C. Une volonté de sortir du prisme communautaire
réaffirmée dans les discours et les pratiques
La pratique du graffiti permet à ses participants de
sortir d'une assignation communautaire très présente au Liban,
fruit de son système politique et, surtout, de son passé
récent extrêmement instable et meurtrier qui se perpétue
dans le présent. Pour autant, déconnecter la pratique des
discours véhiculés à ce sujet nous prive d'une pleine
compréhension du processus par lequel ils créent une
identité nouvelle. Peu à peu se dessinent les contours d'une
réflexion élaborée, pensée a posteriori et
plutôt hostile aux revendications d'appartenance communautaire. Cette
réflexion sur soi et sur son environnement social est à nouveau
réaffirmée par les graffitis, cette fois de manière
intentionnelle. Enfin, il semble, presque paradoxalement, que cette sortie de
l'appartenance communautaire est accélérée, une fois
encore, par le
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facteur collectif : la recréation d'un sentiment
d'appartenance en dehors de la communauté religieuse de
référence serait un moyen de se dégager du facteur
communautaire, tout en renforçant son engagement.
1. Un discours et une activité hostiles à la
revendication de l'appartenance communautaire
Certaines des représentations des acteurs ont
été mentionnées, que ce soit lors des recherches sur leur
socialisation primaire ou lors des entretiens et observations. Même lors
des phases de réflexion et de construction de ce qui veut être
dit, on assiste à la fois à une négation
véhémente de toute revendication à une appartenance
communautaire, ainsi qu'à une confusion de celle-ci avec le politique.
Cela se comprend au regard de la collusion, dans le champ politique, de la
forme partisane avec celle, communautaire, des milices ; elle amène, sur
un ton quasiment automatique, des rejets, plus ou moins violents en
fonction de la place que les acteurs souhaitent ou pensent occuper. Ces rejets
ne relèvent pas tant d'une critique construite sous la forme de message
que devrait arborer un art engagé, du moins pas encore, et se solde par
une négation en bloc de ce qui est politique : « I'm not that
much into politics » (Spaz), « personally I think I'm
probably the least qualified person to discuss politics. I hate it. »
(Phat2), « on n'a pas envie d'exprimer, que, que les gens nous attache
à une scène politique ou un parti politique ou bien une certaine
mentalité politique » (Kabrit), etc.
Ces positionnements se traduisent par une absence de
revendication partisane dans leurs pièces. L'importance de cette absence
n'est interprétable que par sa mise en comparaison avec l'affichage
à Beyrouth avant l'émergence du graffiti. Ainsi, une
distanciation forte se ressent sur les murs, qui sont dès lors remplis
par d'autre pièces ou messages que ceux en rapport avec le
communautarisme. Cette distanciation n'est pas une dénonciation à
proprement parler : il était donc difficile, justement à cause de
cette confusion entre communautarisme et politique, de distinguer ce qui
relève du politique et ce qui relève du communautaire. La prise
de distance peut également être perçue comme une lassitude.
Nous pensons en particulier aux réactions des graffeurs face aux
toyages d'un individu sur leurs graffitis, qui les rayait à la
bombe et notait « be good » ou dessinait des crucifix.
Inversement, certaines écritures libres, sans vocation artistique et
dont les auteurs ne sont pas identifiables, arborent des messages comme
« secularism is sexy ». Il est intéressant de noter
qu'aucun graffeur ne s'en est revendiqué, et qu'au vu de la sociologie
beckerienne ces écritures ne pourraient pas être
considérées de « l'art ». Toutefois, leur mention
rappelle que les graffeurs ne sont pas les seuls individus à
bénéficier et occuper l'espace urbain. D'une part, leur
volonté d'abstention ne reflète pas nécessairement et
implacablement les vues des habitants et, d'autre part, cela replace leur
activité au sein du processus d'artification par comparaison avec ce qui
ne pourrait pas, en théorie, concourir à la définition du
« beau » ou de « l'artistique ».
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