2. Rejet et création de conventions sociales plus
qu'artistiques
Cette dichotomie entre imaginaire et réalité
sociale du graffeur pousse dès lors certains d'entre eux à
rejeter, dans les discours, cette dernière. Cela passe, en particulier,
par la création de conventions sociales qui, plus qu'artistiques, visent
à créer une distinction entre graffeurs qui n'existerait pas
« objectivement ». Plus simplement, une partie des graffeurs tente de
créer une ligne de démarcation, emprunte d'illusion biographique
certes, entre eux, vrais graffeurs et d'autres, qui ne le seraient pas
pour des raisons que nous allons explorer, distinction peu visible dans le
champ social. Il ne faut pas omettre que la création de ces conventions
sociales a partie liée avec des considérations commerciales et de
reconnaissance artistique, même si ces dernières n'en sont pas un
moteur central et servent plutôt d'argument justificatif aux distinctions
opérées par les graffeurs eux-mêmes. La définition
du bon graffeur est éminemment sociale : le paradoxe dans
lequel se trouvent les graffeurs libanais est dû à ce qu'ils
tentent de faire valoir une attitude et une culture street, tout en
étant légitimés, reconnus et issus de milieux contre
lesquels, dans d'autres scènes, le graffiti s'est historiquement
opposé. La vindicte d'un graffeur grenoblois, Richbool84,
84 RICHBOOL et CHIVAIN, Graffiti et street art : du
vandale au vendu ? Quand les aérosols décorent le
capitalisme, 2010, brochure disponible sur Indymedia.
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contre ces milieux qui se légitiment par la
commercialisation, illustre avec une extrême clarté le
fossé creusé par les « vrais graffeurs », «
vandales » contre les « faux », « vendus » :
« Les vandales, graffiti-addict inscrivent rarement
leur pratique dans une approche politique globale et cohérente. Il
demeure que « leur » graffiti a le mérite de faire vivre un
esprit moins complaisant avec l'ordre établi (...) », ce qui
ne peut être le cas que parce que le graffiti serait une «
culture résolument populaire, expression d'un sous prolétariat
urbain à qui l'existence sociale est niée et qui se
réapproprie le langage de la ville en imposant effrontément sa
présence aux classes dominantes ». Il ajoute, enfin, que
« ces deux activités se mènent même parfois en
parallèle : gentil peintre citoyen le jour, horrible tagueur vandale la
nuit. Mouais. Toujours est-il que certains d'entre eux se sont
transformés en fiers guerriers du capitalisme, se trimballant de
boutique en mairie avec leurs feuilles de tarifs et leurs plaquettes de pub
», guerriers qu'il qualifie aisément de « fossoyeurs
de l'aérosol libre ».
Si ces dires semblent ambigus (voire contradictoires) au
regard de l'essor du graffiti à Grenoble, il n'est pas de notre ressort
de les qualifier et, de fait, d'entrer dans un débat subjectif et
idéologique. Plutôt, ce type de discours reprend les
caractéristique de l'idéaltype, voire de l'imaginaire, du tagueur
: vandale plutôt que vendu, dissociation fondamentale
entre graffiti populaire dirigé contre le « capitalisme
», les « classes dominantes », les «
marchands » et les « artistes citoyens ». Les
graffeurs beyrouthins associent plus facilement ces deux facettes du graffiti,
toutefois le malaise quant à la manière de se définir en
graffeur authentique qui reçoit des commandes et est reconnu
autrement que par ses pairs sans être non plus « commercial »
s'avère persistant.
La distinction, très présente dans le terrain,
tient à cette tentative de se définir comme « venant de la
rue », chose que nous avons déjà mentionnée. Cette
origine, principalement perçue et vécue comme telle par une
partie des graffeurs, se constitue en convention sociale puisqu'elle permet de
les comparer et de les distinguer des graffeurs qu'ils ne souhaitent pas
reconnaître comme tels. Cette distinction et cette légitimation de
soi sont présentes chez les membres des crews REK, RBK, Bros et ACK
vis-à-vis des frères Ashekman. Ces derniers
bénéficient d'une large reconnaissance au sein des journaux et
des clients nationaux et, pourtant ne sont absolument pas reconnus par leurs
pairs, voire sont critiqués. Cette critique ne porte pas tant sur le
fait qu'ils « trichent » en utilisant des méthodes qui ne
seraient pas « graff » que sur ce qu'ils représentent. En
effet, les graffeurs interrogés et observés reprochaient à
Ashekman leur prétention à se revendiquer « de la rue
», chose improbable par ailleurs, alors qu'eux en viendraient
vraiment, chose peu probable également. Comment cette
distinction peut-elle avoir lieu ? Cela viendrait, principalement, de la
différence qu'il y a entre ce qu'Ashekman présente dans leur
stratégie de visibilité et la réalité de la
pratique, puisqu'étant isolés du reste des graffeurs (certains
ayant d'ailleurs souhaité peindre avec eux, ce qui s'est soldé
par un rejet) et des habitants de Beyrouth. Cette distinction reposerait sur le
« mensonge » d'Ashekman, sur leur inauthenticité,
caractéristique rédhibitoire de l'attitude du
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graffeur. Cela se corrèle à des pratiques qui ne
seraient pas du tout dans l'esprit du graffiti, et qui servent
dès lors d'arguments et de preuves qu'il existe un fossé entre
Ashekman et les autres. On peut relater ainsi les propos de Meuh à
propos du tournage d'un documentaire sur le graffiti en mai 2015 et sur lequel
il travaillait cette fois en qualité de journaliste. Ayant
décidé, avec le réalisateur, de réunir l'ensemble
des graffeurs beyrouthins, Ashekman y compris, il rapportait que le tournage a
viré au « ridicule », et pouvait ainsi
lui-même, en tant que graffeur, délégitimer Ashekman :
« réservation » du mur sur lequel ils souhaitaient peindre,
« peur » de se faire arrêter par les forces de
police85, et, surtout, l'épisode où l'un des
frères, face caméra, aurait déclamé un slogan
« street » après avoir peiné à finir la
pièce. Tous ces éléments deviennent autant de
possibilités pour créer une frontière entre vrais
graffeurs et les autres, frontière peu évidente a priori
du fait d'une origine sociale similaire et d'une qualité artistique
semblable, si tant est qu'on puisse se permettre ce type de qualification.
Le graffiti agit comme une domestication de soi
sur ses acteurs. L'augmentation des contacts, clients, soit du
réseau social d'un graffeur le force à s'adapter à ses
récepteurs. Cela lui permet de s'intégrer et de faire valoir une
réputation d'artiste à même de le replacer dans ce champ
social.
Toutefois, les graffeurs proviennent de milieux sociaux non
populaires. Le rôle inclusif du graffiti se perçoit dans la
manière dont une pratique artistique permet aux acteurs de
convertir des dispositions sociales héritées en position
sociale effective, mais non figée.
L'intégration sociale permise par le graffiti ne se
fait qu'au prix d'ajustements, et de création de conventions
sociales plus qu'artistiques. Le rejet de ce qui est vendu au
profit d'une figure de vandale traduit la difficulté à
se considérer comme authentique dans un art tout en étant
intégré à un milieu social plutôt
élitaire.
En conséquence, une pratique initialement perçue
comme « transgressive et distinctive » peut se
révéler « intégrative et connective
».
À retenir
85 Non parce que la peur est ridicule, mais parce que cela
traduisait, selon Meuh, une déconnection totale d'avec le pays dans
lequel ils évoluent et où il n'y a pas à avoir peur de la
police au Liban, le graffiti n'étant pas réprimé par la
loi.
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