2. Embellir la ville avec des couleurs
Ces considérations se concrétisent dans les
discours et réalisations purement « positifs ». Nous entendons
par là que les graffeurs s'attachent particulièrement à
concevoir des pièces colorées, qui visent à «
embellir la ville avec des couleurs ». Ces pratiques ne sont pas,
comme on pourrait aisément le croire, neutres et sans vocation autre que
le graffiti lui-même : « we taught them to like graffiti by
doing all that colourful positive stuff rather than inert chromes everywhere
» (Phat2). Meuh, en comparant son expérience parisienne et
celle de Beyrouth, remarquait la différence chromatique entre les deux
villes : rares à Beyrouth sont les pièces en noir et blanc,
chrome et noir, et les couleurs vives y sont préférées. Le
graffiti coloré viendrait réduire la grisaille
bétonnée de la ville et, de plus, masquer ou sublimer ce qui
dérange dans le paysage urbain, ce qui renvoie à un
passé proche traumatisant et douloureux. En somme, il s'agit d'interagir
directement avec la mémoire des murs afin de la rendre plus acceptable
(voir Annexe IX « Graffitis et réappropriation de l'espace »).
La réception de la population devient, dans ce cas, plus importante aux
yeux des graffeurs et permet d'avoir un retour effectif et direct sur ce qu'ils
font. L'impression positive de cette population, du moins des passants
rencontrés sur chaque site, encourage les graffeurs à continuer
dans cette voie, et tend à les rapprocher d'une population
délaissée par les
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institutions : « ils nous offrent du café, des
gâteaux » (Meuh) mais, plus exactement, c'est l'initiative
prise par les graffeurs qui étonne parfois les habitants. À ce
propos, les graffeurs adoptent un discours homogène sur cette
idée que les habitants ont été délaissés ;
l'espace dans lequel ils évoluent le leur rappelle très
directement, d'où leur incompréhension parfois face à ces
jeunes qui peignent sur des ronds-points et autres murs de béton :
Ça m'a aidé beaucoup, tu vois de pouvoir taguer
n'importe où, de pas avoir cette, cette pression publique et en
même temps, que ce soit un truc public, pour la plupart de la
société. Tu vois les gens et ils te disent « ah c'est cool,
comment ça se fait que tu paies de ta, de ta propre poche » et ils
respectent ça énormément parce que je suis en train de
colorier alors que c'est juste, c'est sur des murs défoncés
complètement.
Bien sûr, la démarche des graffeurs ne
s'insère pas uniquement dans une logique philanthrope, mais leur
reconnaissance positive par la population et la modification d'un paysage
urbain dans lequel eux-mêmes évoluent viennent renforcer cette
idée qu'ils sont utiles, en réparant ce qu'ils
peuvent172. Que ce soit chez Yazan, Ashekman, ou l'ensemble des
crews, on retrouve cette volonté « d'effacer les stigmates de
la guerre ». L'absence de retour et d'enseignement historique de la
guerre civile a créé des traumatismes au sein de leur
génération et de celle de leurs parents, traumatismes
occultés pour les besoins d'une pacification entre communautés au
sein des institutions gouvernementales, mais qui leur sont sans cesse
rappelé dans l'espace urbain. Ainsi, cette démarche dans le
graffiti semble se comprendre comme une manière de « panser et
penser les plaies et reconstruire un Liban dans la filiation de son
passé et en même temps différent
»173.
Ça, les murs défoncés, ça rappelle
la plupart du temps le vécu de la guerre. Quand t'as, quand t'as un mur
qui existe depuis 30 ou 40 ans, que quelqu'un par exemple, le proche d'une
personne, a été, a pris une balle là-bas et qu'il est
à côté de ce mur, ça l'a hanté. En fait la
personne qui est passé dans la rue elle est en train de, de
guérir ça quelque part... les gens sont complètement
traumatisés, alors quand tu vois un changement qui est plutôt
positif... (Kabrit).
Cette sublimation de la violence, perçue comme un
moindre mal, est une dynamique que l'on retrouve dans nombre de
démarches artistiques dans les pays en difficultés, et
particulièrement dans l'art d'après-guerre à Beyrouth,
toutes disciplines confondues. Par le gommage, ou le détournement
ludique de ces stigmates, les graffeurs tentent « d'apporter de
l'espoir dans un environnement marqué par la violence et la lutte
politique » justement en choisissant « d'embellir la ville,
de colorier ses murs portant les stigmates d'une politique «
dégoûtante » »174.
172 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92
173 Ibid., p. 93
174 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322
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