syndromes à part entière, différents de ceux de la crise précédente.

«ces accidents [les signes de la première crise] s'imposaient à nouveau, variant de forme, se promenant par tout le corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants ; puis la toux nerveuse, déchirante, aride, [...] le réveilla, l'étrangla au lit ; enfin l'appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui parcoururent l'estomac ; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée, un gilet serré»1.

Parmi les symptômes les plus évidents de la névrose et les plus apparents chez des Esseintes, on cite le manque d'appétit, qui est un signe avant-coureur de la névropathie. Le duc des Esseintes, qui est gourmet par dandysme mais qui subit involontairement, si on s'autorise l'usage de ces termes médicaux, une sorte d'inappétence ou de "dysphagie" surtout que « les défaillances de son estomac ne lui permettant plus d'absorber des mets variés et lourds»2. Cette diminution d'appétit alimentaire, se décèle à travers la fixation des «heures immuables des repas»3 mais également via l'immuabilité des repas eux-mêmes «il prenait ces repas, dont l'ordonnance et le menu étaient, une fois pour toutes, fixés à chaque commencement de saison»4. Il s'avère que des Esseintes, se nourrit par obligation c'est à dire que les aliments ne sont pour lui qu'une subsistance, qui lui permet de rester en vie.

Ce dégoût de la nourriture n'apparaît que chez le héros huysmansien, les autres personnages subissent eux-aussi des crises de nerfs mais n'éprouvent pas un écoeurement vis-à-vis de la nourriture. On soustrait en guise de petite synthèse que la névrose chez des Esseintes atteint son paroxysme, elle est beaucoup plus intense: Cela se clarifie d'autant plus, en déclarant quelques années plus tard dans Cinq leçons sur la psychanalyse suivi de contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique de Sigmund Freud, que l'inappétence est parmi les signes fondateurs de cette maladie « la malade[...]manifesta [...]toux nerveuse intense, dégoût de toute nourriture»5. Avec les publications des traités freudiens, qui traitent les signes de la névrose, se cristallise davantage la gravité de la névrose de des Esseintes en comparaison avec Hubert et Monsieur de Phocas.

Dans À Rebours, les crises nerveuses surviennent la plupart du temps sous le coup des vestiges de la mémoire mais à tour de rôle les souvenirs eux-mêmes sont régis par d'autres facteurs , qui sont généralement les sens. Odorat, goût et vision se chargent d'éveiller les souvenirs les plus lointains, cela se perçoit via le pouvoir des «bonbons violets»6, qui étaient aptes de lui transporter vers un passé d'ébauche «il déposait l'un de ces bonbons sur la

1 Ibid.

2 Ibid. p.56

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Sigmund FREUD, Cinq leçons sur la psychanalyse suivi de contribution à l'histoire d mouvement psychanalytique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p.10

6 Joris-Karl HUYSMANS, Op.cit, p.137

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langue, le laissait se fondre et soudain, se levaient avec une douceur infinie, des rappels très effacés, très languissants des anciennes paillardises»1. L'odorat est aussi muni d'un certain pouvoir dans le sens où des Esseintes, par le biais d'un parfum fleuriste, tombe dans un gouffre de souvenirs sombres «cette orchidée qui fleurait les plus désagréables des souvenirs»2. En revanche, cela ne veut pas dire que le héros maintient le contrôle sur le jaillissement des souvenirs et par conséquence sur les crises nerveuses, au contraire des Esseintes subit l'emprise de ses souvenirs, il est condamné de se rappeler «Dans cette nuit où sans cause apparente, il avait évoqué le mélancolique souvenir d'Auguste Langlois, il revécut toute son existence»3. Il en résulte que même sans motif palpable, les souvenirs envahissent tout de même la conscience de des Esseintes.

Les crises nerveuses de Hubert se diffèrent de celles de des Esseintes dans la mesure où ce héros ne livre pas des symptômes physiologiques graves, à l'exception de quelques signes: «il sentit le précurseur frisson[...] la souffrance lui ferma les yeux, il tremblait de froid, de fièvre et d'horreur»4. Sa crise se limite au niveau de la conscience autrement dit l'acuité de la crise affecte plutôt l'esprit que le corps dans la mesure où les néfastes répercussions de la névrose restent sur le plan moral «il pâtit des semaines de réelles et profondes peines, des peines les plus cruelles qu'ait inventées la tortionnaire imagination humaine»5. Au moment des crises, Hubert se prend dans un état de délire et d'hallucination: le personnage éprouve une grande difficulté à discerner la réalité et le rêve. Cette confusion est intimement liée à Sixtine notamment au terme des rencontres: Hubert se croit voir la figure aimée alors qu'il est prisonnier des illusions. Hubert se distingue de des Esseintes et de duc de Fréneuse parce que sa névrose n'est pas tout à fait identique à celles des autres personnages. La spécificité de la névrose de Hubert d'Entragues se voit dans le caractère "contagieux" dans le sens où dans Sixtine, la névrose n'affecte pas seulement la figure centrale du roman mais se propage comme par contagion et inclue pareillement les autres personnages, qui peuplent le roman. En effet, Sixtine, qui est tout à la fois un personnage de second rang mais indispensable dans le roman, n'est pas exclue de cette maladie et ses contrecoups. Sa névropathie se perçoit à plusieurs niveaux dans la proportion où elle se montre comme étant un personnage déséquilibré et hésitant: ses comportements ne sont pas toujours raisonnables et justifiés. À cela s'ajoute que le personnage de Sixtine est d'une nature complexe en ce qu'elle est d'une part, la veuve conservatrice, qui ne veut pas faire des relations amoureuses et d'autre part la femme mystérieuse, qui n'a pas hésité à accepter les avances de Moscowitch que pour provoquer la jalousie de Hubert. Sixtine est une névropathe parce qu'elle aussi endure de pénibles crises de nerfs et des hallucinations intenses.

1 Ibid. p.137

2 Ibid. p.128 3Ibid. p.110

4 Remy de GOURMONT, Sixtine, Paris, Mercure de France, 2016, p.78-79

5 Ibid. p. 79

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«Surpris [Hubert] d'une si étrange crise [...]tremblante encore [...] affolée [...]avec un tremblement de tous les petits muscles, et sans savoir pourquoi, elle essayait de se déganter. Quand une de ses mains fut libre, elle la secoua, l'agita, en fit craquer les jointures».1

La névrose se multiplie dans le roman et touche même les personnages-figurants tel est le cas de la marchande d'oranges, qui se comportait d'une manière extravagante et incompréhensible mais pour autant Hubert reconnaît de quoi elle souffre «vous êtes seulement un peu névrosée»2 La dame pareillement à Hubert, était sujette à une crise de nerfs. Il en va de même pour le figurant Marguerin, un théosophe victime de la même maladie phénoménale dans la mesure il manifeste des conduites irraisonnables et extrêmement bizarres «ses amis excusaient la folie licencieuse par une maladie du cervelet»3.

La névrose dans Sixtine de Gourmont est très originale par rapport à la névrose de des Esseintes qui est plus intense mais qui reste tout de même réduite. En fait la singularité de la névrose dans le livre de Gourment trouve son origine dans cette dimension collective dans la mesure où la névropathie dépasse la simple conception de maladie et revêt une ampleur prodigieuse. Gourmont a voulu probablement pousser plus loin la névrose, qui s'est multipliée comme par enfantement tout le long du texte et devenue un mode de vie régnant sur tous les personnages sans exception.

Quant au personnage du duc de Fréneuse, nous le rapprochons plus à Hubert qu'à des Esseintes. De prime abord, La névrose de Monsieur de Phocas s'apparente à celle de Hubert d'Entragues parce que les deux ne sont pas aussi graves que la névrose esquissée par Huysmans. En effet, le personnage ne manifeste pas des syndromes apparents de la maladie, cette dernière se localise dans la conscience du héros, conformément à la névrose de Hubert. En revanche, la névrose de Phocas reste tout de même distincte par rapport aux autres puisqu'elle se repose sur un seul fait: l'obsession d'une «certaine transparence glauque»4. La mise en parallèle avec Hubert s'explique également dans l'étendue de la névrose dans le roman quoique chez Gourmont la névrose collective est beaucoup plus large en comparaison avec le roman de Lorrain. le traitement de la névrose dans Monsieur de Phocas ressemble un peu à celui qu'on retrouve chez Gourmont: le duc de Fréneuse identiquement à Hubert, est à la confrontation d'un personnage malade à savoir Claudius Ethal «une lettre de Claudius [...]Mon cher duc[...] entre malades on se comprend toujours»5. L'inclusion du personnage du peintre malade, est porteuse de sens, dans la mesure où ce Claudius sadique, qui se prétendait savoir guérir le duc de Fréneuse de son obsession dévorante mais qui tend plutôt à le faire souffrir davantage et le laisser périr dans

1 Ibid. p. 41

2 Ibid. p.125

3 Ibid. p. 260

4 Jean LORRAIN, op.cit, p.55 5Ibid. p. 116-117

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sa maladie rien que pour s'amuser, va intensifier et croître des instincts naturels et néfastes chez le héros.

La névrose du duc de Fréneuse vient à l'encontre de la névrose des deux autres héros dans le sens où elle se dévie vers une autre direction plus absurde et plus dangereuse. En fait, Monsieur de Phocas éprouve un penchement vers la beauté des yeux, qui est fortement lié à des pulsions destructives et meurtrières autrement dit à chaque fois que le héros s'impressionne par cet étrange regard qui le hante sans cesse, il éprouve en parallèle des pulsions de mort: il endure un besoin de tuer quelqu'un dès le début du roman «j'aurais voulu l'étrangler et la mordre, l'empêchait de respirer surtout»1. Ces Thanatos, qui tourmentent le duc vont être couronnés par un meurtre: Monsieur de Phocas met fin à la vie de ce Claudius maléfique. Quoique l'épouvantable crime du duc de Fréneuse est représenté dans le roman comme une tentation d'émancipation de l'ensorcellement d'un Claudius diabolique, n'empêche que le crime reste toujours un crime. Il semble que l'auteur a voulu reproduire l'image des patriotes qui tuent les colonisateurs sous prétexte qu'ils se trouvent dans l'obligation de défendre leur patrie: un meurtre justifié. On constate que la névrose s'intercède en faveur du personnage-criminel, elle s'avère être un bon prétexte pour se disculper et s'autoriser à entamer une nouvelle vie comme si rien ne s'était.

Il importe de signaler que malgré quelques différences en détails, les trois héros partagent tous la même maladie psychique, qui les torture différemment mais qui les met tout de même sur le même pied d'égalité au terme de la souffrance.

Généralement et dans de nombreuses études sur la névrose, on admet que le névrosé est conscient de sa maladie et s'en plaint, il veut s'en débarrasser tel est le cas d'ailleurs des trois héros, qui sont tous conscients de leur maladie sauf qu'ils n'ont jamais émané la volonté de se débarrasser de la névrose. En fait, des Esseintes semble au courant de son état maladif «cette crainte de cette maladie va finir par déterminer la maladie elle-même»2 mais pour autant il a refusé de suivre un traitement pour se guérir au contraire quant à lui la névrose a même des avantages: elle est un moyen de connaissance «des Esseintes [...]tout en luttant contre les manifestations extérieures de la névrose, fort gênantes, n'envisage à aucun moment de se priver de ce puissant moyen d'exploration psychique»3. La névrose chez le héros huysmansien possède des capacités incontestables dans la mesure où elle est apte de transporter le névrosé dans un ailleurs onirique parfois fantasmagorique, peuplé des figures extravagantes mais d'autres fois elle l'emporte vers un monde joyeux où «il avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses»4. Il appert que la névrose devient pour des Esseintes une attribution, qui lui distingue des êtres normaux, si comme si la névrose hissait les décadents à un rang supérieur et éthéré loin d'une réalité vulgaire.

1 Ibid. P.63-64

2 Joris-Karl HUYSMANS, op. cit, p. 115

3 François LIVI, op.cit, P. 83

4 Joris-Karl HUYMANS, op.cit, p.230

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Il en va de même pour le héros de Sixtine, qui à son tour apparaît conscient de sa maladie «il sentit le précurseur frisson qu'il connaissait bien»1. La prise de conscience de la maladie psychique chez Hubert semble fortement liée à sa connaissance déjà acquise et à son intelligence dans la mesure où Hubert est muni d'un certain génie, qui lui confère une facilité de comprendre les phénomènes les plus compliqués y compris la névrose. En fait, Hubert se montre à maintes occasions un personnage perspicace, cela s'explique parfaitement dans sa passion pour la lecture et l'écriture et surtout par la fréquence des thèmes philosophiques qu'il discute ou qu'il défend. Ce personnage-écrivain s'autorise de s'attaquer à des auteurs et à légitimer d'autres, ne serait pas dans l'incapacité de déterminer sa maladie.

Monsieur de Phocas aussi prend au sérieux sa maladie et en est très bien conscient «je me suis levé, une sueur froide aux tempes, bouleversé par l'âme d'assassin que j'avais été pendant dix secondes»2. À la différence de Hubert et des Esseintes, le duc de Fréneuse perçoit parfaitement la gravité de sa névrose et ses contrecoups et tient à coeur de trouver un remède. La raison pour laquelle, il a dû fréquenter le peintre Claudius, qui lui a promis un salut.

2- Le dandysme

Le dandysme est un prodige social et littéraire apparu au XIXème siècle: dans un monde où la réussite matérielle prend le dessus et devient la source de l'accomplissement individuel, le dandy s'insurge contre les valeurs matérialistes, tout en aspirant à fonder une aristocratie, érigée sur le talent et le mérite personnel et non plus sur les privilèges de souche. Le dandysme affecte l'apparence dans le sens où un dandy est l'homme, qui se veut élégant et raffiné mais aussi il s'agit bel et bien d'une affectation de l'esprit.

Les deux ouvrages de Huysmans et de Lorrain s'ouvrent sur une description minutieuse du portrait physique des deux héros. Il appert que les deux romanciers ont préféré de mettre en relief le dandysme en passant d'abord par l'apparence physique et vestimentaire. En fait, Huysmans a fait le choix de présenter les traits corporels de son personnage avant même le commencement effectif du roman dans la mesure où le portrait de des Esseintes figure dans la notice.

«le duc jean, un grêle jeune homme de trente ans, [..] aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes[...] le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un blond extraordinairement pâle et l'expression ambigüe, tout à la fois lasse et habile».3

On ne retrouve pas vraiment le vrai sens du dandysme dans cette représentation, qui existait dans l'avant-propos. Ce choix n'est pas anodin parce qu'on constate par la suite que

1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.78

2 Jean LORRAIN, op.cit, P. 64

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.40

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le dandysme se révélera plus dans la décoration de la «bicoque [...]en haut de Fontenay-aux Roses»1. En effet, Huysmans consacre le premier chapitre tout entier à mettre en exergue l'extrême élégance du décor de la maison, qui reflète par conséquence le chic et la distinction de l'esprit de son héros. Il semble que Huysmans a voulu mettre en avant le dandysme spirituel de des Esseintes plutôt que le dandysme vestimentaire. L'auteur a adopté un dandysme profond pour son héros et non pas un dandysme léger et prétentieux.

Quant à Monsieur de Phocas, Lorrain présente son personnage d'emblée dans une apparence éblouissante et surprenante, le héros étant décrit par un narrateur externe: le confident des manuscrits.

«les yeux pris à l'incendie verdâtre brusquement allumé aux plis de la cravate par une énorme émeraude, dont la petite tête hautaine s'éclairait étrangement [...] la petite tête fine et glabre, tout en méplats, on eût dit, modelés dans la cire pâle, une tête semblables à celles que l'on voit, signés par Clouet ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrés au Valois».2

Lorrain brosse un portrait chic et d'une portée symbolique dans le sens où la mine transpose l'obsession et la hantise. En effet, on perçoit très clairement, via le charme de la cravate dotée d'une émeraude, l'acharnement du personnage à cette pierre précieuse. Lorrain a essayé de faire valoir le dandysme à la fois physique et spirituel à travers un jeu de miroir, ce qui fait que l'un renvoie allusivement à l'autre.

En contrepartie, Gourmont est sorti des sentiers battus: le dandysme de Hubert est latent dans le texte dans le sens où nous avons affaire à une absence totale du portrait du dandy au terme physique et moral. Le dandysme n'était pas dit mais était délicatement suggéré et prouvé. D'une part, Hubert se montre un dandy par son raffinement et plus particulièrement par son goût de lecture: Hubert est féru d' À Rebours, qui est un livre décadent et qui met en scène un dandy et on en voit même cette prédilection à ce livre dans une référence directe «Un livre [À Rebours] [...] qui a confessé d'avance, et pour longtemps, nos goûts et nos dégoûts»3. Il en résulte que Hubert d'Entragues est d'abord dandy par identification à des Esseintes. D'autre part, le dandysme de ce personnage s'impose parce qu'il est un être intellectuel très cultivé. Il est dandy cette fois-ci par nature: Hubert l'écrivain et le critique d'art ne peut qu'avoir un esprit sélectif et dandy par excellence. Gourmont, par l'adoption du procédé d'insinuation et des sous-entendus, fait apparaître un dandysme savant, loin de la superficie et de la prétention.

3-La solitude

La solitude est l'état d'un individu seul, qui n'entretient aucun rapport avec autrui. cette définition classique évolue avec les auteurs décadents, désormais, la solitude ne se résume plus dans le fait de se sentir seul et d'en souffrir. En fait, l'isolement acquiert un

1 Ibid. P.46

2 Jean LORRAIN, op.cit, p.50

3 Remy de GOURMONT, op.cit, p.96

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caractère équivoque dans le sens où il est à la fois une fatalité à subir mais également un subterfuge salutaire. Dans les trois ouvrages, les héros sont tous accablés par cet état de solitude, mais chacun vit cette situation à sa guise et la conçoit à sa façon. En fait, des Esseintes est bel et bien esseulé mais sa solitude était volontaire dans la mesure où tout en se retirant dans «un endroit écarté, sans voisins»1, des Esseintes était à la quête d'une quiétude et d'un soulagement à son mal parce que le voisinage ne fait que renforcer sa maladie et son malaise «il avait ainsi les avantages de la claustration et il en évitait les inconvénients: [...] la promiscuité[...]»2. Conformément à ce précepte populaire, des Esseintes préfère vivre seul que mal accompagné. Pour le héros huysmansien, on peut parler d'une "solitude de souche" dans le sens où des Esseintes a mené une vie en solo depuis sa plus tendre enfance: il a dû se séparer de ses parents pour pouvoir poursuivre ses études au pensionnat chez les jésuites. La solitude est devenue pour lui une habitude voire même un mode de vie, c'est pourquoi, même en présence de ses deux domestiques, la solitude lui colle à la peau. Elle est ce sentiment intérieur qu'il a quand il se sent incompris «cette solitude si ardemment enviée et enfin acquise, avait abouti à une détresse affreuse»3. Pour synthétiser, la solitude chez des Esseintes est ambivalente: malgré qu'elle symbolise la retraite d'un monde vulgaire et trivial, elle est aussi ce monstre dévorant, qui s'empare de tout son être et qui corrobore en lui le sujet émietté et vidé de son soi.

Le sentiment de solitude chez Hubert d'Entragues est fortement lié à deux facteurs primordiaux. Le premier facteur est certainement la figure aimée à savoir Sixtine: Hubert est amoureux d'une veuve, qui est en refus constant de ses avances. Ce choix d'une femme quasi-inaccessible est la cause principale de sa solitude actuelle et serait le prometteur d'une solitude perpétuelle. En fait, Hubert est sujet à une solitude infinie parce qu'il tend vers un impossible partage de vie conjugale: absence de toute possibilité de s'allier à Sixtine. Le second facteur qui stimule la solitude du héros est sa propre vision de vie, une vision qui insiste sur la futilité et l'absence de sens de la vie. En effet, Hubert se contente de vivre son monde intérieur parce que selon lui, «tout est inutile[...] l'inutilité de ma vie n'est pas unique: elle se confond avec l'universel néant»4. Hubert refuse de se mêler à un monde extérieur frivole et insignifiant: il «méprisai[t]tout ce qui [lui] était extérieur»5 et considère que l'existence se condense dans son être et dans sa solitude «le monde, c'est moi, il me doit l'existence»6. La solitude de Hubert s'accroît avec cette scission qu'il fait entre son monde à lui et le monde extérieur dans ce sens on voit une parenté avec des Esseintes, La solitude est toujours placée sous le sceau du double antinomique: solitude tout à la fois salvatrice et funeste.

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p. 46

2 Ibid. p. 102

3 Ibid. p. 160

4 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 107

5 Ibid. p.49

6 Ibid. p.39

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Le duc de Fréneuse à l'exemple de des Esseintes et de Hubert, est en proie à la solitude, mais cette dernière reste un peu distincte. En effet, elle est moins atroce puisque à la différence des deux autres héros, Lorrain a pris le choix de faire accompagner son personnage par la figure de Claudius, qui a participé à atténuer et minimiser la solitude du duc. En contrepartie, la solitude de Monsieur de Phocas s'amplifie davantage avec la récurrence des pérégrinations qu'il a faites à la recherche des émeraudes «Voyager: il faut aimer[...] les pays, s'éprendre d'une ville[...] mais se détacher des individus».1 À la poursuite d'une «certaine transparence glauque»2, le duc de Fréneuse n'a pu entretenir que des relations restreintes «ses seules relations étaient des marchands ou des collectionneurs comme lui»3. Cette quête obsessionnelle a affaibli ses chances d'établir des liens d'amitié et d'élargir son cercle amical et social. Dans le même sens, la solitude du duc de Fréneuse se fortifie de plus belle à force de coexister avec des objets figés: les statues, les portraits et les émeraudes. Le duc de Fréneuse, pour dompter sa névrose et apaiser sa monomanie, se penche vers des corps sans âmes et les privilégie au détriment de toute relation humaine, cela se clarifie d'autant plus avec l'adresse injonctive qui lui a faite Claudius.

«La seule chance de guérison que vous ayez de cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir quotidiennement. Contemplez-les longuement, manie-les même et pénétrez-vous de leur horrifiante et génial laideur[...]. Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible impression de la laideur humaine»4

Il en résulte que la solitude de Monsieur de Phocas, est imprécise dans la proportion où on est dans l'incapacité de la classer sous les cases "volontaire" ou "involontaire", parce qu'elle est à mi-chemin entre les deux. En fait, le duc apparaît esseulé par soumission à son obsession et sous l'influence des soi-disant conseils du peintre Claudius Ethal mais d'autre part il manifeste lui même, à maintes occasions, une volonté de s'écarter des gens et du monde, qui sont inaptes de s'adapter avec ses propres goûts et intérêts.

4- Hallucination

Par définition, l'hallucination est une erreur des sens: un halluciné se croit voir des objets et entendre des sons, qui n'existent pas réellement. Ce trouble de sens est présent chez les trois héros, il est stimulé par maintes causes. Commençons tout d'abord par l'antihéros fiévreux du livre de 1884 : des Esseintes endure des états de confusion et subit de pénibles hallucinations. Le personnage de Huysmans est très souvent en proie à des rêves cauchemardesques, qu'on saisit notamment dans l'apparition des chimères.

« une étrange figure[...] figure ambigüe sans sexe, était verte et elle ouvrait dans des paupières violettes, des yeux d'un bleu clair et froid, terribles ; des boutons entouraient sa bouche ; des bras extraordinairement maigres, des bras de squelette, nus jusqu'au coudes, sortaient de manches en

1 Jean LORRAIN, op.cit, p. 177

2 Ibid. p.55

3 Ibid. p.52

4 Ibid. p.99

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haillons, tremblaient de fièvre, et les cuisses décharnés grelottaient dans ces bottes à chaudron, trop larges.»1

et une «femme bouledogue[...] lamentable et grotesque»2. des Esseintes est torturé par un monde fantasmagorique, assuré par le délire. Les phantasmes de des Esseintes sont inséparables des souvenirs dans la mesure où le personnage fortement attaché à ses bouts de mémoire regrettables, manifeste des altérations. Mais pas que les souvenirs qui entraînent les fantasmes, il y a aussi une autre cause qui n'est pas d'une moindre importance: les parfums factices. Ces derniers concordant aux drogues, semblent avoir une influence phénoménale sur les nerfs du personnage «assommé[des Esseintes]par la violence des parfums[...]il [le médecin] questionna peu le malade dont il connaissait d'ailleurs et depuis de longues années les antécédents»3, son médecin, lors de sa consultation, a pu mesurer la puissance de l'effet olfactif dans les survenues de la névrose et des hallucinations.

De son côté, Hubert d'Entragues subit également des hallucinations, mais elles restent tout de même spécifiques par rapport à celles qu'endure des Esseintes dans la mesure où les siennes s'encordent à la bien-aimée à savoir Sixtine. En fait, les hallucinations de Hubert peuvent se résumer dans les retrouvailles fabuleuses qu'il imagine souvent «Hubert se réveilla secoué par l'épouvantable roulement. "Ah Pollutions! c'était Sixtine. Ah! misères des nerfs imbéciles. [...] La confusion de ses sensations l'étourdissait».4 Les hallucinations de Hubert sont plus au moins adoucies par comparaison aux hallucinations horrifiantes de des Esseintes.

Quant à Monsieur de Phocas, au sujet des hallucinations, on peut dire qu'il boit le calice jusqu'à la lie. En effet, ses hallucinations ne surgissent pas au début et au milieu du texte, elles éclosent toutes à la fin plus précisément à l'avant dernier chapitre. D'habitude ce personnage ne manifeste pas de graves hallucinations, mais dans le meurtre (chapitre), on en voit l'une des hallucinations la plus grave et la plus tragique « sombré dans une espèce d'hallucination[...] je me levai, dressé dans un sursaut d'horreur[..]je me jetai sur Ethal [...]je heurtai brutalement le chaton de ses bagues à l'émail de ses dents et j'y brisai en trois coups l'émeraude vénéneuse»5. Cette quasi-unique hallucination était tellement aiguë et cruelle, qu'elle a conduit le personnage à la commission d'un homicide féroce et sadique.

5- Attirance pour le rare et le bizarre

Le bizarre est un élément lancinant chez les personnages décadents dans la mesure où les trois héros éprouvent une grande fascination envers tout ce qui apparaît excentrique et insolite. Jean des Esseintes serait le personnage le plus représentatif de cette séduction

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p. 130

2 Ibid. P.131

3 Ibid. P. 236

4 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 258

5 Jean LORRAIN, op.cit, p.275

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envers les objets curieux et rares. En effet, cette sympathie se décèle à plusieurs égards, on cite au premier la décoration extravagante de sa maison.

«Il avait composé un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lumières apprêtés que blutait l'étoffe»1

L'exotisme du goût s'étale et contamine même les moindres détails, allant des assiettes jusqu'à la gastronomie, qui révèle à son tour un goût bizarre très sélectif.

«Il avait organisé un repas de deuil[...]on avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort[...]le dîner de faire-part d'une virilité momentanément morte, écrit-il sur les lettres d'invitation semblables à celles des enterrements».2

On voit aussi bien cet acharnement aux objets rares et inhabituels dans l'épisode de la tortue: il a choisi de lui incruster une pierre précieuse dans sa carapace rien que pour plaire à ses penchants capricieux et bizarres.

Le personnage de Gourmont est placé dans le même rang que des Esseintes dans la mesure où on le voit à chaque occasion confronté à ce bizarre. En fait, Hubert se tourne non pas vers les objets mais plutôt vers les personnes bizarres: d'abord, il est l'amoureux de Sixtine, qui se présente comme un personnage tout à fait étrange et déséquilibré. À coté de l'amante extravagante, Hubert ne peut pas s'empêcher à entrer en contact avec des personnages excentriques: l'exemple de la fille qu'il a rencontrée dans une soirée amicale est bien révélateur de ce fort attachement au bizarre.

«Au lieu de joindre ses amis, il[Hubert] s'en alla [...]regardant, écoutant une fillette maigre et laide[...] se laissa enlever dans ses bras inconnus[...] elle[la fille] serrait avec des frissons la main d'Entragues et dans l'audace du plaisir laissait aller vers son épaule sa tête».3

Le duc de Fréneuse n'est pas hors de ce circuit d'anormalité dans la mesure où son obsession en elle-même incarne une séduction à l'égard du rare et du bizarre, notamment lorsqu'on parle de l'émeraude d'une «certaine transparence glauque»4. Le duc a fait des tentatives considérables afin d'obtenir cette pierre verte et atteindre l'euphorie qu'il cherche. À la quête de ce joyaux quintessencié, le duc a dû voyager à des pays lointains et dépenser toute sa fortune. Pire encore, cette quête lui a coûté une perte d'équilibre psychique et la commission d'un meurtre en plus.

6-L'aspiration à l'idéal

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.47

2 Ibid. P.49-50

3 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 275-276

4 Jean LORRAIN, op.cit, p.55

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Ces jeunes décadents sont constamment à la recherche d'un univers utopique, loin de la bassesse et de la trivialité d'une société matérialiste. L'aspiration vers l'idéal diffère d'un personnage à un autre dans la proportion où chacun conçoit son paradis à son allure et essaye de le concrétiser dans une forme qui lui arrange. L'Eden pour des Esseintes se résume dans tout ce qui est beau et artificiel c'est pourquoi on constate une multiplicité des expériences qu'il a effectuées pour pouvoir perfectionner l'ornementation de sa maison ou encore les maints essais qu'il a réalisés pour atteindre des parfums exotiques. Le personnage huysmansien désire un monde sublime et factice, qui lui confère un sentiment de distinction et de supériorité par rapport à autrui.

Pour sa part, le personnage-écrivain de Sixtine trouve son monde idyllique dans la lecture et l'écriture romanesque. En effet, L'Adorant qui est le roman du personnage permet une sorte d'extériorisation des malheurs du personnage dans la mesure où on perçoit se transposer les malaises et les bouleversements intérieurs de Hubert dans la figure de son personnage Guido. L'univers rêvé ne se limite pas à ces deux bornes, il comporte aussi la femme aimée, qui reste de l'ordre inaccessible.

Le beau monde chez le duc de Fréneuse est étréci par rapport aux aspirations des deux autres personnages dans le sens où son Idéal se récapitule dans la verdure d'émeraude: Le duc ne voit pas d'autres chemins vers la joie à part la transparence glauque. Ce qui importe pour le duc de Fréneuse c'est se laisser s'absorber par tous les objets et notamment les émeraudes et les yeux, qui ont la couleur verte tirant sur le bleu.

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Deuxième partie
L'Art

I- l'Art : clef de l'énigme

Les oeuvres décadentes s'attachent à valoriser l'art dans toutes ses formes et à mettre en relief toutes ses expressions. En effet, l'art est un concept très ample qui ne peut pas être le monopole d'un domaine bien déterminé. Il est ce panorama qui englobe tout type d'oeuvre: musique, peinture, sculpture, littérature et autre. L'art se définit aussi comme étant un talent et un savoir-faire c'est pourquoi on ne peut attribuer la qualification d'"Artiste" qu'à des gens qui manifestent un vrai talent, qui leur permet de créer des objets suscitant un état particulier de sensibilité fortement lié au plaisir esthétique.

Le culte artistique est omniprésent dans l'oeuvre décadente, sa forte présence se perçoit à plusieurs niveaux. D'abord, l'art est présent dans la construction de la personnalité des personnages: Jean des Esseintes, Hubert d'Entragues et le duc de Fréneuse sont des figures raffinées qui manifestent un penchant naturel pour les objets artistiques. L'art apparaît également dans tous les moments forts des trois ouvrages à savoir les moments des crises nerveuses et les moments des vaines tentatives de guérison.

Les trois auteurs n'ont pas choisi une seule expression artistique au détriment des autres, au contraire ils ont presque mis en scène toutes les formes d'art. En effet, littérature, peinture, écriture, musique ne sont pas traitées chacune à part, elles se fondent et font écho. Toutes les différentes formes artistiques rentrent en communion, en revanche les écrivains étaient très sélectifs au niveau des oeuvres citées. L'exemple de la peinture est parfaitement révélateur dans le sens où les trois auteurs ne citent pas n'importe quel tableau de peinture. Par exemple dans À Rebours, Huysmans accorde une attention particulière aux tableaux symbolistes. Cette touche suggestive privilégiée se voit clairement dans le décor du logis de Des Esseintes.

«Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux, quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par d'érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions

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nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs transports, Gustave Moreau»1

Derrière le goût artistique de des Esseintes se cache celui de Huysmans, cette prédilection pour le symbolisme et dans une moindre mesure pour l'impressionnisme marque la rupture avec l'école naturaliste. Huysmans utilise l'art décoratif non seulement pour exprimer ses nouveaux goûts littéraires et artistiques mais également pour critiquer le mouvement naturaliste dont il faisait partie.

« la guerre contre l'Ecole[Zolienne] est menée avec un brio et une acuité remarquables [...]Huysmans ne se bornait pas à éreinter certaines valeurs consacrées par l'Ecole, mais il consacrait, ce qui était encore moins tolérable, de longues chroniques aux nouveaux artistes qui lui semblaient avoir compris les exigences de son temps»2

Le lecteur d'À Rebours, tout en déchiffrant les tableaux de peinture cités, peut explorer les arrière-pensées de l'auteur et dévoiler ses orientations: ce qu'il admire et ce qu'il dédaigne. Dans l'ouvrage huysmansien, on retrouve d'autres expressions artistiques qui sont aussi bien significatives que la peinture. En effet, La musique elle-aussi, démasque les attitudes religieuses de l'écrivain, ce dernier utilise son personnage pour raconter soi-même. Le duc des Esseintes dédaigne « la musique profane [qui] est un art de promiscuité [...] afin de la déguster, il eût fallu se mêler à cet invariable public qui regorge dans les théâtres et qui assiège ce cirque d'hiver»3, ce type de musique ne convient pas à l'être raffiné qu'il est. Le personnage huysmansien «marque ainsi sa supériorité sur le public courant et sur les cocardiers»4. Il appert que la répugnance de des Esseintes à l'égard de cette musique, annonce la conversion de l'écrivain. En contreartie, on saisit une vénération pour un autre type de musique: "musique religieuse"

«Chez les pères, les cérémonies religieuses se pratiquaient en grande pompe ; un excellent organiste et une remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spirituels un délice artistique profitable au culte. L'organiste [...] célébrait des messes de Palestrina, d'Orlando Lasso, des psaumes de Marcello, des Oratorios de Haendel, des motets de Sébastien Bach, exécutait de préférence aux molles et faciles compilations du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des «Laudi spirituali» du XVI e siècle dont la sacerdotale beauté avait maintes fois capté des Esseintes[...] il avait éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant»5

Huysmans, avant de s'être converti en personne, a voulu se convertir en artiste voire convertir l'art lui-même, cette catégorisation de l'art musical en profane et religieux illustre parfaitement l'idée. Mise à part cette sorte de conversion artistique, on retrouve un discours laudatif de la bible «il [...] soutenait, avec une déconcertante autorité que «la géologie s'était retourné vers Moïse», que l'histoire naturelle, que la chimie, que toute la science

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 89

2 François LIVI, op.cit. P.132

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.232

4 François LIVI, op.cit. P. 142

5 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.230

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contemporaine vérifiaient l'exactitude scientifique de la Bible»1. Il résulte que des Esseintes est le sosie de Huysmans dans la mesure où le personnage pieux serait l'incarnation du romancier converti.

L'art est de nouveau au service de la religion, des Esseintes se délecte de Barbey d'Aurevilly, romancier mystique et sadique «avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly avait constamment louvoyé entre ses deux fossés de la religion catholique qui arrivaient à se joindre : le mysticisme et le sadisme»2. Barbey silhouettait le modèle possible d'un romancier catholique qu'on pourrait aimer, avant la conversion Huysmans apparaît tester les réactions de ses lecteurs à l'égard d'un écrivain converti pour qu'il puisse faire lui-même l'expérience de la conversion sans pour autant risquer l'amour de son public. Dans sa préface écrite vingt ans après la publication du livre, Huysmans affirme implicitement que des Esseintes n'est que son porte-parole.

«la conclusion de ce chapitre ecclésiale moderne était que parmi les hongres de l'art religieux, il n' y avait qu'un étalon, Barbey d'Aurevilly ; et cette opinion demeure résolument exacte. Celui-là fut le seul artiste, au pur sens du mot, que produisit le catholicisme de ce temps ; il fut un grand prosateur, un romancier admirable, dont l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la véhémence explosive de ses phrases»3

Huysmans révèle son appréciation à l'égard de cet auteur et n'a pas changé son opinion depuis 1884 et le considère jusqu'à vingt ans après le meilleur des artistes catholiques de cette ère.

Vingt ans après l'apparition de son ouvrage, Huysmans le dit clairement : «je pourrais très bien signer maintenant les pages d'À Rebours sur l'Église, car elles paraissent avoir été, en effet, écrites par un catholique»4. Le romancier converti atteste sa foi, À Rebours s'avère être un roman d'avant la conversion et forme une tentative unique d'autobiographie à la troisième personne. Cette expression artistique qu'est les livres permet aux lecteurs d'À Rebours de pénétrer dans les tréfonds des pensées de l'écrivain et mieux comprendre les coulisses du livre.

«Quant aux chapitres sur la littérature laïque et religieuse contemporaine, ils sont à mon sens [...] demeurés justes»5. Selon ses propres expressions, Huysmans classifie les livres en deux catégories: laïque et religieuse, l'écrivain asservit les différentes formes d'art au bénéfice de ses attitudes personnelles. Dans l'oeuvre huysmansienne, l'art sert à suggérer et à explorer la prise de position du romancier.

Dans les deux autres textes, les oeuvres citées ne sont pas chargées d'une arrière-pensée comme c'était le cas dans l'oeuvre de Huysmans. En fait, le choix des oeuvres d'art

1 Ibid. P. 187

2 Ibid. P.189

3 Joris-karl HUYSMANS, op.cit [préface]

4 Ibid.

5 Ibid.

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repose la plupart du temps sur l'état psychique des héros par exemple Lorrain intègre les trois fiancées pour illustrer l'état d'hallucination dans lequel se trouve son personnage.

«une sorte de diablerie quasi monastique : dans un paysage peuplé de larves, des larves fluentes, ondulantes et vomies, tel un flot de sangsues, par de battantes cloches se dressent, fantomales, trois figures de femmes enlinceulées de gaze à la façon des madones d'Espagne»1

Ce tableau de peinture horrifique de Jan Toorop entraine une certaine influence sur la psychologie du névrosé. En effet, ces figures terrifiantes effarent le personnage et intensifient son hallucination et sa crise nerveuse. Il en résulte que la sélection des oeuvres d'art dans Monsieur de Phocas répond plutôt à des nécessités esthétiques et littéraires, en d'autres termes l'auteur se trouve dans l'obligation de choisir un tel objet artistique pour assurer la cohérence de son texte et produire l'effet voulu sur le personnage et sur le lecteur.

Il en va de même pour Gourmont, les oeuvres d'art sont citées d'abord pour maintenir la logique du texte à savoir le rapport d'interdépendance entre la maladie psychique et l'art, sauf que Sixtine laisse tout de même voir une subjectivité de l'auteur. La subjectivité de Gourmont se saisit surtout dans le choix des ouvrages littéraires mentionnés par exemple il cite à maintes reprises À Rebours de Huysmans «À rebours est[...] un livre qui a confessé d'avance, et pour longtemps, nos goûts et nos dégoûts»2. Gourmont use également une épigraphe extraite d'À Rebours «déjà il rêvait d'une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l'incessant déluge de la sottise humaine»3. La profusion de cet exemple littéraire est une marque de subjectivité par excellence dans le sens où une appréciation à l'égard de Huysmans au détriment de tout autre auteur se dégage. L'art dans l'oeuvre de Gourmont devient un moyen d'expression des goûts personnels de l'écrivain.

Dans les ouvrages décadents, l'art passe pour une clé de lecture: il est un instrument de la méthode déductive en d'autres termes l'art facilite le décodage des romans et donne accès à la personne de l'écrivain.

II- L'art: catalyseur de névrose

L'art occupe le devant de la scène dans la littérature de la fin du XIXème siècle et en particulier dans les trois ouvrages à étudier. En effet, l'art est conçu comme une spécificité de ces êtres décadents et supérieurs dans le sens où il leur permet de s'écarter du vulgaire, il est l'unique issue pour se détacher de la réalité médiocre et sublimer un réel trivial et décevant. Dans les trois textes l'art se rattache nettement à la maladie psychique des héros à savoir la névrose. Toutefois, il est placé sous le sceau de l'ambivalence dans la sens où il est

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 113

2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.96

3 Ibid. P.217

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à la fois la base du déclic des crises nerveuses mais tout de même l'antidote et la panacée à ces troubles psychiques.

Tous les personnages se caractérisent par une dextérité dans un domaine artistique bien précis. Au fait, des Esseintes est un personnage passionné à la fois par la lecture et par la peinture mais il se montre également un parfumeur-créateur amateur. Ces cultes artistiques ne jouaient pas constamment en sa faveur dans le sens où le personnage de Huysmans endure de pénibles troubles suite à un bouquinage. En effet, des Esseintes, en s'adonnant à la lecture des livres anciens, se ramentevoit des événements passés prometteurs des crises de nerfs extrêmement aiguës. Il en va de même pour la contemplation de certains tableaux de peinture qui participe à la détérioration immédiate de son état psychique, l'exemple des tableaux de Gustave Moreau est parfaitement parlant «Et, perdu dans sa contemplation [la Salomé et l'apparition de Gustave Moreau] il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines»1. Le personnage, sous l'emprise des tableaux de Moreau, passe dans un état de tristesse et d'abandon, cette forme d'art qu'est la peinture entraîne une grande influence sur sa psychologie. Les tentations de fabriquer des parfums factices demeurent l'exercice le plus épouvantable et le plus influent sur la psychologie de des Esseintes dans le sens où le personnage, en se livrant à cette expérience de création des parfums exotiques, se déconnecte complètement du monde réel et s'emporte vers un autre monde souvent affreux et épouvantable «il [le domestique] avait ramassé son maître, assommé par la violence des parfums»2. Les exhalaisons aromatiques sont en position de force par rapport au personnage affaibli, elles ont la mainmise sur ses nerfs et poussent sa névrose jusqu'aux limites. Le héros est dans l'impossibilité d'assagir ses nerfs, des Esseintes perd toute contenance, il ne maintient plus la maîtrise de soi même, la musique porte sur ses nerfs.

«cette musique, lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues [...]cette musique [...] le terrifiant [...] Jamais, sans que nerveuses larmes lui montassent aux yeux».3

Les morceaux musicaux torturent eux-aussi la tranquillité psychique du héros et se jouent de ses émotions, pire encore ils participent à provoquer ses crises hystériques et empêchent toute possibilité de convalescence. L'art est conçu sous un angle à fond péjoratif: il est le détonateur principal des crises nerveuses et l'élément le plus influent sur la psychologie du héros huysmansien.

Le protagoniste de Sixtine n'est pas exclu de ce tourbillon artistique influent, au contraire il est aussi impliqué que des Esseintes puisqu'il est un artiste: personnage-écrivain. Il en va de soi que l'art agit sur ses états d'âme. En fait, Hubert vénère la lecture et l'écriture à tel point que Paris qui est le centre mondial de l'art «était confiné dans les bornes assez

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95

2 Ibid. P.236

3 Ibid. P. 234

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étroites [de son] "cabinet d'études"»1. Ce cabinet serait la métaphore de ses exercices intellectuels à savoir la lecture et l'écriture. Hubert s'enivre dans la lecture des oeuvres souvent dénigrées, il en trouve une virtuosité de composition extraordinaire.

«cette littérature des environs du dixième siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur et d'un ingénieux raffinement»2.

Il s'avère aussi qu'il est féru des oeuvres décadentes d'où l'hommage à Huysmans via la mention de son livre À Rebours à maintes reprises. La lecture agit mal sur ses nerfs: «il reconnaissait là l'occulte puissance des mots, la transcription matérielle de ces syllabes, avait agi violemment sur son imagination»3. Le monde fictif des livres dans lequel l'imagination et le rêve sont les maîtres mots, conduisent le héros à sa perte psychologique dans le sens où leur influence sur ses comportements et attitudes est démontrée. Hubert d'Entragues, sous l'emprise de la lecture, se détache absolument de son monde réel et s'emporte vers un monde fabuleux là où «il venait de vivre des heures entières avec elle[Sixtine], et maintenant que la puissance mystique de la vision était épuisée [l'omnipotence de la lecture], il pensait encore à l'absente»4. Hubert ne mène pas une simple lecture de plaisir dans le sens où on ne peut considérer ses lectures que dans leur rapport étroit avec son métier d'écrivain. Quant à lui, le bouquinage des livres lui procure une formidable faculté de maîtriser le langage et l'expression et lui permet de mieux développer sa création littéraire. En fait, Hubert d'Entragues se présente comme étant un écrivain professionnel, ce qui se perçoit dans son portrait, que brosse le narrateur.

«un strict logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur d'images [...] il n'ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires: il avait la

manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus intéressants que les oeuvres»5.

Il appert que l'écriture n'est pas considérée comme une activité fantaisiste, au contraire le personnage se distingue par une intelligence suprême à ce sujet et conçoit l'écriture dans son rapport de dépendance avec la raison, conformément à la théorie cartésienne. «L'écriture se pouvait résumer en trois mots [...] COGITO, ERGO SUM [...] hors de ces trois mots, rien n'existait».6

Il est évident que le personnage apparaît comme un expert dans le domaine de la création littéraire, cependant cette activité ne fait que renforcer ses hallucinations et ses crises nerveuses.

1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.42

2 Ibid. P.53-54

3 Ibid. P.66

4 Ibid.

5 Ibid. P.54

6 Ibid. P.80

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Le «cabinet d'étude, peuplé de bons fantômes de son imagination. Là s'agitaient obscurément des êtres tristes et vagues, pensifs et informes, qui imploraient l'existence. Entragues vivait avec eux dans une familiarité inquiétante [...] bref subissait les phénomènes les plus aigus de l'hallucination»1

Le cabinet d'étude, connotant par métonymie la création romanesque, apparaît dans l'image d'un monde affreux. En effet, lorsque le personnage se met à composer son texte L'Adorant, il se trouve assailli par des hallucinations et des phantasmes. L'Adorant est un texte tragique, qui relate l'histoire d'un amour impossible: l'histoire d'un prisonnier.

«Guido Del Preda, comte de Santa-Maria, était accusé d'avoir conspiré, les uns disaient la sûreté de l'Etat, les autres contre l'honneur de la reine[...]on ne l'avait pas pendu[...] on ne l'avait pas décapité[...] une peine spéciale lui avait été dévolue»2

Cette «peine spéciale»3 consiste en un amour chimérique: le prisonnier s'est épris d'«une bienheureuse et bénévolente madone»4, mais la madone «l'occulte maîtresse de Guido»5 n'est qu'un beau mirage, qui n'existe pas. Le roman de Hubert se clôt sur un épisode funeste qu'est la séparation des amoureux «la très chère madone me fit un suprême sourire, la nuit nous sépara et, demeuré seul, je rêvai aux délices des plaisirs partagés»6. Hubert fait de son personnage son alter-ego, Guido prédit le sort de Hubert d' Entragues. Il en résulte que l'écriture de cette historiette triste exerce une influence abominable sur la psychologie de Hubert d'Entragues voire même sur ses décisions «il fallait l'aimer[Sixtine] de loin, comme Guido aime la madone»7. Le personnage-écrivain manifeste une psychologie précaire et fragile, qui se laisse s'écraser sous l'emprise d'un conte fictif inventé par lui-même.

Hormis la lecture et l'écriture, on retrouve d'autres formes d'art, qui sont fort provocatrices des crises nerveuses chez le héros de Sixtine. En effet, le personnage suite à une visite du Louvre, manifeste brusquement un état d'agitation aigüe« En sortant [du Louvre][...] il se mit à suivre une femme dont la démarche inquiète avait [...] séduit sa curiosité»8. Il semble clair que Hubert était envoûté par les oeuvres artistiques, qui ont fort imprégné sa psychologie et ont exhorté ce comportement assez étrange. « Rien de caricatural, mais l'impression subie était pénible»9, Hubert est de fond en comble absorbé par la beauté artistique et semble entièrement soumis à ses effets.

L'art catalyseur de la maladie psychique est également de mise dans l'oeuvre de Lorrain. En effet, l'état psychique du duc de Fréneuse s'affecte à chaque contact avec une oeuvre d'art. L'exemple de l'eau-forte de Goya est parfaitement révélateur dans le sens où le

1 Ibid. P. 42-43

2 Ibid. P.110 3Ibid.

4 Ibid. P.112

5 Ibid. P.113

6 Ibid. P. 229

7 Ibid. P.262

8 Ibid. P.123

9 Ibid. P.124

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personnage se sent mal à l'aise en contemplant «cette eau-forte hideuse»1 qui «[lui] fait mal à regarder»2. Malgré que le duc de Fréneuse se rend compte de la laideur de ce tableau de peinture mais pour autant il se trouve dans l'incapacité totale de résister à son effet produit «cette introuvable épreuve, elle m'attire, me repousse et m'attache? il y a comme un poison dans ces prunelles dardés et fixes!»3. Le duc de Fréneuse résigne devant l'omnipotence non pas de la beauté mais de "la laideur" artistique «Et l'horreur de ces sangsues à face humaine, de ces virgules ondulantes et fluentes, qu'enfante le crâne en fusion, le cerveau m'en fait mal»4. La conception de l'art chez Lorrain est beaucoup plus large en comparaison avec les deux autres auteurs dans le sens où l'art cesse d'ensorceler avec la splendeur et la magnificence, désormais même l'art "hideux et répulsif" peut se jouer des nerfs des personnages et exerce une certaine violence psychologique.

À la différence de Huysmans et de Gourmont, Lorrain chamboule et rénove les codes de ses prédécesseurs dans le sens où son personnage invente certaines formes artistiques dans son imagination. En effet, Monsieur de Phocas se distingue par une imagination créatrice, qui lui permet de transformer les personnes et les objets réels en objets artistiques. Dans une soirée chez Claudius Ethal, le duc de Fréneuse épris du paysage global, hallucine et croit voir se transformer les convives en des «fantoches»5.

«L'équivoque et singulière soirée, et l'anormale impression de demi-rêve, d'hallucination à l'état de veille, et de cauchemar inachevé qu'ont laissé en moi ces êtres aux gestes d'automate et aux yeux brillants, tous, l'air bien plus fantoches que des personnes réelles, à travers leurs divagations de somnambules et les raffinements de leur élégance voulue!»6

L'osmose extravagante entre le raffinement des invités et «l'étrange décor de l'atelier d'Ethal»7 ont favorisé une sorte d "expérience de pensée" dans le sens où l'imagination de Monsieur de Phocas devient cette capacité à féconder le réel d'idées artistiques.

«Toutes ces faces [les invités] de souffrance ou de volupté figée se mêlaient bizarrement aux personnages tissés de hautes tapisseries [...] Toute une foule de jadis semblait processionner le long des murailles avec, ça et là, un visage de spectre émergeant de l'ombre dans les méplats strictement modelés d'une des têtes de cire».8

Les trois héros n'ont pas pu rester neutres envers les oeuvres d'art: l'art devient le dompteur de leurs nerfs parce qu'il favorise une exaltation exagérée des émotions d'où les hallucinations et les crises nerveuses. L'art, tout en stimulant les sens, aiguillonne davantage la névrose.

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 115

2 Ibid.

3 Ibid. P.116

4 Ibid.

5 Ibid. P. 140

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid. P.140-141

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III- L'art-cure

Dans les trois ouvrages, les écrivains ont traité une branche de la psychologie dédiée à l'étude des phénomènes de création et de l'appréciation artistique dans une perspective psychologique autrement dit ils ont mis en avance les bienfaits de l'art sur leurs personnages, qui se présentaient avec des plaintes psychologiques. En effet, les trois héros trouvent dans la création artistique une cure provisoire à leur maladie psychique, en d'autres termes l'art représente désormais un refuge, qui atténue l'acuité de la névrose.

L'équivoque de l'art s'explique parfaitement dans son double rôle. Bien que l'art produise à certains moments des effets indésirables sur la psychologie des personnages dans la mesure où les héros maladifs se servent de la création artistique pour pénétrer dans des problématiques inconscientes, qui convoquent la névrose, il est à la fois ce remède, qui les conduit à une transformation positive d'eux-mêmes.

Pour contourner ses malheurs, des Esseintes est toujours à la recherche d'un abri artistique, cela se voit tout d'abord dans l'attention excessive qu'il accorde au décor de sa maison. En effet, le héros huysmansien trouve que l'art est sa seule issue pour s'échapper à la vulgarité «au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges»1. L'art confère au personnage un sentiment de supériorité, qui lui apporte à tour de rôle une sorte de rassurement psychique et une tranquillité d'esprit.

Le personnage spleenétique trouve une compensation à son âme dolente dans différentes formes d'art, ce qui s'explique parfaitement dans les combinaisons artistiques qu'il invente. « Il s'installait alors dans celle de ces niches dans le décor lui semblait le mieux correspondre à l'essence même d'un ouvrage que son caprice du moment l'amenait à lire»2. Ce mariage artistique entre le décor et la lecture permet au personnage d'accéder à ses émotions refoulés et à y remédier momentanément.

La peinture a aussi joué un rôle majeur dans la résolution des difficultés psychologiques chez des Esseintes, l'exemple des tableaux de Gustave Moreau illustre parfaitement l'idée. En effet, ces toiles, tout en répondant aux attentes du personnage, pénètrent dans ses pensées les plus profondes et les libèrent «Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il avait rêvée»3. La Salomé apparaît en conformité avec les espérances du sujet maladif, ce qui lui permet de se débarrasser de cette frustration de «ce type de la Salomé [...] [qui l'] obsédait depuis des années»4. Les tableaux de peinture fournissent à des Esseintes un moment d'oubli, qui lui permet de se

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.48

2 Ibid.

3 Ibid. P.91

4 Ibid.

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délivrer de ses démons intérieurs hantant sa quiétude psychique. L'art de la peinture dépasse sa simple conception d'art décoratif et acquiert une dimension plus large: les tableaux commutent désormais avec les amis parce qu'ils viennent consoler le héros esseulé «Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux qu'il avait effectués dans le but de parer sa solitude»1.

Jean des Esseintes, ce décadent incapable de maintenir une vie sociale, recourt également à d'autres expressions artistiques pour apaiser sa névrose. Les estampes de gravures de Jan Luyken font pareillement l'affaire, des Esseintes se réjouit même de ce type d'«oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et d'anathèmes»2. Même ces estampes terrifiantes sont aptes d'apporter un réconfort.

«Ces estampes étaient des mines à renseignements : on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des heures ; profondément suggestives en réflexions, elles aidaient souvent des Esseintes à tuer les journées rebelles aux livres»3

Les représentations du monstrueux dans la scène artistique peuvent aussi combler le vide existentiel du personnage névrosé et animer son esprit. La laideur dans l'art fascine des Esseintes parce qu'il y voit se refléter ses souffrances et ses afflictions latentes.

La musique représente également une forme artistique thérapeutique. Le personnage, en s'adonnant à l'écoute de ses morceaux de musique préférée, parvient à calmer ses nerfs : «il avait éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant que l'organiste avait maintenu en dépit des idées nouvelles»4. La musique religieuse berce les nerfs du personnage et le tient loin des frustrations et des crises nerveuses. Jean des Esseintes n'apprécie pas n'importe quel art musical, il est très sélectif à ce sujet, pour autant il savoure tout de même «la musique profane»5. En effet, des Esseintes «ne se rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre où il avait entendu Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré ses nerfs»6. La musique provoque chez le personnage des états de relaxation et de détente à la fois physique et psychologique. Ce cas-ci nous rappelle "La musicothérapie", qui est une forme de thérapie récente( apparue à la moitié du XXème siècle pour soulager les soldats de la deuxième guerre mondiale) utilisant la musique, le son et le rythme afin de maintenir le bien-être de l'individu.

La névrose de des Esseintes s'apaise aussi par la lecture des oeuvres archaïques et en particulier les ouvrages latins: «une partie des rayons plaqués contre le mur de son cabinet [...] était exclusivement couverte par des ouvrages latins»7. Le personnage huysmansien, en

1 Ibid. P. 96

2 Ibid. P. 97

3 Ibid.

4 Ibid. P.230

5 Ibid. P.232

6 Ibid.233-234

7 Ibid. P. 64

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se mettant à lire, rentre volontiers dans un état d'omission totale dans le sens où la lecture de Pétrone peut lui faire oublier sa névrose et le monde entier. L'utilisation thérapeutique de la lecture se saisit dans le chapitre III dans la mesure où Huysmans consacre ce chapitre tout entier pour parler des livres et la manière dont son personnage les conçoit. L'enchaînement et la longueur des phrases dans cette section traduisent cet état d'absorption dans lequel se trouve le personnage pendant ses lectures. La description minutieuse des livres et la profusion des exemples d'auteurs et d'oeuvres littéraires ne sont pas anodines en d'autres termes Huysmans use la forme pour mimer le fond.

La lecture est tout un art et les livres se métamorphosent à leur tour en oeuvres d'art «Pour l'attirer, une oeuvre devait revêtir un caractère d'étrangeté[...] il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour ce qu'elle était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait permettre de lui prêter»1. Jean des Esseintes conditionne que les livres aient un aspect artistique pour avoir une valeur, cette mise en parallèle entre les livres et les oeuvres d'art laisse voir une idéalisation des livres.

L'art dans toutes ses expressions: peinture, lecture et musique libère la subjectivité du héros et favorise sa créativité. Dans le cadre d'un processus créatif, des Esseintes soumis à une forte influence artistique, part de ses malheurs et ses contradictions pour en faire ses propres expérimentations artistiques: la distillation des parfums. «Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion [...]s'était tout d'abord étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur une seule caste»2. Jean des Esseintes adore les fleurs, qui sont des productions odorantes et naturelles. En contrepartie, il trouve que tout ce qui est naturel est forcément désuet et moche, quant à lui le beau est l'équivalent de l'artificiel «l'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme. Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels»3. Le personnage huysmansien trouve dans l'art de fabrication des parfums, un arrangement propice à ses caprices. Pour se détourner du naturel, des Esseintes opte pour un jeu de conversion dans les deux sens «après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses» 4 . L'influence de l'art sur le développement de la capacité d'expérimentation chez des Esseintes, est très apparente.

Il appert que, ces expérimentations artistiques permettent de restituer à la conscience la vérité cachée de soi dans le sens où le personnage recourt à ce champ d'expérimentation pour explorer les zones sombres de son moi. Le duc des Esseintes sollicite, par le truchement de certaines fleurs des souvenirs enfouis «il s'en fut tout bonnement visiter les serres de l'avenue Châtillon [...] revint [...]émerveillé des folies de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces qu'il avait acquises, hanté sans

1 Ibid. P. 208

2 Ibid. P.122

3 Ibid. P.60

4 Ibid. P.124

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trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques»1. La création des parfums, «cet art admirable [qui] l'avait longtemps séduit»2 aide le personnage à s'échapper à ses ennuis maladifs et l'amène à se délecter provisoirement.

Dans l'oeuvre de Gourmont, il n' y a pas un point de différence à signaler avec À Rebours. En fait, l'art sert également à calmer les nerfs du personnage névrosé et à tenir son équilibre physique et psychique. Hubert se présente comme un personnage entiché de l'art dans ses différentes expressions. La névrose de Hubert provient en partie de sa conception personnelle de la vie dans le sens où il ne cesse de dénoter l'inutilité de cette dernière: « les trains ont un but ; la vie n'a pas de but [...] l'originalité de la vie de n'en a pas avoir, de but. [...] ainsi qu'à une vieille dentelle, le charme même de l'inutilité»3. Face à l'absurdité de sa vie, Hubert considère que l'art est l'essence même de l'existence «Rien n'existait, que l'Art, parce que lui seul, doué de la faculté créatrice, a le pouvoir d'évoquer la vie»4. L'art acquiert une dimension salvatrice, il est la seule chose au monde, qui est capable d'attribuer un sens à la vie humaine.

Le personnage de Sixtine raffole des livres : «Entragues aimait le voisinage des livres qui lui démontraient la probabilité de sa philosophie»5. Les livres développent la confiance en soi et l'amour de soi chez le héros dans le sens où le personnage reconnaît ses talents dans les ouvrages. Ces derniers représentent d'ores et déjà un objet d'éducation, qui renforce davantage l'estime de soi. Les lectures de Hubert se diffèrent complètement des lectures de des Esseintes car celles de Hubert sont "professionnelles" et ciblées, elles servent à nourrir l'imagination de l'artiste et à le mettre sur la voie de la créativité. La lecture se pose comme un calmant de stress parce qu'elle nécessite une attention et oblige donc le personnage à ne plus focaliser son esprit sur les tourments personnels «à feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait déjà un peu de cette paix qu'il convoitait».6

La lecture thérapeutique qu'on retrouve dans les oeuvres décadentes nous rappelle une pratique psychiatrique moderne, à savoir "la bibliothérapie" qui se définit comme suit: l'utilisation du livre comme un outil de soin dans le sens où la lecture serait une source d'apaisement des troubles de la santé mentale (sur le plan académique la notion de bibliothérapie n'existe pas: Le docteur Pierre-André Bonnet, médecin généraliste, est l'auteur de la seule thèse portant sur la bibliothérapie en France) À la différence des autres personnages, Hubert Entragues dispose des capacités créatives, il est un écrivain-artiste. Le lecteur saisit concrètement sa propre création littéraire dans son texte L'Adorant. Hubert apparaît tant chevronné que débutant dans le domaine de la création des oeuvres littéraires, cela se décèle parfaitement dans les débats littéraires qu'il a mené avec brio.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.46

4 Ibid. P.80

5 Ibid.

6 Ibid. P.310

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«Quand Flaubert écrivit Salammbô, il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite plutôt qu'une vestale, car la vestale obéit à un ordre et la carmélite à une dilection ; l'une s'attache à son état par habitude, l'autre par amour[...]

Zola et d'autres peuvent continuer de cataloguer leurs animaux inférieurs [...] ce sont d'informes créatures en train d'acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées: peu importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n'est pas intellectuel nous est étranger[...]

La déconcertante ironie[...] nul original prosateur ne se révéla qui ne fût chrétien d'instinct ou de croyance, de désir ou de nécessité, d'amour ou de dégout,-- de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à Verlaine»1

Hubert est un artiste polyvalent dans le sens où il n'est pas seulement un écrivain, il est aussi un critique d'art virtuose. Le personnage excelle dans son domaine à tel point qu'il connaît les moindres détails sur les auteurs même ceux qui sont restés méconnus de la foule «Il est mort, dit Hubert, c'était le plus noble écrivain de son temps» « Sixtine s'étonna qu'il ne fût pas connu davantage».2

Pour Hubert Entragues, l'écriture dépasse la simple passion, elle est une échappatoire qui lui permet de s'abriter contre ses malheurs et ses tourments. Hubert, l'amoureux souffreteux transpose son mal être dans son roman et sur son personnage à tel point qu'on a du mal à discerner les deux figures de Hubert et de Guido.

«mon amour déjà se parallélisait , incarné dans Guido Della Preda. Son sort, à cette heure, m'inquiète sérieusement pour des jours. Sixtine vous avez un assassinat sur la conscience (cela fera deux), car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie.... oui il faut qu'il meure à ma place»3

Hubert fait de son personnage un souffre-douleur dans le sens où il le plonge dans la même situation amoureuse déplorable et lui impose des peines et des châtiments qu'il devrait subir lui-même. Il appert que l'Adorant n'est qu'une sorte d'autobiographie objectivée, qui aide le personnage non seulement à prendre distance de ses souffrances mais également de les communiquer. L'Adorant ne peut pas être classé sous le genre de la science-fiction parce que derrière le portrait de Guido se cache l'autoportrait de Hubert d'Entragues et derrière ce pseudo-récit fictif déniche un journal intime.

« Ce fut une infraction à ses habitudes, --mais un besoin de personnelle sécurité lui imposait de jeter par la fenêtre une moitié de lui-même, pour sauver l'intégrité du reste : en quatre heures de nuit, il atteignait le point final de ce qu'il appelait maintenant «une folle anecdote»[ le dernier chapitre de l'Adorant] ».4

L'écriture s'avère être une activité libératrice, qui facilite la pénétration dans les tréfonds du névrosé dans le sens où elle chasse les démons refoulés et soulage les maux psychiques. L'écriture devient une thérapie à part entière car elle permet de faire le point

1 Ibid. P.265

2 Ibid. P.237

3 Ibid. P.290

4 Ibid. P.291

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sur les pensées souvent négatives et aide le personnage névrosé à dépasser son mal psychique.

Hubert, ce névrosé à jamais seul («Je considère que si quelque chose peut faire supporter la vie[...] c'est la solitude»1 )a besoin d'écrire pour pouvoir subsister. L'écriture s'impose comme une nécessité parce qu'elle est la seule chose au monde capable de combler son vide existentiel «Ah! si j'étais là[...] ermite dans mon rêve, solide cabane, je ferais ce que je ne ferai peut-être pas, une oeuvre»2. Hubert chante l'écriture parce qu'elle est apte d'accueillir l'incohérence et les déformations psychiques de son moi.

«Entragues conta à son ami quelques-uns de ses plans. Que construire des oeuvres![...] Certains matins, il avait songé à ceci : mettre dans une valise quelques livres, ses cahiers, ses notes, ses feuilles écrites et s'aller cacher, pour le reste de sa vie, en une maison bien close, sur le bord de la mer»3

Cette expression artistique devient même son rêve ultime et la seule ambition à laquelle il aspire profondément. L'écriture agit sur les nerfs de Hubert et régit sa psyché et ses comportement : « car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie»4. Le personnage aurait pu mettre fin à sa vie, s'il n'avait pas ce refuge littéraire, qui l'a aidé à s'évader et à fuir «le repos final». Ce titre du dernier chapitre du roman suscite maintes interprétations dans le sens où il suggère deux fins antinomiques: la mort ou la tranquillité et la paix. En revanche, tout en lisant cette dernière section, le lecteur se rend compte que Gourmont a placé son personnage à mi-chemin entre ces deux fins: Hubert a risqué la mort mais a pu se sauver au dernier moment «Fermant le livre, il revint s'asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant, s'applaudit d'avoir résolu selon les nécessaires conséquences le sort suprême de Guido»5 grâce à l'écriture. Cette dernière acquiert une dimension salvatrice et revêt l'image de cette étincelle d'espoir volée d'un quotidien sinistre. La graphothérapie est une exclusivité de l'ouvrage de Gourmont parce qu'il est le seul texte, qui met en scène un personnage-écrivain muni d'une faculté artistique fructueuse et salutaire.

les formes d'art privilégiées varient d'un héros à un autre, cependant les trois personnages poursuivent le même objectif : un salut. Le personnage du duc de Fréneuse semble endurer la névrose la plus dangereuse en comparaison avec des Esseintes et Hubert dans le sens où les différentes expressions artistiques ne jouent pas souvent en sa faveur. Il est évident que l'art participe en partie à assagir les nerfs de Monsieur de Phocas et à lui procurer un petit moment de délice artistique, cependant cette euphorie momentanée est généralement traversée par des sentiments funestes.

«Oh ! ce musée ! quelle pureté de profils et quelle suavité de lignes dans les moindres camées ! [...] je ne sais quelle sérénité heureuse[... ] mais d'une expression exténuée et jouisseuse à la fois déchirante

1 Ibid. P.311

2 Ibid. P.225

3 Ibid. P. 224

4 Ibid. P. 290

5 Ibid. P.310

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et si lasse que je vais en rêver bien des nuits...Rêver ! Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais que rêver».1

Les oeuvres d'art emportent le personnage vers un univers onirique et benoît, toutefois elles éveillent en lui des sentiments pernicieux et funèbres. L'art-cure n'est pas aussi important dans l'oeuvre de Lorrain tel est le cas dans les ouvrages de Huysmans et de Gourmont.

À l'image de des Esseintes et de Hubert, les nerfs du duc de Fréneuse se délectent grâce à la lecture : «j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les [...] vers de Remy de Gourmont [...] j'avais glisser mon livre à terre [...] la sensation était imprévue, si finement pure et effleurante, qu'un frisson me redressa le torse»2. Les livres exercent un effet particulier sur le personnage dans les sens où ils se présentent comme un moyen d'évasion et de libération, qui permet à Monsieur de Phocas d'oublier le monde extérieur et de joindre un monde imaginaire plus gai et moins sombre que le monde réel. La mention de la poésie de Gourmont est évocatrice: Lorrain a voulu à la fois montrer l'influence de la lecture sur la psychologie de son personnage et rendre hommage à son prédécesseur et inspirateur décadent: Remy de Gourmont. La lecture est aussi décrite comme un antidépresseur ou un anxiolytique : «les beaux vers de Paul Valéry ! Quel calme leur mélancolie nostalgique et sublime apportait en moi»3. La poésie devient une sorte de traitement, qui sert à combattre la névrose et à calmer les spasmes des nerfs.

Tout comme Huysmans, Lorrain évoque la Salomé de Gustave Moreau mais l'interprète d'une manière très distincte dans le sens où il ne s'attarde pas à décrire ses moindres détails mais se suffit de la citer. En effet, le duc de Fréneuse convoque ce tableau de peinture dans le cadre d'une analogie faite avec le personnage d'Izé Kranile : « Salomé! Salomé! la Salomé de Gustave Moreau [...] c'est son immémoriale image que j'évoquais immédiate, le soir où Kranile jaillit sur scène»4. Dans Monsieur de Phocas, ce n'est plus l'oeuvre d'art qui guérit la maladie psychique mais bien les figures réelles, parodiant des oeuvres d'art, qui sont désormais aptes d'adoucir et remédier la névrose « Ses yeux! On ne m'avait parlé que de ses yeux. C'est pour ses yeux que j'étais allé vers elle[...] Izé Kranile ! Qui sait? elle m'eût guéri, celle-là, si elle avait voulu»5. On constate qu'il y a souvent ce rapprochement entre les yeux et les oeuvres d'art, si comme si le personnage, ébloui par la beauté des yeux verts, ne pouvait plus dissocier réalité et art.

« les liquides yeux verts que j'ai vus luire un jour sous les paupières de plâtre de l'Antinoüs, la dolente émeraude embusquée comme une lueur dans les orbites d'yeux des statues d'Herculanum l'attirant

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 62

2 Ibid. P.68 3Ibid. P.93

4 Ibid. P.80

5 Ibid. P.81

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regard des portraits de musée, le défi des siècles demeuré dans les prunelles peintes de certaines faces d'infantes et de courtisanes»1

L'enchevêtrement entre le charme des yeux réels et la grandeur artistique pousse à son paroxysme la soumission du personnage dans le sens où Lorrain a voulu montrer que son personnage est doublement soumis: le duc de Fréneuse est conquis par la beauté artistique et asservi par le sortilège des yeux verts au même temps. Lorrain veille à montrer que les yeux produisent, tout comme les oeuvres d'art, un effet remarquable sur la psychologie du héros névrosé dans la mesure où la contemplation des yeux verts est capable d'enivrer le personnage et de vivifier son bien-être perdu « les yeux [...] ont pour moi un charme, une volupté de mystère qui me surexcite et me grise»2. Cette interaction entre la réalité et l'art se présente comme un élément d'originalité dans l'oeuvre de Lorrain en comparaison avec les deux autres ouvrages.

Dans Monsieur de Phocas, on voit s'affirmer la puissance de l'art à guérir la maladie psychique. En effet, Claudius Ethal ou le pseudo « guérisseur» confirme l'omnipotence des oeuvres d'art à vaincre la névrose.

«la seule chance de guérison que vous avez de cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir quotidiennement. Contemplez-les longuement, maniez-les même et pénétrez-vous de leur horrifiante et géniale laideur, car il y en a qui sont oeuvres de grands artistes. Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible impression de la laideur humaine».3

L'art cesse d'être de l'ordre facultatif, il est désormais une condition de la guérison dans le sens où le personnage se trouve dans l'obligation de recourir à des objets d'art pour pouvoir s'échapper à ses troubles mentaux. Dans le chapitre intitulé « le guérisseur», Claudius Ethal expose les différentes étapes de la guérison: Chaque étape correspond à une oeuvre ou ensemble d'oeuvres d'art.

« C'est assez pour aujourd'hui [...] Quand vous serez plus aguerri, nous feuilletons ensemble les albums des grands déformateurs, les Rowlandson, les Hogarth, les Goya surtout. [...] mais vous n'êtes pas mûr pour le terrible Espagnol. Son oeuvre voilà le philtre de la guérison»4

D'habitude, pour se débarrasser de la névrose, les névropathes doivent faire des consultations psychiatriques, ce qui n'est pas le cas dans l'oeuvre de Lorrain. En fait, Le duc de Fréneuse assiste plutôt à des expositions d'art pour soulager ses souffrances psychiques. Il appert que l'art thérapeutique chez Lorrain est beaucoup plus proéminent et reste de même distinct par rapport à Sixtine et À Rebours. Dans l'ouvrage de Lorrain, il est très difficile de dissocier l'art-provocateur de la maladie psychique et l'art thérapeutique dans le sens où une oeuvre d'art est capable de convoquer le déséquilibre physiologique et psychique et de le calmer au même temps« je ne puis me lasser de contempler et d'étudier

1 Ibid. P.85

2 Ibid. P.89

3 Ibid. P. 99

4 Ibid. P.101

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l'hallucinant visage. Les Trois Fiancées, c'est étrange de détails et de composition : c'est du fantastique et du rêve rendus avec une préciosité étonnante»1. Le même tableau de peinture engendre deux effets contradictoires le «fantastique» et le «rêve», le personnage s'emporte au même moment vers un monde horrifique qui accentue sa névrose et vers un autre onirique et idyllique qui anesthésie ses nerfs. Lorrain a tendance de combiner les antinomies : art et réalité, fantastique et rêve, tourments et tranquillité. Ce jeu d'amalgame fait l'originalité de Monsieur de Phocas dans le sens où la logique des deux autres textes était moins compliquée et plus claire. À titre d'exemple dans À Rebours de Huysmans, une oeuvre d'art ne peut pas entraîner deux effets contradictoires simultanément tel est le cas des tableaux de Moreau «[c]es oeuvres désespérées»2, qui ne peuvent se classer que dans la case des oeuvres d'art stimulatrices de la névrose «Et perdu dans sa contemplation [l'aquarelle de Moreau] il restait à jamais douloureux»3 ou encore l'exemple de ce morceau de musique «le plain-chant» qu'on peut classer uniquement parmi les oeuvres d'art thérapeutiques «il [des Esseintes] avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant»4. Cette clarté n'est pas de mise dans Monsieur de Phocas, L'embrouillage prend le dessus et devient une particularité propre de Jean Lorrain.

Lorrain a poussé la conception de l'art salvateur dans ses derniers retranchements, cela se perçoit à plusieurs niveaux. D'abord, il a insisté sur le double effet des objets artistiques dans le sens où il a muni toutes les oeuvres d'art d'un pouvoir nocif: la preuve en est que tous les moments de jouissance sont souvent gâchés par des troubles psychiques. La relativisation de l'art thérapeutique se saisit également dans le recours au personnage de Claudius Ethal. En fait, Lorrain incarne l'art dans la figure d' Ethal qu'on reconnaît au début comme étant le «sensuel et somptueux artiste»5 alors qu'on découvre par la suite qu'il est un psychopathe sadique : «l'horrible l'[Claudius Ethal] attire, la maladie aussi ; l'entorse morale et la misère physique, la détresse des âmes et des sens sont pour lui un champ d'expérience affolantes, grisantes, une source de joie»6. La mise en scène d'un peintre malade n'est pas gratuite, elle sert à montrer que l'art est plutôt la cause de la maladie psychique et sa contribution dans la guérison reste restreinte et faible. Contrairement à Huysmans et Gourmont, Lorrain veille à clore son roman sur un épisode lugubre: le duc de Fréneuse met fin à la vie de son pseudo-guérisseur. La mort de Claudius est d'une portée très emblématique: elle symbolise l'incapacité de l'art à guérir la névrose parce que cette dernière vainc le personnage et l'a amené à commettre un crime mais aussi la fin du peintre en elle-même connote la défaite de l'art contre la névrose.

L'art-cure finit par tourner au fiasco, les trois personnages n'ont pas pu se débarrasser de leur maladie psychique. Le duc des Esseintes renonce aux voies de l'art et de

1 Ibid. P.113

2 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95

3 Ibid.

4 Ibid. P.230

5 Jean LORRAIN, op.cit, P.98

6 Ibid.172

l'expérimentation et décide de reprendre une vie ordinaire, qui pourrait mieux couver sa névrose et son mal-être «des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.-- Dans deux jours, je serai à Paris»1. De même, Hubert n'a pas réussi à s'en sortir de ses labyrinthes psychiques, cela se saisit dans la prière: «Maître ! Songe à l'invincible dégoût que m'ont suggéré mes frères et soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions!»2. Le roman se clôt sur un état de désespoir et de désolation, ce qui laisse entendre l'échec complet de toutes les formes artistiques à remédier les tourments mentaux du héros. Le dénouement de Monsieur de Phocas demeure le plus représentatif au terme de la défaite de l'art dans la guérison de la névrose. En fait, le roman s'achève sur une hallucination «il n' y a pas à dire, j'ai eu cette nuit plus qu'une vision : un être inconnu, de l'invisible et de l'intangible, s'est manifesté.»3, Lorrain confronte son personnage à une figure irréelle pour souligner non seulement la puissance de la névrose mais aussi pour attirer l'attention sur l'avortement de l'expérience artistique thérapeutique.

42

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.249

2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311

3 Jean LORRAIN, op.cit, P.282

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Troisième Partie

L'intrigue ou la non-intrigue

I- Le schéma narratif

L'intrigue d'un récit est l'ensemble des faits et des évènements qui constituent un récit. Elle se définit aussi comme étant la combinaison des circonstances et des incidents qui forment le noeud même de l'action. Elle est généralement composée de péripéties et se pose comme une énigme dans l'histoire: elle provoque des émotions chez le lecteur, lui faire se pose des questions auxquelles il cherche à répondre au fur et à mesure de la progression narrative.

Les auteurs décadents remettent en question cette notion d'intrigue dans le sens où le roman décadent abandonne complètement le schéma narratif classique à savoir l'enchainement logique des actions : la situation initiale (le début du roman présentant les éléments nécessaires pour la mise en route du récit) ; l'élément déclencheur (c'est un élément perturbateur qui fait perdre l'équilibre de la situation initiale); les péripéties (les évènements provoqués par l'élément perturbateur couronnés par un point culminant, qui va exploser la tension des péripéties); le dénouement( les éléments de résolution qui conduisent à la situation finale) et la situation finale ( fin du récit).

1- La situation initiale

Les trois ouvrages en occurrence font voler en éclats le schéma narratif traditionnel dans le sens où les romans renoncent à une succession événementielle logique. Dans À Rebours, Huysmans a évité d'inaugurer son roman par une situation initiale de tranquillité, qui présente le cadre spatio-temporel et les personnages, il a souhaité entamer l'histoire par une notice chargée de noeuds non pas déclencheurs d'actions mais plutôt des noeuds psychologiques. La notice met en scène une enfance perturbée du héros : «sa famille se préoccupait peu de lui[...] l'enfant [était] abandonné à lui-même»1. D'emblée l'auteur semble donner beaucoup plus d'importance à la construction de son personnage qu'à la construction du roman lui-même. Le roman de Lorrain s'inscrit dans la même veine dans la mesure où le premier chapitre du roman s'ouvre sur la mention du nom du personnage «Monsieur de Phocas.». Citer le nom du personnage en premier temps laisse voir le primat

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P41

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accordé à ce dernier au détriment de tout autre constituant du roman. Mis à part cette mention du nom, Lorrain au lieu de présenter quelques éléments nécessaires à la mise en route de son récit, consacre les premières pages à esquisser le portrait du héros.

«M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts. Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet, l'arabesque [....] l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette élégance[...] il hanchait légèrement dans une pose pleine de grâce [...] ce visiteur curieux et indifférent[...]les yeux pris à l'incendie de la cravate par une énorme émeraude[...] la petite tête fine te glabre, toutes en méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle, une tête semblable à celles que l'on voit, signés Clouet ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois»'

Gourmont reste un peu distinct par rapport à Huysmans et Lorrain dans la mesure où son texte n'apparaît pas aussi anticonformiste. L'auteur commence son récit par une situation de tranquillité où il révèle le contexte spatial et les personnages: «sous les sombres sapins sexagénaires dont les branches s'alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à côte ils allaient»2. Ce conformisme n'est qu'un trompe l'oeil, Gourmont s'insurge contre les situations initiales conventionnelles, qui servent à dévoiler l'identité des personnages, il recourt à la cataphore «ils allaient [...] les joindre [...] l'un à l'autre[...] deux prédestinés[...] ils se connaissaient [...]ils se souvenaient de s'être entrevus [...]depuis huit jours que le château de Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de distinction»3. Gourmont veille à garder ses personnages dans l'anonymat et ne livre que l'information de leur maladie.

2- l'élément déclencheur

Dans un récit, l'élément perturbateur est un évènement, qui altère la situation initiale et qui engendre les péripéties. Il est souvent le deuxième élément d'un schéma narratif. Tout comme la situation initiale, Les auteurs décadents ont fait table-rase de ce constituant de base du schéma narratif. En effet, les trois textes partagent un seul élément catalyseur à savoir la maladie psychique. Désormais, la névrose coïncide avec le déclic événementiel.

Dans À Rebours, la maladie psychique surgit dans l'avant-propos: «le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans anémique et nerveux»4. Il est clair que, le récit semble plus centré sur la psychologie du personnage et moins sur les actions. Le héros ne va pas mener une bataille contre des personnages opposants mais bien contre lui-même plus particulièrement contre sa névrose. Dans la même optique, Sixtine fait apparaître la névrose dès le premier chapitre(les feuilles mortes): «depuis huit jours le château de Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de distinctions»5. Quoique la maladie demeure imprécise, elle se clarifiera davantage et se déterminera dans les chapitres qui suivent.

' Jean LORRAIN, op.cit, P.50

2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33

3 Ibid.

4 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.40

5 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33

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Dans l'oeuvre de Lorrain, l'annonce de la maladie psychique diffère des autres ouvrages dans la mesure où la névrose dans Monsieur de Phocas est délicatement suggérée: «les fantaisies du duc de Fréneuse ne se comptaient plus, elles avaient même un histoire légendaire. Mieux, le personnage, l'homme même avait une légende[...] un profond mystère, épaissi comme à plaisir enveloppait sa vie»1. Ce «profond mystère» n'est autre que son obsession pour les émeraudes. Il résulte que la névrose s'impose comme un dénominateur commun entre les trois ouvrages, elle dépasse sa simple conception de maladie psychique et devient le noeud même de l'intrigue. La névropathie est d'ores et déjà placée au coeur de la progression narrative: elle a joué un rôle important dans le développement des conflits intérieurs et la multiplication des expériences menées.

3- Les péripéties

Dans un récit, les péripéties désignent toutes les actions qui opèrent un changement de situation. L'ensemble des péripéties constitue l'intrigue et permet le glissement de la situation initiale à la situation finale. Elles représentent la troisième étape du schéma narratif.

Comme on a un pseudo-élément déclencheur, on aura également des pseudo-péripéties. En effet, les trois personnages maladifs ne s'inscrivent pas dans cette vague d'héroïsme dans le sens où ils sont hors d'accomplir des actions spectaculaires et extraordinaires, ils ne font pas preuve de performances physiques ni de qualités morales, mais se distinguent plutôt par leur perfection dans le mal. Dans son oeuvre, Huysmans est loin de raconter une histoire cohérente, il expose plutôt des fragments narratifs hétéroclites relatant des moments de crise de nerfs et retraçant les caprices de son antihéros.

«C'est enfin un roman qui progresse contre son genre, en perturbe les codes, déplaçant l'action romanesque puisqu'il ne «s'y passe rien» mais aussi celle du héros de roman, s'incarnant pleinement dans un antihéros [...] le texte n'instaure effectivement qu'une seule action, il ne s'agit rien de moins que celle de vivre, et de vivre seul»2

Les expressions de l'écrivaine Maylis de Kerangal confirment cette circularité creuse du roman huysmansien, la succession logique des actions n'est plus de mise. Le début du roman («plus de deux mois s'écoulèrent avant que des Esseintes pût s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay ; des achats de toute sorte l'obligeait à déambuler encore dans Paris, à battre la ville d'un bout à l'autre»3) et la fin (« des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. --Dans deux jours, je serai à Paris»4 )entrent en résonance. Au début, le duc des Esseintes apparaît dans l'obligation de rester quelques temps à Paris et à la fin il a dû revenir à Paris, si comme si l'histoire aboutissait à une fin plus au moins

1 Jean LORRAIN, op.cit, P.51

2 Daniel GROJNOWSKI, interview «pourquoi aimez-vous à rebours» avec Maylis Kerangal [ Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours, Paris, Flammarion,2004]

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.47

4 Ibid. P.249

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annoncée. Le roman se fait l'écho d'évènements joués d'avance et revient sur lui-même, Huysmans trace un parcours romanesque fermé et non progressif. À Rebours se transforme en un cercle vicieux, étouffant et infernal, il se résume entre ces deux extrêmes antinomiques: une ouverture salutaire et prometteuse et une fermeture infernale et stérile.

L'auteur se joue de la construction romanesque à la manière des crises nerveuses de son héros, qui reviennent, défont, refont et se répètent jusqu'à l'infini. L'incohérence du roman n'est que la métaphore de la perte psychique de Jean des Esseintes.

De la même manière, les péripéties dans l'oeuvre de Gourmont sont mises à rude épreuve. Bien que le roman expose une vaine histoire d'amour entre le héros et la veuve Sixtine, on n'assiste pas à une évolution de la trame narrative. En effet, cette amourette n'est qu'un prétexte, en vrai, l'intrigue est réduite à sa simple expression: l'antihéros. «Entragues, de son côté, fut au moment de confesser à la jeune femme [Sixtine]qu'elle aveuglait son imagination, mais il eût fallu dire en même temps l'origine, trop fantastique pour n'être pas futile, de cette blessure, et il craignit d'avoir l'air d' inventer une histoire»1. L'auteur ainsi que son personnage semblent «inventer une histoire» rien que pour exhiber l'intériorité d'un être névrosé. D'ailleurs, ce détournement se saisit bien dans le titre du roman même: l'intitulé Sixtine qui renvoie à un nom féminin laisse deviner une histoire d'amour et un roman rose alors que le sous -titre du roman («roman de la vie cérébrale») vient rectifier cette hypothèse. Le roman de Gourmont est plus une attention portée aux névrosés intellectuels et une tentative d'analyser leurs conflits psychiques qu'un traitement ordinaire et simple de la thématique de l'amour.

La forme circulaire de Sixtine se décèle à travers un effet de bouclage. En fait, dans le premier chapitre du roman on lit:

«on en ferait de quasi évangéliques paraboles. Si je ne suis pas mon propre juge, qui me jugera? et si je me déplais à moi-même, que m'importe de plaire à autrui ! [....] nous sommes libres! Libres, mais seuls, seuls dans l'effroyable solitude où nous naissons, où nous vivons, où nous mourrons»2.

Puis au dernier chapitre, on constate que Hubert reprend le même discours élogieux de la solitude muni de la même dimension religieuse: «j'aime déjà beaucoup la grâce de tes saints, car ils furent seuls, délicieusement seuls : «... Souvent, ô mon seigneur, je considère que si quelque chose peut faire supporter la vie[...] c'est la solitude»3. Cette reprise des mêmes notations semble anéantir toute notion d'évènementiel: aucun changement n'a été opéré entre le début et la fin, aucune conscience nouvelle n'a surgi.

La circularité de l'ouvrage de Gourmont correspond à l'enfermement de Hubert dans un monde dépourvu de sens: «les trains ont un but ; la vie n'en a pas [...] l'originalité de la vie de n'en a pas avoir, de but . Parfois je lui trouve, ainsi qu'à une vieille dentelle, le charme

1 Remy de GOURMONT, op.cit. P.34

2 Ibid. P.38-39

3 Ibid. P.311

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même de l'inutilité»1. Il appert que, le vide existentiel du personnage affecte la structure même de l'oeuvre dans le sens où Sixtine se fait à l'image du cercle infernal qui enveloppe Hubert.

Dans Monsieur de Phocas, les péripéties ne sont pas complètement absentes. Il est évident que le roman de Lorrain, à l'instar des deux autres ouvrages, se caractérise par une linéarité événementielle: le récit fait un effet de zoom sur la figure du duc de Fréneuse. Cependant, Lorrain rompt plus au moins avec cette constance du récit par le biais de la figure de Claudius. Le personnage du peintre anglais apparaît à la fin du chapitre VII ( L'effroi du masque): «un autre homme a la même obsession que moi, un autre homme a la hantise des masques[...] cet homme est un grand peintre, un artiste anglais connu de toute l'Europe[...] : Claudius Ethal»2. L'insinuation de ce personnage participe en partie à élaborer l'arc narratif. En effet, dans les six premiers chapitres, Lorrain s'attarde à décrire méticuleusement l'obsession de son personnage ainsi que ses tourments psychiques. La forme circulaire de ces premiers chapitres se perçoit dans leur aptitude à se résumer en un seul : Lorrain ne fait que réitérer ce que c'était déjà dit dès la première section. Par contre, lorsque Claudius émerge, la linéarité cède la place aux actions, néanmoins ces dernières demeurent extrêmement restreintes surtout que dans la globalité du texte on qu'une seule action remarquable: le meurtre.

4- Le dénouement

Le dénouement est l'ensemble des éléments de résolution, qui mettent un terme aux actions et conduisent à la situation finale. En tant que quatrième étape du schéma narratif, il prépare à la dernière réponse( la fin) à cette série de questions dans lesquelles se traduit tout l'intérêt d'une lecture.

Cette avant-dernière étape du schéma narratif est présente dans les trois ouvrages sans exception. Bien que les trois textes partagent le même noeud ( la névrose), toutefois les dénouements étaient tout à fait distincts. Pour sa part, Huysmans opte pour un dénouement tragique dans le sens où la névropathie de son héros atteint son paroxysme:

«la maladie reprit sa marche ; des phénomènes inconnus l'escortèrent. Après les cauchemars, les hallucinations de l'odorat, les troubles de la vue, la toux rêche, réglée de même qu'une horloge, les bruits des artères et du coeur et les suées froides, surgirent les illusions de l'ouïe[...] Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitement des murmures d'eau, des vols de guêpes, puis ses bruits se fondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d'un tour»3

L'avant-dernier chapitre (XV) marque une détérioration de l'état physique et psychique du héros, qui laisse présager une fin funeste. Le dénouement choisi corrobore la linéarité du

1 Ibid. P.46

2 Jean LORRAIN, op.cit, P.95

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.229

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récit puisqu'il n'apporte pas un élément de surprise: on s'attend que l'abus des expérimentations mène le personnage à sa perte.

Le dénouement dans l'ouvrage de Gourmont correspond à la phase de séparation des deux amoureux. En effet, l'avant-dernier chapitre consiste en une lettre d'adieu de Sixtine «Adieu.[...]comment je suis partie ? Ah! ne me le demandez pas, je ne le sais plus, --mais c'est irrévocable»1. Le dénouement, à l'image de celui d'À Rebours, s'avère fortement poignant, ce choix n'est pas gratuit dans le sens où cet amour raté serait la métaphore de l'impossible aboutissement de l'intrigue. Pareillement à L'ouvrage huysmansien, l'affliction régnante sur le dénouement vise à renforcer d'autant plus le cercle vertigineux du roman.

Le dénouement dans Monsieur de Phocas est le plus funeste dans le sens où il coïncide avec le meurtre. Lorrain choisit d'intensifier la tension dramatique dans l'avant-dernier chapitre ( XXXIV Le meurtre)«je me levai, dressé[...]je heurtai le chaton de ses bagues à l'émail de ses dents, et j'y brisai en trois coups l'émeraude vénéneuse»2. Le dénouement est le moment le plus fort dans l'oeuvre de Lorrain dans la mesure où le héros passe pour la première fois à l'action. Tout le long du texte, le duc de Fréneuse mène une vie passive: doublement soumis, il a dû endurer les pénibles moments des crises nerveuses et obéir en même temps les instructions du Claudius Ethal. Lorrain conclut de libérer son personnage et de rompre avec sa passivité même si sa liberté coûtait un meurtre.

5-La situation finale

Dans un récit, la situation finale rime avec la clôture du roman. Elle est la cinquième et la dernière étape d'un schéma narratif.

Les trois oeuvres décadentes mettent en scène une situation de repos et de retour à la normale. Huysmans tranche pour une fin extrêmement chargée de sens dans la mesure où elle marque un état de résignation: «des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. -- Dans deux jours je serai à Paris»3 et débouche sur un clin d'espoir incarné dans la dernière prière «Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n'éclairaient plus les consolants fanaux du vieil espoir»4. Le retour à Paris souligne la rupture avec le monde des illusions «[la] thébaïde raffinée [...] [et] [le] désert confortable»5 cessent d'assouvir les caprices de des Esseintes, Huysmans met son héros sur les voies de l'intégration sociale. Quant à la dernière expression "religieuse", elle peut se lire comme suit: l'image de l'écrivain converti apparaît dans celle de son personnage. D'ailleurs Huysmans, tout en prenant l'initiative de commenter son livre vingt-ans après (en 1903), confirme cette hypothèse. À ce propos il déclare« Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair, Barbey d'Aurevilly [...] il

1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.302-303

2 Jean LORRAIN, op.cit, P275

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.249

4 Ibid.

5 Ibid. P.44

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écrivit: «après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix» c'est fait»1. À Rebours «ce livre fut une amorce de mon oeuvre catholique qui s'y trouve, toute entière en germe»2.

La fin de Sixtine est placée sous le sceau du repos et de la détente, ce qui se saisit d'ailleurs dans l'intitulé du dernier chapitre, «Le repos final». Cette fin est assez inquiétante : le lecteur ne peut pas trancher s'il s'agit d'une fin euphorique ou décevante: «En te perdant, Sixtine, je me suis retrouvé[...] je n'ai pour moi nul amour. Un peu de haine plutôt, quand je franchis l'indifférence, car je sens que je ne suis qu'un mauvais instrument aux mains d'un Maître inconnu et transcendant»3. Cette fin, si on s'autorise une telle qualification, est une fin équilibrée dans le sens où l'auteur a choisi plutôt de mettre en oeuvre un héros stoïque qu'un héros faible et douillet. Ce choix n'est pas anodin, Gourmont cherche à refléter sa propre histoire derrière celle de Hubert: Gourmont transpose sa victoire sur la déception amoureuse à savoir son amour raté avec Berthe de Courrière.

La situation finale de l'oeuvre de Gourmont s'apparente à celle d'À Rebours dans le sens où on retrouve la même dimension religieuse, qui règne sur les dernières phrases du roman:

« si la vie m'échappe, la transcendance m'appartient [...] Maître! Songe à l'invincible dégoût que m'ont suggéré mes frères et soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions !... Ô Seigneur des mornes bleus où les chimères broutent des étoiles et je serai capable d'un certain dévouement»4

Ces invocations entrent en résonance avec le dernier énoncé de des Esseintes. Loin de la conversion et de la religion, Gourmont cherchait plutôt rendre hommage à son prédécesseur Huysmans, qui l'a déjà glorifié à maintes occasions dans l'ouvrage.

Contrairement aux deux autres écrivains, Lorrain opte pour une fin tout à fait originale. En fait, le dernier chapitre( la déesse) marque un triomphe du personnage: «le meurtre d'Ethal m'a libéré, éclairé»5. L'exultation du duc de Fréneuse apparaît étrange: au lieu d'avouer son crime, le duc de Fréneuse se réjouit d'avoir mis fin à la vie du peintre anglais et ne se considère même pas coupable « Et moi le meurtrier, le seul auteur du crime, je ne serai même pas inquiété[...] j'aurais avoué, j'aurais crié hautement mon acte : mon acte qui est justice, puisqu'il n'est pas puni. Je suis un justicier»6. L'oeuvre de Lorrain représente un cercle vicieux à l'exception des deux derniers chapitres, qui viennent tout compenser: l'auteur semble condenser l'ensemble de son récit dans la fin du roman. Tous les éléments nécessaires à l'intrigue se resserrent et se concentrent dans les dernières pages du roman.

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]

2 Ibid.

3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311

4 Ibid.

5 Jean LORRAIN, op.cit, P.282

6 Ibid. P.277

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L'originalité de la situation finale de l'oeuvre de Lorrain puise aussi dans son aspect onirique et fabuleux. Le roman se clôt sur une nouvelle hallucination: «un être inconnu, de l'invisible; de l'intangible, s'est manifesté [...]je ne dormais pas [...]un secret pressentiment me disait que cette nudité léthargique possédait l'énigme de ma guérison [...] Et ces mots frémirent à mon oreille : «Astarté, Acté, Alexanderie»1. Il appert que la névrose a tant influencé le duc de Fréneuse plus que les autres héros dans le sens où cette dernière hallucination illustre bien l'échec de sa guérison. Lorrain confère à son personnage un statut fixe dès le début jusqu'à la fin du roman: le névrosé inguérissable.

La fin de Monsieur de Phocas reste distincte en comparaison avec les autres ouvrages. En fait, il s'agit d'une fin ouverte, qui laisse deviner un nouveau recommencement de l'intrigue. La dernière crise de nerfs et le départ vers l'Egypte «--je pars demain pour l'Egypte»2 peuvent suggérer une nouvelle quête de la transparence glauque, surtout que le duc de Fréneuse était toujours en voyage vers l'Orient à la poursuite de son obsession.

II- Une structure atypique

Dans la littérature décadente, les formes cohérentes et traditionnelles du récit sont battues en brèches dans le sens où des nouvelles formes subversives surgissent et remettent en question l'ordre établi.

D'habitude, le roman est constitué des actions qui s'organisent en une intrigue. Cette intrigue est composée de séquences c'est à dire de passages, qui forment une unité sur le plan du temps, du lieu, des actions et des personnages. Cependant, Huysmans dans son oeuvre fait table rase de cette structure-type. D'ailleurs, il allait souligner son envie d'inventer des choses nouvelles et hardies dans sa préface de 1903 :

« il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait comprendre ; d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les fenêtres, de fuir un milieu ou j'étouffais ; puis le désir qui m'appréhendait de se secouer les préjugés, de briser les limites du roman[....] faire à tout prix du neuf»3.

Pour «faire[...] du neuf»4, l'auteur a décomposé son récit en une suite d'épisodes, qui se présentent comme autant de micro-récits. En effet, Les chapitres d' À rebours se présentent plutôt comme des épisodes autonomes qu'un enchaînement événementiel. À titre d'exemple les chapitres IV et V ne forment, en aucun cas, une suite logique des actions successives. Huysmans consacre le chapitre IV à la dénaturation de la tortue et l'épisode de sa mort:

1 Ibid. P.282-283

2 Ibid. P.283

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]

4 Ibid.

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«Cette tortue était une fantaisie venue à des Esseintes [...] Il se détermina, en conséquence à faire glacer d'or la cuirasse de sa tortue[...]il ne serait vraiment complet qu'après qu'il aurait été incrusté de pierres rares[...] Elle était morte[...] elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui imposait»1

Alors qu'il passe dans le chapitre VI, sans aucun lien logique apparent, à une description minutieuse des tableaux de Gustave Moreau :

«Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il avait rêvée[...]Quoi qu'il en fût, une irrésistible fascination se dégageait de cette toile mais l'aquarelle intitulée L'Apparition était peut-être plus inquiétante encore2»

Il appert que Huysmans renonce à la connexion des faits et tranche pour l'assemblage d'un pluriel diégétique: les chapitres peuvent s'interpréter comme des anecdotes indépendantes les unes des autres.

L'absence de connexion et d'harmonie entre les différents chapitres renforce davantage l'image du cercle vide : l'intrigue est décousue: «on connaît l'organisation de cet étonnant livre axé sur un seul personnage, «sans péripétie, ni dénouement» au delà des souhaits de Zola lui-même».3

La volonté de rompre avec un récit homogène et organisé se saisit dans l'alternance entre les moments présents et le passé. En effet, les histoires vécues et le présent se heurtent. Ainsi, pour nous en tenir à quelques exemples : l'anecdote de l'enfance racontée dans la notice ou celle des expériences de débauche( chapitre VII) appartiennent au passé et s'entremêlent avec d'autres qui sont de l'ordre du présent, tel le chapitre IV ( l'épisode de la tortue).

Cet enchevêtrement entrave toute possibilité de composer un récit en bonne et due forme. Le refus de la construction d'une histoire est extrêmement apparent dans le texte de 1884 dans le sens où Huysmans veille à intégrer des ruptures au sein même de la narration. Ces ruptures représentent souvent des sortes d'exposés, elles interviennent à maintes reprises dans le roman. On cite parmi ces chapitres fortement déconcertants ceux qui portent sur la littérature latine de la décadence (chap. III), sur l'analyse des tableaux de peinture, qui ornent le logis du héros (chap. V), sur la littérature catholique(chap.XII), contemporaine (chap. XIV) ou encore sur la musique (chap. XV). Ces chapitres envahissent le roman et prennent une place beaucoup plus importante que les chapitres portant sur le personnage lui-même à l'exemple de la notice ou encore les chapitres I, II, VI.

Ces chapitres d'exposés, tout en traitant des sujets divers et autonomes les uns par rapport aux autres, débouchent sur d'autres perspectives voire même sur d'autres romans de l'auteur. Dans sa préface, Huysmans admet que son livre ne forme pas une unité

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.78-80

2 Ibid. p. 91-95

3 François LIVI, op.cit, p.40 [«sans péripéties, ni dénouement» Zola avait utilisé cette formule dans son article sur les soeurs Vatard (le Voltaire, 4-III-1879), repris l'année suivante dans Le Roman expérimental

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inséparable mais s'agit plutôt d'un livre plein de livres «Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture[d'À Rebours], c'est ceci : tous les romans que j'ai écrits depuis À Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont, en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent»1. Huysmans donne également un exemple concret de cet enfantement dont il a parlé «Le chapitre sur la littérature latine de la décadence je l'ai sinon développé, au moins plus approfondi, en traitant de la liturgie dans En Route et dans L'Oblat»2

Pour altérer le fonctionnement ordinaire de l'intrigue, Huysmans recourt à une technique de "tire-fil". Dans les quelques chapitres consacrés aux aventures du héros, Huysmans veille à multiplier des faits divers et tient à garder ce pêle-mêle déroutant. L'exemple du chapitre X illustre parfaitement l'idée: au début du passage des Esseintes mène une réflexion sur les parfums :

«Aussi à l'exception de l'inimitable jasmin, qui n'accepte aucune contrefaçon[...] toutes les fleurs sont exactement représentées par des alliances d'alcoolats[...]peu à peu les arcanes de cet art [la parfumerie], le plus négligé de tous s'étaient ouverts devant des Esseintes, qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature»3

Sous l'emprise des odeurs, des Esseintes évoque le souvenir d'une maîtresse :

«Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté sur les instances d'une maîtresse qui se pâmait sous l'influence de certains aromates et de certains baumes, une femme détraquée et nerveuse [...] Il rumina ces souvenirs [...] cette scène déjà lointaine se présenta subitement, avec une vivacité singulière»4

Tout après, des Esseintes passe à la récitation d'un poème en prose qu'il avait rédigé, «l'antienne de pantin». À la fin du chapitre, le personnage rentre dans un moment de tranquillité« il ouvrit la croisée de la fenêtre toute large, heureux de prendre un bain d'air»5. Huysmans, tout en tirant le fil du sujet précédent, opère un glissement subtil vers de nouveaux sujets tout à fait différents. Il résulte que l'auteur d'À Rebours voulait à tout prix esquiver un récit répondant aux normes naturalistes: «En ce sens le roman tel qu'il le [Zola] concevait, me semblait moribond, usé par les redites, sans intérêt [...] Moi, c'était cela qui me frappait surtout à cette époque, supprimer l'intrigue traditionnelle»6. Pour réaliser ce voeu, Huysmans utilise le collage, qui permet de superposer plusieurs éléments difficiles à déterminer un à un.

La nouvelle forme d'À Rebours se saisit également dans son aptitude à embrasser différentes natures littéraires : le récit à la troisième personne (la notice, le chap. I, II, ...), la critique (une critique d'art : chap. III, V), le monologue (chap.XVI), la satire (une satire de la

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]

2 Ibid.

3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.147

4 Ibid. P.154

5 Ibid. P.156

6 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]

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littérature contemporaine chap. XIV), le poème en prose (l'antienne de Pantin: chap. X). Un tel amalgame met en scène une nouvelle manière d'écrire, qui trompe les attentes du lecteur et pousse l'intrigue à ses limites. À Rebours, est loin d'être un récit figé avec une intrigue fixe et claire, il est plutôt un récit dynamique : traitement simultané de plusieurs sujets. Le livre de 1884 s'avère être une suite de lambeaux cousus.

Sixtine s'inscrit dans la même veine que l'oeuvre de Huysmans , Gourmont tient à ne pas raconter d'une manière linéaire. En fait, l'auteur privilégie plutôt une expression tout à fait neuve et originale c'est pour cela qu'il va pousser l'intrigue dans ses derniers retranchements. Gourmont met en scène une forme révolutionnaire et inaccoutumée, cela se décèle d'abord dans l'enchevêtrement entre le roman de Gourmont et le roman du personnage. L'Adorant s'agit d'une création romanesque de Hubert d'Entragues, c'est un roman enchâssé dans le roman principal de Gourmont. Ce récit dérivé ( L'Adorant) se compose de six chapitres qui s'alternent avec les chapitres du récit capital (Sixtine).

L'intégration d'un récit supplémentaire trouble la fluidité et la chronologie de l'intrigue première et fait preuve d'une volonté de rompre avec la cohérence des récits traditionnels.

L'intrigue n'est pas seulement brouillée par le simple fait de l'alternance mais s'affecte aussi par la disposition irrégulière des chapitres du second récit. En effet, le premier chapitre de L'Adorant vient après la succession de onze chapitres du récit premier (Sixtine), le deuxième intervient juste après quatre chapitres de Sixtine, le troisième succède cinq chapitres (Sixtine), le quatrième survient juste après deux chapitres, le cinquième intercède après huit chapitres et le sixième s'entremet entre Colère (titre du chap. XXXVI de Sixtine) et les trois derniers chapitres du roman principal. L'agencement chaotique et désordonné des chapitres décontenance d'autant plus le lecteur et affecte la ténacité du fil narratif.

Gourmont ne se limite pas seulement à enchevêtrer les deux romans mais n'hésite pas également à les confondre à maintes occasions. Dans Colère ( le chap. XXXVI de Sixtine) les deux personnages à savoir le personnage de Gourmont: Hubert et le personnage de Hubert: Guido, fusionnent «mon amour déjà se parallélisait, incarné dans Guido della Preda. [...] Sixtine, vous avez un assassinat sur la conscience( cela fera deux), car si je n'en meurs pas c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie ....oui il faut qu'il meure à ma place»1. Ce brouillage entre les deux figures de Hubert et de Guido, se saisit aussi bien dans L'ivresse, le XXXII chapitre de Sixtine « Il fallait l[Sixtine]'aimer de loin, comme Guido aime sa madone»2. Dans ce pêle-mêle, le lecteur ne peut plus discerner les limites de chaque intrigue et finit par perdre le fil c'est à dire qu'il ne parvient plus à comprendre la situation complexe.

1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.290

2 Ibid. P.262

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Cette confusion n'est pas anodine, elle vise à dénier la causalité: un événement n'en implique pas forcément un autre, selon une règle. L'absence de causalité entrave l'enchaînement logique des évènements, ce qui renforce automatiquement la forme circulaire du roman.

Gourmont accorde une importance extrême au style, qui s'impose comme un prolongement des tendances du roman huysmansien. Son oeuvre se présente comme une révolution formelle :

«L'oeuvre de Gourmont peut être lue comme une vaste expérimentation formelle[...] Gourmont rejette les codes et les règles des genres traditionnels sur un mode souvent ludique. Ses romans[...] se construisent d'une part sur une distanciation constante des éléments propres au genre, et d'autre part sur un mélange des genres : critique, poésie, dialogues et narration se mêlent pour constituer des formes hybrides dont la dominante n'est pas toujours évidente»1

Dans Sixtine, c'est plutôt le mélange des genres qui prime, l'oeuvre gourmontienne parachève sa destruction du romanesque à travers un rassemblement capricieux de plusieurs genres littéraires. En effet, le récit s'ouvre sur une narration à la troisième personne «Ils allaient[..]Ils se connaissaient[...]Ils se souvenaient»2. La poésie occupe une place primordiale dans le texte gourmontien dans la mesure où elle est éparpillée à tort et à travers dans le roman. La poésie est présente sous toutes ses formes : disposition strophique et vers libres Martèlent le roman dès le début jusqu'à la fin ( chap. III, VI, X, XII, XV, XVI, XVII, XVIII, XXI..).

Dans la même logique de rompre avec la linéarité du récit , Gourmont recourt à un jeu d'insertion. En fait, il va intégrer dans son texte un conte intitulé : Marcelle et Marceline, conte dans le genre de «Cendrillon» mais plus moderne. «Il y avait une fois un gentilhomme qui se remaria avec une femme du plu mauvais coeur [...] Il en a une fille qui ressemblait à sa mère [...] [qui] profitait pour faire mille misère à sa soeur. L'une s'appelait Marcelle et l'autre Marceline»3.

Ce jeu d'insertion apparaît sans limites, il s'étale davantage avec l'insertion du journal intime de Hubert (Chap. Suite des notes de voyage: La lune pâle et verte).

«Château de Rabodanges, en la chambre au portrait, 12 septembre. --Je suis reçu à mon arrivée Henri de Fortier» «13 septembre, le matin. - J'ai rêvé de ce portrait et je le cherche à tous les coins», «14 septembre, le matin --J'ai vu le portrait», « 15 septembre le matin. --Je me suis réveillé vers la même heure», «15 septembre, le soir. --La comtesse, tantôt, sur les bords de l'Orne, m'interpelle»4

Rien que pour gêner l'évolution logique des évènements, l'auteur met en scène une suite de passages hétéroclites, présentant les actions, les réflexions et les sentiments de son

1 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN, Modernité de Remy de Gourmont : Actes du colloque tenus à l'université de Caen(14-15 novembre2008), Caen, presses universitaires de Caen, 2010, p.65

2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.33

3 Ibid. p.71

4 Ibid. p.58

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personnage. Ces actions quotidiennes représentent une sorte de déviation dans le récit, qui sert à interrompre l'intrigue principale.

Hormis les différents genres qu'on a cités-dessus, l'oeuvre gourmontienne comporte des critiques littéraires. À l'image de l'ouvrage huysmansien, Sixtine expose et aborde des sujets littéraires «Sixtine est un roman sur la littérature [...] Remy de Gourmont emprunte en effet à tous les genres, une construction narrative d'une grande modernité»1 selon les expressions de Vincent Gogibu. L'auteur se pose en maître et expose ses leçons sur la littérature et sur l'art de fabriquer des livres romanesques:

«Alors le roman sera conquis: une nouvelle forme d'analyse aura été démontrée. L'identité de caractère s'affirmera par ses contradictions mêmes et quelque chose de hégélien relèvera la morne simplicité des ordinaires créatures drapées dans la rigidité d'un style matériel. Le roman des coeurs, le roman des âmes, le roman des corps, le roman de toutes les sensibilités : --après cela il fallait le roman des esprits.»2

Dans ce roman de bric-à-brac, la cohérence et la connexion cèdent libre-cour à un effet de catalogue. Le lecteur, tout en feuilletant l'ouvrage gourmontien, trouve une grande variété de sujets. Il appert que Gourmont le journaliste prête sa plume à Gourmont l'écrivain.

«cette théorie particulière de la littérature [...] s'associe à une pratique propre à l'époque : l'écriture dans les périodiques, petites revues ou journaux[...]La «petite revue»[...] se présente comme un espace privilégié d'expérimentations formelles, notamment par le mélange des genres et des formes qui oscillent entre journalisme et littérature[...]or on observe dans beaucoup de revues de la fin du XIXe siècle une contamination d'une partie à l'autre notamment dans le Mercure de France où écrit principalement Gourmont»3.

Si nombre d'hommes et femmes de lettres de la fin du XIXème siècle firent du journalisme un lieu d'expression privilégié, Remy de Gourmont était parmi ceux, qui étaient à la charnière de ces deux domaines assez proches: littérature et journalisme. Critique et journaliste dans le Mercure de France, l'écrivain de Sixtine a plaqué le style du journal sur son oeuvre littéraire. Il résulte que la discontinuité et les ruptures narratives dans Sixtine trouvent leur origine dans un style proprement journalistique.

Toujours sur les pas de ses prédécesseurs, Jean Lorrain s'est aussi évertué à dissoudre son récit: «Les récits de Lorrain s'écartent d'une telle tradition narrative pour s'orienter vers une autre esthétique»4. Dans Monsieur de Phocas, Lorrain repense et remet en cause la structure narrative du roman traditionnel dans le sens où il va établir une nouvelle esthétique «déliquescente», qui serait apte à la fois de communiquer la fragilité psychique de son personnage et de traduire la frustration de toute une génération écoeurée.

1 Vincent GOGIBU, préface de Sixtine, texte établi par Christian BUAT, Paris, Flammarion,2016

2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.264

3 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN, op.cit, P65

4 José SANTOS, l'art du récit court chez Jean Lorrain, Paris, Nizet,1995

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Pour esquiver aux conventions littéraires classiques, Lorrain tranche pour une forme ostentatoire er révolutionnaire. D'abord, il est utile de signaler que la déconstruction romanesque chez Lorrain se cristallise dans la brièveté du roman. En comparaison avec Sixtine, qui est un roman extrêmement volumineux, Monsieur de Phocas est un récit concis. La concision est un terrain propice à une intrigue dépouillée et sèche, Lorrain veille à instaurer une forme laconique, qui viserait à tour de rôle un contenu lacunaire.

La déconstruction romanesque chez Lorrain n'est pas réduite au simple fait d'abréviation, elle se saisit aussi bien dans la forme atypique et inaccoutumée du roman. Monsieur de Phocas « est composé sous forme de journal, manuscrit laissé à l'auteur-narrateur par le duc de Fréneuse alias de Monsieur de Phocas avant son départ définitif vers l'Egypte»1. Sur le modèle d'un journal personnel, le roman de Lorrain présente un texte rédigé d'une façon intermittente, exposant le quotidien du héros: ses actions, ses réflexions, ses sentiments. Le texte est martelé par les dates transcrites comme suit«8 avril 1891»2, ces indications temporelles émergent à la moitié du deuxième chapitre «Le manuscrit», c'est à dire au moment où la voix narrative cède sa place au manuscrit ( à la voix du personnage)«je me décidai, un soir, à lire les pages confiées [...] Je les transcris telles quelles dans le désordre incohérent des dates, mais en en supprimant, néanmoins, quelques-unes d'une écriture trop hardie pour pouvoir être imprimées»3. La forme épisodique et discontinue du journal intime convient parfaitement au projet de Lorrain, qui cherche à briser l'unité du récit. La succession des dates rompt avec l'enchaînement et empêche les évènements de se suivre dans un ordre logique « [...] Monsieur de Phocas est [...] le roman de fragmentation»4.

La technique du morcellement ne se borne pas à la structure fractionnée du journal, elle se repère aussi dans les récits enchâssés. En effet, Lorrain ôte à l'intrigue toute possibilité de se tenir dans le sens où maintes scènes submergent au sein même des épisodes quotidiens. L'exemple du chapitre «Le sphinx» illustre parfaitement l'idée: on lègue la parole à Claudius Ethal pour conter l'aventure du voyage en bateau sur le Nil.

«nous descendions le Nil [...]c'était une forme jeune et svelte vêtue, comme les âniers des fellahs d'une mince gandoura bleue[...] La gandoura s'ouvrit sur une poitrine plate [...] mais au cou saignait, comme une large entaille [...]Épouvanté[...] quand le lendemain, je racontai mon aventure, il me fut répondu par le drogman, que ce devait être quelque ânier fellah égorgé par les bandits arabes»5

Ce récit emboîté sert à hacher davantage l'intrigue et à dérouter le bon sens des évènements. Dans Monsieur de Phocas, les récits dans le récit sont de rigueur, Lorrain pousse cette méthode jusqu'à ses limites dans le sens où l'auteur, à côté des petits «contes» (le sphinx), introduit d'autres récits inachevés. Dans «Autre piste» et plus précisément à l'épisode, qui correspond au «20 novembre 1898», Claudius annonce qu'il connaît une

1 Ibid. P.47

2 Jean LORRAIN, op.cit, p.60

3 Ibid.

4 José SANTOS, op.cit, p.48

5 Jean LORRAIN, op.cit, p.174-175

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«fâcheuse histoire» au sujet de Sir Thomas, alors que le lecteur s'attend à apprendre la nouvelle de cette histoire, le personnage (Claudius) s'abstient à ne pas la dévoiler.

«Sir Thomas Welcôme a eu jadis, à Londres, une assez fâcheuse histoire [...]Maintenant que votre décision est prise, je puis vous apprendre ce qu'on appelle, à Londres, la malheureuse aventure de Sir Welcôme [...] -- Et l'histoire de Thomas, la malheureuse aventure de Sir Welcôme, comme vous dites à Londres? [...] Inutile d'insister je ne vous dirai rien [...] Rien Harry Moore vous expliquera» 1

Lorrain use de détours et de faux-fuyants pour éviter de donner une réponse nette et ne veut pas assouvir la curiosité de ses lecteurs. Ce jeu de tension narrative et de détours ne rentre plus dans la logique du suspens parce que quand il vient le moment propice à combler les attentes des lecteurs, il ne se passe rien.

Le «25 novembre.--[...]puis l'affreux une heure-à-deux dans ce bar anglais, avec ce géant apoplectique d'Harry Moore, et ses ignobles révélations sur Thomas Welcôme ... Sir Thomas Welcôme ! un des seuls êtres qui m'aient marqué un peu de sympathie, la seule âme, en vérité vers laquelle je me sois senti attiré» 2

Le personnage d'Harry Moore qui est censé dénuder le mystère de «l'histoire fâcheuse» au sujet de Sir Thomas, ne livre qu'une simple opinion appréciative extrêmement brève, inapte d'étancher la soif des lecteurs. L'inaboutissement de cette anecdote marque la circularité de l'oeuvre de 1901. L'effet de chute s'avère fort significatif de l'image vertigineuse que revêt non seulement cette anecdote mais le roman tout entier. Le roman de Lorrain est à l'image d'un gouffre vertigineux : récits emboîtés, anecdotes incomplètes, intrigue inaboutie. L'idée du cercle vicieux tient aussi des propos répétitifs, Lorrain a tendance à se répéter et à ressasser les mêmes éléments. On cite à ce propos l'exemple des personnages qui semble le plus pertinent: Lorrain intentionne mettre en scène des personnages presque identiques.

«[...]les chapitres du roman se renvoient comme autant de miroirs l'identité des protagonistes, qui tiennent tous les trois [Le duc de Fréneuse, Claudius Ethal et Thomas Welcôme] à peu près le même discours, pensent dans la même ligne, sont sujets aux mêmes obsessions et partagent les mêmes désirs, ceux des fameux yeux verts, fascinants objets vus dans certaines oeuvres d'art, introuvables dans la réalité»3

Les répétitions dans le texte de Lorrain ne relèvent pas d'un manque de talent de la part de l'auteur, tout au contraire, les répétitions apparaissent plutôt, en tant que mécanisme réflexif et intentionnel. Lorrain conçoit les répétitions comme un procédé, capable de rompre avec la linéarité de l'écriture et de la lecture.

La déconstruction romanesque dans l'oeuvre de Lorrain passe même par la façon de raconter. En fait, Lorrain inverse l'ordre logique des situations dans le sens où son roman débute par sa fin.

1 Ibid. p.187-188

2 Ibid. p.189

3 José SANTOS, op.cit, p.48

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«D'abord, excusez-moi, monsieur, de me présenter chez vous sous un faux nom ; ce nom est maintenant le mien. Le duc de Fréneuse est mort et il n'y a plus que M. de Phocas. D'ailleurs, je suis à la veille de partir pour une longue absence, de m'exiler de France peut-être pour toujours, et cette journée est la dernière qui me reste». 1

Le chapitre I du roman «Le Legs » devrait logiquement se placer à la fin: Lorrain chamboule le système de classement chronologique. D'habitude, les auteurs veillent à établir des repères temporels afin que le récit soit structuré et facile à suivre, ce qui n'est pas le cas dans l'oeuvre de Lorrain. Dans cette occurrence, l'auteur tranche plutôt pour une sorte d'un retour en arrière ou ce qu'on appelle le récit analeptique, quoi que l'analepse se différencie un peu. En effet, le texte de Lorrain peut s'interpréter comme étant une analepse puisqu'à l'exception du premier chapitre, l'intégralité du roman relate des évènements passés. Cependant, il reste tout de même distinct des récits analeptiques puisqu'il est loin d'être une biographie rétrospective, il est simplement le copier-coller d'un journal intime. Lorrain se joue de la chronologie de son roman pour dérouter d'autant plus le sens de l'intrigue. L'ordre chronologique mis à mal, met en avant un texte sans structure, constitué de notes non liées. Il résulte que Lorrain, veut à toute force délier son roman de tout souci de cohérence: il privilégie l'antéchronologie au détriment de tout ordre temporel et renonce à l'histoire au profit des fragments narratifs, qui ne pourraient en aucun cas s'inscrire dans un projet global de récit.

Pour battre en brèche la cohérence de son récit, Lorrain recourt aussi à d'autres procédés littéraires assez pertinents. Dans Monsieur de Phocas, on voit s'incorporer d'autres créations littéraires de Lorrain, l'auteur n'hésite pas à exploiter des anciens passages tout faits.

«Jean Lorrain pratique en tout premier lieu une écriture qui fait la part belle de l'intratextualité. On peut citer en exemple sa description des Trois Fiancées de Toorop [ P.113], extraite telle quelle d'une de ses chroniques datées de 1896. Le romancier ne prend presque jamais la peine d'améliorer les fragments de texte sélectionnés au moment de leur transposition [...] : Jean Lorrain recompose plus qu'il ne réécrit»2.

La déconstruction romanesque atteint son paroxysme avec l'insertion des passages tout faits. Le roman de Lorrain n'est qu'un fruit d'un jeu de collection et de recomposition aléatoire: l'intrigue n'est pas seulement décousue mais quasiment absente. Lorrain avait l'habitude de recourir à cette technique d'intratextualité, qui s'adapte à une forme d'écriture révolutionnaire et moderne. À ce propos il déclare dans une lettre à sa mère « Garde ma lettre, elle me servira, comme impression plus tard».3

1 Jean LORRAIN, op.cit, P.53

2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur de Phocas, [Jean Lorrain, Monsieur de Phocas ,Paris, Flammarion, 2001, P.287]

3 Ibid.[Jean Lorrain «lettre à sa mère»[1898?], Venise, préface d'Éric Walbecq, la Bibliothèque, «l'écrivain voyageur»,1997,P.61

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Tout comme l'intratextualité, l'intertextualité est aussi de rigueur dans Monsieur de Phocas. Toujours dans la même veine de rompre avec l'unité du récit, l'auteur de l'oeuvre de 1901 prolifère les allusions et les références. Le primat de l'intertextualité est perceptible dès le début: le manuscrit s'ouvre sur deux citations successives «C'était d'abord sur le premier feuillet cette citation tronquée de Swinburne [...]Et puis ces quatre vers de Musset tirés d'À quoi rêvent les jeunes filles [...] Et les impressions personnelles commençaient»1. Placées en tête du manuscrit, les citations communiquent d'emblée la place réservée à l'intertextualité.

«[...] Au fil de son journal Fréneuse égrène vingt-trois noms de poètes, conteurs ou romanciers, divers titres d'oeuvres et noms de personnages ; il cite cent seize vers qui ne sont pas de Lorrain , quelques phrases de Gide, deux paragraphes d'un conte de Charles Vellay et même ... un couplet de chanson. Dante mis à part, Fréneuse se réfère principalement à ses contemporains, ou vivants au début du XIXe siècle»2

Ce procédé littéraire qu'est l'intertextualité est omniprésent dans le texte de 1901, il «peut intervenir sous différentes formes : citation, allusion référence, parodie et [même] plagiat»3, Lorrain use la pratique intertextuelle jusqu'à la corde. L'écrivain, faute d'un usage abusif de ce jeu de références, «fut à plusieurs reprises accusé de plagiat»4. Lorrain, a pris lui-même l'initiative de commenter sur un ton sarcastique le plagiaire. À ce sujet, il a écrit dans son roman de 1905, L'École des vieilles femmes :

«--Tu as trop de mémoire Robert. --C'est ce qui m'a empêché de faire la littérature : j'aurais de bonne foi, commis trop de plagiats».5

Les auteurs décadents se rendent compte que le récit traditionnel ne peut en aucun cas communiquer la psychologie du personnage. Désormais, ils mettent en scène un récit fragmentaire, qui pourrait traduire les tourments psychiques ainsi que les nouvelles sensibilités de la fin du siècle. Les trois ouvrages représentent trois récits vains et sans intrigues, reposant seulement sur un seul pilier qu'est le personnage. Dans Lettres inédites à Émile Zola, Huysmans définit son livre décadent de la sorte: «roman à un personnage et sans dialogue»6. L'absence de l'intrigue dans l'oeuvre décadente s'affirme dans son inaptitude d'être filmée: on ne trouve aucune adaptation cinématographique de ces trois récits, faute d'intrigue extrêmement stérile.

1 Jean LORRAIN, op.cit, p.60

2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,2004,p.303]

3 Ibid.

4 Ibid. P. 311

5 Ibid. P.312 [ Jean Lorrain, «la saison à Peira-Cava» l'Ecole des vieilles femmes[1905], L'Harmattan,«Les introuvables»,1995, p.42]

6 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion, 2004, p.18] [J-K. Huysmans, Lettres inédites à Émile Zola, Genève, Droz,1953, p.96, cité par Jean-Pierre Vilcot, in «Huysmans décadent ou l'horreur du vide», L'Esprit de décadence I , colloque de Nantes, Minard,1980, p.100.

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Conclusion

Après cette étude, il est possible de tirer plusieurs conclusions. Nous sommes partis d'une analyse comparatiste de trois oeuvres de la littérature française : À Rebours de Huysmans, Monsieur de Phocas de Jean Lorrain et Sixtine de Remy de Gourmont. Tout en nous intéressant à la réception et à l'influence de l'oeuvre huysmansienne, nous avons constaté qu'à la fin du siècle, les écrivains veillent à se conformer à une certaine vogue littéraire. En effet, lors de sa création, À Rebours a déçu les horizons d'attente, en l'occurrence les maîtres de l'école naturaliste et notamment Zola: «il s'arrêta brusquement et l'oeil devenu noir, il me reprocha le livre, disant [...]que je brûlais d'ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman[...] il m'incita à rentrer dans la route frayée»1. L'oeuvre de 1884 a subi des critiques acerbes sous prétexte que sa trame, ses thèmes et son style inaccoutumés ne s'inscrivent pas dans une histoire littéraire puisque toute littérature dérive d'une littérature antérieure. Cependant, la succession des interprétations à l'époque, a joué en faveur de l'auteur et de son ouvrage: les critiques littéraires se sont rendues compte de l'importance de l'écart esthétique que porte À Rebours. Le génie littéraire de Huysmans jalonne la fin du XIXème siècle et un bon nombre d'écrivains vont marcher sur ses pas. Notre étude, tout en abordant deux exemples phares, qui s'inscrivent dans la même lignée d'À Rebours, souligne le souci qu'avaient les auteurs à cette époque de s'accommoder à la tendance littéraire.

Nous parvenons dans cette étude à saisir l'importance des études réceptives dans le parcours d'une oeuvre littéraire. En mesurant l'influence d'À Rebours sur la littérature fin-de-siècle, nous avons constaté le rôle majeur qu'ont joué les études de réception dans le retentissement de l'oeuvre de 1884. Cette dernière a constamment oscillé entre des critiques acerbes et des critiques bienveillantes et constructives, qui ont participé à véhiculer son nom.

Les études de réception constituent un domaine relativement bien identifié au sein de la recherche en littérature, singulièrement de la recherche comparatiste. En tant que comparaison entre trois ouvrages, notre étude rentre dans cette logique de réception. En effet, il ne s'agit plus de s'interroger sur la valeur d' À Rebours et l'oeuvre décadente en général mais plutôt il est question de confirmer cette valeur.

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]

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Plusieurs points peuvent résumer les apports cruciaux de cette étude. À la charnière des deux domaines complètement différents: littérature et psychologie, cette étude ne touche pas seulement des données littéraires et fictionnelles mais influence d'une manière ou d'une autre la personnalité même du lecteur. En effet, se lire comme une fiction n'est pas une aberration nous éloignant de la réalité, il s'agit bien au contraire d'un moyen de nous en rapprocher. la fictionnalisation des sujets névrosés permet une prise de distance avec les éléments qui leur posent problème et par là mieux se comprendre soi-même. Cette étude nous montre bien à quelle aide fondamentale peuvent parvenir littérature et psychologie, leviers l'un pour l'autre si on les sollicite tels quels. Cette pensée ne réduit pas la littérature à une forme de thérapie mais entend simplement que parmi d'autres richesses, elle possède cette ressource.

Loin de d'être un simple miroir permettant au lecteur de se voir et de se juger, les névropathes occupent le devant scène dans les ouvrages décadents pour provoquer une réflexion sur l'humanité: une incitation de réformer les comportements induits par des caprices aveuglants. Cette dimension éducative se décèle via les conduites irréfléchies des personnages, qui s'auréolent la plupart du temps avec des conséquences désastreuses. On cite en l'occurrence l'incrustation d'un joyau dans la carapace de la tortue, qui a mis fin à la vie de l'animal dans l'oeuvre huysmansienne ou encore cette poursuite obsessionnelle de la transparence glauque couronnée par un meurtre dans Monsieur de Phocas.

En analysant la construction de la personnalité des personnages décadents, nous nous rendons compte de la complexité des problèmes psychiques qu'ils endurent. Cependant, les écrivains proposent en contrepartie une alternative. L'étroitesse du lien entre la névrose et l'art dans toutes ses expressions est flagrante dans les trois textes. Quoique stimulateur de la névrose, l'art s'impose comme une solution de contournement efficace. L'exemple de Hubert d'Entragues illustre parfaitement l'idée, le héros de Sixtine, tout en s'adonnant à l'écriture romanesque, a pu se défendre contre sa névrose.

Dans notre réflexion, nous avons aussi montré que la structure même des oeuvres est représentative de cet état psychique déséquilibré. La déconstruction romanesque, la discontinuité et le brouillage renvoient au désordre intérieur des personnages. En fait, les auteurs décadents estiment que les techniques traditionnelles du récit échouent à rendre compte de l'instabilité fin-de-siècle. Notre étude met en avant cette révolution formelle et la cristallise. Cependant, ce désir abusif de conformer forme et fond aurait pu nous mener à d'autres pistes, synonymes de moins de liberté pour le lecteur. Si le style décousu permet de communiquer les tourments psychiques des personnages et de libérer les auteurs des contraintes des normes classiques, il pourrait tout de même influencer négativement le lecteur. Suite à la renonciation à la linéarité et à la cohérence, le lecteur pourrait lui aussi à tour de rôle renoncer à la lecture du roman.

Pire encore, si l'appréciation du roman conditionne une identification au personnage, le lecteur des ouvrages décadents pourrait risquer à son tour son équilibre psychique. Au cas

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d'une prise de distance vis-à-vis au personnage principal du roman, il serait aussi clair que le lecteur va rompre avec la lecture de ce roman parce que la possibilité de s'attacher à la lecture d'un livre sans pour autant éprouver une certaine sympathie à l'égard de ses personnages, reste très faible. La position du lecteur à l'égard des textes décadents demeure une zone d'ombre à explorer.

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BIBLIOGRAPHIE

A-Corpus:

GOURMONT Remy de, Sixtine ,Paris, Mercure de France,2016 HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, Paris, Flammarion, 2004 LORRAIN Jean, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,2001

B-Psychologie:

FREUD Sigmund, cinq leçons sur la psychanalyse suivi de contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Payot& Rivages, 2002

C- Écrits de Huysmans

HUYSMANS Joris-Karl et BRUYÈRE Cécile, Correspondance, Paris, Sandre,2009

HYSMANS Joris-Karl, LAMBERT pierre et COGNY Pierre, Lettres inédites à Émile Zola, Genève Lile, Droz,1953

HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours[préface],Paris, Fasquelle, 1974

D-Études sur la décadence:

BERTRAND Antoine, Les curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, t I, Genève, Droz,1996

PALACIO Jean de, Figures et Formes de la décadence, Paris, Séguier,1994 PRZYBOoe Julia, Zoom sur les décadents, Paris, J.Corti, 2002

E-Études sur les auteurs:

COURT-PEREZ Françoise, Joris-Karl Huysmans ,À Rebours, Paris, presses universitaires de France,1987

GROJNOWSKI Daniel, À Rebours de J.-K. Huysmans, Paris, Gallimard, 1996

Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN, Modernité de Remy de Gourmont, Caen, Presses universitaires de Caen, 2010

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LIVI François, J.-K. Huysmans et l'esprit décadent, Paris, Nizet,1991

SANTOS José, L'art du récit court chez Jean Lorrain, Paris, Nizet, 1995

SOLAL Jerôme, Huysmans écrivain catholique, Caen, Lettres modernes minard, 2012

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Table des matières

PAGE DE GARDE 1

REMERCIEMENTS 2

INTRODUCTION 3

PREMIERE PARTIE 7

I- LA PLACE DU PERSONNAGE DANS LA LITTERATURE FIN-DE-SIECLE 7

II- LOI DE L'HEREDITE 10

III- LES CARACTERISTIQUES DE L'ETRE DECADENT 12

1-LA NEVROSE 13

2- LE DANDYSME 18

3-LA SOLITUDE 19

4- HALLUCINATION 21

5- ATTIRANCE POUR LE RARE ET LE BIZARRE 22

6-L'ASPIRATION A L'IDEAL 23

DEUXIEME PARTIE 25

I- L'ART : CLEF DE L'ENIGME 25

II- L'ART: CATALYSEUR DE NEVROSE 28

III- L'ART-CURE 33

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TROISIEME PARTIE 43

I- LE SCHEMA NARRATIF 43

1- LA SITUATION INITIALE 43

2- L'ÉLÉMENT DÉCLENCHEUR 44

3- LES PÉRIPÉTIES 45

4- LE DÉNOUEMENT 47

5- LA SITUATION FINALE 48

II- UNE STRUCTURE ATYPIQUE 50

CONCLUSION 60

BIBLIOGRAPHIE 63






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