III.3 Entropie et dépérissement
écologique
En 2004, Nicolas Bourriaud provoquait en un face à face
percutant une oeuvre de Michel Blazy, une autre de Tetsumi Kudo. Comme vu
précédemment, Michel Blazy use de l'éphémère
de la matière organique pour mettre au point des sculptures
évolutives, qui incluent dans leurs développements, les
fluctuations du temps. Mais si ici le processus d'altération physique
des oeuvres constitue un effet lyrique de disparition, l'oeuvre de Tetsumi Kudo
use de l'impermanence dans un but plus politisé. Marqué par les
bombardements atomiques de la seconde guerre mondiale, l'artiste japonais place
sous fioles de verres des plantes, fioles auxquelles l'artiste adjoint le pot
d'échappement d'une voiture qui tourne moteur allumé. La plante
se courbe sous l'effet du gaz, avant que la fiole ne devienne toute noire. Ses
travaux les plus connus, comme Pollution-cultivation-nouvelle
écologie (1971) présenté au Palais de Tokyo, sont
autant de cage d'oiseaux à l'intérieur desquelles l'artiste place
des matériaux périssables. Ses environnements reconstitués
patientent comme l'oiseau lacéré dans sa cage, attendant un futur
salvateur qui ne viendra jamais. Cette installation est le symbole du souci
d'accumulation, de préservation malhabile que l'homme exerce sur la
nature. Pour la conserver, l'homme en extrait des parties qu'il place dans des
parcs naturels, dans des zones préservées qui, en étant
coupé de tout, dépérissent comme isolé mortellement
dans une cage.
Pour leur fin de mandat, Nicolas Bourriaud et
Jérôme Sans présentaient en 2006 cinq expositions
personnelles, regroupées sous le titre Programme
Tropico-végétale. Parmi-elles, l'exposition d'Henrik
Hakansson, À travers bois pour trouver
forêt138, prolonge le propos de Tetsumy Kudo. Henrik
Hakansson insérait dans les espaces des parties vivantes de forêt
: arbre, mousse, fleurs. Un écosystème de taille réduite
était inversé à la verticale pour matérialiser les
conditions de vie absurdes de la forêt. Comme dans un zoo où des
cages prennent la parjure de reconstituer le « cadre naturel » de
l'animal, l'artiste introduisait les conditions de survie d'une
végétation tropicale. À travers bois pour trouver
forêt se présentait comme un ensemble de
végétations luxuriantes maintenues artificiellement en vie par un
système d'arrosage, d'humidificateurs, de chauffage et de lampes
solaires. Tous ces éléments étaient
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régulés par un ordinateur accessible aux
visiteurs, rendus ainsi responsables de la survie de l'écosystème
reconstitué. L'artiste réussissait à matérialiser
visuellement la destruction d'un équilibre que provoque l'intervention
de l'être humain. Des affiches représentant une forêt
tropicale dans son élément naturel étaient
empilées. Le visiteur était invité à en ramener une
chez lui, réduisant à chaque fois la hauteur de la pile. Cette
participation menait à la disparition de l'oeuvre comme l'emprise de
l'homme sur la forêt représentée.
À travers bois pour trouver était une
métaphore de l'emprise de l'humain sur la nature, du désordre
irréversible qu'entraîne la quête de découverte. La
prise de responsabilité que l'homme souhaite prendre sur l'environnement
et les détériorations inéluctables que cette emprise
amène pose un paradoxe que le travail d'Henrik Hakansson restituait
habilement. L'homme cherche à augmenter ses connaissances, ici
botanique, biologique, mais c'est précisément ces dynamiques qui
imposent une altération du sujet étudié. L'installation
d'Henrik Hakansson dévoilait ainsi en conscience la part de
responsabilité de l'entreprise scientifique dans l'inexorable
destruction du sujet de son étude, montrait les dommages causés
par l'homme par la simple observation d'écosystème ou
espèce jusque là préservée139. Sur ce
propos Claude Lévi-Strauss propose paradoxalement de renommer
l'anthropologie en « entropologie » telle une science qui en
augmentant le degré de désordre au coeur d'un
écosystème précédemment isolé,
accélèrerait sa disparition.140
Au travers de biosphères reconstituées, cette
installation évolutive évoquait l'emprise de l'homme sur la
nature, son effritement progressif, la conséquence inévitable de
la curiosité humaine, même lorsque celle ci est motivée par
les meilleures intentions. Elle indiquait la disparition programmée de
l'écosystème, non seulement celui de la
139 Francesco Manacorda, « Histoire courte de la
destruction naturelle » in Henrik Hakansson, Throught the Woods to
Find the Forest », Palais de Tokyo, 2006
140 « Si bien que la civilisation prise dans son ensemble
peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement
complexe où nous serions tentés de voir la chance qu'à
notre univers de survivre, si sa fonction n'était de fabriquer ce que
les physiciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie. Chaque
parole échangée, chaque ligne imprimée, établissent
une communication entre deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui
se caractérisait avant par un écart d'information plus grande.
Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire « entropologie
», le nom d'une discipline vouée à étudier dans ses
manifestations les plus hautes ce processus de désintégration
» Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1995
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forêt tropicale mais de n'importe quel
écosystème plus large souffrant de déséquilibre.
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