Chapitre 6. Discussion des principaux
résultats
Cette discussion se fait premièrement du point de vue
de l'ampleur de l'émigration secondaire aux Etats-Unis et au Canada et
deuxièmement du point de vue des facteurs explicatifs de l'intention
d'émigration secondaire des migrants africains vivant en Belgique vers
ces deux destinations et vers l'Europe.
Du point de vue de l'ampleur, les résultats de cette
étude réaffirment l'importance de l'immigration africaine aux
Etats-Unis et au Canada et montrent que l'émigration secondaire
africaine, bien que faible, existe mais les données qui permettent de la
saisir se font de plus en plus rares. Certaines bases de données
permettent de la saisir uniquement par déduction. De même, les
bases de données individuelles sur la migration secondaire africaine
effective notamment aux Etats-Unis et au Canada sont inexistantes39.
Les bases de données exploitées pour le compte de cette
étude ont permis, outre les caractéristiques des immigrants
africains, d'identifier le profil des migrants secondaires africains aux
Etats-Unis et au Canada. Ces migrants sont les plus qualifiés en termes
de compétences ou niveau d'éducation et de revenus.
Ces résultats corroborent ceux trouvés par
Takenaka (2007) et Greenwood & Young (1997) qui montrent clairement que bon
nombre des immigrants admis aux Etats-Unis (12.5%) et au Canada (16%) venaient
des pays autres que ceux dans lesquels ils sont nés. Ces migrants
secondaires africains, aux Etats-Unis, sont arrivés dans 92% de cas
après l'année 2000 (IPums, 2018) en provenance principalement du
Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne et de l'Italie. De ce constat
découlent deux informations pertinentes. Premièrement, il
révèle que l'émigration secondaire est un
phénomène ancien -même si sa mesure pose problème
dans nombre des pays- mais le plus grand intérêt que les
chercheurs y ont accordé ces dernières années s'explique
par la mondialisation et l'émergence des personnes hautement
qualifiées (africaines en particulier) à la recherche de
meilleures opportunités de carrières dans les pays les plus
développés. Deuxièmement, il confirme le fait que les
migrants secondaires viennent généralement des pays les plus
pauvres et migrent d'abord vers les pays les plus riches avant de migrer
davantage vers les États-Unis (Takenaka, 2007). Dans le cas
d'espèce, l'Europe est le principal continent de transit des migrants
secondaires africains vers les Etats-Unis et le Canada.
39 D'ailleurs, le recensement au Canada ne tient pas
compte de la dernière résidence des migrants
97
Il faut néanmoins signaler que le résultat en
rapport avec les pays de transit est obtenu en isolant les autres continents
dont l'Afrique dans l'analyse afin d'identifier les principaux pays
européens de transit vers les Etats-Unis et le Canada dans la logique de
Takenaka (2007). Notons, par ailleurs, que l'analyse fine et globale,
intégrant tous les continents, sur quelques pays africains à
l'aide de données de Ipums (2018) pour les Etats-Unis et Demig C (2015)
pour le Canada, révèle que l'Afrique reste le premier continent
de transit des Africains avant d'atterrir aux Etats-Unis et au Canada (fig.13
et 18). Ceci est valable aussi pour les migrants secondaires d'origine
africaine, c'est-à-dire ceux qui sont nés en Afrique comme
ailleurs.
Du point de vue des facteurs explicatifs, la
non-intégration socio-économique explique mieux l'intention de
quitter la Belgique. Cette non-intégration se manifeste par l'intention
de quitter la Belgique à un nombre important des migrants africains,
soit 42,46%, pour aller s'installer dans un autre pays que leur pays de
naissance. Cette intention de quitter la Belgique est soutenue par des
motivations qui sont d'ordre professionnel (30,6%) et d'amélioration des
conditions de vie (35,9%). Ces résultats reflètent la
réalité de la société Belge car le rapport de
Service public fédéral Emploi, travail et concertation sociale
chiffre à 19% l'écart de taux d'emploi en faveur des Belges
comparativement aux migrants non-européens (SPFE, CTC, 2017). Cet
écart s'explique notamment par la non-qualification, la
non-reconnaissance des diplômes et les discriminations auxquelles font
face les migrants non-UE (Martens et al, 2005 ; Flahaux, 2013 :45 et Unia,
2017). Au-delà de cet écart, qui est une réalité
dans la société belge, il convient de noter que, dans la zone
européenne, le taux d'emploi des migrants non-UE reste faible en
Belgique comparativement aux autres pays de l'Union européenne (OCDE,
2015).
Par ailleurs, à la situation dans d'emploi, s'ajoutent
notamment la nationalité et le statut de logement comme facteurs majeurs
dans l'explication de l'intention de quitter la Belgique, d'émigration
secondaire vers les Etats-Unis et le Canada et aussi vers l'Europe.
S'agissant de la situation dans l'emploi, il ressort de nos
analyses que les chances de vouloir quitter la Belgique au profit des
Etats-Unis et du Canada sont d'environ trois fois plus élevées
chez les migrants qui sont moins intégrés, c'est-à-dire
qui ont un travail instable, soit d'intérimaire ou sans contrat formel,
soit à durée déterminée comparativement à
ceux qui ont un contrat à durée indéterminée. Ces
migrants moins intégrés justifient leur choix principalement par
la plus grande ouverture aux personnes d'origine africaine et par les
motivations relatives à l'amélioration des conditions de vie.
Cette évidence montre que les
98
moins intégrés sur le plan professionnel sont
plus nombreux à espérer trouver mieux aux Etats-Unis et au Canada
comparativement aux plus intégrés en Belgique. Ces
résultats corroborent ceux trouvés par Toma & Castagnone
(2015). Ces dernières soulignent que la probabilité de
ré-migration est faible si le candidat à la migration a un emploi
qualifié ou semi-qualifié contrairement à ceux qui n'ont
pas d'emploi ou ont un statut plus précaire. Il en est de même
pour l'étude menée par de Hoon et al (2019) auprès de
réfugiés au Pays-Bas. Ces derniers trouvent à leur tour
que la probabilité d'une émigration secondaire est très
élevée chez les réfugiés sans emploi ou sans
revenus comparativement à ceux qui ont un emploi. Il s'agit ici du
contexte ou de l'environnement dans lequel se trouvent les migrants et de leurs
conditions socio-économiques dans cet environnement qui
déterminent leurs nouvelles aspirations. Il y a là
nécessité de reconnaitre l'importance de l'expérience
migratoire antérieure dans l'explication d'une mobilité continue
ou de migrations multiples (Scheibelhofer, 2018) et du caractère
économique intrinsèquement lié à la migration
(Piguet, 2013 ; Leslie et Richardson, 1961 ; Drechsler et Gagnon, 2008).
Pour ce qui de la nationalité, la naturalisation des
migrants africains vivant en Belgique s'avère une variable importante
dans l'explication de l'intégration socio-économique et de
l'émigration secondaire. La naturalisation est un élément
important dans l'intégration sociale des migrants dans ce sens qu'elle
les accorde les avantages inhérents à la citoyenneté
belge. Parmi ces avantages, les deux principaux sont la réduction des
obstacles pour obtenir un emploi et la liberté de mouvement. De ce fait,
ne pas détenir la nationalité belge est un frein à
l'emploi mais son acquisition augmente les chances de trouver un emploi de 14%
selon le Conseil supérieur de l'emploi (2018) en Belgique. L'engouement
à la recherche de la naturalisation dont fait montre les migrants non-UE
et africains en particulier est l'une des explications possibles. Quant
à la liberté de mouvement, les résultats de notre
étude montrent que l'intention d'une émigration secondaire vers
l'Europe est très élevée chez ceux qui ont la
nationalité belge comparativement à ceux qui n'en ont pas. Toma
et Castagnone (2015) rappellent à ce sujet que la naturalisation
facilite le mouvement intra union-européenne en particulier dans ce sens
que les directives de l'UE sur l'immigration permettent d'octroyer les droits
d'entrée et de séjour au sein de l'UE qu'à certaines
catégories de migrants tels que les étudiants, les
résidents de longue durée et les travailleurs hautement
qualifiés. Ainsi, les migrants ne faisant pas tous partie de
catégories susmentionnées, avoir la nationalité belge ne
fait que faciliter davantage leur mobilité. A ce sujet, l'étude
menée par de Hoon et al (2019) sur les réfugiés au
Pays-Bas montre que la naturalisation entraîne un taux
d'émigration
99
secondaire plus élevé parmi les
réfugiés qui ont bénéficié d'aides sociales
et parmi ceux qui étaient en possession d'un «passeport
faible40» avant la naturalisation. Ce résultat
révèle une forme de protection et une marge de manoeuvre que
possèdent ceux qui ont déjà acquis la nationalité
belge. La protection est assurée par la facilité de mouvement en
tant que citoyen belge et la marge de manoeuvre s'appréhende par la
possibilité de rentrer en Belgique même si l'émigration
secondaire se soldait à nouveau par un échec ou par le fait de ne
pas réaliser les aspirations inhérentes à la
énième mobilité.
En ce qui concerne le statut de logement, la
probabilité de quitter la Belgique au profit des Etats-Unis et du Canada
est largement plus élevée (5,3) chez les hebergés
comparativement aux migrants africains propriétaires. Etant un facteur
d'intégration sociale41 à part entière, le
statut de logement est significativement lié à l'intention d'une
émigration secondaire et à la migration secondaire effective.
L'étude menée par Beenstock (1996) en l'Israël a
révélé que la migration des immigrants vers d'autres
destinations n'était pas nécessairement expliquée par le
chômage mais par des facteurs d'intégration sociale tels que la
langue et le logement. De même, l'étude de Humphries et al.
(2009), menée dans un contexte diffèrent de celui de Beenstock
(1996) -avait pour objectif d'éclairer les décideurs dans la
prise de décisions en rapport avec le besoins en main d'oeuvre
infirmière migrante dans le cadre du projet "The Nurse Migration
Project"- ont trouvé que l'intention d'une émigration secondaire
des infirmières philippines et indiennes d'Irlande vers le Canada, les
États-Unis et l'Australie s'expliquait par l'accès à la
résidence permanente et à la citoyenneté. Ces
études corroborent nos résultats et confirment le pouvoir
explicatif du statut de logement ou de l'accès au logement sur non
seulement l'intention d'émigration secondaire mais aussi sur
l'émigration secondaire effective.
Enfin, pour ceux qui ont exprimé l'intention
d'émigration secondaire vers l'Europe, leur choix s'explique
principalement par la recherche de meilleures opportunités de
carrières. Cette catégorie des migrants est constituée
essentiellement des migrants africains les plus intégrés sur le
plan socio-économique en Belgique : ceux qui ont un travail à
durée indéterminée qui correspondent à leurs
qualifications et qui sont propriétaires de leur maison. Contrairement
aux moins intégrés qui n'ont pas souvent les ressources
nécessaires et disponibles pour concrétiser leurs aspirations,
-comme c'est le cas de ceux qui ont l'intention
40 En termes de droits de mobilité et de
possibilités de voyager sans visa.
41 Certains considèrent l'accès à
la propriété immobilière comme une variable purement
économique et d'autres par contre comme une variable sociale ou
socio-économique.
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de migrer vers les Etats-Unis et le Canada-, ceux-ci sont pour
la plupart hyper qualifiés, disposent plus de ressources par rapport au
reste de la population (Docquier & Marfouk, 2006 ; Nekby, 2006 ; Sorana et
Eleonora, 2015) et peuvent effectuer autant de migrations possibles à la
recherche de mieux-être. En effet, la poursuite de la mobilité
permet une meilleure valorisation du capital humain des migrants, tout en
étant facilitée par leur niveau de compétence (Kelly,
2012).
C'est à ce titre que nous avons développé
à l'aide du modèle de Carling (2002) une catégorisation
nous permettant de différencier la capacité des migrants à
convertir leurs aspirations en migration effective en fonction de leurs
ressources car l'intention et le comportement sont intimement liés
(Carling & Schewel, 2018). Une autre explication possible à cette
catégorisation est que lorsque les individus développent le
désir de migrer ou de ré-migrer, le résultat dépend
de leur capacité à le concrétiser, compte tenu des
obstacles et des opportunités propres au contexte. Pour Carling (2002),
les obstacles les plus importants à la migration sont souvent les
politiques d'immigration restrictives. Mais ces politiques s'appliquent
inégalement à différents groupes sociaux (Van Hear, 2014).
Elles ont tendance à faciliter le mouvement des personnes hautement
qualifiées tout en le restreignant aux migrants peu qualifiés
(Carling & Schewel, 2018 :12).
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