CHAPITRE II
ACCÈS À LA TERRE DANS LA
SOCIÉTÉ MASSA
En pays Massa, la terre reste un élément
essentiel de l'accumulation du capital le plus précieux, parce qu'elle
sert de support irremplaçable de toute vie, où elle constitue le
facteur de production et de survie le plus important. Depuis fort longtemps, la
problématique autour de la question foncière a pris une place
importante dans les débats relatifs au développement en Afrique.
Par la suite, des Africanistes de différentes disciplines (ethnologues,
géographes, économistes, politicologues) se sont de plus
intéressés au foncier et, ont-ils ainsi, considérablement
élargi le domaine d'étude foncière sur l'ensemble des
rapports sociaux. (Delville, 2002:8). Généralement, on peut
distinguer deux modes de penser l'espace. L'un est caractérisé
par des conceptions foncières traditionnelles (ou autochtones ou
endogènes) et l'autre par des conceptions modernes d'origine
occidentale. L'introduction d'un modèle de société
exogène par les autorités coloniales, imité largement par
l'État postcolonial, a gravement bouleversé les rapports entre
l'homme et la terre. De ce fait, le présent chapitre fait état de
la conception ancestrale de la terre, autrement dit comment le peuple massa
concevait la terre et quel était le mode d'accès ? Ensuite, ce
chapitre va s'appesantir sur le régime foncier colonial, et celui en
cour et enfin analyser les contradictions autour de la question foncière
et son impact sur la société massa.
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I- LES PRATIQUES FONCIÈRES AVANT LA COLONISATION
En Afrique, les droits fonciers coutumiers ne se
réduisent pas à la seule réglementation des
prérogatives qui naissent de l'appropriation ou de l'utilisation de la
terre. Ils s'organisent autour des rapports qui ne sont pas
nécessairement juridiques. Ces rapports sont de trois ordres : les
rapports de l'homme au sacré par la médiation de la terre ; les
rapports de l'homme aux différents groupes sociaux dont il est membre et
qui définissent son statut juridique, social et fonctionnel ; les
rapports de l'homme à la terre en tant que moyen de production (Karsenty
et Assembe, 2010:6). Ce sont ces rapports qui, à travers leurs
interactions réciproques, définissent les droits fonciers
coutumiers et en constituent l'objet
1- La conception endogène de la terre en pays
massa
Dans la mesure où les règles foncières
varient d'une société à une autre, d'une culture à
une autre et même à l'intérieur d'une
société, d'une époque à une autre, il n'est pas
aisé de faire un exposé exhaustif sur la pratique foncière
chez les Massa. Toutefois il faut dire que la terre est restée depuis
fort longtemps une question vitale pour toutes les sociétés. De
l'analyse de la plupart des travaux sur la tenure foncière en Afrique,
les différents groupes sociaux à l'époque
précoloniale avaient quasiment la même considération de la
terre, notamment celle qui trouve le fondement de la propriété
foncière dans la religion et les croyances. Ainsi, le système
foncier traditionnel revêt plusieurs caractères que l'on retrouve
dans la quasi-totalité des régions africaines.
Pour elles, la terre au-delà de son rôle de
support de toute activité, revêtait une dimension mystique (Armi,
2005:35). Dans la conception traditionnelle massa, la terre est la
propriété de « Dieu22 », appelés
Lawna. Elle est extrapatrimoniale, c'est-à-dire, non
susceptible de propriété privée ou privative. La terre
n'est pas susceptible d'appropriation car elle appartient à
lawna. Elle est un bien dont la jouissance revient à tous les
membres de la société, dans le respect de sa
destination23. L'accès et l'usage de
22 Dans la tradition massa, la terre est le bien de
Lawna, qui selon eux est un Dieu grand vivant dans les airs. Toute chose lui
appartient et l'utilisation de cette dernière passait par le
prêtre du village.
23Entretien avec le Chef de Canton Samma Tordina le
samedi 26 juin 2017 à Bongor.
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la terre s'effectue par la filiation, l'héritage,
l'alliance, le prêt. Mais il peut être limité dans le temps
et dans l'espace et être conditionné par sa mise en valeur. La
terre appartient traditionnellement à ceux qui l'on cultivées
(Cabot, 1965:23).
Pour pouvoir exploiter telle portion de l'espace, les hommes
devront conclure un accord avec le Lawna. Dans son fonctionnement, ce
droit est exercé par le boum nagada24 qui est
l'intercesseur entre les hommes et les puissances naturelles liées
à la terre. Il va de sacrifice et bénédiction agraire
à la répartition des parcelles aux membres de chaque tribu. Il en
résulte que les rapports entre l'homme et la terre sont
sacralisés et que de nombreux interdits assujettissent les travaux
agricoles au respect d'une divinité d'autant plus exigeante que les
hommes attendent tout d'elle puisqu'ils vivent de sa
fécondité.
Ainsi par ses sacrifices, il conjure le mauvais sort et les
catastrophes naturelles et par ses bénédiction, il appelait le
« Dieu » à accorder une bonne pluviométrie, à
rendre la terre fertile en vue de bonne récoltes. Bref, le chef de terre
de par ses fonctions, est considéré comme « le symbole
vivant du lien sacrificiel contracté avec la terre nourricière
[...], le médiateur entre le monde visible et le monde invisible [...],
le seul garant et gérant du patrimoine commun et le plus apte à
répartir l'espace cultivable entre sa population (Famargué
Kaïtamba, 2002:34).
Cependant de l'analyse de la conception traditionnelle de la
terre, celle-ci n'est plus le cas aujourd'hui. Avec la colonisation,
l'idée que les hommes massa se faisaient de la terre a changé. La
terre n'est plus la propriété du lawna et dont
l'utilisation nécessitait le boum nagada, car dorénavant
elle est le bien de l'État. L'entière jouissance passe donc par
la procédure de l'immatriculation. Ici, l'homme massa n'a plus besoin du
boum naga pour acquérir un espace mais plutôt d'un chef
de canton et/ou Blama qui lui confère le droit de
jouissance.
24Le boum nagata est un nom en, massa
donné au prêtre de l'eau.
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2- Les modes d'accès à la terre en pays
massa
Les sociétés ont élaboré des
règles écrites ou non pour préciser l'usage, le partage et
la transmission de la terre entre tous. Cependant, dans la plupart des
sociétés, la coutume exclut les femmes de l'accès à
la propriété foncière bien qu'elles participent largement
à l'exploitation de ces dernières.
Traditionnellement, le régime foncier en pays massa est
essentiellement collective, inaliénable et imprescriptible. La terre est
un bien communautaire. Mais cette appropriation collective n'empêche pas
que des droits d'usage soient accordés sur la terre aux membres de la
collectivité et éventuellement aux étrangers qui en font
la demande selon les règles coutumières qu'ils s'engagent
à respecter. Essentiellement agraire, l'ensemble de la
société massa a une conception variée de la terre. Selon
la coutume massa dans l'époque précoloniale, l'accès,
l'utilisation de la terre passe automatiquement par une demande auprès
du boum-nagata, le chef de terre ou père de la terre. C'est lui
qui renseigne le demandeur sur la disponibilité et les conditions
d'accès à la terre. À partir de ce moment, il se charge de
clarifier les prescrits coutumiers et délimite l'espace faisant l'objet
de la demande. Après consultation des génies par le chef de
terre, coutumièrement la symbolique confère au demandeur et
à ses descendants, la jouissance de la terre qui, dorénavant
devient la propriété familiale25.
Dans la conception traditionnelle comme signalé
ci-haut, les terres sont occupées au terme d'une alliance passée
par le premier occupant avec les puissances de la terre et les esprits du lieu.
Ces puissances ont des lieux spécialement réservés comme
les collines, certains arbres ou les bois sacrés. Le Boum nagata
est le garant du respect de l'alliance. Il est généralement
le descendant du premier occupant26. Il est chargé des
sacrifices nécessaires à l'obtention de l'accord et de la
protection des possesseurs mythiques des lieux.
L'ensemble de l'espace en pays massa appartient aux
agriculteurs, qui l'exploitent comme ils l'entendent. Le rapport de ces
populations à l'espace est un rapport social mais aussi spirituel comme
mentionné ci-haut. L'espace n'est pas un
25Entretien avec Dom Djaldi, agriculteur, le 22 juin
2017 à biliam-oursi I. 26Ibid.
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bien, mais le siège de forces invisibles que l'on doit
se concilier avant de l'investir. D'où l'importance des
médiateurs nommés boom nagata. La terre appartient aux
premiers occupants. Au sein de ces groupes, les terres sont réparties
entre les familles pour qu'elles les cultivent. L'accès individuel
à la terre est obtenu par la filiation patrilinéaire dans le
cadre de la propriété collective de la terre. Une terre
peut-être transmise aux enfants, à condition qu'elle soit mise en
valeur et qu'elle soit maintenue en exploitation. C'est le principal mode
d'accès à la terre, notamment au sein des communautés
locales; transfert successoral de père à fils. Les droits des
femmes n'ont pas progressé dans les pratiques locales (Bibiane Yoda,
2009:2). Celles-ci demeurent exclues de fait du droit d'héritier d'une
partie des terres familiales.
Cette pratique exista jusqu'à l'arrivé des
colonisateurs qui, changent la donne, avec un système quasi-inadaptable.
Avec la colonisation, le pays massa et l'ensemble de tout le territoire qui
allait devenir le Tchad connurent un changement brusque. L'ancien
système coutumier foncier est dorénavant considéré
comme caduc. Les terres sont vues comme n'appartenant à personne, elles
sont désormais le domaine de l'État, donc la puissance
colonisatrice. Toutefois, certaines de ces pratiques continuent d'exister bien
que les terres sont dans certains endroits le domaine de l'État.
Les nouveaux arrivants peuvent obtenir le droit d'usage de la
terre auprès du chef du village (blamana) (Cabot, 1965:23). Le
prêt de la terre devient un mode d'accès aux fonciers
utilisé par les étrangers installés dans un village
donné. Ceux-ci sont assujettis au respect des us et coutumes locaux de
la région. Dans le passé, le prêt de terres n'avait pas de
contrepartie monétaire, il était surtout considéré
comme un moyen de régulation des rapports sociaux locaux et
d'organisation d'alliances familiales et inter-villageoises. De plus en plus,
l'obligation sociale cède le pas à des exigences d'assistance,
parfois abusives de la part des propriétaires fonciers coutumiers. Ceux
qui ne se soumettent pas sont menacés de retrait des terres. Dans une
certaine mesure, la location et la vente de terre sont des modes
émergents de transactions foncières aujourd'hui observables dans
de nombreuses régions et singulièrement en pays Massa. C'est une
forme déguisée de prêt à court terme pratiqué
surtout vis-à-vis des étrangers ou des familles en manque des
terres agricoles. Les
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ventes de terres sont liées à divers facteurs
parmi lesquels on peut souligner le développement d'entreprises
agricoles modernes comme c'est le cas à Bongor.
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