L'impact de la numérisation sur la filière audiovisuelle et sur les pratiques des spectateurs. Le cas de Netflix et des séries tv en France( Télécharger le fichier original )par Sarra GADIRI CELSA - Master 2 Professionnel Médias et Numérique 2016 |
Chapitre IIVers un réseau de télévision mondial ? Nous l'avons vu en examinant la concurrence, produire ses propres contenus semble aujourd'hui une nécessité pour les différents acteurs de la filière audiovisuelle s'ils veulent rester dans la course et perdurer. Car le déploiement à l'international que visent les acteurs issus d'Internet (en plus d'Amazon, Google et Apple envisagent également de produire en interne) et même des chaînes telles que HBO nécessite, non seulement, des contenus qui s'adaptent aux spécificités des pays et des cultures convoités mais également une production et une acquisition massives et régulières, sans cesse renouvelées, de ces contenus. Des ambitions qui présentent des 200 Extrait du discours de Reed Hashtings lors du Consumer Electronic Show de Las Vegas (CES) 2016. 109 avantages pour ces acteurs ainsi que pour les publics, mais qui ne sont pas sans poser quelques difficultés. 1. Légitimité et avantages du modèle de Netflix Aujourd'hui, Netflix, instigateur de ce modèle d'intégration des compétences (production-diffusion) est le seul acteur qui a une présence aussi déployée à l'international (190 pays). En promettant de consacrer 5 milliards pour la production de contenus en 2016, la marque démontre sa volonté de diversifier sa production (séries télévisées, talk-shows, stands-up, documentaires, animations, longs-métrage) et de s'implanter comme le premier réseau de télévision mondial en produisant elle-même et en continuant à acheter des contenus auprès des ayants-droits (studios de production et chaînes concurrentes). 1.1. Des contenus locaux En optant pour des contenus locaux, Netflix espère braver les barrières culturelles et linguistiques spécifiques à chaque pays et séduire de nouveaux abonnés ainsi que les dirigeants du paysage audiovisuel de ces pays, en injectant quelques millions dans leur économie. La série Marseille sera donc sa première production européenne pour la France, tournée en français et avec un scénariste et des acteurs locaux. Pour créer la série, la firme confirme avoir effectué une analyse sur les abonnés français qui a fait ressortir, sous formes de « tags », leurs préférences : appétit pour les séries noires, pour les histoires de corruption, pour les scénarios autour de l'autorité et la police, etc. Disponible mondialement sur le catalogue de Netlfix à partir du 5 mai 2016, Marseille sera également diffusée sur TF1. Mais cette série qui a pour ambition d'être un House of Cards à la française recueille déjà de mauvaises critiques. Les cinq premiers épisodes de la série ont été présentés aux journalistes qui n'ont eu aucune pitié pour l'oeuvre, la qualifiant de premier « navet » maison de Netflix ou encore d'accident industriel201. Pour l'heure, il est trop tôt pour se prononcer sur la qualité de la série car elle n'est toujours pas accessible aux 201 Critiques de la série Marseille, sources : « Marseille, et soudain c'est le drame », Séries TV blog, Le Monde, [disponible en ligne : http://seriestv.blog.lemonde.fr/2016/04/28/marseille-et-soudain-cest-le-drame/], publié le 28 avril 2016, consulté le 30 avril 2016. Et « Carton rouge pour Marseille, la première série française de Netflix », Télérama, [disponible en ligne : http://www.telerama.fr/series-tv/carton-rouge-pour-marseille-la-premiere-serie-francaise-de-netflix,141193.php], publié le 05 mai 2016, consulté le 05 mai 2016. 110 publics. Et ce sont ces derniers qui ont toujours fait le succès ou l'échec des séries télévisées. Par ailleurs, cette initiative de production locale a encouragé d'autres acteurs, comme ICFLIX. Comme nous l'avons vu dans une partie précédente, ce diffuseur Emirati multiplie les accords avec des pays comme le Maroc et la Tunisie pour financer et produire localement. La production locale peut s'avérer très fructueuse, dans le sens où elle contribue à soutenir des artistes inconnus du public et à donner la chance aux projets d'auteurs. 1.2. Une consommation en phase avec les publics En traitant de l'accès généralisé à la culture et à l'information, nous avons mis en lumière les exigences des publics qui ont aujourd'hui la possibilité, grâce aux NTIC, d'aller chercher les contenus sur divers espaces, selon leurs envies : sur Netflix, sur TF1, en téléchargement illégal, au cinéma, etc. En effet, les contraintes liées à la rareté de l'offre ou à l'accès aux oeuvres étant révolues, les publics sont aujourd'hui libres de consommer à leur guise. Nous avons également montré, à travers l'analyse du dispositif de Netflix et de son modèle de diffusion que la marque a su comprendre et s'adapter aux modes consommation actuels et à intégrer l'appétence des publics pour des contenus de qualité. En mettant en avant un catalogue exclusif et des productions à gros budgets, Netflix espère justifier le prix de son abonnement, conserver ses abonnés et en séduire de nouveaux. Dans ce sens, deux stratégies de Netflix méritent d'être examiné : - Faire de la Ultra HD 4K202 une priorité : Pour accompagner la progression des équipements des ménages, Netflix propose de nombreux contenus en Ultra HD 4K. Les contenus en 4K étant encore assez rares, Netflix et les fournisseurs de jeux vidéo sont les principaux fournisseurs sur le marché203. - Des contenus en exclusivité sur la plateforme : Netflix a présenté son premier long-métrage, Beast of No Nation, en exclusivité lors du Netflix Festival à Paris en octobre 2015. Cependant le film n'est pas sorti en salles en 202 Résolution quatre fois supérieure que la Full HD. 203 Source : « Moniteur 4K », Clubic, [disponible en ligne : http://www.clubic.com/materiel-informatique/ecran-lcd/article-755323-1-acheter-moniteur-4k.html], publié le 24 février 2015, consulté le 09 avril 2016. 111 France car Netflix a préféré le rendre disponible sur sa plateforme de S-VOD, contournant ainsi la « chronologie des médias » qui ne permet pas de faire passer un film en salle et sur une plateforme de S-VOD simultanément. Nous nous pencherons sur cette loi en analysant les limites du modèle. 1.3. Vers une démocratisation de la consommation audiovisuelle en différé ? En produisant des contenus destinés initialement à la télévision, Netflix a compris que sa pérennité pouvait passer par là. En effet, les coûts d'acquisition de films et de séries télévisées pour une diffusion en streaming ont énormément augmenté depuis les débuts de la firme et son premier partenariat avec la chaîne Starz. Et si Netflix ne compte pas s'attaquer pour le moment aux contenus en direct, comme le retransmissions sportives, dont les droits de diffusion atteignent des sommes démesurées, la firme devrait proposer un talk-show, diffusé peu de temps après son enregistrement. En effet, et à l'exception des rencontres sportives et des journaux télévisées, il semblerait que tout contenu audiovisuel puisse se regarder en différé. D'ailleurs, la croissance de la consommation délinéarisée des contenus audiovisuels en témoigne204. Et bien que cette consommation concerne essentiellement les séries et les films, cela pourrait s'étendre à d'autres programmes grâce à des initiatives comme celle de Netflix, par exemple, et en raison de la croissance d'une population initiée, pour qui regarder en différé devient naturel. 2. Les limites du modèle En arrivant en France, les utilisateurs ont reproché à Netflix un catalogue pauvre et des contenus pas assez récents. En effet, les réglementations locales et notamment la « chronologie des médias » font émerger des difficultés qui freinent le développement de l'acteur à l'international. Par ailleurs, si ses investissements conséquents dans la production et l'achat de contenus peuvent lui permettre de s'affranchir des préoccupations législatives, les créations originales Netflix font planer des menaces sur d'autres acteurs de la filières : les studios de production et les chaînes classiques. 204 Source : « Regarder la TV en différé entre dans les habitudes », Direct Matin, [disponible en ligne : http://www.directmatin.fr/media/2013-01-30/regarder-la-tv-en-differe-entre-dans-les-habitudes-361795], publié le 30 janvier 2013, consulté le 30 mars 2016. 112 2.1. Coopération et compétition Netflix traite avec les mêmes acteurs qui sont aujourd'hui ses rivaux. Ils ont besoin l'un de l'autre : Netflix pour alimenter son catalogue, les chaînes et les studios pour rentabiliser leurs contenus vieillissants, à l'image de Canal + qui avait acquis les droits de diffusion exclusifs de House of Cards et de TF1 qui compte diffuser Marseille à partir du 12 mai. Cependant, nombre d'acteurs essaient aujourd'hui d'assurer leur propre distribution en ligne (HBO Now par exemple), ou commencent à revoir leurs accords les liant à des services de vidéo par abonnement pour couper la coopération avec Netflix et autres services de S-VOD qui menacent leur existence. Le premier partenaire de Netflix, la chaîne Starz, n'a d'ailleurs pas renouvelé le contrat concernant le streaming de son catalogue après son terme en 2012205. Dans cette course contre la montre, Netflix compte sur ses investissements colossaux en production de contenus pour prendre de vitesse ses concurrents. Néanmoins, la rentabilité pourrait s'avérer plus élevé qu'escompté. D'un autre côté, cet univers marqué par la coopétition et un élargissement de la concurrence a également contribué à une inflation des coûts des contenus. Cette dernière est nourrie par les dépenses conséquentes de l'acteur dans la production de contenus et d'une demande considérable et qui ne cesse de s'accroître. Dans ce sens, Netflix aurait peut être intérêt à « remonter » encore davantage dans la chaîne de valeur en faisant l'acquisition de son propre studio de production. Cette hypothèse a été émise après une étude menée par les analystes de Barclay Research206 et semble être une solution face à l'inflation des coûts et pour continuer à proposer des contenus originaux. 2.2. Les obstacles technologiques Dans son développement à l'international, le service de Netflix est amené à « fonctionner » dans des pays qui ne possèdent pas les infrastructures nécessaires 205 Source : « Le groupe de médias STARZ ne renouvelle pas son accord avec Netflix », Stratégies, [disponible en ligne : https://www.strategies.fr/afp/20110901225216/usa-le-groupe-de-medias-starz-ne-renouvelle-pas-son-accord-avec-netflix.html], publié le 01 septembre 2015, consulté le 15 avril 2016. 206 Source : « Netflix could be in the market to buy a studio », Business Insider, [disponible en ligne : http://uk.businessinsider.com/netflix-could-be-in-the-market-to-buy-a-studio-2016-3?r=US&IR=T], publié le 23 mars 2016, consulté le 15 avril 2016. 113 avec une faible pénétration de l'Internet haut-débit, c'est le cas des pays d'Afrique centrale. Aussi, certains pays comme le Maroc par exemple, où l'échange de devises est contrôlé, présentent un usage moins répandu de cartes bancaires internationales. Des obstacles qui pourraient freiner la souscription de nouveaux utilisateurs. 2.3. Les barrières réglementaires « Considérer systématiquement les oeuvres en fonction de leur format amène [...] à des contresens et à un décalage dangereux avec le public, qui ne vit pas son accès aux médias et à la culture sur un tel mode cloisonné207.» Lors de la sortie du film Beast of No Nation aux Etats-Unis, de nombreuses salles de cinéma comme AMC, Carmike, Cinemark et Regal ont annoncé leur intention de boycotter la projection du film. Pour ces exploitants, faire la promotion du film dans leurs salles revenait à encourager les publics à le regarder de chez eux sur Netflix208. Cependant, et comme nous l'avons traité précédemment, la numérisation des contenus, la multiplication des possibilités d'accès et la libération des modes de diffusion des oeuvres ont transformé les habitudes et les attentes des publics. Et l'idée de vouloir contrôler ce qu'ils font et comment ils consomment est de plus en plus illusoire. En outre, la « chronologie des médias », une loi qui veille à régulariser le paysage audiovisuel français et qui régit l'ordre de l'apparition d'un film sur les différents supports de diffusion, présente plusieurs limites. A sa sortie, une oeuvre cinématographique passe d'abord en salle avant d'être disponible 4 mois plus tard en vidéo (support physique ou VOD). Puis la diffusion passe aux chaînes payantes, 10 mois plus tard, pour ensuite atterrir entre les mains des chaînes gratuites, après 22 ou 27 mois (en fonction de leur investissement dans l'oeuvre209). Ce n'est qu'au 207 DURAND Emmanuel, La menace fantôme : Les industries culturelles face au numérique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014, p.27. 208 Au Etats-Unis, Beast of No Nation était disponible en simultané (en salle et sur la plateforme). Netflix n'a pas respecté la fenêtre des 90 jours dont bénéficient les films qui sortent en salle avant d'être disponible sur d'autres canaux. Source : « Netflix se lance dans le cinéma et ça ne plait pas aux exploitants de salles américains », [disponible en ligne : http://www.clubic.com/mag/culture/actualite-783236-netflix-cinema-plait-exploitants-salles-americains.html], publié le 09 octobre 2015, consulté le 15 avril 2016. 209 Les chaînes sont tenues de contribuer au financement des oeuvres cinématographiques françaises. Source : « La télévision enchaînée au cinéma français », INA Global, [disponible en ligne : http://www.inaglobal.fr/cinema/article/la-television-enchainee-au-cinema-francais-8520], publié le 14 septembre 2015, consulté le 03 mai 2016. 114 bout de 3 ans que le film est disponible en S-VOD (figure 8). D'où le choix opéré par Netflix de diffuser Beat of No Nation uniquement sur sa plateforme. En effet, la S-VOD est reléguée au dernier rang pour des raisons qui sont de moins en moins pertinentes au regard du contexte actuel. Et même si les préconisations du rapport LESCURE du printemps 2013 voudraient que l'on exploite les films plus rapidement, proposant un abaissement de 18 mois pour la S-VOD, les opérateurs de la filière cinématographique restent réfractaires à ce type de propositions et ce délai reste encore trop long. Pourtant, les acteurs du paysage audiovisuel français auraient un intérêt certain à prendre le pli en rendant les réglementations plus souples. Surtout que les publics ainsi que les nouveaux entrants, comme Netflix, trouvent aujourd'hui les moyens de les contourner210. Figure 8 : Chronologie des médias en France211 En plus du respect de la chronologie des médias, Netflix est susceptible de se heurter à d'autres types de règlementations, spécifiques à chacun des 190 pays où il est installé. Au Kenya, par exemple, la plateforme pourrait être bloquée en raison du 210 Pour échapper à la rigidité des réglementations françaises (fiscalité et exception culturelle), Netflix a choisi de se lancer en France à partir du Luxembourg. Néanmoins, en s'installant en France, Netflix s'est engagé à respecter la chronologie des médias. 211 Source : « Netflix respectera la chronologie des médias en France », Clubic, [disponible en ligne : http://www.clubic.com/television-tv/video-et-streaming/vod/actualite-721897-netflix-france-tarifs-catalogue-chronologie.html], publié le 20 août 2014, consulté le 03 mai 2016. 115 non respect des « des valeurs morales et de la sécurité nationale »212. Des pays comme le Kenya sont très attachés à la nécessité de préserver leurs valeurs nationales et l'arrivée d'un diffuseur inédit qui diffuse toute sorte de contenu sur Internet soulève des questions politiques auxquelles les dirigeants de la firme devront répondre. 212 Source : « Le Kenya débat sur la régulation des contenus de vidéo à la demande proposée par Netflix », [disponible en ligne : http://www.agenceecofin.com/internet/2101-35272-kenya-debat-sur-la-regulation-des-contenus-de-video-a-la-demande-proposee-par-netflix], publié le 21 janvier 2016, consulté le 03 mai 2016. 116 |
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