3.2 De la mesure et de facteurs
De ce qui précède, la question de savoir comment
mesurer les intentions de migrer peut s'avérer complexe en fonction de
ce que l'on souhaite saisir. Plusieurs questions méritent d'être
posées pour saisir tout le processus, de la conception aux
démarches entreprises pour effectuer la migration ou l'émigration
secondaire. Carling (2002) pense qu'il est pratique de poser simplement la
question de savoir si les gens veulent migrer ou pas car il n'est pas facile de
tracer la ligne à un point raisonnable du continuum. Il l'exprime en ces
termes:
"There are clearly different degrees of aspiration to migrate.
Some people apply for visas or actively enquire about employment opportunities,
others believe that they would like to emigrate, but do not make any effort to
realise this wish, others again have a firm conviction that they do not want to
work abroad. To some extent, the problem is drawing the line at a reasonable
point in the continuum. In the context of quantitative data collection, simply
asking people if they wish to emigrate or not will often be a good option"
(Carling, 2002:12).
Il reconnait, par ailleurs, que le choix de concepts
théoriques (aspiration, intention, désir ou projet) mais aussi de
mots utilisés pour décrire l'action en elle-même (migrer,
partir ou quitter, déménager, vivre ailleurs) peuvent biaiser les
réponses. Chaque type de question ayant ses avantages et ses
inconvénients, nous nous focalisons sur les questions relatives à
l'intention d'émigration secondaire que nous exploitons dans cette
étude. Par exemple: Avez-vous l'intention / pensez-vous aller vous
installer ailleurs ? Si oui où et pourquoi ?. Ces genres de
questions font référence à la fois au projet migratoire et
à la préférence des pays de destination. Elles
présentent l'avantage de réduire l'écart entre
préférence et comportement (Carling et Schewel, 2018). C'est
à ce niveau que la force du désir (intention) de migrer recoupe
une autre dimension, celle du réalisme. C'est la capacité de
convertir ledit désir/intention en migration effective (Caling, 2014).
Cette capacité dépend à son tour des
caractéristiques de l'individu (personnalité, ressources,
compétences,...), de son environnement (réseaux, engagements
familiaux,...) et du contexte macro-structurel qui prend en compte notamment la
réglementation de l'immigration et les possibilités sur le
marché du travail (Caling, 2014). A ces facteurs explicatifs de
l'intention de migrer et de la capacité à
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transformer l'intention en une migration effective (Van Hear
et al. 2018 ; De Jong, et al. 1986) s'ajoutent, pour De Jong, et al. (1986),
l'expérience de migration antérieure et le stade du cycle de vie
(état matrimonial et âge). Parlant de l'expérience
migratoire antérieure, Scheibelhofer (2018) estime que répondre
aux exigences du nouvel environnement peut conduire à une migration
accrue ou à la révision des aspirations. Ainsi, tous ces facteurs
sont donc à la fois les forces qui conduisent à la conception du
projet migratoire, à sa réalisation et à la
perpétuation de la mobilité (Van Hear et al, 2018).
De l'ensemble de ces facteurs, découle deux
catégories des migrants en fonction des aspirations et ressources que
l'on dispose pour concrétiser ou non une intention de migration : les
immobiles et les mobiles.
S'agissant de l'immobilité, - c'est à ce stade
que se posent les questions relatives au pourquoi certaines aspirations
migratoires ne se traduisent pas en migration effective-, elle est soit
involontaire soit d'acquiescement. L'immobilité involontaire regroupe
les migrants ou les candidats potentiels à la migration qui aspirent
mais qui ne disposent pas de ressources nécessaires pour effectuer la
migration ou concrétiser leurs rêves. L'immobilité
d'acquiescement, par contre, regroupe les personnes qui n'aspirent pas à
la migration et qui ne disposent pas non plus des moyens nécessaires
pour supporter les coûts liés à la migration (Carling,
2018). L'une des explications possibles à l'immobilité
d'acquiescement est que, lorsque la migration est difficile, les gens peuvent
-consciemment ou inconsciemment-s'abstenir de s'engager dans des ambitions
irréalistes (Carling, 2002 ; 2018). Le caractère difficile de la
migration ne s'explique pas uniquement par les coûts prohibitifs de la
migration mais aussi par les politiques migratoires restrictives. Pour Carling
(2002), le nombre considérable de personnes souhaitant émigrer
mais ne pouvant le faire indique que la migration doit être
analysée à la lumière de politiques d'immigration
restrictives car ces politiques sont le pilier des obstacles à la
mobilité internationale. A ce sujet, autant que ces politiques
restrictives d'immigration influent sur la capacité des personnes
à migrer, autant la répression et la pauvreté nuisent
à leurs aspirations (de Haas, 2011).
En ce qui concerne la mobilité, Carling et Schewel
(2018), évoquent quelques concepts importants notamment "capability",
"capacities" et "Aspiration/ability" pour différencier la liberté
des mouvements à tout moment pour certains et la prise en compte de la
mobilité dans un processus plus ou moins long pour d'autres. Pour ces
auteurs, "capability" est synonyme de l'aptitude ou de la prédisposition
à migrer qu'ont ceux qui aspirent et ceux qui n'aspirent
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pas à la migration tandis que le concept "capacities"
(désigne les capacités) couvre divers aspects du bien-être.
Il prend en compte les capacités des personnes au sens large par le
biais de flux de capital financier, humain et social. Cette approche
considère la capacité de migrer comme une liberté
précieuse indépendamment des préférences des gens
en matière de séjour ou de départ. Au nom de cette
liberté, migrer n'est pas un projet et par conséquent ne
s'inscrit pas dans la durée. Contrairement aux deux
précédents concepts, le modèle "Aspiration/ability"
s'intéresse uniquement à la capacité à migrer de
personnes qui aspirent à la migration. Ce modèle est un cadre
permettant d'expliquer les résultats de la migration et sa composante
"ability" indique la probabilité des migrants potentiels à
transformer leurs aspirations migratoires en migration réelle. Cette
probabilité dépend des caractéristiques de l'individu
(dont le cycle de vie), de son environnement, du contexte macro-structurel et
de l'expérience de migration antérieure comme souligné
précédent (Carling, 2014, Van Hear et al, 2018 ; De Jong, et al,
1986, Scheibelhofer, 2018).
Le tableau 8 ci-après résume les quatre concepts
développés ci-haut pour différencier les migrants
immobiles et mobiles selon qu'ils aspirent ou pas à une migration
secondaire et selon qu'ils disposent ou pas des ressources nécessaires
-ou ont un profil spécifique- leur permettant de convertir leurs
aspirations migratoires en migration effective. Ce tableau sera exploité
par la suite à la lumière des résultats de nos
analyses.
De ce qui précède, il est important de souligner
que certains facteurs agissent plus sur la définition ou la
redéfinition des aspirations migratoires et d'autres sur la
capacité des migrants à convertir lesdites aspirations en une
migration secondaire effective. Les pages qui suivent séparent
l'influence des facteurs selon qu'ils expliquent plus les aspirations ou la
capacité à concrétiser lesdites aspirations en une
migration effective.
Tableau 8. Catégorisation en fonction des aspirations
migratoires et disponibilité des ressources permettant de convertir
les aspirations migratoires en migration effective
Variables
|
Disponibilité des ressources
|
|
Modalités
|
En disposent
|
N'en disposent
|
Aspiration de migrer
|
Aspire
|
Aspiration/ability
|
Immobilité involontaire
|
N'aspire pas
|
Capacities :
Immobilité volontaire
|
Immobilité d'acquiescement
|
Source : Auteur, inspiré de Carling (2002)
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