2. La reconnaissance des clients et passage d'une
labellisation de « graffeur » à celle
« d'artiste »
L'absence de reconnaissance par les pairs de graffeurs comme
Ashekman ou Yazan est partiellement causée par celle issue des
marchands et collectionneurs. La constitution de la réputation
relève d'une stratégie différente ; sans être
reconnus des pairs, ils acquièrent toutefois une certaine forme de
reconnaissance. L'importance des pairs dans ce processus n'est pas
occultée mais elle doit être relativisée, fonction du type
de reconnaissance que ces graffeurs cherchent à acquérir. De
plus, les types de reconnaissance octroyés par différents acteurs
peuvent se superposer sans se croiser ou être la conséquence d'une
première reconnaissance par le cercle des pairs. La temporalité
joue parfois un rôle central : un graffeur peut être reconnu par
une partie des pairs, des clients, et rester totalement inconnu aux
générations de graffeurs suivantes. Kabrit a construit sa
réputation sur l'attachement aux pairs et a également pu se faire
reconnaître progressivement par ses clients et leur réseau.
Toutefois, s'il a conservé ces deux niveaux de reconnaissance, les
graffeurs entrés sur la scène à partir de 2012-2013 comme
Spaz, Exist ou Sup-C, ne le connaissaient pas jusqu'à leur rencontre en
2014. Ainsi, une reconnaissance acquise dans un cercle à un moment
donné s'actualise constamment pour être conservée. La
désignation consensuelle de Kabrit comme « meilleur »
par ces graffeurs en particulier est autant le fruit d'une réputation
précédemment acquise que de la reconnaissance par ses clients. En
somme, la reconnaissance des pairs peut être renforcée et
réaffirmée grâce au passage par une reconnaissance des
clients : le nombre
122 Ibid., p. 439.
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d'oeuvres réalisées dans le cadre de commandes
vient donner du poids, ou, plus clairement, vient confirmer et avaliser cette
réputation par les pairs, ce qui est aussi visible chez Eps.
Quelques indices témoignent de la construction de la
réputation par les marchands et collectionneurs, bien différents
de ceux généralement avancés par les pairs : taille de
l'investissement financier, nombre de commandes reçues, rappel et
augmentation du nombre de clients et recommandations. Si ces cercles se
conçoivent comme autant de passages cumulatifs, la diversité des
modes de reconnaissance au sein de chacun d'entre eux empêche tout
passage systématique de l'un à l'autre selon un processus
purement linéaire. Bien souvent, il s'agit plutôt de
reconnaissances qui se superposent et qui, au fur et à mesure qu'elles
s'acquièrent, finiraient par trouver une certaine cohérence,
peut-être construite a posteriori. Il apparaît même que le
prestige ou la réputation du client vient valider ou invalider la
réputation du graffeur ; Kabrit gagne en prestige lorsqu'il travaille
pour le centre commercial ABC (et qu'il invite ses pairs à y
participer), ou au Train Station. La « qualité » des clients
est indispensable à la construction de la réputation puisque ce
sont eux, principalement, qui permettent de labelliser l'artiste ainsi
que d'agrandir son réseau et portefeuille de clients. Le rôle de
l'intermédiaire aurait tendance à s'accroître, notamment
grâce aux particuliers, et aux femmes : « les femmes de
l'aristocratie et de la bourgeoisie occupent dans le champ du pouvoir
domestique une position homologue de celle que tiennent les écrivains et
les artistes, dominés parmi les dominants, au sein du champ du pouvoir :
cela contribue sans doute à les prédisposer à jouer le
rôle d'intermédiaire entre le monde de l'art et le monde de
l'argent, entre l'artiste et le « bourgeois »
»123. Ce sont elles qui contribuent à rendre
visible un graffeur et qui, souvent, créent des relations de confiance
avec celui-ci. À tel point que Kabrit, qui a
déménagé en Irlande en septembre 2015, trouve ça
« très bizarre qu'il y ait toujours des gens qui [l']appellent
» depuis le Liban pour effectuer des commandes. Comment comprendre la
démarche de ces clients, alors que la scène graffiti est
extrêmement jeune et qu'elle représente un placement
potentiellement risqué, peu reconnu et institué ? Tout aussi
risqué que puisse être l'investissement financier dans ce type
d'art, il représente une opportunité pour ses acheteurs,
financière et réputationnelle. En comparaison avec le reste du
marché de l'art, le graffiti est actuellement très peu
onéreux : « c'est un petit pays genre, tu sais très
bien... Et y a des gens qui ont les moyens de payer un luxe comme un nouvel art
comme, comme du graffiti, qui est d'ailleurs pas très cher au Liban
». Cette opportunité financière se corrèle
à la rétribution en terme de prestige et de distinction que les
clients pourraient en tirer, puisque « le culte de l'art tend de plus
en plus à faire partie des composantes nécessaires de l'art de
vivre bourgeois, le « désintéressement » de la
consommation « pure » étant indispensable, par le
123 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 412-413.
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« supplément d'âme » qu'il apporte,
pour marquer la distance à l'égard des nécessités
primaires de la « nature » et de ceux qui y sont soumis
»124.
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