3. Combinaisons des capitaux et absence des
catégories populaires ou défavorisées
Les capitaux détenus et transmis aux graffeurs
s'équilibrent selon diverses combinaisons, parfois plus axées
vers les ressources économiques, parfois vers un capital culturel
familial conséquent, remontant à plusieurs
générations. L'entrée dans la pratique peut être
facilitée et orientée par ces capitaux, tout comme ces derniers
deviennent obligatoires pour pouvoir pratiquer une telle activité et s'y
maintenir ; le coût de l'engagement dans la pratique du graffiti
exclue de facto les catégories populaires. Il nécessite
une certaine connaissance artistique ainsi que des surplus financiers pour
pouvoir, par exemple, acheter des bombes de peinture, inaccessibles pour un
individu dont les parents gagneraient ne serait-ce que les 836$/mois du RNB
moyen par habitant. Quant au capital social issu de cette socialisation
primaire, il est difficile d'illustrer exactement ce qu'il représente,
sinon que par des exemples directement perçus et vécus lors des
observations, conversations, et événements. Ceci-dit, et en
considérant le capital social comme « l'ensemble des
ressources actuelles ou potentielles d'un agent qui sont liées à
un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées
d'interconnaissance et d'interreconnaissance »34, les
graffeurs proviendraient effectivement d'un milieu assez homogène,
concentré sur Beyrouth ou avec des relations dans cette ville,
participant au même type d'activités et d'événements
(humanitaire, vernissages, cérémonies d'ouverture...) dans
lesquels les mêmes individus se connaissent, se reconnaissent et
s'attendent, selon une logique d'entre-soi propre à ces
catégories moyennes - hautes.
La définition de ce type de milieu s'avérait
d'autant plus problématique qu'il était nécessaire de se
distancier, lors des entretiens, de l'illusion biographique et des biais
d'interprétation présents dans les
34 DESCHENAUX, Frédéric, LAFLAMME, Claude,
« Réseau social et capital social : une distinction conceptuelle
nécessaire illustrée à l'aide d'une enquête sur
l'insertion professionnelle de jeunes Québécois »,
SociologieS, 2009.
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récits de soi des graffeurs. En effet, s'il ne
s'agit pas de « mauvaise foi », les graffeurs ont toutefois tendance
à raconter leur vie, en liaison avec leur pratique du graffiti, comme
« un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit
être appréhendé comme expression unitaire d'une «
intention » subjective et objective d'un projet »35.
Illusion qui, de plus, tend à faire fi du monde social dans lequel ils
évoluent. Si Kabrit défend l'idée qu'ils viennent vraiment
de la rue, cela n'est que peu vérifiable au regard de ce que nous venons
de démontrer. En revanche, ce sentiment, une fois analysé, se
comprend au regard de ce que lui-même considère comme ne pas
être de la rue : ainsi, il estime leur positionnement social
relativement aux catégories qui lui semblent supérieures. De
manière assez vague, il s'agirait des familles d'investisseurs
immobiliers, des élites financières et politiques,
concentrées dans le quartier de Downtown. Cette illusion ne peut
être rectifiée qu'en prenant en compte leur propre
évaluation de ce que représente et de qui représente la
richesse. Cette illusion a encore pu être confortée par la
séparation effective qui existe entre ces grandes fortunes, parfois
issues des pays du Golfe, et le reste de la société ; leur milieu
social d'origine apparaît paradoxalement plus proche des
catégories un peu plus modestes qu'eux, en terme de contacts sociaux
mais aussi parce que la fragmentation spatiale est moindre. Un autre exemple
d'illusion biographique, où les acteurs se racontent sans prendre ou se
rendre compte de l'univers social dans lequel ils ont évolué, et
son influence sur leur pratique artistique, est particulièrement visible
dans le discours d'un des frères Ashekman : lorsqu'il parle de la
manière dont lui et son frère ont construit leur concept hip-hop,
englobant le graffiti, il raconte « I was born with a spray can, and
my twin brother with a microphone »36. Zed (janvier 2016),
à l'inverse, se place dans une démarche active et volontariste
face à l'art, laquelle serait indépendante de toute influence
extérieure :
- How did it came to you, this desire of making
art?
- Zed : It didn't come... I went.
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