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L'expression artistique dans la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme


par Léa François / Margaux Malapel
Université de Caen - M2 Droit des Libertés 2021
  

Disponible en mode multipage

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Léa FRANÇOIS -- Margaux MALAPEL

3

Table des matières

Liste des abréviations 5

Prolégomènes 7

I - La liberté d'expression artistique : un régime calqué sur celui de la liberté

d'expression 10

A - Les garanties du droit à la liberté d'expression artistique par le droit européen 10

B - Les restrictions spécifiques à la liberté d'expression artistique 13

II - Vers une liberté de création artistique ? 17

A - L'intégration de la liberté de création artistique dans la jurisprudence de la Cour

Européenne des Droits de l'Homme 17

B - Les intérêts d'une impossible autonomisation de la liberté artistique 19

Bibliographie 22

Index des jurisprudences 24

4

5

Liste des abréviations

art. article

coll. collection

Cons. Constit. Conseil constitutionnel

CEDH Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des

Libertés Fondamentales

c. contre

Cour EDH Cour Européenne des Droits de l'Homme

dec. décision

éd. éditeur

e.a. et autres

p. page

§ paragraphe

ibid. ibidem, même arrêt

PIDCP Pacte international relatif aux droits civils et politiques

suiv. suivants

6

7

Prolégomènes

Selon Xavier Bioy, la liberté d'expression caractérise « le droit de s'exprimer et celui

1

de recevoir des informations » . Décrite comme étant « l'un des fondements essentiels [d'une «société démocratique»], l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun » par la Cour EDH dans son arrêt Handyside , le Conseil constitutionnel français ira même jusqu'à la qualifier de

2

« liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté

3

nationale » .

Aucun doute n'est alors laissé sur la place qu'occupe la liberté d'expression dans notre système. Pour reprendre les mots de Xavier Bioy, laisser chaque citoyen « s'exprimer » et « recevoir des informations » est nécessaire pour le bon fonctionnement d'une société démocratique mais aussi pour la garantie des droits et libertés.

La liberté d'expression apparaît alors comme un droit fondamental, ce dernier étant garanti par l'article 10 §1 de la CEDH qui dispose que: « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ». Il ressort clairement de cet article que la liberté d'expression repose à la fois sur l'expression d'une opinion et sur la réception de cette dernière, et tout cela sans intervention de l'État ou seulement en cas de nécessité absolue.

La jurisprudence de la Cour EDH concernant la liberté d'expression n'a de cesse d'évoluer depuis quelques années, traduisant une fois encore l'importance de cette dernière dans notre société. En témoignent les chiffres mis à disposition par la Cour elle-même qui démontrent une nette augmentation du contentieux en la matière : sur 1093 arrêts rendus en 2012 , seuls 33 concernaient la liberté d'expression, alors

4

qu'en 2020 , 871 arrêts ont été rendus et 80 portaient sur la liberté d'expression.

5

Cette augmentation du contentieux n'est pas anodine et dénote d'une évolution

1 X. Bioy, Droits fondamentaux et libertés publiques, éd. LGDJ, Paris, 2020

2 CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72, §49

3 Cons. Constit., 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, n° 84-181 DC

4 La CEDH en faits & chiffres, 2012, p. 13

5 La CEDH en faits & chiffres, 2020, p. 11

8

certaine de la liberté d'expression et, plus précisément, de la liberté d'expression artistique dans les sociétés démocratiques actuelles.

Alors que la Cour EDH était silencieuse concernant l'expression artistique, elle l'a finalement désignée comme étant un élément protégé par l'article 10 dans l'arrêt Müller. La Cour partage sur ce point la conception du PIDCP dont l'article 19-2 « désigne explicitement comme un élément de la liberté d'expression les informations et idées revêtant une forme (...) artistique » . Elle considère en effet, et ce à

6

plusieurs reprises, que « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une oeuvre d'art contribuent à l'échange d'idées et d'opinions indispensables dans une société démocratique » .

7

L'enjeu est dorénavant de savoir ce qui doit être entendu par «expression artistique». La Cour EDH n'a, à ce jour, donné aucune définition de l'expression artistique ; tout au plus énumère-t-elle, au fil de sa jurisprudence, certains éléments comme relevant de celle-ci.

Bien que cela puisse paraître problématique, au contraire, l'absence de définition stricte permet de ne pas restreindre l'art. Comme le dit si bien Arnaud Montas, « une définition juridique de l'art n'est ni possible ni souhaitable » car « il y a une part de l'art dont le discours juridique devrait avoir l'humilité d'admettre qu'elle peut parfois lui échapper » .

8

Cependant, pour se prévaloir du régime de la liberté d'expression, le caractère artistique doit être établi. De manière générale, l'existence matérielle d'une oeuvre pouvant être reliée au monde de l'art suffit pour faire présumer l'application de ce régime.

La Cour EDH désigne à ce titre certains éléments comme relevant de l'expression artistique, sans que ceux-ci soient exhaustifs, donc sans réduire le domaine de l'art. Ainsi, elle inclut dans l'expression artistique la peinture , le théâtre ou encore la

9 10

littérature, que ce soit le roman ou la poésie . Ressort également de cette

11 12

catégorie le cinéma , soumis par dérogation au régime de l'autorisation préalable

13

ou régime préventif, et non au régime répressif de droit commun. De même, « la satire est une forme d'expression artistique » , qu'elle soit présentée sous ce terme

14

ou sous ceux de caricature ou de dessin humoristique.

15

6 CEDH, 24 mai 1988, Müller et autres c. Suisse, n°10737/84, §27

7 Ibid., §33

8 A. Montas, « Le juge et la liberté de création artistique », Les Cahiers de la Justice, 2018, p. 735-751

9 Arrêt Müller c. Suisse, précité

10 CEDH, 3 mai 2005, Ulusoy et autres c. Turquie, n° 34797/03

11 CEDH, GC, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky- Laurens et July c. France, nos 21279/02 et 36448/02, §47; CEDH, 29 mars 2005, Alinak c. Turquie, n° 40287/98, §41

12 CEDH, 16 février 2010, Akdas c. Turquie, n°41056/04; CEDH, GC, 8 juillet 1999, Karata° c. Turquie, n°23168/94

13 CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, n°13470/87

14 CEDH, 14 mars 2013, Eon c. France, n°26118/10, §60

15 CEDH, 25 janvier 2007, Vereinigung Bildender Künstlrt c. Autriche, n°68354/01, §33; CEDH, 2 octobre 2008, Leroy c. France, n°36109/03, §39

9

L'augmentation du contentieux concernant la liberté d'expression, comprenant l'expression artistique, ainsi que la multitude d'éléments relevant de cette dernière, nous fait appréhender la question du droit à la liberté d'expression des artistes. Si le régime de l'expression artistique semble être calqué sur celui de la liberté d'expression prévu à l'article 10 de la CEDH, la Cour EDH semble faire évoluer ce dernier vers la liberté de création artistique, augmentant par ce biais la protection offerte aux artistes, sans pour autant lui accorder un régime autonome.

Il nous faudra donc analyser le régime, a priori commun, de la liberté d'expression artistique (I), avant de s'intéresser à l'évolution enclenchée par la Cour EDH vers une protection plus large des artistes, matérialisée par l'instauration de la liberté de création artistique (II).

10

I - La liberté d'expression artistique : un régime

calqué sur celui de la liberté d'expression

La liberté d'expression artistique n'a été intégrée dans la protection de l'article 10 de la CEDH qu'en 1988, par le biais de l'arrêt Müller . Ce rattachement au régime général de

16

la liberté d'expression a pour conséquence qu'on applique à l'expression artistique les mêmes principes qu'à la liberté d'expression en général. Le principe étant donc le droit à la liberté d'expression (A) et l'exception la censure, dans des cas clairement prévus au §2 de l'article 10, et affinés par la jurisprudence de la Cour EDH (B).

A - Les garanties du droit à la liberté d'expression artistique par le droit européen

Le régime de la liberté d'expression artistique n'avait, en ses débuts, rien d'original, ce dernier étant calqué sur celui de la liberté d'expression. Comprendre les règles applicables à la liberté d'expression revenait donc à comprendre le régime applicable à la liberté d'expression artistique.

Le point de départ est matérialisé par l'article 10 §1 de la CEDH précité, qui commence par affirmer que « toute personne a droit à la liberté d'expression », en précisant que ce droit est composé de « la liberté d'opinion », c'est-à-dire « la liberté pour tout individu de

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penser ce qu'il veut et d'exprimer sa pensée » et de « la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées », peu importe le support utilisé. Il apparaît alors que cet article, adapté à la liberté d'expression artistique, permet à chacun d'exprimer une opinion ou d'en recevoir, par le biais de n'importe quel support, que ce soit un roman, un tableau ou encore une caricature.

En plus de cette définition apportée par la CEDH, la Cour EDH elle-même est venue préciser ce droit. Dans son arrêt Handyside vu précédemment, la Cour a en effet précisé que « (...) [la liberté d'expression] vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la

18

population » , élargissant alors le champ d'application matériel initialement prévu par le texte de 1950 et laissant aux artistes la possibilité de créer sur des thèmes plus ou moins en accord avec la société.

16 Arrêt Müller c. Suisse, précité

17 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, éd. PUF, Paris, 2016

18 Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, précité, §49

11

Il faut également noter que l'article 10, comme tous les autres articles de la CEDH, est soumis à un rapport juridique vertical obligeant l'État à respecter les obligations de ce dernier envers les particuliers. Cependant, l'originalité apparaît dans le fait que l'article 10, de par son aspect social, et contrairement à la plupart des articles de la CEDH, est également soumis à un rapport juridique horizontal, obligeant l'État à faire respecter les obligations qui en découle entre les particuliers.

L'importance conférée à la liberté d'expression rejaillit alors sur la liberté d'expression artistique et il apparaît qu'elle permet à chacun d'exprimer ou de recevoir une idée à travers n'importe quel support artistique, que celle-ci soit ou non en accord avec la majorité de l'opinion publique, l'État ayant pour obligation de respecter et de faire respecter ce droit.

19

La Cour EDH s'est toujours refusée à admettre qu'il existait une hiérarchie entre les droits protégés par la CEDH. Cependant, il est évident que l'article 10 de ladite convention possède un statut particulier, qui semble plus fort que celui des autres droits protégés par celle-ci, tendant alors à remettre en question ce non-dit de la Cour EDH sur l'existence ou non d'une telle hiérarchie. Comme elle le remarque elle-même dans l'ensemble de sa jurisprudence, la liberté d'expression est un des fondements des sociétés démocratiques . Ainsi, lorsqu'il est nécessaire de faire un contrôle de proportionnalité entre liberté

d'expression artistique et, par exemple, droit au respect de la vie privée, la Cour EDH a tendance à faire prévaloir la liberté d'expression (voir la décision Jelevar c. Slovénie, concernant un roman s'inspirant d'une famille qui a considéré que le livre portait atteinte à son droit au respect de la vie privée ).

20

La meilleure manière de comprendre que le principe est le droit à la liberté d'expression n'est pas la lecture de l'article 10 de la CEDH mais bien l'analyse des différentes jurisprudences de la Cour EDH.

Cette dernière a inclus l'expression artistique dans le champ de la liberté d'expression, comme on l'a vu précédemment dans l'affaire Müller, mais elle ne s'est pas arrêtée à cela. La Cour EDH a affirmé que la liberté de la presse est aussi un type d'expression, mais un type d'expression particulièrement protégé car elle a un « rôle éminent dans un État de droit » . La liberté d'expression des journalistes est donc plus grande que la liberté

21

22

d'expression de droit commun, tout comme la liberté d'expression en matière politique, comme elle a pu l'affirmer dans son arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France : « les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique,

visé en cette qualité, que d'un simple particulier ». Un autre critère important dans la jurisprudence est aussi celui de la contribution de l'expression à un débat d'intérêt général, qui bénéficie lui aussi d'une liberté renforcée .

23

19 Arrêt Müller c. Suisse, précité, §27

20 CEDH, 11 mars 2014, Jelevar c. Slovénie (dec.), n°47318/07

21 CEDH, 23 avril 1992, Castells c. Espagne, n°11798/85, §43

22 CEDH, GC, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky- Laurens et July c. France, nos 21279/02 et 36448/02

23 Ibid., §48; Arrêt Mariya Alekhina c. Russie, précité, §260;

12

L'étendue de la protection l'est d'autant plus que les types d'expression peuvent se recouper, donc les régimes particuliers se cumuler. Ainsi, une caricature publiée dans un journal peut bénéficier de la protection en tant qu'expression artistique, en tant qu'expression politique et par le biais du régime favorable de la presse . C'est d'ailleurs

24

régulièrement que plusieurs régimes interfèrent entre eux .

25

Pour ces types d'expression particulièrement protégés, la marge d'appréciation laissée à l'État pour restreindre la liberté, notion que nous aborderons plus loin, est particulièrement limitée (par exemple pour la liberté d'expression de la presse ).

26

De façon plus ciblée, certaines formes d'expression artistique bénéficient elles-mêmes d'une protection renforcée. Par exemple, la satire, en tant que « forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter », implique « [qu'il faille] examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d'un artiste à s'exprimer par ce biais ». Par ce raisonnement, la Cour EDH a considéré que la censure de l'oeuvre litigieuse était abusive, alors même qu'elle utilisait le visage d'un ancien homme politique autrichien sur un corps se livrant à des activités sexuelles. On voit ici que le principe du droit à la liberté d'expression artistique prend tout son sens.

La Cour EDH a poussé la protection de l'expression artistique assez loin pour certaines oeuvres en créant la notion de « patrimoine littéraire européen » . Elle fixe dans le même

27

temps un certain nombre de critères pour qu'une création puisse être qualifiée comme telle: la notoriété internationale de l'auteur, la date de la première parution, le nombre de pays et de langues dans lesquels elle a été publiée, son mode de diffusion et la collection dans laquelle elle a été publiée. On peut dire que la Cour de Strasbourg a créé un régime particulièrement protecteur en matière artistique, même s'il convient de rester vigilant en raison de l'absence de jurisprudence reprenant cette notion, de la limitation de celle-ci à la littérature, et de la potentielle portée politique de l'arrêt rendu à l'égard de la Turquie.

Bien que la Cour EDH prenne des décisions en faveur du droit à la liberté d'expression, elle fait parfois des choix douteux qui ouvrent une part d'obscurité dans la fiabilité de ce régime. Prenons l'arrêt Handyside c. Royaume-Uni : elle pose un principe clair à son paragraphe 49 affirmant que les idées exprimées peuvent être des idées « (...) qui

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heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population » , mais pour autant, elle ne l'applique ni dans cet arrêt ni l'arrêt Leroy c. France , dans

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lequel elle prend une décision en complète inadéquation avec la liberté d'expression des caricaturistes de presse. Également dans l'arrêt Wingrove c. Royaume-Uni , elle valide

30

24 CEDH, 2 octobre 2008, Leroy c. France, n°36109/03

25 Arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité

26 CEDH, 25 avril 2006, Dammann c. Suisse, n°77551/01, §51

27 Arrêt Akdaþ c. Turquie, précité, §30

28 Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, précité, §49

29 Arrêt Leroy c. France, précité

30 CEDH, 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni, n°17419/90

13

la censure d'un film qu'elle juge offensant car susceptible de heurter et de choquer des croyances religieuses.

Même si certaines décisions de la Cour EDH peuvent laisser planer un doute sur l'importance du droit à la liberté d'expression artistique, le principe reste tout de même la liberté d'expression, d'autant plus quand il est couplé à des sous-régimes particulièrement protecteurs. Cependant, l'article 10 de la CEDH n'est pas la porte ouverte à une liberté infinie. On le sait, notre liberté s'arrête là où commence celle des autres, c'est pourquoi ladite Convention prévoit que dans certaines occasions, l'État puisse restreindre quelque peu cette liberté.

B - Les restrictions spécifiques à la liberté d'expression artistique

Comme le dispose l'article 10 de la CEDH dans son second paragraphe, l'exercice de la liberté d'expression implique des « devoirs et responsabilités ». La Cour EDH veille au respect de cette disposition , y compris vis à vis des artistes : « l'artiste et ceux qui

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promeuvent ses oeuvres n'échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l'article 10 [...]. Quiconque se prévaut de sa liberté d'expression assume en effet, selon les propres termes de ce paragraphe, des " devoirs et responsabilités " » .

33

À ce titre, les États peuvent restreindre la liberté d'expression. Les ingérences dans l'exercice de ce droit protégé par la CEDH sont admises mais sont néanmoins soumises à trois conditions pour être licites.

L'ingérence doit tout d'abord être prévue par la loi, loi au sens de norme générale, écrite ou jurisprudentielle, antérieure aux faits litigieux et satisfaisant à des exigences d'accessibilité et de prévisibilité .

34

L'ingérence doit viser un des buts légitimes énoncés par l'article 10 paragraphe 2 de la CEDH, à savoir la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l'ordre, la prévention du crime, la protection de la santé, la protection de la morale, la protection des droits d'autrui (qui inclut la protection des sentiments religieux ), la

35

protection de la réputation d'autrui, empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

L'ingérence doit enfin être nécessaire dans une société démocratique pour être licite.

31 CEDH, GC, 10 décembre 2007, Stoll c. Suisse, n°69698/01, §102

32 Arrêt Müller c. Suisse, précité, §34NEW

33 Arrêt Vereinigung Bildender Künstlrt c. Autriche, précité, §26; Arrêt Lindon Otchakovsjy-Laurens et July c. France, précité, §51 in fine

34 CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (I), n°538/74, §47 et suiv.

35 Arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, précité, §48; Arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité, §47 et 48

14

Cette dernière condition est plus complexe que les deux précédentes et c'est concernant celle-ci que l'appréciation de la Cour EDH diffère en matière artistique.

Rappelons préalablement que la société démocratique est caractérisée par le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture. C'est pour cette raison que la liberté d'expression « vaut aussi pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de sa population » . La nécessité dans une telle société correspond à

36

l'existence d'un besoin social impérieux, et « les Etats contractants jouissent à cet égard d'un pouvoir d'appréciation, mais il va de pair avec un contrôle européen plus ou moins large selon le cas » . Plus la marge d'appréciation reconnue aux États dans un domaine

37

sera large, moins le contrôle exercé par la Cour EDH sera fort, et inversement. Pour déterminer cela, la Cour se réfère à la proportionnalité de l'ingérence entre le but légitime qu'elle poursuit et l'atteinte à la liberté d'expression, et si ses motifs sont "pertinents et suffisants". Ainsi, l'intensité du contrôle de la Cour EDH varie, et corollairement la protection accordée à la liberté d'expression. Pourtant, dans certains cas, le but légitime poursuivi par l'État à l'origine d'une ingérence peut justifier une restriction de la liberté d'expression, même en matière de liberté d'expression artistique.

La protection de la morale revêt une importance susceptible de justifier l'intervention de l'État. En effet, en raison de l'absence de consensus européen en la matière, les juges de Strasbourg considèrent que la marge d'appréciation de l'État est grande et eux n'exercent

qu'un contrôle limité . Ainsi il est plus aisé de justifier la limitation de l'expression

38

artistique, malgré la protection dont celle-ci bénéficie, que ce soit en condamnant le peintre de tableaux représentant crûment des relations sexuelles entre hommes et animaux et ceux qui les ont exposées, ou que ce soit en interdisant la projection d'un

39

film jugé blasphématoire .

40

La protection des droits d'autrui est aussi un élément du contrôle de proportionnalité exercé par la Cour EDH. Invoquée dans de nombreuses affaires , la Cour de Strasbourg

41

l'a souvent utilisée pour valider la restriction apportée à la liberté d'expression artistique par l'État, alors même qu'elle maintient qu'elle accorde une protection particulière à l'expression artistique. Dans ses arrêts, ce principe est toujours précité mais l'ingérence

42

est à chaque fois considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

En plus de ne pas appliquer le principe de protection qu'elle édicte en matière artistique, la Cour EDH ne tient pas non plus toujours compte de façon cohérente des critères qu'elle dit utiliser pour déterminer si l'ingérence est justifiée ou non. Selon elle, « il faut

36 Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, précité, §49

37 CEDH, 25 mars 1985, Barthold c. Allemagne, n°8734/79, §55

38 Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, précité, §48

39 Arrêt Müller c. Suisse, précité, §35 et 36

40 Arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité

41 Arrêts Lindon, Otchakovsjy-Laurens et July c. France & Vereinigung Bildender Künstlrt c. Autriche, précités

42 Ibid., respectivement §47 et §26

15

tenir compte des circonstances propres à chaque affaire » . Elle se réfère pour cela

43

notamment aux termes utilisés , au contexte précis, qu'il s'agisse de la région ou du

44 45

moment de l'expression , à la sanction prononcée , à l'existence d'un débat d'intérêt

46 47

général , ainsi qu'aux éléments relatifs à la diffusion de l'expression (mode de diffusion,

48

ampleur du tirage) et au public visé ou susceptible d'être touché (condition d'âge, droit d'entrée ou de lecture contre paiement, publicité faite) . Par exemple, la Cour EDH a pu

49

considérer dans l'arrêt Müller qu'en raison de la publicité faite et de l'ouverture au public sans restriction, l'expression artistique pouvait toucher un grand nombre de personnes, donc les devoirs et responsabilités de l'artiste étaient plus grands et l'ingérence était justifiée. Cependant, comme nous venons de le dire, la Cour de Strasbourg ne tient pas toujours compte de ses critères de façon rigoureuse et a considéré, dans l'arrêt Otto-Preminger-Institute, que l'interdiction du film était raisonnable alors même que la projection était limitée à un public averti de plus de 17 ans et ayant payé un droit d'entrée

50

.

On s'aperçoit donc que même si la Cour EDH dit protéger particulièrement la liberté d'expression quand elle revêt un caractère artistique, elle utilise les nombreuses variables qu'elle prend en compte pour moduler à son aise cette protection, malgré les conditions strictes à la restriction de ce droit.

Pourtant, et étonnement après ce que l'on vient de voir, la Cour apprécie avec souplesse la qualification de discours de haine lorsque l'expression est artistique. Bien que ne dérogeant pas au principe selon lequel la liberté d'expression ne peut être invoquée en cas de discours incitant à la haine , elle a tendance à ne pas considérer comme tel une

51

oeuvre semblant inciter à la haine. Notamment, dans l'affaire Karataþ contre Turquie, elle juge que les poèmes « [contenant] des passages très agressifs à l'égard du pouvoir turc » ne sont pas une expression appelant à la violence, et ce en raison de leur qualité de poèmes . De même, concernant le roman de l'affaire Alinak, « (...) si le ton de certains

52

passages du livre pouvaient paraître très hostiles, la Cour estime que par leur caractère artistique et leur impact limité, ils se trouvaient ramenés à l'expression d'un profond désarroi face à des événements tragiques et ne constituaient pas un appel à la violence » .

53

Bien sûr, au delà de la jurisprudence mi-plus-protectrice en matière artistique, mi-plus-exigeante concernant les devoirs et responsabilités de leurs auteurs et diffuseurs,

43 Arrêt Leroy c. France, précité, §37

44 Ibid., §38 et 42; Arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, §57 in fine

45 Arrêt Leroy c. France, précité, §38; CEDH, 2 septembre 2021, Z. B. c. France (dec.), n° 46883/15, §64

46 Ibid., §45

47 Arrêt Müller c. Suisse, précité; Arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, §59

48 Arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, §48

49 Ibid., §47; Arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité, §54

50 Arrêt Otto-Preminger-Institut, précité c. Autriche, §53

51 CEDH, 10 octobre 2000, Ibrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97

52 CEDH, GC, 8 juillet 1999, Karata° c. Turquie, n°23168/94, §49

53 Arrêt Alinak c. Turquie, précité, §45

16

la Cour EDH n'admet pas que cette forme d'expression puisse permettre d'abuser du droit octroyé par l'article 10 de la CEDH. Sur le fondement de l'article 17 de ce texte, elle rejeta la requête d'un humoriste alléguant que sa liberté d'expression avait été bafouée par sa condamnation pour injure envers les personnes juives concernant la mise en scène d'un de ses spectacles. La Cour a jugé que « personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés » .

54

Quoi qu'il en soit, la protection octroyée par la Cour EDH à l'expression artistique par le biais de la liberté d'expression, à défaut d'être absolue, est bien réelle depuis la jurisprudence Müller. Il est possible que l'évolution ne s'arrête pas là et que la protection de la liberté d'expression artistique, au fil de l'augmentation du nombre de décisions en la matière, devienne encore plus grande.

54 CEDH, 20 octobre 2015, M'bala M'bala c. France (dec.), n°25239/13, §32, reprenant la formule de l'arrêt CEDH, Lawless c. Irlande (III), 1er juillet 1961, n°332/57, §7 partie «En droit»

17

II - Vers une liberté de création artistique ?

S'il apparaît à présent clair que la liberté d'expression artistique est protégée par le régime général de la liberté d'expression prévu à l'article 10 de la CEDH, la Cour EDH semble pourtant, depuis quelques temps maintenant, vouloir augmenter cette protection offerte aux artistes en amorçant un processus d'évolution vers une liberté de création artistique (A), cette dernière n'étant pas pour autant une liberté autonome (B).

A - L'intégration de la liberté de création artistique dans la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme

On l'a vu, le régime de la liberté d'expression artistique a toujours été calqué sur celui de la liberté d'expression. Cependant, depuis un certain temps, la Cour EDH semble faire pencher sa jurisprudence vers l'apparition d'un nouveau principe : celui de la liberté de création artistique.

Ce principe ne nous est pas inconnu en droit français. En effet, depuis la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine, il est clairement posé, tant dans le titre de la loi que dans son article premier qui dispose que « la création artistique est libre » et « [qu']elle s'exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d'expression (...) » .

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Selon Arnaud Montas , « la consécration récente du principe selon lequel la création

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artistique est libre valide l'idée, déjà largement répandue, que la liberté de créer doit être érigée un principe tandis que la censure doit demeurer à l'état d'exception ». Mais quelle différence entre expression artistique et création artistique ? Selon Thibaut Garo, cette notion permet d'englober beaucoup plus de choses que la simple expression artistique, car elle ne se limite pas à un discours ou à un message. Il précise que « si une oeuvre d'art peut exister par l'écrit, la parole, l'imprimé, la radiodiffusion, le cinéma ou la télévision, qui sont autant de supports d'un discours, elle le peut tout autant par le geste, l'image, le son, l'odeur, etc. Aussi, il n'est, en faits d'art, pas seulement question de discours ou de message, mais plus essentiellement de suggestions » .

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Si l'art ne peut être cantonné à un discours ou à un message, il ne peut pas non plus l'être à l'opinion de l'artiste. L'art englobe tant la suggestion que l'artiste partage que l'idée que le public se fait en recevant cette suggestion, qui pourrait être différente selon

55 Loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine, art. 1er

56 A. Montas, « Le juge et la liberté de création artistique », Les Cahiers de la Justice, 2018, p. 735-751

57 T. Garo, La liberté d'expression artistique, M2 Droit privé fondamental, UBO, 2017

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chacun. Ainsi, par essence, l'art communique une suggestion, au-delà même de la volonté ou de l'existence d'une opinion de l'artiste.

C'est en tout cas l'opinion de la Cour EDH, qui considère que l'expression artistique en elle-même, plus que d'une suggestion, est toujours porteuse d'une idée ou d'une opinion. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle est protégée par l'article 10 de la CEDH, dont le premier paragraphe dispose que la liberté d'expression est constituée par la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Par raisonnement inverse, on en conclut que les artistes qui n'expriment pas d'idée ou d'information, et dont l'oeuvre ne peut être perçue comme en émettant, ne sont pas libres de créer. L'art, en tant que simple expression, n'est donc pas complètement protégé, d'où l'intérêt d'intégrer la liberté de création artistique.

S'ajoute à cela le fait que l'art englobe également les étapes préalables à sa diffusion, à savoir la conception intellectuelle et matérielle. Ainsi, la création artistique est beaucoup plus large que le champ de l'expression artistique, car cette dernière ne s'entend que de la diffusion de l'oeuvre et non des phases préliminaires. Or si l'on entend l'article 10 de la CEDH comme ne protégeant que l'expression artistique, on exclut de sa protection une part de l'art, mais aussi les devoirs et responsabilités de l'artiste que cette protection implique.

La Cour EDH semble, depuis quelque temps déjà, opérer une évolution en douceur tendant à convertir la liberté d'expression artistique en liberté de création artistique. Si, dans l'arrêt Müller et autres c. Suisse, elle affirmait déjà que « ceux qui créent, interprètent, diffusent, ou exposent une oeuvre d'art contribuent à l'échange d'idées et d'opinions indispensables à une société démocratique » , elle a par la suite affiné un

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peu plus sa jurisprudence à ce propos.

Elle confirmera sa position dans l'arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche , réaffirmant

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l'attendu de principe qu'elle avait posé dans l'arrêt Müller et autres c. Suisse à la lumière de l'affaire, qui concernait aussi bien l'article 10 de la Convention que l'article 17a de la Loi fondamentale allemande qui, comme la loi française, affirme l'existence d'un principe de création artistique en prévoyant que « la création artistique, la propagation de l'art et son enseignement sont libres ».

L'intérêt de ce progrès est de faire évoluer la protection applicable aux artistes, la liberté d'expression étant, comme on l'a dit précédemment, trop réductrice pour le domaine de l'art. Le réel changement dans la jurisprudence européenne apparaît entre les affaires

Alinak c. Turquie et I. A. c. Turquie . Dans l'arrêt Alinak, la Cour EDH conserve sa

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jurisprudence classique, rattachant l'oeuvre artistique à la liberté d'expression. Elle précise en effet que, pour les propos du requérant faisant l'objet, pour la Turquie, d'une apologie d'un crime ou d'une personne en raison du crime qu'elle a commis, elle « renvoie aux

58 Arrêt Müller c. Suisse, précité, §33

59 Arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité

60 Arrêt Alinak c. Turquie, précité

61 CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, n°42571/98

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principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d'expression » .

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Cependant, dans l'arrêt I. A. , rendu quelques mois plus tard seulement, elle rend

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toujours son arrêt au regard de l'article 10 de la CEDH mais elle semble prendre en compte l'oeuvre en tant que telle, et non plus comme une sous catégorie de la liberté d'expression, ouvrant une interrogation quant à la possibilité d'une autonomisation de la liberté de création.

Cette prise en compte de la liberté de création se fait d'autant plus ressentir dans l'opinion dissidente commune des juges Costa, Cabral Barreto et Jungwiert qui prennent en compte le roman en tant qu'oeuvre artistique, au delà de la simple expression d'idée que ce dernier veut faire partager, ce livre n'ayant été tiré qu'à deux milles exemplaires, trop peu, selon eux, pour faire naître un scandale. La vision de ces 3 juges n'a pas pesé assez fort dans la balance pour changer la décision de la Cour EDH, mais elle dit clairement « [qu']il est peut-être temps de «revisiter» cette jurisprudence » , laissant

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penser qu'un changement est en cours concernant une autonomisation de la notion de liberté de création artistique.

La Cour EDH a, 10 ans plus tard, clairement utilisé le terme de « liberté de création artistique » dans son arrêt Almeida Leitão Bento Fernandes c. Portugal . Elle reprend à

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plusieurs reprises cette notion afin d'analyser si oui ou non, le droit à une liberté de création artistique de la requérante a été bafoué. Cependant, si la Cour EDH a utilisé cette notion, elle n'a pas pour autant continué sa démarche vers l'autonomie, comme elle avait pu le faire en 2005.

Suite à ces différentes jurisprudences de la Cour EDH, il n'est donc pas interdit de s'interroger sur une possible évolution du régime de protection des artistes, tant au regard d'une extension de l'expression artistique vers la création artistique que vers l'émancipation de cette liberté de création artistique du régime général de l'article 10 de la CEDH.

Cependant, si une évolution pourrait voir le jour, une autonomisation de ce nouveau principe semble discutable.

B - Les intérêts d'une impossible autonomisation de la liberté artistique

Une minorité doctrinale a vu dans la jurisprudence de la Cour EDH depuis quelques années le début d'un processus d'autonomisation de la notion de liberté de création artistique. Cependant, cette tentative n'a pas encore abouti et on ne peut que s'en réjouir.

62 Arrêt Alinak c. Turquie, précité, §17

63 Arrêt I.A. c. Turquie, précité

64 Idib. opinion dissidente des juges Costa, Cabral Barreo et Jungwiert, §8

65 CEDH, 12 mars 2015, Almeida Leitão Bento Fernandes c. Portugal, n° 25790/11

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Si le passage d'une liberté d'expression artistique à une liberté de création artistique semble augmenter la protection des artistes, une autonomisation de cette notion est discutable, si ce n'est imprudente.

En effet, ses bénéficiaires pourraient se retrouver muni d'une protection moins forte que celle dont ils jouissent par le biais de l'article 10 de la CEDH, rendant cette autonomie vaine. Une autonomisation vis à vis de cette disposition ferait perdre à la liberté de création artistique la protection importante qui découle de la liberté d'expression. Il existe donc un risque que la protection des artistes soit réduite si l'on détache la création artistique de celle-ci.

Indépendamment du degré de protection qu'une autonomisation impliquerait, la théorie même de la jurisprudence allant vers une autonomisation est à remettre en cause.

D'abord, aucun arrêt n'a été rendu en matière artistique sans se fonder sur la liberté d'expression. Cet élément montre à lui seul l'absence d'autonomisation de la notion de liberté de création artistique. L'autonomie n'a à aucun moment été abordée par la Cour EDH, ni même par les opinions dissidentes de ses juges de manière directe.

D'ailleurs, même lorsque le droit interne a consacré la liberté de création artistique, il le fait dans le cadre de la liberté d'expression: « fla liberté de création artistique] s'exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d'expression (...) » .

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En outre, il ne serait pas possible d'autonomiser totalement la liberté de création artistique. Si on la détache entièrement de l'article 10 de la CEDH, on la sépare du fondement juridique qui permet sa liberté même. Dans ce cas, il ne serait plus possible pour un requérant de l'invoquer, et plus possible pour la Cour EDH de la protéger.

C'est donc d'autant peu probable, la jurisprudence de la Cour ayant tendance, depuis toujours, à étendre le champ d'application de la Convention par le biais de l'interprétation dynamique qu'elle en fait , et non à le réduire.

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La liberté d'expression protégeant l'expression artistique est donc bien le droit positif. Cependant, le mouvement tendant à inclure la création d'une oeuvre dans la protection conférée à la liberté d'expression artistique est bien réel, comme en témoigne la jurisprudence de la Cour EDH. On ne peut pas nier par exemple que l'enjeu de l'affaire Almeida Leitão Bento Fernandes est bien «l'expression et la création artistique» , bien

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que l'expression soit utilisée par la Cour lorsqu'elle se réfère aux arguments des parties et des juridictions nationales et pas directement par elle-même.

L'évolution qui est en cours à l'heure actuelle ne concerne donc absolument pas une autonomisation vis à vis de la liberté d'expression mais seulement la prise en compte

66 Loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine, article premier

67 CEDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Royaume-Uni, n°5856/72, §31

68 Arrêt Almeida Leitão Bento Fernandes c. Portugal, précité, §32

d'un nouvel élément en tant que composante interne de la liberté d'expression: la liberté de création artistique.

Celle-ci serait selon l'interprétation que l'on peut faire de l'arrêt Almeida Leitão Bento Fernandes un complément de la liberté d'expression artistique, et elles couvriraient à elles deux le domaine de l'art, de sa conception à sa diffusion.

Cependant, l'intégration de la notion de création artistique ne permet pas de répondre à la question : « où commence la création ? ». Or, cette question est d'une grande importance quand il s'agit d'établir la proportionnalité ou non entre l'expression artistique et une ingérence visant à protéger les droits d'autrui. Formulé autrement, le problème consiste à déterminer où se situe la limite entre fiction et réalité lorsqu'un artiste s'inspire de ce qui existe pour créer. Cette difficulté s'est posée par exemple dans l'arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, pour déterminer si un écrit littéraire s'inspirant d'une personnalité politique réelle pour raconter une histoire fictive était ou non une atteinte au droit de la personnalité en question. L'enjeu est que, si on considère les éléments fictifs comme éléments majeurs par rapport à l'inspiration réelle, alors on écartera que l'expression artistique en cause ait pu porter préjudice aux droits d'autrui, donc le principe de liberté prévaudra.

Ainsi, l'expression artistique, depuis son intégration à la liberté d'expression en 1988 ,

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voit sa protection étendue par la Cour EDH. D'une protection en tant que simple composante de la liberté d'expression pouvant être renforcée lorsqu'elle se recoupe avec un régime particulièrement protecteur tel que celui de la presse à l'inclusion de la création artistique, certes à confirmer mais de tendance certaine, l'expression artistique devient quoi qu'il en soit un régime à part entière dans le giron de l'article 10, avec son champ d'application, sa protection étendue, ses critères et ses restrictions.

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69 Arrêt Müller c. Suisse, précité

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